L’URSS social-impérialiste: l’effondrement

Leonid Brejnev dirigea l’URSS de 1964 à 1982. A sa mort, c’est Iouri Andropov qui prit sa place, à 70 ans, après avoir été dirigeant du KGB de 1967 à 1982. A sa mort en 1984, il fut suivi de Konstantin Tchernenko, âgé de 73 ans, pourtant gravement malade. A sa mort en 1985, ce fut inversement une figure plus jeune qui prit la succession : Mikhaïl Gorbatchev, âgé de 54 ans.

Néanmoins, Mikhaïl Gorbatchev n’apporta rien de nouveau et ne fit qu’appliquer la ligne d’Andropov. Celui-ci avait compris que l’Union Soviétique allait s’effondrer. L’URSS donnait l’image d’une superpuissance, qu’elle était militairement, mais à moins d’une offensive militaire tout azimut à la fois contre l’Europe de l’Ouest et contre la Chine populaire, il était pratiquement impossible de s’en sortir.

Il fallait par conséquent cesser les dépenses militaires massives – qui s’auto-alimentaient de part les frais d’entretien, de modernisation, etc. – et restructurer le pays.

Mikhaïl Gorbatchev et Leonid Brejnev

La première étape fut donc de littéralement capituler devant l’impérialisme. Une étape connue fut l’affaire Samantha Smith, du nom d’une jeune américaine élève de CM2 qui écrivit la lettre suivante à Iouri Andropov lors de son élection.

« Cher M. Andropov,

Je m’appelle Samantha Smith. J’ai dix ans. Félicitations pour votre nouvelle fonction. Je me suis inquiétée à propos d’une guerre nucléaire entre la Russie et les États-Unis. Est-ce que vous allez voter pour avoir une guerre ou pas ? Si vous ne le voulez pas, dites-moi s’il vous plaît comment vous allez faire pour qu’il n’y ait pas de guerre. Une autre question à laquelle vous n’êtes pas obligé de répondre, c’est que j’aimerais savoir pourquoi vous voulez conquérir le monde ou au moins notre pays. Dieu a fait le monde pour que nous y vivions ensemble dans la paix, pas pour nous combattre.

Bien à vous,

Samantha Smith »

La lettre fut publiée dans la Pravda, et Iouri Andropov lui répondit, formulant la nouvelle ligne stratégique de l’URSS.

« Chère Samantha,

J’ai bien reçu ta lettre, qui ressemble à tant d’autres m’étant parvenues de ton pays et d’autres pays à travers le monde.

Il me semble – à en juger par ta lettre – que tu es une fille courageuse et honnête, semblable à Becky, l’amie de Tom Sawyer dans le célèbre livre de ton compatriote Mark Twain. Ce livre est connu et apprécié aussi dans notre pays par tous les petits garçons et toutes les petites filles.

Tu écris que tu es inquiète de l’éventualité d’une guerre nucléaire entre nos deux pays. Et tu demandes si nous allons faire quelque chose pour que la guerre n’éclate pas.

Ta question est la plus importante parmi celles que tout homme sensé peut poser. Je vais te répondre avec sérieux et honnêteté.

Oui, Samantha, nous en Union soviétique tâchons de tout faire pour qu’il n’y ait pas de guerre sur Terre. C’est ce que veut tout Soviétique. C’est ce que le grand fondateur de notre État, Vladimir Lénine, nous a enseigné.

Les Soviétiques savent à quel point la guerre est une chose terrible. Il y a quarante-deux ans, l’Allemagne nazie, qui visait à la suprématie mondiale, a attaqué notre pays, brûlé et détruit plusieurs milliers de nos villes et villages, tué des millions d’hommes, de femmes et d’enfants.

Dans cette guerre, qui se termina par notre victoire, nous étions alliés avec les États-Unis : ensemble nous avons lutté pour la libération de nombreux peuples face aux envahisseurs nazis. J’espère que tu sais tout cela grâce à tes cours d’histoire à l’école. Et aujourd’hui nous voulons ardemment vivre en paix, commercer et coopérer avec tous nos voisins sur cette planète, qu’ils soient proches ou éloignés. Y compris bien entendu avec un aussi grand pays que les États-Unis d’Amérique.

En Amérique et dans notre pays il y a des armes nucléaires – de terribles armes pouvant tuer des millions de gens en un instant. Mais nous ne voulons jamais avoir à les utiliser. C’est précisément la raison pour laquelle l’Union soviétique a solennellement déclaré à travers le monde entier que jamais – jamais – elle n’utiliserait ses armes nucléaires en premier contre aucun pays. De manière générale nous proposons de mettre un terme à leur production et de procéder à la suppression de tous les stocks existants.

Il me semble que cela suffit à répondre à ta deuxième question : « Pourquoi voulez-vous faire la guerre au monde entier ou au moins aux États-Unis ? » Nous ne voulons rien de ce genre. Personne dans ce pays – ni les ouvriers et les paysans, ni les écrivains et les médecins, ni les adultes et les enfants, ni les membres du gouvernement – ne veut d’une guerre, grande ou petite.

Nous voulons la paix – et nous avons d’autres occupations : faire pousser du blé, construire et inventer, écrire des livres et s’envoler dans l’espace. Nous voulons la paix pour nous-mêmes et pour tous les peuples de cette planète. Pour nos enfants et pour toi, Samantha.

Je t’invite, si tes parents sont d’accord, à venir dans notre pays, l’été étant la meilleure saison. Tu découvriras notre pays, tu rencontreras des jeunes gens de ton âge en visitant un camp international pour enfants – Artek – au bord de la mer. Et tu le constateras par toi-même : en Union soviétique, chacun est pour la paix et l’amitié entre les peuples.

Merci pour ta lettre. Je te souhaite le meilleur dans la vie.

I. Andropov »

Samantha Smith, invitée en URSS, fut accueillie avec enthousiasme en 1983, devenant par la suite une activiste pour la paix très connue dans son pays, avant de mourir dans un « accident » d’un petit avion de six places en 1985.

On peut penser, en effet, qu’elle a été liquidée, sa position correspondant parfaitement à la ligne de l’Union Soviétique. Il s’agissait pour l’URSS de se poser comme pays tourné vers le développement, sans prétention agressive, et victime du militarisme unilatéral du bloc impérialiste dominé par les Américains.

Mikhaïl Gorbatchev, en 1986

La République Démocratique Allemande fut ici un pont très important vers la République Fédérale d’Allemagne, qui connaissait ainsi de vastes mouvements pour la paix et contre le nucléaire très proches de la position soviétique, position en pratique ouvertement assumé par la Fraction Armée Rouge et les multiples petits groupes armés dans son sillage.

En France et en Angleterre, cette position passa davantage par le soutien à Nelson Mandela, dont le parti ANC était ouvertement lié à l’URSS, ainsi qu’à la question palestinienne, où là encore la gauche palestinienne était directement connectée à l’URSS.

En Amérique du Sud, par l’intermédiaire de Cuba, l’URSS soutint toute une série de guérilla réformiste et nationaliste, du type FMLN au Salvador, FSLN au Nicaragua, FPMR au Chili, etc., alors que toute une série de groupes était plus ou moins proches, tels les Tupamaros en Uruguay, l’URNG au Guatemala, le FLN algérien par ailleurs au pouvoir, etc.

Cuba était ici la plaque tournante d’un guévarisme « réaliste », affirmant que l’URSS était un soutien obligé pour un succès possible, et qu’il fallait toujours tendre ainsi aux négociations pour des réformes « solides » – reflet en réalité de la nécessité de l’URSS de « peser » au sein des rapports impérialistes.

Les multiples guérillas étaient simplement ses jouets et Cuba son outil attitré – l’armée cubaine fut même directement impliquée dans la guerre civile en Afrique, en Angola.

A côté du discours anti-guerre à destination d’en-dehors de l’URSS, Mikhaïl Gorbatchev avait deux mots d’ordre en URSS même : « Glasnost » signifiant transparence, et « Perestroïka » signifiant restructuration.

Cependant, ce qu’on attribue comme réformes à Mikhaïl Gorbatchev correspond à ce qu’avaient été les réformes de 1965. Ce qu’a réellement tenté de faire Mikhaïl Gorbatchev en réalité, c’est de réimpulser le capitalisme par en bas.

L’URSS était en retard dans de nombreux domaines, notamment l’informatique et l’électronique. Ses installations étaient dépassées, au point que la Russie est encore en 2015 parsemée d’une multitude de bâtiments abandonnés, de centres de recherche et militaires laissés tels quels depuis 30 ans, permettant un nombre incalculable de photographies pittoresques et inquiétantes.

A cela s’ajoute bien entendu l’accident nucléaire de Tchernobyl de 1986, reflet des terribles failles au sein de la technologie soviétique, avec ici un coup humain, économique et environnemental impressionnant.

L’objectif de Mikhaïl Gorbatchev était donc de lancer des mouvements de masse dans l’économie, pour relancer l’économie s’effondrant sous le poids des groupes monopolistes parasitaires, notamment avec le complexe militaro-industriel.

Il autorisa ainsi à partir de 1988 les coopératives dans l’industrie et les services, et dans les campagnes, il organisa des prêts de terre à 50 ans, alors que dans les entreprises il tenta de renforcer le pouvoir des travailleurs. C’était ni plus ni moins que de prôner la cogestion et l’autogestion, dans l’esprit de la Yougoslavie titiste des années 1950.

L’expérience devait se rééditer dans l’Etat et le Parti Communiste d’Union Soviétique, avec la possibilité de candidatures multiples. Tout devait être réimpulsé.

En réalité, évidemment, Mikhaïl Gorbatchev ne fit qu’accompagner l’effondrement général de l’État soviétique, en officialisant ce que les faits imposaient d’eux-mêmes. Le système était exsangue et le capitalisme avait gangrené toute la société, jusqu’à simplement s’officialiser.

L’esprit individualiste, expliqué par la bureaucratie comme le fit Nikita Khrouchtchev, correspondait en réalité au capitalisme triomphant toujours davantage. C’est cela qui explique que l’effondrement du bloc de l’est en 1989, puis de l’Union Soviétique en 1991, se déroula aussi facilement.

A part une poignée de responsables bureaucratiques tentant un coup de force militaire sans aucun poids, la porte était ouverte à un capitalisme franc et ouvert, même si bien sûr n’existant que sous l’hégémonie de groupes monopolistes se maintenant dans la transition et formant, par la suite, une oligarchie sans gêne, totalement décadente.

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L’URSS social-impérialiste: un régime terroriste et militairement agressif

La situation compliquée au début des années 1960 obligeait la nouvelle bourgeoisie « soviétique » à effectuer un choix. En 1957, le maréchal Joukov avait été démis de ses fonctions de ministre de la défense ; il avait sauvé l’installation de Nikita Khrouchtchev au pouvoir, mais il représentait l’armée qui était mise de côté par rapport aux bureaucrates ayant gravi les échelons en tant que techniciens, cadres, etc.

Nikita Khrouchtchev avait alors porté tous ses efforts sur le nucléaire, les missiles intercontinentaux et la course à l’espace, avec les succès du Spoutnik et du voyage spatial de Youri Gagarine. Il pensait parvenir à développer rapidement l’URSS de cette manière, d’où ses célèbres phrases grandiloquentes comme quoi l’URSS dépasserait très vite les Etats-Unis et entrerait même dans le communisme à court terme.

Cela, avec la mission américaine sur la lune, la crise de 1962, le recul de la production de céréales, la hausse des prix et le mécontentement des masses, provoqua la mise à pied de Nikita Khrouchtchev, provoqué par l’activité de Mikhaïl Souslov.

Ce dernier, qui resta toujours à l’arrière-plan, mis en place un tandem composé de Léonid Brejnev et d’Alexis Kossyguine, associé à Nikolai Podgorny.

Si Alexis Kossyguine représentait l’aile des industriels prônant la libéralisation des entreprises, qui fut effectivement réalisée, Leonid Brejnev était le principal dirigeant et représentait le complexe militaro-industriel.

Ce dernier prit une importance toujours plus grande, au point de produire 60 % du PIB de l’URSS, avec environ 20-25 % allant directement à la production militaire. En 1982, l’URSS prédomine ainsi militairement dans le monde.

Défilé militaire de l’armée soviétique avec la révolution d’Octobre comme prétexte

Le nombre de fusées intercontinentales est alors de 1646 pour l’OTAN et de 2348 pour le pacte de Varsovie, celui des chars d’assaut de 25000 pour l’OTAN et de 60000 pour le pacte de Varsovie, avec un mégatonnage nucléaire de 4100 pour les Etats-Unis et de 8200 pour l’URSS. En 1985, l’URSS et les Etats-Unis disposent respectivement de 1371 et 1020 missiles intercontinentaux, de 28700 et 9470 ogives nucléaires tactiques, de 10497 et 14040 ogives nucléaires tactiques.

En 1967 l’URSS disposait de 3,5 millions de soldats, en 1985, le chiffre était de 5,3 millions de soldats. 1,2 million de soldats étaient massés à la frontière chinoise, dont 300 000 en Mongolie, pays d’un peu plus d’un million d’habitants : la tentative de renverser le régime chinois était une grande priorité de l’URSS, comme en témoigne notamment l’affaire Lin Piao. Des incidents frontaliers furent également nombreux.

Nombre de têtes nucléaires

Il faut aussi prendre en compte le projet clandestin « biopreparat », plus de 30 000 personnes travaillant à la guerre bactériologique, notamment la série de gaz innervant Novichok censés être les plus dangereux au monde. On a en arrière-plan l’une des multiples villes interdites entièrement sous contrôle militaire, ayant des centres de recherches en leur coeur.

C’en était fini du projet socialiste ; les masses devaient obéir et seulement obéir aux programmes imposés par en haut. L’oligarchie vivait de manière pratiquement séparée du reste de la société ; formant l’élite du PCUS, elle disposait de privilèges, de salaires élevés, de facilités à tous les niveaux. 

La société soviétique sombrait quant à elle de plus en plus dans l’irrationnel, dans la science-fiction de pacotille mêlée de mysticisme (comme le reflètent les films du brillant réalisateur russe Andreï Tarkovsky, notamment avec « Stalker » et « Solaris »).

La consommation de vodka avait chuté de moitié entre 1910 et 1950 ; désormais, la consommation de vodka, de bière et de vin en URSS doublait entre 1950 et 1960, pour de nouveau augmenter de 50 % en 1966.

L’armée s’appuyait sur le KGB (Comité pour la Sécurité de l’État), un de ses organismes nés après la mort de Staline et constituant de plus en plus un véritable État dans l’État, omnipotent et terroriste. Toute velléité de protestation était écrasée ; toute activité démocratique empêchée.

On a ainsi un paradoxe : d’un côté l’État devient plus puissant : entre 1964 et 1970, l’administration d’État croit ainsi de 38,3 %, soit 516 000 personnes de plus. Mais en pratique, cet État fort appuie les groupes monopolistes de plus en plus puissants ; Leonid Brejnev appelait ainsi, au XXIVe congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique :

« La directive sur l’établissement de sociétés et entreprises conjointes doit être appliquée avec encore plus de diligence — à l’avenir, elles devront constituer l’unité de compte économique de base de la production sociale. »

C’est pour cette raison que Mao Zedong a considéré dans les années 1960 que :

« En URSS aujourd’hui, c’est la dictature de la bourgeoisie, la dictature de la grande bourgeoisie, c’est une dictature de type fasciste allemand, une dictature hitlérienne. »

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L’URSS social-impérialiste et son néo-colonialisme

Dès l’accession de Nikita Khrouchtchev au pouvoir, celui-ci s’attacha à développer des liens commerciaux nouveaux dans les pays du « tiers-monde », pratiquant l’ouverture diplomatique générale, envoyant conseillers, professeurs, techniciens, dans de multiples pays, notamment africains.

Il fit notamment une tournée en 1955 en Afghanistan, en Birmanie, en Inde, en Indonésie. Voici comment, en décembre 1958, le rapport de la délégation soviétique à la conférence du Caire (menée par Arzumanân) « résume » les propositions soviétiques aux pays du « tiers-monde » :

« Nous pouvons construire pour vous une entreprise industrielle ou de transport, un institut scientifique ou d’enseignement, un hôpital, un centre culturel, tout ce dont vous avez besoin. Nous pouvons vous envoyer nos spécialistes ou accueillir les vôtres.

Nous pouvons vous envoyer nos professeurs ou accueillir vos étudiants dans nos établissements ; agissez comme vous voulez. Dites-nous ce dont vous avez besoin et nous vous aiderons… Nous ne cherchons aucun avantage, profit, privilège, concession etc.

Nous ne vous demandons ni d’entrer dans un bloc de pays, ni de changer de gouvernement ou de politique intérieure ou extérieure. Nous pouvons vous accorder le soutien comme on le ferait à son frère, car nous savons nous mêmes comme il est difficile de se délivrer de l’indigence. Notre seule condition est qu’il n’y ait pas de condition. »

En pratique, tout était bien différent, comme le montre l’exemple de l’Inde, pays où l’influence de l’URSS fut extrêmement importante. Entre 1955 et 1956, l’URSS a prêté 1,2 milliard de dollars à l’Inde, au taux de 2,5 %. En réalité, derrière, les biens achetés à l’URSS étaient d’un prix entre 20 et 30 % plus chers que sur le marché international, voire le double pour le nickel ; le remboursement se faisait par l’exportation de biens en URSS, achetés par celle-ci 20 à 30 % moins cher que sur le marché international.

En 1971, l’URSS contrôlait en Inde 30 % de la production d’acier, 20 % de celle de l’électricité, 35 % du raffinage de pétrole, 60 % de la production d’équipements électriques, 75 % de la production de moteurs électriques, 25 % de la production d’aluminium. Le remboursement de la dette indienne à l’URSS formait pas moins que 28 % des revenus indiens à l’exportation.

L’Inde intervint également contre le Pakistan en appuyant la formation du Bangladesh (alors une colonie du Pakistan), mais de telle manière que les forces démocratiques soient écrasées et que le pays devienne une semi-colonie de l’URSS et de l’Inde.

Nikita Khrouchtchev s’appuya également sur tous les Partis Communistes dans le monde pour appuyer sa ligne, au moyen évidemment de purges massives, alors que dans le tiers-monde des propositions ouvertes étaient faites à certaines petites-bourgeoisies ou à des secteurs de la bourgeoisie nationale pour mener une « révolution » ou une « libération nationale ».

L’URSS signa des accords, entre 1954 et 1972, avec pas moins de 40 pays du « tiers-monde », dans le cadre d’une « coopération économique et technique ». A chaque fois, on retrouve le même principe qu’avec l’Inde : les prêts permettent d’acheter des marchandises plus chères que sur le marché mondial, et sont remboursés par la vente de biens à des prix moins chers que sur le marché mondial.

L’Algérie achetait l’acier soviétique 10 % plus cher que sur le marché mondial, les excavateurs au double de leur prix, tout en vendant du vin au sixième de son prix. Lors de la guerre d’octobre 1973, l’URSS vendit des armes à l’Irak en échange de pétrole pour un bas prix de 13,8 millions de dollars, pétrole que l’URSS vendit dans la foulée à l’Allemagne de l’Ouest pour 41,5 millions de dollars. Le gaz iranien était revendu deux fois son prix à l’Europe de l’Ouest.

Un exemple d’importance est ici celui de Fidel Castro, qui fonda un Parti Communiste à Cuba bien après que le gouvernement pro-américain ait été chassé. Le nationalisme bourgeois est masqué derrière un verbiage socialiste pour cacher sa soumission à un impérialisme concurrent de celui qui opprime son pays.

C’est cela, le véritable sens de l’exportation du fusil d’assaut AK-47. L’URSS appuya d’innombrables structures en ce sens : le FMLN au Salvador, le FSLN au Nicaragua, les FPLP et FDLP en Palestine, et dans certains cas des pays entiers, comme l’Egypte de Nasser, le Vietnam, la Syrie, l’Irak, ou bien sûr l’Afghanistan suite au coup d’État du « Parti démocratique populaire ».

Ce dernier sera prétexte à l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS en 1979, provoquant une guerre civile, interethnique notamment, qui 40 ans après n’est toujours pas terminé.

Troupes russes en Afghanistan, 1986

L’invasion de l’URSS a provoqué le déplacement de 7 millions de personnes devenues réfugiées (dont 5 à l’étranger), la mort d’au moins un million de personnes, alors qu’en même temps trois millions de personnes ont été blessées, notamment par les centaines de milliers de mines anti-personnelles étaient larguées dans le pays (les explosifs étaient liquides et le détonateur enclenché à retardement, permettant des largages depuis avions ou hélicoptères).

Cette ligne était valable en URSS même. Dès 1956, 500 000 colons russes et ukrainiens sont envoyés pour coloniser le Kazakhstan, réduisant la population autochtone à 30 % de la population totale. Le chauvinisme grand-russe prédominait de plus en plus, toute l’URSS s’y voyant soumis.

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L’URSS social-impérialiste: instabilité du régime

Nikita Khrouchtchev a eu énormément de mal à gérer l’avènement définitif de la nouvelle bourgeoisie née en URSS. Il fallait aller vite de l’avant, tout en liquidant les forces révolutionnaires et sans provoquer d’instabilités trop fortes. Il fallait d’un côté faire semblant de préserver le cadre soviétique et en même temps aménager les meilleures conditions pour le développement de la bourgeoisie.

C’était un jeu d’équilibriste, demandant des changements rapides et des répressions, dans une atmosphère idéologique et culturelle incohérente, avec des failles économiques gigantesques.

Si Nikita Khrouchtchev a réussi ainsi à rétablir le capitalisme dans les campagnes, la dimension monopolistique empêche des avancées concrètes, et les récoltes de céréales sont rapidement catastrophiques, passant de 147 à 107 millions de tonnes entre 1962 et 1963, obligeant à importer 10 millions de tonnes du Canada.

Le scénario se réédite au début des années 1970, où l’URSS se voit obligée d’importer 4 millions de tonnes de céréales en 1971, 12,9 en 1972, 24,4 en 1973. Les chiffres sont pour le blé de 2,3 millions de tonnes, puis 6,3 et 15,2. Pour le maïs, on 0,9 million de tonne, puis 4,1 et 5,4.

La situation est alors tellement grave qu’à partir de ce moment-là, l’URSS généralise le principe des importations massives, avec 27,8 millions de tonnes de céréales en 1979, 35 millions de tonnes en 1980, le point culminant étant le milieu des années 1980, où sont importées 55 millions de tonnes de céréales.

Non seulement 42 % de ces importations proviennent des Etats-Unis (et pour 12 % de France, le reste venant de l’Argentine, du Canada, de l’Australie), mais en plus elles forment 27% du commerce céréalier mondial.

Fidel Castro et Nikita Khrouchtchev
à la 15e session de l’Assemblée générale des Nations Unies

D’ailleurs, à partir de 1975, les Etats-Unis ont obligé l’URSS, sous menace d’embargo comme en 1974, à annoncer ses achats sur plusieurs années, avec des contrats où l’URSS s’engage à acheter chaque année pendant cinq ans cinq millions de tonnes de céréales américaines, et possibilité de deux de plus si les récoltes sont bonnes aux Etats-Unis.

Cela signifie que sur le plan alimentaire, la dépendance de l’URSS est complète : le pays est imbriqué dans le système capitaliste mondial.

L’URSS tentera d’échapper à cela, notamment en faisant passer la part de l’agriculture dans les investissements de 22 à 27 % entre 1965 et 1975, en doublant les subventions entre 1965 et 1980, mais rien n’y fera, en raison de la base viciée de l’économie.

Le chaos de la production de céréales révèle la précarité de la base : les chiffres sont de 181,2 millions de tonnes en 1971, 168,2 en 1972, 222,5 en 1973, 195,7 en 1974, 140,1 en 1975, et ainsi de suite jusqu’à l’année 1981, où le chiffre fut de 150 millions.

Or, cette même année, avec 3,9 millions d’agriculteurs (contre environ 30 millions en URSS), les Etats-Unis produisirent pas moins de 310 millions de tonnes. C’est terriblement révélateur de la tendance générale.

Nikita Khrouchtchev

Acheter des céréales aux Etats-Unis revient pour l’URSS à moitié moins cher que les produire elle-même, en admettant que ce soit possible ; pour le maïs, le soja, les œufs, la viande, les prix américains sont même quatre fois moins chers. Concrètement, cela signifie que sur le plan de la viande, on a la même évolution : la consommation par personne a chuté de 15 % entre 1965 et 1985.

Cette instabilité économique reflète l’instabilité du régime dans sa base même. Le chaos témoigne d’une prise d’assaut par la bourgeoisie de toutes les structures sociales.

Ainsi, si 70 % des membres du Comité Central élus au 19e congrès de 1952 ne faisaient pas partie de celui élu au XXIIe congrès de 1961, on peut voir que 60 % des personnes faisant partie de celui de 1956 n’y appartenait également plus en 1966. Un énorme tri sélectif était fait, avec les risques que cela comporte pour l’administration, les postes-clefs.

Il est donc particulièrement significatif qu’entre 1963 et 1965, 100 000 personnes furent exclues du Parti Communiste d’Union Soviétique, et pas moins de 62 800 rien qu’en 1966. Inversement, entre 1953 et 1965 le PCUS connut un accroissement de son nombre de membres de 70 %. Les techniciens, ingénieurs, docteurs adhéraient en masse, pour pratiquement 1/3 de leurs couches sociales, et même 99 % pour les directeurs des kolkhozes.

Nikita Khrouchtchev et John F. Kennedy

Le problème le plus net de ce « renouvellement » se développa dans les démocraties populaires d’Europe de l’Est, où le succès du 20e congrès provoqua des velléités de lignes similaires, mais nationales, pavant la voie à l’effondrement du régime comme en Hongrie en 1956, où Nikita Khrouchtchev fit intervenir les chars soviétiques pour maintenir l’hégémonie soviétique.

C’est un exemple où le révisionnisme soviétique refuse le révisionnisme local des pays de l’Est, se posant en force dominante exerçant une hégémonie, avec une clique bureaucratique mettant de côté les équivalents locaux de Nikita Khrouchtchev, allant jusqu’au contrôle direct sur le plan militaire. Les pays d’Europe de l’Est passèrent, en effet, sous la supervision militaire directe de l’URSS, par la formation du « pacte de Varsovie » en 1955.

Un autre événement connu dans ce cadre fut la construction du mur de Berlin, en 1961, suite à l’échec de Nikita Khrouchtchev d’exercer une pression suffisante pour que les pays capitalistes abandonnent Berlin-Ouest.

Une autre problématique, qui finit par coûter son poste de dirigeant à Nikita Khrouchtchev, fut le rapport qu’il établit avec les Etats-Unis d’Amérique. Il rentra dans une sorte de jeu de provocations verbales outrancières et de copinage assumé, dont le point culminant fut ses passages aux Etats-Unis.

Lors de la visite de trois jours aux Etats-Unis en septembre 1959, tout en étant accueilli à la Maison Blanche, Nikita Khrouchtchev aligna les provocations, se plaignant de ne pas avoir pu aller à Disneyland.

L’année suivante, en pleine session de l’ONU, il se mit à taper sur le pupitre principal avec sa chaussure en 1960, appelant à protester contre la personne ayant parlé avant lui, le représentant philippin Lorenzo Sumulon ayant critiqué la domination soviétique des pays de l’Est européen.

Enfin, la crise des missiles de 1962, Nikita Khrouchtchev abandonna le projet d’installation de missiles soviétiques à Cuba, ayant provoqué un risque de guerre nucléaire mondiale. C’était le point culminant témoignant de l’incapacité de Nikita Khrouchtchev à gérer de manière adéquate l’affirmation de la nouvelle classe dominante en URSS.

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L’URSS social-impérialiste: les entreprises deviennent autonomes

Le rétablissement du capitalisme dans les campagnes ne cessa de se renforcer. Ainsi, en 1964, les kolkhoziens pouvaient posséder une vache, un veau plus les veaux nés dans l’année, une truie avec ses petits ou un porc « gras », trois moutons ou chèvres avec leurs petits (cinq au cas où il n’y aurait pas de vache ou de porc), des poulets et des ruches en nombre illimité.

L’acquisition d’une vache était aidée par un crédit d’État, les particuliers pouvaient directement acheter du fourrage d’État, ainsi que faire paître les vaches sur les terres publiques. Les impôts sur le bétail possédé par les citadins disparurent ; les prix de vente sur le marché privé étaient libérés.

La possession de lopins de terre à cultiver était de plus en plus autorisé pour tous, et devenait même une obligation pour les instituteurs, les médecins et les techniciens vivant et travaillant dans les campagnes.

En 1966, 3 % seulement des terres cultivées – dépendant de la petite production capitaliste – produisaient 60 % des pommes de terre, 40 % de la viande et des légumes, 39 % du lait, 68 % des œufs. C’était un triomphe pour le secteur capitaliste, si on pense en plus qu’une importante part du reste dépend des kolkhozes placés en situation d’autogestion.

Cependant, en plus de cette ligne dans les campagnes, associée au renforcement du complexe militaro-industriel, il y avait la nécessité toutefois une seconde étape, mis en place par Leonid Brejnev lui-même, et connue sous le nom de « réforme Liberman », du nom de l’économiste Evseï Liberman.

Couverture du Time avec Evseï Liberman :
«Le flirt communiste avec les profits»

Il était, en effet, nécessaire de procéder à la libéralisation de l’industrie elle-même. Le plan avait été brisé dans sa dimension centrale ; il fallait désormais rétablir la concurrence.

Le principe fut en fait le même que pour les kolkhozes, qui devaient désormais acheter les machines et établir leur propre plan. Les entreprises, désormais, étaient indépendantes. Elles disposaient de fonds propres à investir comme elles l’entendaient, devant s’arranger avec d’autres pour se procurer des matières premières, établir des contrats à long terme, déterminer le nombre d’emplois qu’elles créaient, la variété des biens qu’elles décidaient de produire, etc.

Les entreprises peuvent alors louer ou vendre à d’autres entreprises des parties d’elles-mêmes, que ce soit des structures de production ou bien des bâtiments, la production elle-même, etc. ; le capital obtenu ne peut pas leur être enlevé : chaque entreprise est devenue une unité autonome.

Et bien entendu, qui dit indépendance financière des entreprises dit capacité de celles qui ont le plus de capital à prêter à crédit. En fait, la moitié du capital des entreprises devint au bout de quelques années dépendant du crédit, avec des intérêts tournant autour de 4-5 %.

L’économie existe ainsi désormais pratiquement sans le plan ; dès 1970, 78,8% de l’investissement total provenait directement des fonds des entreprises. L’ensemble des 44 300 entreprises industrielles fonctionne selon ce principe (il y en avait 704 en 1966, 7248 faisant 50 % des profits en 1967, 26850 en 1968, 36049 en 1969).

Pour parfaire également le système, les directeurs de chaque entreprise se voient attribués un rôle d’autorité suprême. Ils décident d’absolument tout, librement : des investissements et des contrats jusqu’aux embauches et aux licenciements.

A partir de 1971, sur une décision du 24e congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique, les entreprises sont également encouragées à s’organiser en « associations de production » ; dès 1973, il y en a déjà 5000, exprimant une faramineuse tendance à la concentration : à peine les entreprises en concurrence, qu’on a déjà un capitalisme monopoliste qui se développe à très grande vitesse.

L’État, de son côté, ne suivait plus que quelques indicateurs principaux : la quantité des biens produits, leur prix, le bilan comptable global, les profits et la profitabilité, le budget national, les investissements dans les nouvelles technologies, les équipements et le volume des matières premières.

Concrètement, l’État supervisait l’ensemble de l’existence de la production et de la consommation, mais simplement de manière quantitative, et sans gérer aucun paramètre productif.

Il s’agissait officiellement, bien entendu et comme toujours, de mener un combat « anti-bureaucratique », sans toucher à la base socialiste. Le Comité Central du Parti Communiste d’Union Soviétique expliquait ainsi en 1965 dans sa « Décision pour améliorer la direction de l’industrie dans la réforme économique soviétique : Caractéristiques et objectifs principaux » :

« La production des entreprises est régulée par de nombreux indices qui limitent l’indépendance et l’initiative du personnel des entreprises, diminuent leur sens des responsabilités. Pour améliorer l’organisation de la production il est judicieux de mettre fin à une régulation excessive de l’activité des entreprises, de réduire le nombre d’indices imposés aux entreprises. »

Les conséquences étaient bien entendu de grande importance pour le renforcement de la couche bureaucratique devenant une véritable bourgeoisie. De manière tout à fait officielle, les quelques pour cents de responsables des entreprises recevaient 43,9% des fonds d’intéressement des entreprises, contre 50,7% aux prolétaires.

Ceux-ci connaissaient des vagues de migration afin de chercher des conditions de travail meilleures ; dès 1967, 5,5 millions de personnes s’étaient déplacés de ville en ville, 3,1 millions de village en ville, 1,5 million de ville en village, et sans doute plusieurs millions de villages en villages.

Les pénuries, les destructions écologiques et l’inflation se généralisaient, pour la simple raison que dans la recherche du profit maximum dans le cadre d’une domination monopolistique, les entreprises étaient totalement libres de leurs choix et de leurs prix.

De la même manière que dans l’impérialisme une petite couche oligarchique a tendance à se former, vivant à part, capable de consommer des biens comme elle le souhaite, le « Parti Communiste » devenait une bourgeoisie formant une véritable caste.

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L’URSS social-impérialiste et la restauration des rapports capitalistes

Après le triomphe du 20e congrès, Nikita Khrouchtchev formula ouvertement son plan de transformation de l’économie soviétique, tout d’abord dans un rapport au Comité Central du Parti Communiste d’Union Soviétique le 14 février 1957, puis le 30 mars 1957 dans quatre pages, résumant ce rapport, publiées dans la presse.

Khrouchtchev prolongeait ainsi la révision, juste après la mort de Staline au début de l’année 1953, du 5e plan quinquennal pourtant adopté en octobre 1952. Il n’en ressort pas en apparence des changements très profonds, mais en réalité la tendance qui s’y masque est particulièrement significative.

Pour comprendre cela, il faut s’attarder sur la figure de Leonid Brejnev. S’il ne faisait pourtant pas partie du Bureau Politique du Comité Central, il fut nommé par Khrouchtchev chef du Directorat politique de l’armée et de la marine, avec le très haut grade de lieutenant-général.

Leonid Brejnev

Brejnev devint par la suite secrétaire général du Parti Communiste de la République soviétique du Kazakhstan, où fut fondé le cosmodrome de Baïkonour. Lié à l’armée, au programme spatial ainsi qu’à l’industrie de la défense, Brejnev en devint le responsable au sein du Bureau Politique, avant de devenir en 1959 le second secrétaire du Comité Central, puis en 1960 président de la présidence du Soviet Suprême.

Or, si l’on regarde ce qui se passe à partir de 1953, on peut voir que l’industrie de l’armement continue à empiéter sur la production industrielle, en produisant directement des biens de consommation ou encore des tracteurs. C’est une tendance au complexe militaro-industriel qui va aller en s’aggravant.

Ce n’est pas tout : il y a un point essentiel, dont on ne peut comprendre l’ampleur sans doute qu’aujourd’hui. La révision du plan quinquennal concerne, en effet, surtout la production agricole et l’élevage. La petite propriété agricole et l’utilisation des animaux ont toujours été historiquement un vecteur du capitalisme, et c’est flagrant en Union Soviétique avec Khrouchtchev .

On peut voir qu’en 1953, le cheptel est moins important qu’en 1928, sauf en ce qui concerne les cochons. Appartient d’ailleurs au secteur privé 29 % du cheptel des cochons, 39 % de celui des bœufs, 59,6 % de celui des vaches, ainsi qu’une importante part de la production de légumes et de pommes de terre. Un tiers de la production agricole relève du secteur privé.

Or, Khrouchtchev procède à l’augmentation directe du prix fourni par l’État aux producteurs, celui-ci augmentant de 25 à 40 % pour les légumes, de 100 % pour le lait et le beurre, de 150 % pour les pommes de terre, de 1500 % pour la viande.

Nikita Khrouchtchev

L’impôt agricole baisse de 45 % en 1953 puis encore de 150 % en 1954. Les arriérés se voient accordés d’importantes remises, alors que des crédits sont facilités pour l’acquisition de vaches. De 1953 à 1954, la collecte de viande de l’État passe de 2,4 millions de tonnes à 4,1 millions de tonnes.

Le montant total des versements annuels de l’État aux kolkhozes et au secteur agricole privé est de 31,3 milliards de roubles en 1952, puis de 41,4 en 1953, 64 en 1955, 88,5 en 1956, 97,1 en 1957, 144,9 en 1959.

De plus, Khrouchtchev a liquidé les Stations de Machines et de Tracteurs, obligeant les kolkhozes à acheter le matériel agricole (dont les tracteurs), instaurant le commerce là où auparavant l’État gérait l’approvisionnement, brisant de manière décisive l’influence de l’État soviétique. Au lieu d’une décision centralisée de répartition (payée par l’État) des tracteurs, le plan de production des tracteurs n’est qu’une centrale de commandes obéissant aux demandes d’achats des kolkhozes.

C’est là indéniablement un rétablissement du commerce capitaliste, que Khrouchtchev tente de faire passer pour une réforme anti-bureaucratique, comme ici dans un discours du 22 janvier 1958 :

« On mettra fin à la répartition bureaucratique centralisée du matériel agricole qui provoque de nombreux désordres et cause des pertes énormes à l’Etat.

Les Stations de Machines et de Tracteurs prennent n’importe quelle machine, même si elles n’en ont pas besoin : celles qui ne sèment pas de lin reçoivent quand même des machines pour récolter le lin; celles qui ne cultivent pas les choux reçoivent quand même des machines pour planter les choux. »

En arrière-plan, il faut voir également que de 1950 à 1952, le nombre de kolkhozes était passé de 250 000 à 94 000, de 1693 hectares en moyenne. Il y a une tendance au renforcement bureaucratique des kolkhozes, qui gagnent en autonomie ; les kolkhozes n’ont plus également de plan détaillé de production, simplement un certain volume de production annuelle à obtenir.

On comprend que Khrouchtchev ait mis en avant un mot d’ordre qui correspondait parfaitement aux exigences capitalistes d’exploitation, d’intensification de l’exploitation, de profit par l’intermédiaire de l’utilisation des animaux :

« Rattraper dans les prochaines années les Etats-Unis pour la production de viande, de lait et de beurre par tête d’habitant ».

Tout cela signifie qu’une véritable classe de capitalistes – cachée dans la bureaucratie des kolkhozes et ouvertement présente dans la petite production – s’affirmait dans les campagnes, bénéficiant d’un vaste transfert des richesses vers elle.

Elle profitait également de la destruction de l’autorité centrale de la planification, qu’était la Commission économique d’État pour la planification courante, alors qu’en même temps les prérogatives ministérielles passaient dans les mains des pouvoirs locaux des républiques. Khrouchtchev justifiait cela au nom de la prétendue impossibilité de planifier de manière centralisée 200 000 entreprises industrielles et 100 000 chantiers.

Le résultat fut bien sûr le chaos ; le stock des biens invendus représente 1485 million de roubles au premier janvier 1959, et 4133 millions de roubles au premier janvier 1964.

Mais, en réalité, toute la désorganisation prétendument anti-bureaucratique servait la structuration d’une nouvelle classe bourgeoise.

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L’URSS social-impérialiste et la «coexistence pacifique»

Après 1945, les thèses soviétiques étaient que les contradictions inter-capitalistes s’exacerberaient, que la tendance à la guerre deviendrait de plus en plus forte, que l’impérialisme américain était à la tête d’opérations de sabotages, d’infiltrations et d’agression contre l’Union Soviétique.

Par conséquent, il fallait mobiliser les masses sur des thèmes anti-guerre, ainsi que prôner l’interdiction de l’arme atomique. Ces considérations s’appuient sur la thèse du matérialisme dialectique comme quoi l’impérialisme est le stade suprême du capitalisme, produisant la guerre et le fascisme.

Cependant, Nikita Khrouchtchev représentait une clique de bureaucrates et de carriéristes au sein du Parti, de l’industrie et de l’armée, qui n’avaient par conséquent aucunement envie d’assumer un conflit idéologique ouvert, avec les pays capitalistes, ni de s’engager de manière militante dans le soutien à des processus révolutionnaires où les Partis Communistes s’engagent les armes à la main.

L’un des points essentiels était par conséquent non pas simplement de rejeter l’idéologie comme guide, en utilisant l’argument du « culte de la personnalité » ; il fallait également impérativement abandonner les conséquences pratiques sur le plan des rapports avec les pays capitalistes.

De là est né le concept de « coexistence pacifique », dont l’expression est trompeuse, car elle sous-tend en réalité une concurrence bien définie entre les Etats-Unis et l’URSS.

Nikita Khrouchtchev et Fidel Castro

Auparavant, cette concurrence était idéologique ; elle concernait deux visions du monde antagonistes, les critères étaient ceux de l’idéologie, de la réalisation de révolutions : l’objectif était ouvertement le renversement des régimes capitalistes.

Le principe de « coexistence pacifique » abolit cet affrontement idéologique et l’évaluation en termes de bouleversement, pour prôner une mise en concurrence URSS – États-Unis au sein de ce qui serait une hégémonie mondiale soviéto-américaine. Selon Nikita Khrouchtchev, les États-Unis et l’URSS sont en quelque sorte en « finale » d’un championnat dont les autres protagonistes doivent rester mis à l’écart, et dont le contrôle dépend du rapport de forces internes entre les deux « grands ».

Nikita Khrouchtchev justifie cela au nom de l’existence de la bombe atomique ; dans un discours de juillet 1959, il résume cela de la manière suivante :

« Votre voisin peut vous plaire ou ne pas vous plaire. Vous n’êtes pas obligé de vous lier d’amitié avec lui. Mais vous vivez côte à côte, et que faire si ni vous ni lui ne voulez quittez le lieu auquel vous vous êtes attachés?

A plus forte raison, il en est ainsi dans les relations entre les États…

Il n’y a que deux issues : ou bien la guerre –et au siècle des missiles et de la bombe à hydrogène, elle est grosse des conséquences les plus graves pour tous les peuples- , ou bien la coexistence pacifique. »

Au XXe congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique, il avait déjà affirmé cela, en les termes suivants :

« L’établissement de relations d’amitié durables entre les deux plus grandes puissances du monde, l’Union soviétique et les États Unis d’Amérique, aurait une importance majeure pour le renforcement dela paix dans le monde entier.

Si l’on faisait reposer les relations entre l’URSS et les États Unis sur les cinq principes majeurs de la coexistence pacifique: respect mutuel de l’intégrité territoriale et de la souveraineté, non-agression, non-ingérence dans les affaires intérieures, égalité et avantage réciproque, coexistence pacifique et coopération économique, cela aurait une portée vraiment exceptionnelle pour toute l’humanité (…).

Les guerres ne sont pas inévitables, ne sont pas fatales. Il y a à présent des forces sociales et politiques puissantes qui disposent de moyens sérieux pour empêcher les impérialistes de déclencher la guerre et, au cas où ces derniers l’oseraient, pour infliger une riposte foudroyante aux agresseurs. »

Ainsi, puisque l’URSS est une grande puissance, « alliée » à de nombreux pays, et disposant de soutiens nombreux avec les Partis Communistes, alors la guerre est évitable, et même la révolution violente : on pourrait arriver au pouvoir de manière institutionnelle, le rapport de forces « pacifiant » les rapports sociaux.

Cette conception fut à la base de la polémique ouverte entre le Parti Communiste d’Union Soviétique et le Parti Communiste de Chine, de nombreux regroupements soutenant le second (il est à noter que ce n’est pas le cas en France, où les « marxistes-léninistes » quittèrent le Parti Communiste français dans les années 1960, au nom du refus du soutien à la candidature de François Mitterrand et au nom du soutien au FLN algérien).

Elle témoigne des changements profonds en URSS à l’époque de Nikita Khrouchtchev.

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L’URSS social-impérialiste et l’exposition Picasso

L’espagnol Pablo Picasso (1881-1973) est un peintre membre de « l’avant-garde » décadente du début du XXe siècle, principalement du courant cubiste qu’il a contribué à fonder, avant de participer de manière décisive à ce qui deviendra l’art abstrait.

Menant une vie de bohème à la manière d’un millionnaire, Pablo Picasso était très proche du Parti Communiste français, qui combinait thorézisme et une ligne culturelle justement tournée vers les courants cubistes – futuristes – surréalistes qui avaient été catégoriquement rejetés par le réalisme socialiste en URSS.

Pablo Picasso participa ainsi à certaines activités du Parti Communiste français, qu’il finit par rejoindre en 1946. Il dessina une colombe de la paix comme emblème du mouvement pacifique et anti-nucléaire lancé par le Mouvement Communiste International.

A ce titre, il fut arrêté pendant douze heures par les services d’immigration lors de son voyage à Londres en 1950, et il refusera par la suite de retourner en Angleterre. Pareillement fut refusée sa demande de visa pour les États-Unis où il devait remettre au congrès américain un appel à la paix et contre les armes atomiques.

Pablo Picasso était tout à fait dans la ligne élaborée par Louis Aragon et Paul Eluard au sein du Parti Communiste français : l’artiste mène une vie de Bohème totalement indépendante, mais doit prendre parti à certains moments.

Pour cette raison, Pablo Picasso peignit notamment en 1951 une fresque appelée La Guerre et la Paix ainsi que le tableau Massacre en Corée, ou de manière plus connue Le charnier en 1944 et Guernica en 1937.

Pablo Picasso, La Guerre et la Paix 

Cette démarche, aussi engagée qu’elle puisse avoir été, était en contradiction formelle avec la définition des arts et de la littérature par le réalisme socialiste. Aussi, Nikita Khrouchtchev l’utilisa directement, en organisant une grande exposition Pablo Picasso en Union Soviétique en 1956, dans le prolongement du XXe congrès.

C’est Ilya Ehrenbourg qui se chargea de la mettre en place, chose qu’il rééditera en 1963. Il avait, dès 1953, publié un article dans le quotidien du Parti Communiste italien, L’Unita, pour faire l’éloge de Pablo Picasso à l’occasion d’une rétrospective à Rome et Milan.

Cependant, officiellement, c’est le VOKS, organisme chargé des relations culturelles avec les pays étrangers, et plus précisément son « secteur des amis de la science et de la culture français », qui proposa au Comité Central du Parti Communiste d’Union Soviétique l’exposition pour célébrer les 75 ans de Pablo Picasso, à Leningrad puis à Moscou.

C’était par conséquent une initiative ouvertement officielle, mais qui contournait le système artistique officiel en URSS, avec également, pour contourner d’autant plus les musées, une organisation extrêmement rapide en quelques semaines, et donc un personnel des musées débordé et incapable de faire face idéologiquement et esthétiquement à 38 œuvres habilement choisies et remises à l’ambassade soviétique à Paris par Pablo Picasso lui-même, qu’on ne saurait par conséquent officiellement sélectionner ou refuser.

C’était, en pratique, un coup d’État par rapport aux instances artistiques traditionnelles, et un appel d’air pour la réouverture du musée d’art contemporain occidental, fermé depuis 1941, alors qu’en même temps des cercles d’artistes moscovites appelaient à réhabiliter l’impressionnisme.

Un autre événement fut organisé pour renforcer cette tendance au libéralisme et au progressisme « bourgeois bohème », avec la tenue en URSS du Festival International de la Jeunesse, en 1957.

34 000 jeunes de 131 pays, appartenant à des structures de jeunesse liées aux Partis Communistes, vinrent à Moscou, dans une ambiance commençant déjà à célébrer le pacifisme dans le sens de la « coexistence pacifique », qui était au cœur même de l’affirmation idéologique du révisionnisme de Nikita Khrouchtchev.

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Le XXe congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique

Le XXe congrès du Parti Communiste d’Union Soviétique (PCUS) fut un moment clef de l’histoire de l’URSS.

Normalement, les congrès possédaient une large publicité, témoignant de la vie du Parti dirigeant la société. Les délégués débattent suite au rapport fait par la direction, une ligne est votée pour le futur et des dirigeants élus pour l’appliquer.

Le XXe congrès dérogea totalement à la règle, puisque le secrétaire du PCUS prononça un « discours secret ». Ce discours ne fut pas sténographié, et il fut même demandé aux 1400 délégués de ne pas en dévoiler le contenu.

Une version écrite fut remise aux délégations étrangères, mais sans le droit de prendre des notes ni, évidemment, de l’emporter.

La tribune du XXe congrès du PCUS

Une semaine après, une version fut imprimée, puis quelques jours après transmise à certaines personnes, également pour être parfois lue lors de réunions à huis-clos, cela procédant d’une décision prise symboliquement par le Comité Central le 5 mars 1956, jour anniversaire de la mort de Staline. A la mi-avril, environ 30 000 personnes par grande ville étaient impliquées dans ces discussions lancées par en haut.

Le contenu de ce rapport se diffusa ainsi lentement ; dans ce cadre, dans le quotidien du PCUS, la Pravda, parut à la fin du mois un article intitulé Pourquoi le culte de la personnalité est-il étranger à l’esprit du marxisme-léninisme ?

Puis vint l’étape finale. En juin 1956 en effet, le département d’État américain qui s’était procuré le document commença à le publier massivement en plusieurs langues ; en France, c’est le quotidien Le Monde qui se chargea de cette besogne.

Nikita Khrouchtchev

En Union Soviétique, le rapport ne fut par contre jamais rendu public il ne sera publié qu’en 1989 puis en 2002. Avant 1989, le « rapport secret » n’existait officiellement pas ; il n’était pas possible d’y faire référence, ni même de le citer.

Pourtant, et c’est le paradoxe, officiellement le rapport secret était le fruit des travaux d’une commission d’enquête menée par Piotr Pospelov sur de prétendues actions illégales faites par Staline au sein du Parti Communiste d’Union Soviétique (bolchevik).

Il était prétendu que les résultats de la commission ne seraient arrivés qu’au moment du congrès, et qu’alors la direction du PCUS ne savait pas comment aborder la question, Nikita Khrouchtchev se « sacrifiant » pour expliquer la chose avec « émotion », de manière plus ou moins improvisée.

Le rapport consiste ainsi en une série d’accusations, Staline étant présenté comme ayant dévoyé le centralisme démocratique, organisé une terreur absurde, commis des erreurs militaires terribles pendant la seconde guerre mondiale impérialiste, pour finir en sombrant dans la paranoïa et des purges délirantes, etc.

Toutefois, le ton reste paradoxalement mesuré, car l’objectif de Nikita Khrouchtchev est très précis. Représentant des forces nées à l’intérieur du régime, même si contre lui sur le plan des idées et de la pratique, il a besoin d’en préserver le cadre.

Nikita Khrouchtchev prétend alors que Staline fait l’erreur de continuer la lutte des classes alors que ce n’était plus la peine, et que cela a provoqué une sorte de guerre civile dans le PCUS (bolchevik), Staline perdant prétendument toujours davantage pied avec la réalité dans ce processus paranoïaque et mégalomaniaque.

Le problème n’est donc pas Staline, mais l’absence de direction collégiale, c’est-à-dire en réalité – mais cela Nikita Khrouchtchev ne le dit pas – de la direction idéologique communiste, qui s’oppose aux intérêts collectifs des couches sociales représentées par Nikita Khrouchtchev.

Voici ce que dit notamment Nikita Khrouchtchev dans le « rapport secret » :

« Il faut se souvenir que le XVIIe Congrès est connu historiquement sous le nom de « Congrès des vainqueurs ». Les délégués au Congrès avaient été des artisans actifs de l’édification de notre Etat socialiste ; nombre d’entre eux avaient souffert et combattu pour la cause du Parti pendant les années pré-révolutionnaires dans la conspiration et sur les fronts de la guerre civile ; ils avaient combattu leurs ennemis avec vaillance et avaient souvent regardé la mort en face.

Comment peut-on alors supposer que ces gens pouvaient être à « double face » et avaient rejoint le camp des ennemis du socialisme à l’époque qui a suivi la liquidation politique des zinoviévistes, des trotskistes et des droitiers, et après les grandes réalisations de l’édification socialiste ?

C’était la conséquence de l’abus de pouvoir par Staline qui commença à utiliser la terreur de masse contre les cadres du Parti.

Pour quelle raison les répressions de masse contre les activistes n’ont-elles cessé d’augmenter après le XVIIe Congrès ? C’est parce que, à l’époque, Staline s’était élevé à un tel point au-dessus du Parti et au-dessus de la Nation qu’il avait cessé de prendre en considération le Comité central ou le Parti.

Alors qu’il avait toujours tenu compte de l’opinion de la collectivité avant le XVIIe Congrès, après la totale liquidation politique des trotskistes, des zinoviévistes et des boukhariniens, au moment où cette lutte et les victoires socialistes avaient conduit à l’unité du Parti, Staline avait cessé, à un point toujours plus grand, de tenir compte des membres du Comité central du Parti et même des membres du Bureau politique.

Staline pensait que, désormais, il pouvait décider seul de toutes choses et que les figurants étaient les seuls gens dont il ait encore besoin; il traitait tous les autres de telle sorte qu’ils ne pouvaient plus que lui obéir et l’encenser (…).

Prenez par exemple les Résolutions du Parti et des soviets. Elles étaient préparées d’une façon routinière, souvent sans tenir compte de la situation concrète. On était arrivé au point que les militants, même dans les réunions les moins importantes, lisaient leurs discours. Il en résultait un danger de formalisme dans le travail du Parti et des soviets, et la bureaucratisation de tout l’appareil.

La répugnance de Staline à considérer les réalités de l’existence et le fait qu’il n’était pas au courant du véritable état de la situation dans les provinces peuvent trouver leur illustration de la façon dont il a dirigé l’agriculture.

Tous ceux qui ont pris un tant soit peu d’intérêt aux affaires nationales n’ont pas manqué de constater la difficile situation de notre agriculture. Staline, lui, ne le remarquait même pas. Avons-nous attiré l’attention de Staline là-dessus? Oui, nous l’avons fait, mais nous ne fûmes pas appuyés par lui. Pourquoi? Parce que Staline ne s’est jamais déplacé, parce qu’il n’a pas pris contact avec les travailleurs des villes et des kolkhozes. Il ignorait quelle était la situation réelle dans les provinces.

C’est à travers des films qu’il connaissait la campagne et l’agriculture. Et ces films avaient beaucoup embelli la réalité dans le domaine de l’agriculture (…).

Camarades ! Afin de ne pas répéter les erreurs du passé, le Comité central s’est déclaré résolument contre le culte de l’individu. Nous considérons que Staline a été encensé à l’excès. Mais, dans le passé, Staline a incontestablement rendu de grands services au Parti, à la classe ouvrière, et au mouvement international ouvrier.

Cette question se complique du fait que tout ce dont nous venons de discuter s’est produit du vivant de Staline, sous sa direction et avec son concours ; Staline était convaincu que c’était nécessaire pour la défense des intérêts de la classe ouvrière contre les intrigues des ennemis et contre les attaques du camp impérialiste.

En agissant comme il l’avait fait, Staline était convaincu qu’il agissait dans l’intérêt de la classe laborieuse, dans l’intérêt du peuple, pour la victoire du socialisme et du communisme. Nous ne pouvons pas dire que ses actes étaient ceux d’un despote pris de vertige. Il était convaincu que cela était nécessaire dans l’intérêt du Parti, des masses laborieuses, pour défendre les conquêtes de la révolution. C’est là que réside la tragédie ! »

Cet extrait résume bien l’approche de Nikita Khrouchtchev. Mais pour bien saisir comment il tente en réalité ici une transition en douceur sur le plan culturel, il faut voir à la fois la réorganisation du PCUS à partir de 1953, mais également la signification de la grande campagne accompagnant l’exposition Picasso à Moscou en 1956.

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L’URSS social-impérialiste: le chaos à la mort de Staline

La mort de Staline s’est déroulée dans des conditions obscures ; il aurait connu une attaque cérébrale dans la nuit menant au premier mars, mais n’a pas été soigné, pour être déclaré mort le 5 mars.

Auparavant, il avait été isolé sur le plan de l’organisation. Alexandr Proskrebychev, son principal collaborateur depuis 1924, avait été mis à pied en 1952 sur la base d’une fausse accusation de vol de documents. Le responsable de sa sécurité depuis 1931, Nikolai Vlasik, fut pareillement écarté en 1952 sur la base d’une fausse accusation, cette fois de complot.

Par la suite, l’extrême confusion qui a prédominé témoigne de l’atmosphère pénible et marquée par des complots au sein du Kremlin. Elle se révèle par le conflit entre les différentes instances de l’État.

On a ainsi d’un côté Gueorgui Malenkov qui fait office de premier ministre, en étant proche de Lavrenti Beria qui est le responsable des services secrets, ainsi que de Viatcheslav Molotov comme responsable des affaires étrangères, et également Lazare Kaganovitch comme responsable des salaires et du travail.

De l’autre, on a Nikita Khrouchtchev comme dirigeant du Parti Communiste, Nikolaï Boulganine comme responsable de la Défense, épaulé par le général Gueorgui Joukov.

Nikita Khrouchtchev

Deux événements marquèrent alors le rapport de forces entre les deux fractions. Le premier fut l’arrestation dans le secret de Lavrenti Béria et de ses six collaborateurs, dès juin 1953, prélude à leur procès non public, leur exécution et leur incinération en décembre.

Le second fut la tentative de la première fraction, en juin 1957, d’expulser Nikita Khrouchtchev de la direction du Parti Communiste, ce qui échoua grâce à la mobilisation de l’armée par Joukov. A ce moment-là, les membres de la première fraction sont mis de côté, puis progressivement expulsés.

La tenue entre ces deux événements du XXe congrès, en 1956, témoignait du lent changement de rapport de force qui existait en Union Soviétique. On sait, en effet, que de nombreuses contradictions s’étaient développées à la suite de la victoire de 1945, et Staline avait rétabli la primauté du Parti Communiste où son rôle s’était effacé.

Staline en 1943

Les techniciens opportunistes, tant dans l’armée que l’économie, avaient pu prendre certains postes en raison des grandes difficultés de la période 1941-1945, mais la bataille idéologique avait ramené une situation saine. L’État soviétique mit en avant le principe de la « légalité socialiste », dans le cadre de la réalisation du quatrième plan quinquennal.

Si la thèse matérialiste dialectique est correcte, alors il faut regarder comment le régime a été attaqué précisément sur cette base. Or, on peut voir qu’alors que Staline meurt le 5 mars 1953, la légalité socialiste est remise en cause dès le 27 mars.

Sur décret, plus de 1 200 000 personnes furent libérées du goulag, soit la moitié de la population de celui-ci. Furent libérées toutes les personnes dont la sentence était en-dessous de cinq ans, tous les autres voyant leur peine divisée par deux. Furent automatiquement libérés les hommes de plus de 55 ans et les femmes de plus de 50 ans, les jeunes de moins de 18 ans, les femmes avec enfants, ceux dont la peine était liée au travail ou au service militaire, etc.

C’était ici particulièrement miner la société soviétique. La loi se voyait dévaluée, qui plus est des centaines de milliers de personnes effectuaient un retour unilatéral dans la société, provoquant une importante vague d’activités criminelles. Selon les chiffres officiels, dans les semaines et mois qui suivirent, les attaques violentes augmentèrent de 60,4 %, les meurtres de 30,7 %, les viols de 27,5 %, les vols de 63,4 %, les troubles sur la voie publique de 19,3 %.

En pratique, environ 40 % des gens arrêtés dans les mois qui suivirent, pour des activités criminelles, provenaient directement du goulag. Les réseaux criminels organisés dans le goulag s’évertuaient à s’implanter dans la société soviétique.

C’était d’une grande importance pour Nikita Khrouchtchev et la clique qu’il représentait : les troubles travaillaient l’opinion publique, sapant la légalité socialiste existant précédemment et provoquant un appel d’air pour des mesures qu’il y avait lieu, pour Nikita Khrouchtchev, de développer de telle manière que cela corresponde à ses vues.

Nikita Khrouchtchev

Le régime nouvellement installé développa par conséquent une nouvelle approche de la vie quotidienne, du style de vie (le « byt ») ; c’est dans ce cadre qu’il faut voir la publication et la promotion en 1954 d’un roman d’Ilya Ehrenbourg intitulé Le dégel, se moquant des artistes peu talentueux mais conformistes, barrant la route aux artistes authentiques mais peu soucieux de bons rapports avec la « bureaucratie ».

Deux autres ouvrages du même type seront publiés et encensés : il y eut ainsi en 1956 L’homme ne vit pas que de pain de Vladimir Doudintsev, racontant les terribles mésaventures d’un ingénieur dont l’invention est volée, lui emprisonné, dans le cadre d’une bureaucratie complète, etc.

Enfin, en 1962, il y eut Une journée d’Ivan Denissovitch, qui décrit le goulag, qu’a lui-même connu son auteur Alexandre Soljenitsyne.

Couverture originale de l’ouvrage d’Alexandre Soljenitsyne, Ivan Denissovitch

Ces trois ouvrages furent publiés directement avec l’accord de Nikita Khrouchtchev, avec également Alexandre Tvardovski jouant un important rôle par l’intermédiaire de la revue Novy Mir. Tvardovski publia également un long poème méditatif dans le même esprit, intitulé Loin, au loin…, gagnant le prix Lénine en 1961 ; toutes les années 1953-1962 sont marquées de toutes manières par une vague de romans dénonçant la bureaucratie soviétique, l’arbitraire prédominant partout, etc. etc.

Le 23 février 1956 fut, dans ce sens, fondé un Comité pour les questions des inventions et découvertes, qui devint un véritable organe de pression de la part des scientifiques et des ingénieurs contre la « bureaucratie ».

Couverture originale de L’homme ne vit pas que de pain de Vladimir Doudintsev

Pareillement, le MVD – le ministère de l’intérieur fut séparé de la sécurité intérieure, sa conférence spéciale supprimée. Les voyages à l’intérieur de l’URSS furent libéralisés, et le livret ouvrier supprimé, ainsi que la responsabilité pénale en cas d’abandon de son travail.

Le processus devait être continu, et les éléments anti-sociaux, sapant la base du régime précédent, était ici une aide précieuse. Ainsi, après l’amnistie de mars 1953, le processus de libération du goulag continua de manière progressive : en janvier 1956, le nombre de personnes au goulag n’était plus que d’un peu plus de 781 000, soit 1/3 du nombre de 1953. A partir de 1954, les opposants politiques envoyés au goulag commençaient également à sortir.

Entre 1953 et 1956, on a donc une transformation importante de la légalité. L’objectif d’éléments dégénérés au sein de l’armée et de l’industrie était de liquider l’influence du Parti, en profitant de la mort de Staline, qui formait la direction de celui-ci.

Il fallait par conséquent tout d’abord saboter les courroies de transmission du Parti dans l’armée et les services secrets, et ensuite empêcher l’émergence d’une nouvelle direction. Pour cela, il y avait la lutte contre le « culte de la personnalité », qui brisait tout débat idéologique, en déplaçant toute discussion vers un débat sur la « bureaucratie ».

Les problèmes dans la société étaient ainsi à la fois alimentés par les transformations libérales, et en même temps attribués au « stalinisme », afin de provoquer des changements dont les complications étaient elles-mêmes attribuées au « stalinisme », permettant de nouveaux changements qui eux-mêmes, etc., dans un processus s’auto-alimentant.

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Collectif des prisonniers révolutionnaires des Brigades Rouges : L’Union Soviétique est une formation sociale de type capitaliste

[Après la grande bataille politique de la seconde moitié des années 1970, les Brigades Rouges se retrouvaient coincées : si elles avaient rejeté en pratique le révisionnisme du Parti « Communiste » italien, elle étaient loin d’avoir une base idéologique suffisamment développée pour être à même de le remplacer au cœur des masses.

Or, ne pas y parvenir, c’était basculer dans le militarisme et le subjectivisme. C’est dans ce cadre que les membres emprisonnés des « BR » rédigent en 1980 leur grand ouvrage d’économie politique, intitulée L’abeille et le communiste, sur le base du marxisme-léninisme reconnaissant Mao Zedong comme son représentant le plus avancé.

Le présent document appartient à ce contexte ; deux points sont aussi à souligner.

Tout d’abord, de manière propre à l’Europe de l’ouest alors, la thèse maoïste du capitalisme bureaucratique et du semi-féodalisme est inconnu.

A l’opposé de la Fraction Armée Rouge allemande qui considère que l’URSS a un rôle révolutionnaire passif et a un impact positif pour les « Etats nationaux » et leur développement, les BR voient bien que cela ne va pas du tout et que le social-impérialisme soviétique est une force d’exploitation et d’oppression.

Mais elles ne parviennent pas à voir autre chose qu’une « exportation » du « modèle soviétique », tout en comprenant en même temps que cela ne serait pas valable pour l’Italie capitaliste : c’est ici la problématique semi-coloniale des pays opprimés qui n’est pas vu.

Le second point concerne la restauration du capitalisme en URSS. Tout comme les autres forces progressistes en général en Europe de l’Ouest alors, les br ne connaissaient pas les débats idéologiques et culturels concernant le matérialisme dialectique lors de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne ; c’est Gonzalo au Pérou qui a compris la question de la bataille idéologique et culturelle pour la superstructure.

Partant de là, les BR devaient reculer la date des problèmes en URSS et en Chine populaire, jusqu’à basculer dans le gauchisme traditionnel considérant que le « ver est dans le fruit » à la base, dès les années 1920, etc.

Cela fut l’un des aspects du basculement dans le gauchisme, un autre étant la réduction de la crise générale du capitalisme à une surproduction du capital.]

Collectif des prisonniers révolutionnaires des Brigades Rouges,
prison de Palmi, février 1980

L’Union Soviétique est une formation sociale de type capitaliste

Le sujet de notre travail n’est pas l’analyse-critique de l’U.R.S.S. « en tant que Pays socialiste » comme si l’Union Soviétique était une formation socio-économique inconnue et inexplorée encore à l’heure actuelle: en réalité une étude avec des prémisses pareilles rentre dans des domaines différents de ceux que nous posons à la base de notre enquête politique.

De ce point de vue, la critique pratique des camarades chinois, indépendamment des aboutissements contre-révolutionnaires de la Révolution chinoise, représente aujourd’hui encore un patrimoine, non seulement pas encore atteint ailleurs, mais définitivement acquis.

Et ce n’est pas non plus l’analyse du « social-mpérialisme », parce que même en y recourant, nous ne considérons pas la catégorie du « social-impérialisme » comme une catégorie valable, capable de rendre compte, de façon exhaustive, de la complexité de la formation soviétique.

Qu’est que c’est en effet, que le « social-impérialisme » ? Pour les camarades chinois, qui en premier ont utilisé ce terme, le « social-impérialisme est socialisme dans les paroles et impérialisme dans les faits ».

Cette définition est inadéquate au moins sous deux aspects: en premier lieu parce qu’elle laisse entendre que l’impérialisme est une politique, un comportement, et non comme il l’est, dans la réalité, une phase du développement du capitalisme (celle de la surproduction du capital).

Ce n’est donc pas par hasard que la critique chinoise du « modèle soviétique » soit devenue, surtout après la mort de Mao, une critique de la politique étrangère de l’U.R.SS., qui s’enracine et trouve ses motivations dans l’agressivité traditionnelle de l’« Ours russe » (sic !).

En second lieu parce que cette définition reconnaît comme principale contradiction de la formation soviétique celle entre une structure économique de type capitaliste et une superstructure idéologique de nature socialiste, ce qui, au moins, simplifie excessivement une réalité bien plus complexe et beaucoup moins schématique.

Même si l’idéologie joue, en U.R.S.S., un rôle dominant et spécifique, le fait de réduire l’originalité du « modèle soviétique » à la contradiction entre l’idéologie (à son tour conçu comme « Le parti ») et l’économie veut dire résoudre le problème de la restauration du capitalisme en Russie en faisant appel à la théorie bourgeoise du « complot », de la « conjuration de palais », qui aurait amené, par le seul meurtre de Staline et par la prise pure et simple du pouvoir à l’intérieur du Parti, à remplacer la dictature du prolétariat par celle de la bourgeoisie.

Même si cette interprétation saisit une partie de la vérité, elle est néanmoins largement insuffisante, en considérant que le matérialisme historique n’est pas une « théorie marxiste des coups d’Etats »….

Quel est, alors, l’objet de notre travail ?

Nous nous proposons, fondamentalement, d’analyser comment le mode de production capitaliste opère dans la formation socio-économique soviétique; dans quelles conditions spécifiques et avec quelles formes originales.

Du point de vue de la méthode, donc, notre enquête a pour but la démonstration d’une thèse politique qui représente à la fois notre point de départ et notre point d’arrivée: c’est-à-dire que l’U.R.S.S. est une formation de type capitaliste.

Mais tout cela n’est pas encore suffisant pour distinguer notre travail d’un travail avec des finalités purement théoriques, si nous n’ajoutons que la tache principale que nous nous posons est celle d’analyser comment le capitalisme agit en Union Soviétique, avec quels mécanismes et avec quelles caractéristiques.

A l’intérieur de cette problématique, une place centrale est occupée pas la question de la crise, en particulier le rapport entre l’existence de la crise et sa façon de se manifester. C’est, en fait, à partir de la compréhension de la nature de ce rapport qu’il devient possible de donner à notre étude sur le capitalisme en U.R.S.S. une orientation qui le rende fonctionnel aux intérêts et eux exigences politiques de la lutte révolutionnaire aujourd’hui dans notre pays.

Tachons de mieux nous expliquer.

Certains camarades pourraient répliquer que la question du « social-impérialisme » ne représente pas une question décisive pour la révolution en Italie, au moins parce que notre principal ennemi est l’impérialisme et que de toute façon notre pays ne rentre pas dans la sphère d’influence Soviétique.

Cette remarque, apparemment fondée et irréprochable, oublie en réalité soit que le cours de la lutte de classe en Italie dépend de mesure toujours croissante du cours de la crise capitaliste au niveau international et par conséquent de l’affrontement entre les deux superpuissances (mieux, entre les deux zones capitalistes fondamentales, celle dominée par les États-Unis et celle sous hégémonie de l’U.R.S.S. ), soit que la révolution doit forcement avoir une capacité de prévision, et partant d’anticipation de telle manière à pouvoir permettre, a travers une analyse rigoureusement marxiste, de repérer ce que sont les ennemis futurs, même s’ils n’apparaissent pas aujourd’hui en tant que tels.

En substance ce qui justifie notre intérêt pour l’U.R.S.S. est soit la certitude, fondée de manière marxiste, que la guerre inter-impérialiste, indépendamment des formes concrètes qu’elle prendra, sera le débouché inévitable à la crise actuelle de surproduction et que cet événement, directement ou pas, est destiné à nous impliquer; c’est-à-dire la conviction, appuyée sur l’expérience historique du prolétariat international, qu’il est illusoire de penser pouvoir battre un impérialisme en feignant que l’autre n’existe pas, ou encore pire en s’appuyant sur lui.

Ces prémisses une fois affirmées, il devient maintenant plus aisé de tracer les lignes générales de notre schéma concret de travail.

Il y a deux orientations que nous voulons privilégier: la première concerne le domaine de la théorie économique soviétique dans son processus contradictoire de formation; la seconde les étapes les plus significatives du déroulement historique de la formation sociale et politique russe.

La nécessité de définir ces domaines d’enquête principaux ressort de la complexité et en même temps de la spécificité du « modèle soviétique », comme de l’étroite interdépendance entre politique et économie, superstructure et structure qui se réalise originellement à l’intérieur de ce modèle (l’exemple soviétique est un exemple pratique non seulement de la relative autonomie de la sphère de la superstructure, mais aussi et surtout du caractère décisif qu’elle peut prendre dans des périodes déterminées dans des situations historiques déterminées).

En ce qui concerne le premier domaine de recherche, notre attention sera concentrée sur la catégorie de la planification et sur la façon dont elle opère concrètement en Union Soviétique. Ce choix n’est pas arbitraire, mais il dérive de notre intention de critiquer le révisionnisme soviétique en partant de son point de vue même et en retournant contre lui les mêmes instruments théorico-politiques qu’il utilise pour se justifier et pour se préserver.

Il est connu que les économistes soviétiques, ceux qui font partie de la dictature du prolétariat comme les économistes actuels, repèrent dans le plan la différence substantielle entre une économie capitaliste (dominée par l’anarchie de la production et du marché) et une économie de transition (économie planifiée).

S’il est vrai que c’est sa possibilité de planification qui contre-distingue une économie socialiste (ici et ailleurs nous utilisons indifféremment le terme « socialiste » et celui de « transition », même si seulement ce dernier nous apparaît correct vu que le socialisme existe seulement comme « phase inférieure du communisme », comme transition du capitalisme au communisme, donc il n’y a pas de sens à parler ni de société « socialiste » ni encore moins de « mode de production socialiste »), cela signifie que les économistes russes considèrent comme la contradiction principale et spécifique de tout mode de production celle entre production et consommation: tandis que dans le capitalisme cette contradiction opère réellement comme telle, dans le socialisme elle ne peut pas jouet un rôle décisif parce que le plan en étouffe les effets, en exerçant une fonction d’équilibre.

Ce genre de position théorique est tirée d’une lecture incorrecte et partielle du « Capital » de Marx et sous-tend une conception de la crise vue comme une « crise de disproportion » et non pas de surproduction absolue de plus-value – capital.

C’est à cause de cela que notre recherche partira des schémas de reproduction élargie et d’accumulation du IIe livre du « Capital », que nous étudierons avec le but de lire, dans l’interprétation qui a été donnée d’eux par les épigones de Marx et par les révisionnistes soviétiques, l’origine des modèles économiques qui sont appliqués en U.R.S.S., en vérité avec peu de succès.

Nous récupérerons aussi, en outre des schémas marxiens du IIe livre, les catégories de « valeur » et de « valeur d’usage », « composition technique et composition en valeur » et « fétichisme » pour voir dans quelle manière elles ont été interprétées et utilisées concrètement en Union Soviétique.

Mais comment voulons nous finaliser ce type de recherche-récupération des instruments fondamentaux de l’analyse marxiste?

Nous voulons démontrer qu’une économie basée sur la production de valeur d’échange et donc sur l’extraction de plus-value du travail salarié n’étant pas planifiable, celle soviétique est dans la réalité (et non seulement dans la conscience que ses théoriciens en ont) une économie capitaliste et par conséquent passible de crises périodiques de surproduction.

Le problème de repérer comment les crises se manifestent (et dans quels secteurs productifs) introduit et renvoie à l’exigence de saisir les racines structurelles de l’expansionnisme soviétique. L’impérialisme n’étabt pas une « politique », mais une nécessité économique, on en tire qu’il doit exister un rapport entre crises économiques internes et recrudescence de l’agressivité internationale de l’U.R.S.S. : ce réseau critique est utile soit pour la compréhension du passé (invasion de la Hongrie, de la Tchécoslovaquie, de l’Afghanistan, etc.), soit pour la prévision du futur, c’est-à-dire des temps, des formes et des zones géographiques où se manifesterons les tentatives de pénétration soviétiques.

La question de la crise, nous disions, se rattache i la question de la politique étrangère russe.

Nous tâcherons d’aborder ce dernier sujet en n’ayant pas recours aux armes de la critique moraliste (nous ne reprocherons donc pas à l’U.R.S.S. d’entretenir des rapports économiques privilégiés avec l’Argentine de Videla ou des liens diplomatiques avec la clique fasciste de Lon Nol : ces critères de jugements sont appropriés aux idéalistes et malheureusement, aux camarades chinois qui, justement, les voient maintenant se retourner contre eux mêmes), mais plutôt à celles du matérialisme historique.

Comme tout impérialisme, de même l’impérialisme soviétique avec le capital excédant exporte aussi un modèle de société (et les contradictions qui lui sont propres). Le rapport préférentiel avec les Pays du Tiers Monde, rapport qui fait de certaines zones géographiques déterminées autant de zones de pénétration pour l’impérialisme soviétique, se justifie tout à fait avec la nature de ce modèle, avec sa supériorité, du point de vue des exigences et des problèmes des pays en voie de développement, par rapport aux modèles capitalistes « traditionnels ».

Le « modèle soviétique » est à la fois un modèle de développement économique accéléré et intensif, d’équilibre social et fortement justifié idéologiquement.

L’U.R.S.S., en fait, exporte sa propre expérience historique d’accumulation originaire (celle qu’un économiste russe des années 1920 -E. Preobrajenski – définit comme « accumulation socialiste ») valable, compte tenu des résultats obtenus, pour tous les pays qui veulent parcourir à marches forcées la voie de l’industrialisation sans dépendre des aides économiques de l’impérialisme occidental.

La supériorité du modèle soviétique, en outre, est donnée par sa stabilité sociale (par rapport aux Etats à « démocratie bourgeoise », ceux à soi-disant « démocratie populaire » sont indéniablement beaucoup plus « gouvernables » et beaucoup moins sujets aux déchirantes tensions de classe) et par le fait d’ être, du point de vue de la crédibilité et de l’organisation du consentement, idéologiquement motivé : ce n’est pas par hasard d’ailleurs que les dirigeants des Pays du Tiers Monde pro-soviétiques sortent des luttes de libération anticolonialistes et anti-impérialistes.

Mais, avec un modèle, l’ U.R.S.S. exporte aussi les contradictions qui lui sont propres, en premier lieu la tendance à la guerre qui naît du déséquilibre dû à la présence d’une industrie lourde développée de façon hypertrophique, périodiquement au-delà de la limite de la surproduction : Cuba, le Yémen du Sud, l’Éthiopie, la Libye, le Vietnam en étant que des confirmations.

Nous nous n’étendrons pas davantage sur ce sujet. qui sera l’objet d’une recherche spécifique. Néanmoins, avant de procéder plus loin, nous jugeons bien d’aborder un problème dont l’approfondissement sera notre tâche : si celles que nous avons esquissées auparavant, à grands traits, sont les caractéristiques du « modèle soviétique », comme il est exporté sur les tourelles des chars d’assaut russes, il est immédiatement évident que ce modèle est tout à fait inadéquat pour les pays capitalistes où le développement des forces productives a atteint des niveaux très élevés.

C’est-à-dire, si on avait une pénétration soviétique, par exemple en Europe, et en Italie en particulier, cette pénétration ne pourrait pas se dérouler par l’exportation du « modèle soviétique » désormais traditionnel, mais devra assumer d’autres formes, différentes même de celles « classiques » de l’impérialisme occidental (à cause du niveau très bas de l’industrie soviétique sur le marché international et de la présence presque inexistante du capital financier russe à l’étranger).

En d’autres termes, un groupe dirigeant national dans les pays occidentaux ne pourra probablement pas être attiré par l’exemple soviétique, pour ainsi dire, librement, sans être contraint avec la force des armes, c’est-à-dire, sans une occupation militaire de la part des envahisseurs. Mais celle-ci est seulement une hypothèse, qu’on doit vérifier ou qu’on doit démentir à partir de la démonstration d’une thèse alternative.

En résumé, en conclusion: notre enquise, sur la façon dont l’existence et la domination du capitalisme en U.R.S.S. se manifeste se concentrera surtout sur le problème de la planification (en termes théoriques cela entraînera de reprendre les schémas du deuxième livre du Capital et de les comparer à l’interprétation incorrecte que les économistes soviétiques en ont donnée, en répondant aux questions: une économie planifiée est elle exempte de crises ? Est-ce qu’on peut planifier une économie fondée sur la valeur d’échange ?) pour s’étendre à la question de la crise, des formes et de la périodicité de sa manifestation et à la détermination des secteurs productifs qui, avant les autres et plus directement, sont impliqués.

Il ne nous intéresse pas, par conséquent, de radiographier l’économie soviétique en soi, sinon dans la mesure où cela se révèle fonctionnel à la compréhension et à l’explicitation des thèmes que nous avons indiqués comme centraux et prioritaires.

Du point de vue historico-politique une position convaincante sur l’étude du capitalisme en U.R.S.S. doit, nécessairement, tenir compte, à partir des prémisses, de la question de comment a été possible la restauration de la domination de classe de la bourgeoisie après et malgré la révolution d’ Octobre, sans tomber dans l’historiographie « alternative » ou dans la reconstruction sans buts précis de la dégénérescence progressive de la « formation idéologique bolchevique ».

Tour cela dit, nous estimons d’importance fondamentale le fait de saisir les mécanismes et les moments de changement qui, à notre avis, sont décisifs pour comprendre correctement comment des limites objectives et des erreurs théoriques ont, par la suite, mené à la direction du pays les cliques révisionnistes de Khrouchtchev d’abord et de Brejnev-Kossyguine après.

En ce sens, le point de départ de notre enquête sera l’analyse de la nature et de la composition de classe du groupe dirigeant soviétique actuel, dont nous chercherons de reconstruire, remontant dans le temps, les lignes essentielles de formation et d’auto-reproduction.

Cette couche privilégiée est représentée par une bourgeoisie monopoliste bureaucratique (ce sera notre tache particulière que de motiver l’emploi et le sens de cette catégorie) qui connote la machine de l’État et qui occupe une position dominante dans le parti, dans le gouvernement et dans l’armée.

Du point de vue idéologique, la bourgeoisie soviétique a élaboré, en déformant le marxisme-léninisme, une conception qui la nie en tant que classe et qui affirme le franchissement des contradictions de classe par le concept de « peuple » à l’intérieur de la « nation ».

Dès maintenant, de toute façon, nous reconnaissons dans cette bourgeoisie bureaucratique-monopoliste trois composantes principales: l’appareil de l’année, important pour ses relations avec les secteurs de l’industrie plus directement reliés à la production de guerre (les scientifiques inclus): l’appareil du parti qui, en tant qu’instrument de la dictature du prolétariat est, d’une partie, le lien privilégié où se manifeste la lutte de classe entre la ligne capitaliste et la ligne socialiste (comme Mao disait: « …la bourgeoisie est même dans le parti communiste, ce sont les éléments au pouvoir au sein du parti qui se sont engagés dans la voie capitaliste et qui poursuivent leur chemin… »), et de l’autre, en tant que « dépositaire unique de l’idéologie », l’auteur principal et actif de la restauration capitaliste.

De ce dernier point de vue il faudra tenir compte de la critique théorico-pratique de quelques thèses caractéristiques de la formation idéo logique soviétique à l’époque de Staline, qui ont constitué les prémisses pour la reconquête du pouvoir par la bourgeoisie, même sur ce terrain.

C’est-à-dire: la thèse qui établit une identité entre les formes juridiques de propriété et les rapports réels de production pendant le socialisme; la thèse qui attribue aux forces productives et non pas à la lutte de classe le rôle de « moteur de l’histoire », et la thèse qui justifie le renforcement de l’Etat soviétique non pas à travers le durcissement de l’engagement de classe à l’intérieur, mais au contraire à cause de la menace extérieure de l’impérialisme et de l’encerclement international.

Et, finalement l’appareil d’Etat, surtout les techniciens et les managers.

Il est préliminaire et introductif dans ce genre de travail de recourir nécessairement à quelques catégories fondamentales du matérialisme historique, c’est-à-dire celles de « mode de production », de « formation économique-sociale déterminée », de « classe sociale », de « bureaucratie », de « société de transition » et de structure – superstructure ».

D’autre part, nous sommes conscients que la critique historique-politique-idéologique du « modèle soviétique » a atteint, sur les traces et à partir de l’exemple chinois, des niveaux relativement avancés et exhaustifs, en comparaison desquels notre contribution particulière risquerait de se révéler complètement insignifiante si elle se limitait à rabâcher les thèmes et les sujets déjà abordés abondamment par d’autres avant nous.

En réalité, nous répétons que notre objectif n’est pas de critiquer les thèses sur l’U.R.S.S. en tant que « pays à socialisme réalisé », mais plutôt de repérer les mécanismes et les modalités de fonctionnement (et par conséquent mime les contradictions pratiques) de la société soviétique.

Sur le plan de la méthode, nous formulons, comme hypothèse de départ, cette périodisation historique:

– 1926 – Débat sur l’industrialisation en U.R.S.S..
Le socialisme dans un seul pays.

– 1928-’32 – Premier plan quinquennal.

– 1936 – Approbation de la nouvelle constitution de l’U.R.S.S..

– 1946-’50 – Quatrième plan quinquennal.
– Le problème de la reconstruction de l’économie.

– 1953-’56 – Mort de Staline et coup d’Etat révisionniste.
XXe Congrès.

– 1961 – Adoption du troisième programme du P.C.U.S..
– Programme d’édification du communisme.

– de 1965 – Approbation de la loi sur la nouvelle réforme économique (réforme Kossyguine).
Chute de Khrouchtchev.

Cette schématisation rend nécessaire deux éclaircissements.

Avant tout, elle est tirée pas une périodisation plus générale entre la période de la dictature du prolétariat (de la Révolution d’Octobre jusqu’à la mort de Staline) et la période de la restauration bourgeoise (du XXe Congres jusqu’à présent).

En deuxième lieu les dates dont elle est formée ne sont pas choisies arbitrairement, mais elles correspondent aux moments décisifs de transformation de la formation socio-économique soviétique. Plutôt que de vérifier ce qui arriva dans ces périodes déterminées, il nous préoccupe d’étudier la cause de cela, quels furent les processus mis en mouvement et quel autres, au contraire, furent interrompus.

A l’intérieur de ces deux époques fondamentales, en outre, nous concentrons notre attention sur deux périodes de considérable importance : la période des années ’20-’30 à l’époque de la dictature du prolétariat ; celle après 1965 à l’époque de la dictature de la bourgeoisie.

Les années ’20-’30 sont décisives pour la constitution de la bourgeoisie soviétique en tant que classe, pour son développement et renforcement, pour son accès aux leviers essentiels de la direction économique, pour l’accroissement de son influence idéologique et politique : dans toute cette période la ligne suivie par le parti produisait et conservait en grande partie le terrain qui devait nourrir la bourgeoisie d’Etat actuellement au pouvoir.

Les années suivantes 1965 sont au contraire les années pendant lesquelles les réformes économiques à peine introduites commencent à obtenir une réalisation pratique : l’appareil productif soviétique est impliqué par la restauration capitaliste dans ses aspects plus qualifiants comme le profit, l’économie de marché, la libre fixation des prix, l’exploitation etc.

C’est pendant cette période que la bourgeoisie soviétique se consolide définitivement au pouvoir et commence à être en concurrence réciproque avec les positions de suprématie des groupes impérialistes occidentaux sur les marchés mondiaux.

L’extrême complexité des sujets que nous nous proposons d’aborder nous suggère maintenant de ne pas aller plus loin : celles que nous avons esquissées, plutôt que les lignes concrètes de notre travail sont nos intentions générales de départ d’où elles devraient jaillir et mieux se préciser (ou peut-être aussi se modifier) au fur et à mesure que notre activité d’étude et de recherche avancera et fera des progrès.

Si notre contribution limitée aidera de quelque sorte même un seul militant à prendre conscience d’une partie seulement, même si importante, des taches théoriques et pratiques que les forces révolutionnaires aujourd’hui dans notre pays doivent accomplir, alors nous pourrions dire d’avoir atteint le but que nous nous étions fixé au préalable.

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