Alexandre d’Aphrodise représente un immense moment de tension. Au moment où il intervient philosophiquement, l’idéalisme s’est puissamment structuré intellectuellement ; on le désigne parfois comme « moyen-platonisme », parce qu’il préfigure le néo-platonisme émergeant peu après la mort d’Alexandre d’Aphrodise.
Or, ce dernier va totalement à rebours du néo-platonisme. Les tenants de Platon se tournaient toujours davantage vers la magie, le mysticisme, dépassant le platonisme déjà puissamment idéaliste, pour ne pas dire totalement religieux. Mais Alexandre d’Aphrodise, lui, se revendique de l’aristotélisme comme matérialisme et rejette tout apport ; il veut l’orthodoxie. Et lorsqu’il exige un rappel strict et sans ajouts de la philosophie d’Aristote, il présente celle-ci comme une doctrine complète.
Il défend la conception d’Aristote. L’être humain ne pense pas : sa pensée n’est que le reflet de l’ordre du monde. Soit l’être humain est tourné vers sa réalité animale, soit il est éveillé et cherche à comprendre l’ordre de l’univers, y voyant quelque chose de réel et de bon.
Il est ici un point culminant de tout un renouveau de l’intérêt pour Aristote existant alors depuis quelques décennies ; à ce titre, il sera par la suite nommé le « commentateur » (ho exêgetês).
Et c’est en tant que commentateur, en résumant la démarche d’Aristote, en formulant les différentes possibilités de réponse aux questions en suspens, qu’il va affirmer la dimension systématique de la « métaphysique », posant une doctrine matérialiste unifiée.
Alexandre d’Aphrodise est donc le héraut du matérialisme à ce moment-là. On ne peut pas comprendre son impact, la charge matérialiste qu’il représente historiquement, si on ne voit pas cela.
Le contexte historique est celui d’un affrontement intense entre idéalisme et matérialisme, entre le matérialisme authentique et les tendances secondaires du matérialisme.
Pour cette raison, Alexandre d’Aphrodise fait face à deux contre-courants : tout d’abord, le platonisme et le néo-platonisme qui rejettent la matière, au profit du seul esprit. Le conflit est ici facile à comprendre, puisque le matérialisme rejette le dualisme opposant corps et esprit.
Ensuite, il y a l’épicurisme, le stoïcisme et le scepticisme qui se tournent vers un matérialisme sensualiste et immédiatiste-psychologique.
Cette dernière direction était, dialectiquement, présente chez Aristote. Tant l’épicurisme que le stoïcisme et le scepticisme sont une lecture dialectiquement possible d’Aristote. Le contexte romain a asséché la dynamique scientifique, affaiblissant la démarche d’Aristote et permettant l’affirmation d’une série de questionnements et de positionnements, matérialistes mais éclectiques ou étroits.
Le scepticisme appelle à prendre le monde comme si complexe qu’on ne peut être certain de rien ; l’épicurisme appelle à être heureux matériellement par sobriété, la vie à l’écart de tout souci possible ; le stoïcisme appelle à être heureux en se reconnaissant dans le mouvement inéluctable des choses qui se déroulent.
Alexandre d’Aphrodise intervient alors, dans la réaffirmation du matérialisme, et il va mettre l’accent sur un aspect permettant la reconstitution de la philosophie d’Aristote, et ainsi son affirmation.
Chez Aristote, l’être humain se situe dans l’univers et peut avoir conscience de sa place de manière active. Cependant, en développant de manière approfondie le principe du mouvement comme dynamique, en posant le monde comme succession de causes et de conséquences, en définissant les règles du syllogisme… Aristote avait posé un espace logico-rationaliste à côté de son affirmation du monde comme naturel.
Le scepticisme, l’épicurisme et le stoïcisme se sont engouffrés dans cette brèche. Le scepticisme met de côté l’univers en se résumant à une logique immédiatiste. L’épicurisme rejette qu’on puisse avoir conscience de sa place dans l’univers qui serait pur hasard et en reste à une logique immédiatiste-sensualiste.
Enfin, le stoïcisme fait des causes et des conséquences un système unifié supprimant toute dimension active de la part des êtres humains, qui doivent se conformer à leur sort.
Alexandre d’Aphrodise rejette alors le scepticisme par définition pour son rejet de la science, il met de côté l’épicurisme comme étant un fétichisme du bien-être naturel et il combat le stoïcisme comme relevant d’une fascination intellectuelle passive pour l’ordre cosmique (et ces deux philosophies apparaissent clairement comme de l’aristotélisme déformé dans un sens ou dans l’autre).
Il expose alors la place de l’être humain dans l’univers selon Aristote. C’est un moment clef dans la bataille pour le matérialisme et cela se lit avec la question du déterminisme et de l’essentialisme.
=>Retour au dossier sur Alexandre d’Aphrodise et l’essentialisme