Georges Sorel : négatisme turbulent et militarisme socialiste

Il est ainsi possible de résumer la démarche de Georges Sorel par cet extrait des Réflexions sur la violence :

« Le danger qui menace l’avenir du monde peut être écarté si le prolétariat s’attache avec obstination aux idées révolutionnaires, de manière à réaliser, autant que possible, la conception de Marx. Tout peut être sauvé si, par la violence, il parvient à reconsolider la division en classes et à rendre à la bourgeoisie quelque chose de son énergie ; c’est là le grand but vers lequel doit être dirigée toute la pensée des hommes qui ne sont pas hypnotisés par les événements du jour, mais qui songent aux conditions du lendemain.

La violence prolétarienne, exercée comme une manifestation pure et simple du sentiment de lutte de classe, apparaît ainsi comme une chose très belle et très héroïque ; elle est au service des intérêts primordiaux de la civilisation ; elle n’est peut-être pas la méthode la plus appropriée pour obtenir des avantages matériels immédiats, mais elle peut sauver le monde de, la barbarie.

À ceux qui accusent les syndicalistes d’être d’obtus et de grossiers personnages, nous avons le droit de demander compte de la décadence économique à laquelle ils travaillent.

Saluons les révolutionnaires comme les Grecs saluèrent les héros spartiates qui défendirent les Thermopyles et contribuèrent à maintenir la lumière dans le monde antique. »

Une telle vision ne pouvait qu’être catégoriquement rejeté par la social-démocratie. L’éclectisme de Georges Sorel était bien trop bourgeois, trop permissif dans son absence de principes, pour ne pas apparaître comme un recul.

Dans la revue socialiste, en 1908, Louis Oustry résume très bien l’idéologie de Georges Sorel, dans un article intitulé Réformes – révolution, traitant de la question de la tactique dans la social-démocratie.

Voici ce qu’il en dit :

« Les vives discussions qui s’élèvent tant en Allemagne qu’en France, les circonstances toutes particulières de la politique actuelle mettent à l’ordre du jour le grave problème de la tactique et de l’action des socialistes français (…).

Comme je l’ai déjà dit, je le répète, qu’importe la route par laquelle on vient au socialisme pourvu qu’on acquière cette double conviction : renverser l’ordre des choses établi et lui substituer un ordre nouveau tout de justice et de liberté. « Tous les chemins mènent à Rome, dit le proverbe, toute investigation conduit aussi à la vérité » (Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXe siècle).

Et c’est alors que se pose cette deuxième question : puisque je suis socialiste et que je me propose de substituer le régime socialiste au régime capitaliste, puisque je désire hâter, faciliter, préparer l’accouchement du régime nouveau, quels moyens employer ? Comment agir ? (…)

On pourrait croire que la violence soit uniquemennt un mode d’agir, un moyen, et en ce sens ne prendre en considération que ceux qui la pratiquent ou la préconisent comme telle. Jusqu’alors, blanquistes, marxistes, anarchistes avaient estimé qu’un catastrophe était nécessaire pour détruire l’ancien monde et engendrer le nouveau (…).

Aujourd’hui, un métaphysicien social, M. Georges Sorel, a considéré la violence non plus comme un moyen mais comme un but, qu’il pose devant les volontés humaines, comme une fin dernière, comme un agent de moralité et de civilisation.

Remarquable par son excès de fidélité à Marx et à sa théorie, — ne se distinguant de lui que par son amour de la lutte, sans terme ni réconciliation ultime, — il l’est aussi par son respect d’écolier pour les doctrines de M. Bergson et par son effort à y assouplir les faits.

Curieux aussi par son souci d’unir idéologiquement le principe de la lutte de classe avec les théories des syndicalistes révolutionnaires ainsi que par sa volonté de réduire encore la doctrine, l’action et les cadres du socialisme, il l’est encore, lui, l’intellectuel et l’idéologue par excellence, par sa haine féroce contre les intellectuels et le parlementarisme comme par sa critique acerbe, acariâtre et toujours lourde, contre tout penseur et tout talent.

Singulier, peut-être plus encore, par son désir d’être violent… en écrits, croyant que pour être terrible, il suffit de le paraître, il reste original entre tous par son Wagnérisme socialiste, son horreur de la clarté, de la logique, du bon sens et de la précision. 

Puritain dans sa reconstitution du dogme et de la religiosité, dans sa lutte contre la libre-pensée et le progrès; autoritaire et entier dans son système au point de manifester une certaine tendresse pour M. Clemenceau et pour les troupes de cavalerie qui l’appliquent vigoureusement ; a prioriste et exclusif, véritable moine mystique et guerrier, vaticinant et excommuniant, il donne le spectacle bizarre de la lutte contre l’idéologie par l’idéologie, contre l’utopie par l’utopie, contre la finalité par la finalité, contre la justice romanesque par la violence romanesque.

La violence qu’il définit suivant les besoins de sa thèse, est nécessaire, elle est belle, elle est une source d’énergies et peu s’en faut qu’il la déclare divine.

Elle exalte la force de l’individu, développe en lui l’esprit d’abnégation et de sacrifice ; elle est pour lui l’école du sublime ; elle concrétise le but révolutionnaire et socialiste qui n’est point la recherche du bonheur par la justice et de la liberté par l’égalité, non plus que l’organisation volontaire et méthodique d’un régime dont les lignes essentielles depuis longtemps dégagées par l’analyse et à laquelle il préfère le confusionnisme de l’inconscient.

Pour lui, la marche à la délivrance est la ruée de l’humanité dans la violence et le chaos.

A ce propos il exalte les guerres religieuses, l’état de prospérité des castes et des classes conquérantes, oubliant que tous luttaient pour des idées ou pour des richesses et non par amour de la lutte, méconnaissant l’état de misère où se trouvaient les classes vaincues, refusant de reconnaître, dans son explication idéalo-métaphysique, que tous les soubresauts de la révolte des opprimés n’étaient que l’explosion de leurs tendances, de leurs volontés entravées.

Oui, il est une marche à la délivrance, c’est celle des éternels opprimés et non celle des oppresseurs, qu’ils soient les moins guerriers de l’église conquérante, les hobereaux de la noblesse oisive, les jouisseurs du capitalisme parasite (…).

En retranchant l’homme de son milieu, en faisant volontairement abstraction des circonstances, – chose curieuse pour le grand pontife du Mouvement socialiste – en faisant appel au mythe, à l’inconscient, on risque fort d’obscurcir la conscience claire des militants, de les détourner de l’oeuvre d’organisation hardie et continue, de propagande et d’effort, de résistance et d’action (…).

Ce mouvement ne pourra être fructueux qu’avec un prolétariat conscient, éduqué, organisé et prêt à toutes les œuvres positives, généreuses, bienfaisantes, dont il devra assumer la direction et la responsabilité (…).

Puisque l’auteur des Réflexions sur la violence aime les organisations militaires, le bruit des armes et des combats, il devra se rendre compte que des troupes sans enthousiasme, sans autre but positif que de lutter sans limite pour que ce principe, essentielllement moral et beau, à son gré, ne prenne jamais fin, sont des troupes mûres pour la défaite et pour l’oppression.

Les « soldats des guerres de la liberté » – dont il est beaucoup parlé dans les Réflexions sur la violence – ne faisaient pasl a guerre pour la guerre ; ils défendaient un idéal et des avantages pratiques menacés. Là était le sens de leur mission morale, le sentiment du devoir (…).

M. Sorel, qui aime la violence comme on aime un vice, qui sacrifie tout pour sauver la lutte de classes, qu’il élève à la hauteur d’un principe immuable et qu’il vénère à l’égale d’une idole ; qui, en tant qu’ancien polytechnicien, admire sans réserve la « bataille napoléonienne » et son illustre inventeur, a paraît-il, fondé une « nouvelle école » : elle n’est pas, nous dit-il, celle qui fait les docteurs de la « petite science » ; je croirais plutôt qu’elle formera, si elle prospère, les docteurs de l’incompréhension.

II a fondé une doctrine que je ne pourrais mieux désigner que sous le nom de négatisme turbulent et de militarisme socialiste. Est-là le fin du fin ? On me permettra de croire que non. »

Georges Sorel n’eut donc aucun impact : il espérait briser la social-démocratie avec le syndicalisme révolutionnaire, devenir l’anti-Marx, il n’en fut rien.

Il continua alors son activité d’intellectuel, ayant de nombreux contacts et participant à différentes revues, se rapprochant même de l’Action française, sans pour autant abandonner ses idées.

L’origine de cette convergence est simple. Georges Sorel disait en 1908, dans La décomposition du marxisme, que :

« L’affaire Dreyfus peut être comparée fort bien à une révolution politique, et elle aurait eu pour résultat une complète déformation du socialisme, si l’entrée de beaucoup d’anarchistes dans les syndicats n’avait, à cette époque, orienté ceux-ci dans la voie du syndicalisme révolutionnaire et renforcé la notion de lutte de classe. »

Georges Sorel lui-même considérait l’antisémitisme comme une aberration, même s’il céda de plus en plus aux préjugés antisémites. La raison en est que l’affaire Dreyfus n’avait un sens que pour la social-démocratie, car la charge démocratique aidait le socialisme.

Georges Sorel défendait Dreyfus, mais rejetait la social-démocratie française et voyait que celle-ci profitait de l’affaire Dreyfus, capitalisant là-dessus. Il ne pouvait que converger vers l’extrême-droite, alors que de toutes façons ses conceptions pavaient la voie au principe du combattant.

Dans un premier temps, la convergence s’exprimera par la naissance du Cercle Proudhon, sous l’égide de l’Action française.

Puis le saut sera fait en tant que tel, avec le fascisme italien, assimilant le positionnement de Georges Sorel, en abandonnant la prétention au socialisme, tout simplement en appuyant la dimension unificatrice – civilisatrice, l’éclectisme et la figure du combattant.

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Georges Sorel et l’éclectisme comme idéologie

Georges Sorel est un théoricien éclectique ; ses œuvres partent dans tous les sens, allant de l’antiquité à la période la plus récente, abordant la morale, le droit, l’économie, la politique, etc. sans aucune cohérence, et à cela s’ajoutent des notes longues, allant jusqu’à de véritables petites thèses intellectuelles.

C’est un style, classiquement français, avec l’idée de naviguer entre deux eaux pour assembler des idées ayant l’air différentes, voire opposées. Georges Sorel est un anti-intellectuel, dans le sens non pas où il nie la pensée, mais parce qu’il la considère en évolution perpétuelle, comme un flux. Il rejoint ainsi Bergson.

C’est la raison pour laquelle Georges Sorel a soutenu Eduard Bernstein dans sa polémique contre Karl Kautsky.

Dans Les polémiques pour l’interprétation du marxisme : Berstein et Kautsky, il s’évertue à expliquer que les thèses de Karl Marsxsont trop faibles, trop erronées.

Cela servirait au mieux à de la propagande, satisferait seulement des gens peu instruits, et n’aurait rien de scientifique, etc.

Kark Kautsky, en maintenant l’orthodoxie, aurait tort ; en cherchant à dépasser le marxisme, Eduard Bernstein aurait raison. Georges Sorel explique dans La crise du socialisme, en 1898, que :

« M. Bernstein a le grand mérite de mettre en pleine lumière que Marx a fait ses recherches scientifiques en vue de justifier des thèses socialistes préconçues et que ses prénotions l’ont empêché de faire un travail complètement satisfaisant.

« Lorsque Marx approche des points où le but final est sérieusement mis en question, il devient vague et incertain… Alors on voit que ce grand esprit scientifique était le prisonnier d’une doctrine. » Je crois qu’on pourrait aller plus loin et je me demande dans quelle mesure Marx était sérieusement communiste et dans quelle mesure il était d’accord avec Engels : je trouve dans ces deux doutes l’explication de beaucoup des obscurités qui déroutent le lecteur. »

Parvenir à se demander si Karl Marx était vraiment communiste en dit long sur l’approche de Georges Sorel, tellement éclectique qu’elle en arrive à relativiser l’identité politique de Karl Marx lui-même.

Dans ce même ouvrage, il salue, évidemment, les problèmes de la social-démocratie, qui ne peuvent être pour lui explicables que par une nécessaire remise en cause… 

« Les programmes socialistes perdent de leur simplicité, de leur logique, de leur cohérence ; M. Merlino insiste beaucoup sur les contradictions et les incertitudes que l’on rencontre aujourd’hui dans les déclarations des Congrès. Il voit là un aveu d’impuissance ; je ne partage pas cet avis ; je vois là une preuve de l’action lente, mais sûre, des conditions sociales actuelles sur l’esprit des théoriciens, qui ne sont pas encore parvenus à mettre leur terminologie et leurs propositions à la hauteur des faits. »

Il faudrait donc tout unifier au-delà des idéologies, refuser le principe d’une ligne, ne pas centraliser la pensée. C’est le sens du soutien de Georges Sorel au syndicalisme révolutionnaire, et il montre ici qu’il est un vrai agent de la bourgeoisie, cherchant à affaiblir culturellement et idéologiquement la classe ouvrière :

« Les anarchistes ont profité de cette situation et se sont lancés, avec l’ardeur qui les caractérise, dans les mouvements syndical et coopératif.

On connaît mal en France les groupes anarchistes ; ils se rattachent d’une manière très intime à la tradition socialiste française, comprenant beaucoup d’excellents ouvriers que les ruses des politiciens dégoûtent les étudiants révolutionnaires de Paris sont, en majorité, anarchistes le très distingué secrétaire de la fédération des Bourses, M. F. Pelloutier, est classé parmi les anarchistes.

À l’heure actuelle, anarchisme est synonyme d’organisation des classes ouvrières en dehors des coteries politiques. Le temps n’est probablement pas éloigné où les ouvriers s’apercevront que la division du socialisme en sectes n’offre qu’un intérêt bien médiocre pour eux ; que le socialisme des choses, comme dit M. Merlino, est bien autrement important que le socialisme des socialistes.

Les travailleurs n’ont pas grand’chose à apprendre des théoriciens ; mais ceux-ci ont beaucoup à apprendre en étudiant le mouvement syndical : c’est à cette conclusion que je suis arrivé dans un travail récent.

Dans la pratique, les dissidences théoriques s’effacent ; quand il s’agit de raisonner sur les réformes actuelles, les dogmes ne comptent guère ; les Bourses du travail renferment des hommes appartenant aux partis les plus opposés et ces hommes s’entendent ; c’est pourquoi les Bourses sont devenues des institutions d’une importance capitale pour l’avenir du socialisme en France.

Tandis que les chefs combinent des formules pour résoudre les contradictions logiques et nous apprendre comment la vraie liberté résulte de la parfaite adaptation au mouvement imprimé à la machine sociale pour l’État ; tandis que des abstractions sont manipulées avec subtilité par les dialecticiens du socialisme, – les ouvriers, en agissant, font la vraie science sociale ; ils suivent les voies qui correspondent aux thèses fondamentales et essentielles de Marx.

Déjà dans les rangs des idéologues a pénétré la notion de l’unité essentielle du socialisme ; tout dernièrement, on a parlé de réunir un grand congrès pour diriger le mouvement et un journal proposait d’y appeler les groupes anarchistes !

La fondation de L’Humanité nouvelle par M. Hamon est un signe remarquable de l’esprit nouveau : la liste des collaborateurs renferme des députés socialistes (comme MM. Vandervelde, Van Kol, E. Ferri), des anarchistes (comme MM. Grave, Kropotkine, Reclus), des marxistes (comme MM. B. Croce, H. Lagardelle et l’ancien directeur de la Revue socialiste, M. G. Renard).

Entre tous ces hommes existe une communauté générale de sentiments, qui les séparent de la société bourgeoise, même des radicaux les plus avancés ; on trouve chez tous ce que j’ai appelé la notion de la catastrophe morale, résultant de la nouvelle évaluation de toutes les valeurs morales par le prolétariat militant : un socialiste et un anarchiste, engagés tous les deux dans le mouvement syndical, ne diffèrent guère ; ils comprennent les rapports sociaux, la conduite privée et le droit à peu près de la même manière ; – on ne saurait en dire autant d’un avocat parisien devenu député socialiste et d’un travailleur d’usine. Il ne faut donc attacher qu’une importance très médiocre aux formules et aux revendications des programmes.

Bien loin de marquer la déchéance du socialisme, la crise actuelle du socialisme scientifique marque un grand progrès : elle facilite le mouvement progressif en affranchissant d’entraves la pensée. Longtemps on a cru que le socialisme pouvait déduire ses conclusions de thèses scientifiques et être une science sociale appliquée ; un interprète fort habile de Marx, M. B. Croce a montré qu’une pareille opération est impossible à réaliser.

La science doit se développer librement sans aucune préoccupation sectaire ; la sociologie et l’histoire existent pour tout le monde de la même manière ; il ne saurait y avoir une science appropriée aux aspirations de la social-démocratie, de même que les catholiques intelligents ne pensent plus qu’il puisse y avoir une science catholique (…).

Le travail fait par Marx ne sera point perdu, tout au contraire ; son œuvre mieux comprise, illuminée par l’expérience acquise, interprétée d’une manière philosophique, fournira des indications singulièrement profondes sur la portée des problèmes sociaux.

Quelques camarades et moi, nous nous efforçons d’utiliser les trésors de réflexions et d’hypothèses que Marx a groupés dans ses livres : c’est la vraie manière de tirer parti d’une œuvre géniale et inachevée. Au lieu de répéter des formules abstraites, nous nous instruisons librement.

Mais ce travail, pour important qu’il soit, est tout à fait accessoire dans le mouvement socialiste, comme tout travail idéologique d’ailleurs.

Le socialisme n’est pas une doctrine, une secte, un système politique ; c’est l’émancipation des classes ouvrières qui s’organisent, s’instruisent et créent des institutions nouvelles. C’est pourquoi je terminais par ces mots un article sur l’avenir socialiste des syndicats : « Pour condenser ma pensée en une formule, je dirai que tout l’avenir du socialisme réside dans le développement autonome des syndicats ouvriers. » [publié dans l’Humanité nouvelle, mai 1898] »

Georges Sorel veut renforcer le syndicalisme révolutionnaire, car ce dernier est anti-politique. Cela nuit à la conscientisation social-démocrate, et cela permet inversement l’éclectisme, où justement des intellectuels comme Georges Sorel (ou Benito Mussolini) peuvent tirer leur épingle du jeu.

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Georges Sorel : il n’y a pas deux classes

Le positionnement de Georges Sorel n’est permis que pour une seule raison : il nie l’existence de lois historiques. On est dans le même schéma que chez Nietzsche, avec une loi immanente et l’absence de confrontation aux modes de production. Chez Georges Sorel, on raisonne en termes de situation.

Voilà pourquoi également Georges Sorel réfute catégoriquement toute élaboration d’un programme pour le socialisme, tout cela relevant à ses yeux d’un décor scolastique, comme il en accuse Karl Kautsky.

Cependant, s’il n’y a donc ici pas de loi historique, de mode de production, alors qu’est-ce que le socialisme, selon Georges Sorel ? Là aussi, le rapprochement avec le fascisme qui va naître en Italie est évident.

Georges Sorel admet que le socialisme vient de la classe ouvrière, mais ce n’est qu’une idée, la meilleure des idées, qui est à ce titre reprise par les classes sociales dans leur ensemble :

« Sans doute, le mouvement socialiste ne consiste pas seulement dans « le mouvement des ouvriers organisés pour la résistance, devenant, chemin faisant, un mouvement politique » (p. 35). Je reconnais, avec l’auteur, qu’il s’étend, aujourd’hui, sur toute la société, qu’il revêt des allures prodigieusement variées ; – mais je maintiens que si ce mouvement est socialiste, c’est parce que les conditions actuelles sont telles que tous ses adhérents ne peuvent rien sans la classe ouvrière (évoluant suivant le schéma donné par Marx) et qu’ils ont le sentiment de la position du vrai moteur social moderne.

C’est en cela que consiste l’unification des classes, que M. Merlino croit découvrir ; il y a non pas unification, mais passage de l’Esprit à la classe ouvrière.

Il y a un mouvement à direction bien déterminée ; les classes ne sont plus des choses mélangées, abandonnées à leurs mouvements naturels ; elles sont dominées par les énergies qui se développent dans une classe en nouvelle formation.

C’est celle-ci qui donne à la civilisation naissante les qualités qui vont la caractériser et que l’on ramènera au principe socialiste.

Elle réagit sur toute la structure sociale, mais elle n’en supprime pas, nécessairement, la variété : autre chose est de dire qu’une force est prépondérante, autre chose est de dire qu’elle existe seule : c’est cette simplification que l’on fait quand on réduit la société à deux classes.

Cette simplification, – commode pour faire comprendre théoriquement la lutte des classes, – nous empêche de voir les vrais mouvements et nous cache l’histoire dans laquelle nous vivons. »

On a ici un élément essentiel de pourquoi Georges Sorel amène à la formation de l’idéologie de la « révolution fasciste ». Tout d’abord, il nie la dialectique et la contradiction de deux classes : la révolution oppose deux camps seulement, pas deux opposés dialectiques.

Ensuite, la classe ouvrière transporterait l’Esprit de la révolution. C’est un vecteur, un outil. La classe ouvrière ne fait que porter l’idée.

Rien n’empêchera alors de faire de l’avant-garde une force entièrement séparée de la classe ouvrière et apportant une idée transmise par celle-là, du moins en apparence : cela sera ce que prétendra la « révolution fasciste », nationale-socialiste.

Mais en quoi consisterait justement la révolution, s’il n’y a plus deux camps ? Non pas, donc, en le pouvoir de l’un des deux camps ayant renversé l’autre, mais en le triomphe d’une « pression » :

« Il y a là une question qui mériterait d’être étudiée de près ; il me paraît certain que Marx n’a pas compris la dictature du prolétariat dans le sens d’une administration effective de la masse, mais dans le sens d’une pression si énergique et si tenace du prolétariat sur les pouvoirs – constitués en période révolutionnaire d’une manière toujours faible, incapables de s’organiser automatiquement – que les aspirations des classes ouvrières puissent se faire jour et l’essence du socialisme se réaliser. »

C’est là encore une vision petite-bourgeoise. Et comment alors interpréter le sens de ces pressions ? C’est là que Georges Sorel interprète Karl Marx comme une sorte de théoricien du syndicalisme révolutionnaire, où la science n’est ce qui ressort de l’action, du combat :

« Suivant le principe de Marx, la science doit sortir de l’action, le mouvement de la pensée exprimer le mouvement réel. »

Georges Sorel admet lui-même que, de toutes façons, Marx reste pour lui incompréhensible et que par conséquent il ne faut pas « trop chercher » non plus :

« Plus on va, plus on se débarrasse de tout le bagage aprioristique, légué par le passé.

Ce qui est spécifiquement la conception marxiste me semble assez large pour pouvoir contenir les nouvelles théories à élaborer ; mais il est évident qu’il ne faut pas aborder ces difficultés avec un esprit théologique ; il faut s’inspirer de l’esprit plutôt que des textes.

[En note à cet endroit] Cela est d’autant plus nécessaire que les textes de MARX sont, très souvent, d’une interprétation difficile : rien ne ressemble tant à la Philosophie de la nature de HEGEL que le Capital.

Marx a créé une terminologie ou plutôt plusieurs (la huitième section du premier volume du Capital diffère très sensiblement des autres) ; – les mots sont tantôt employés dans un sens technique étroit, tantôt comme signes collectifs, tantôt dans un sens symbolique, tantôt dans le sens vulgaire ; – des formules abstraites sont souvent présentées sans préparation ; -les formules symboliques ne sont pas rares ; – enfin il existe des différences assez notables entre l’édition française et la dernière édition publiée par Engels : – la traduction française n’est pas toujours sûre parce que notre langue se prête fort mal à représenter des abstractions d’une manière vivante, comme cherche souvent à faire Marx à l’exemple de Hegel.

Il serait à désirer qu’on publiât, à l’usage des lecteurs français, un fascicule contenant les variantes. Fin de la note]

M. Andler voit dans les recherches des marxistes actuels « les variations d’une orthodoxie sur son déclin » et les preuves de la décomposition du marxisme. Le tout serait, peut- être, de s’entendre sur le sens des termes : car la vitalité d’une doctrine scientifique se mesure moins à la fidélité à des formules qu’à la hardiesse et à l’indépendance des disciples. »

Au-delà de l’erreur théorique, il y a pire : Georges Sorel considère qu’il a le droit de s’inspirer, d’interpréter comme bon lui semble. C’est là typiquement petit-bourgeois et ce style va être précisément celui du fascisme.

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Georges Sorel et le mythe mobilisateur

Georges Sorel a toujours été un disciple de Bergson. Ce dernier mettait en avant l’intuition ; il correspondait à l’expression de l’irrationalisme bourgeois de la Belle Époque. Étant éclectique dans son approche, coupé de la tradition social-démocrate, Georges Sorel a puisé librement dans le bergsonisme pour justifier sa démarche du combattant.

Georges Sorel s’est également largement inspiré du pragmatisme, un courant américain justifiant l’expérience la plus directe. Là encore, on avait une philosophie propre au capitalisme, cette fois dans les conditions américaines, avec son sens de l’action.

Afin de combiner le tout, au nom du syndicalisme révolutionnaire dont il se veut désormais le théoricien, Georges Sorel met en avant le mythe, c’est-à-dire une image nette permettant de transcender les combattants et d’unifier les efforts individuels. 

On lit donc, dans les Réflexions sur la violence :

« Les explications précédentes ont montré que l’idée de la grève générale, rajeunie constamment par les sentiments que provoque la violence prolétarienne, produit un état d’esprit tout épique et, en même temps, tend toutes les puissances de l’âme vers des conditions qui permettent de réaliser un atelier fonctionnant librement et prodigieusement progressif ; nous avons ainsi reconnu qu’il y a de très grandes parentés entre les sentiments de grève générale et ceux qui sont nécessaires pour provoquer un progrès continu dans la production.

Nous avons donc le droit de soutenir que le monde moderne possède le moteur premier qui peut assurer la morale des producteurs. »

La violence est ici l’expression de la puissance des forces nouvelles, une pureté dans un monde s’effondrant, la réactivation de la figure du combattant :

« Je m’arrête ici, parce qu’il me semble que j’ai accompli la tâche que je m’étais imposée; j’ai établi, en effet, que la violence prolétarienne a une tout autre signification historique que celle que lui attribuent les savants superficiels et les politiciens ; dans la ruine totale des institutions et des mœurs, il reste quelque chose de puissant, de neuf et d’intact, c’est ce qui constitue, à proprement parler, l’âme du prolétariat révolutionnaire ; et cela ne sera pas entraîné dans la déchéance générale des valeurs morales, si les travailleurs ont assez d’énergie pour barrer le chemin aux corrupteurs bourgeois, en répondant a leurs avances par la brutalité la plus intelligible.

Je crois avoir apporté une contribution considérable aux discussions sur le socialisme; ces discussions doivent désormais porter sur les conditions qui permettent le développement des puissances spécifiquement prolétariennes, c’est-à-dire sur la violence éclairée par l’idée de grève générale.

Toutes les vieilles dissertations abstraites deviennent inutiles sur le futur régime socialiste ; nous passons au domaine de l’histoire réelle, à l’interprétation des faits, aux évaluations éthiques du mouvement révolutionnaire.

Le lien que j’avais signalé, au début de ces recherches, entre le socialisme et la violence prolétarienne, nous apparaît maintenant dans toute sa force.

C’est à la violence que le socialisme doit les hautes valeurs morales par lesquelles il apporte le salut au monde moderne. »

Voici comment Georges Sorel salue par conséquent  les syndicalistes révolutionnaires dans ses Réflexions sur la violence :

« Ces observations nous conduisent à reconnaître l’énorme différence qui existe entre la nouvelle école et l’anarchisme qui a fleuri il y a une vingtaine d’années à Paris.

La bourgeoisie avait bien moins d’admiration pour ses littérateurs et ses artistes que n’en avaient les anarchistes de ce temps-là ; leur enthousiasme pour les célébrités d’un jour dépassait souvent celui qu’ont pu avoir des disciples pour les plus grand maîtres du passé ; aussi ne faut-il pas s’étonner si, par une juste compensation, les romanciers et les poètes, ainsi adulés, montraient pour les anarchistes une sympathie qui a étonné souvent les personnes qui ignoraient à quel point l’amour-propre est considérable dans le monde esthétique.

Cet anarchisme était donc intellectuellement tout bourgeois, et les guesdistes ne manquaient jamais de lui reprocher ce caractère ; ils disaient que leurs adversaires, tout en se proclamant ennemis irréconciliables du passé, étaient de serviles élèves de ce passé maudit ; ils observaient d’ailleurs que les plus éloquentes dissertations sur la révolte ne pouvaient rien produire, et qu’on ne change pas le cours de l’histoire avec de la littérature.

Les anarchistes répondaient en montrant que leurs adversaires étaient dans une voie qui ne pouvait conduire à la révolution annoncée ; en prenant part aux débats politiques, les socialistes devaient, disaient-ils, devenir des réformateurs plus ou moins radicaux et perdre le sens de leurs formules révolutionnaires.

L’expérience n’a pas tardé à montrer que les anarchistes avaient raison à ce point de vue, et qu’en entrant dans les institutions bourgeoises, les révolutionnaires se transformaient, en prenant l’esprit de ces institutions ; tous les députés disent que rien ne ressemble tant à un représentant de la bourgeoisie qu’un représentant du prolétariat.

Beaucoup d’anarchistes finirent par se lasser de lire toujours les mêmes malédictions grandiloquentes lancées contre le régime capitaliste, et ils se mirent à chercher une voie qui les conduisit à des actes vraiment révolutionnaires ; ils entrèrent dans les syndicats qui, grâce aux grèves violentes, réalisaient, tant bien que mal, cette guerre sociale dont ils avaient si souvent entendu parler.

Les historiens verront un jour, dans cette entrée des anarchistes dans les syndicats, l’un des plus grands événements qui se soient produits de notre temps ; et alors le nom de mon pauvre ami Fernand Pelloutier sera connu comme il mérite de l’être.

Les écrivains anarchistes qui demeurèrent fidèles à leur ancienne littérature révolutionnaire, ne semblent pas avoir vu de très bon mille passage de leurs amis dans les syndicats ; leur attitude nous montre que les anarchistes devenus syndicalistes eurent une véritable originalité et n’appliquèrent pas des théories qui avaient été fabriquées dans des cénacles philosophiques.

Ils apprirent surtout aux ouvriers qu’il ne fallait pas rougir des actes violents. Jusque-là on avait essayé, dans le monde socialiste, d’atténuer ou d’excuser les violences des grévistes ; les nouveaux syndiqués regardèrent ces violences comme des manifestations normales de la lutte, et il en résulta que les tendances vers le trade-unionisme furent abandonnées.

Ce fut leur tempérament révolutionnaire qui les conduisit à cette conception ; car on commettrait une grosse erreur en supposant que ces anciens anarchistes apportèrent dans les associations ouvrières les idées relatives à la propagande par le fait.

Le syndicalisme révolutionnaire n’est donc pas, comme beaucoup de personnes le croient, la première forme confuse du mouvement ouvrier, qui devra se débarrasser, à la longue, de cette erreur de jeunesse ; il a été, au contraire, le produit d’une amélioration opérée par des hommes qui sont venus enrayer une déviation vers des conceptions bourgeoises.

On pourrait donc le comparer à la Réforme qui voulut empêcher le christianisme de subir l’influence des humanistes ; comme la Réforme, le syndicalisme révolutionnaire pourrait avorter, s’il venait à perdre, comme celle-ci a perdu, le sens de son originalité ; c’est ce qui donne un si grand intérêt aux recherches sur la violence prolétarienne. »

Georges Sorel défend donc le syndicalisme révolutionnaire, se posant comme protecteur dans la mesure où, dit-il, il a vu l’aspect principal : celui de la violence. Seule la violence permet un décrochage avec le parlementarisme, et donc l’avènement de la révolution, vers laquelle on tend par l’affirmation non pas d’un programme, mais d’un mythe mobilisateur.

La social-démocratie française ne veut pas la révolution : elle s’est engluée dans le réformisme. Georges Sorel attribue cela à la nature même de la social-démocratie en général. Il voit donc dans l’anti-intellectualisme des syndicalistes révolutionnaires le remède à cette tentation réformiste.

Mais alors que les syndicalistes révolutionnaires font du syndicat la clef de l’opposition à la social-démocratie qui vante le Parti, Georges Sorel fait de la violence la clef de la transformation sociale. Il déplace le curseur, faisant de l’individu combattant la clef de voûte de sa vision du monde.

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Georges Sorel et la violence : la vision petite-bourgeoise du combattant

Pour élaborer sa théorie de la violence, ou plus précisément du combattant, Georges Sorel en appelle à Nietzsche. Ce philosophe allemand a formulé, en effet, une conception de la réalité consistant en une bataille pour l’affirmation de sa propre puissance. Une fois qu’on y est parvenu, on est soi-même balayé par une nouvelle puissance, et cela à l’infini, dans un éternel retour.

On a vu que Georges Sorel ne raisonne pas en termes de classe, mais de forces historiques aux intérêts divergents. C’est donc une puissance et elle doit se réaliser. Le moyen pour cela est l’écrasement dans la violence, car c’est l’expression libre de ces forces.

Georges Sorel aborde la question de la manière suivante dans les Réflexions sur la violence :

« On sait avec quelle force Nietzsche a vanté les valeurs construites par les maîtres, par une haute classe de guerriers qui, dans leurs expéditions, jouissent pleinement de l’affranchissement de toute contrainte sociale, retournent à la simplicité de la conscience du fauve, redeviennent des monstres triomphants qui rappellent toujours « la superbe brute blonde rôdant, en quête de proie et de carnage », chez lesquels « un fond de bestialité cachée a besoin, de temps en temps, d’un exutoire ».

Pour bien comprendre cette thèse, il ne faut pas trop s’attacher à des formules qui ont été parfois exagérées à dessein, mais aux faits historiques; l’auteur nous apprend qu’il a en vue «l’aristocratie romaine, arabe, germanique ou japonaise, les héros homériques, les vikings scandinaves ».

C’est surtout aux héros homériques qu’il faut penser pour comprendre ce que Nietzsche a voulu expliquer à ses contemporains. »

Il est donc nécessaire, pour Georges Sorel, de procéder à l’héroïsation de l’individu pour qu’il soit prêt à la bataille. Il ne faut pas des cadres se sacrifiant pour le Parti, mais des individus affrontant la réalité pour eux-mêmes, dans le syndicat.

C’est une vision petite-bourgeoise et d’ailleurs voici le cadre dont parle Georges Sorel :

« Le problème que nous allons maintenant chercher à résoudre est le plus difficile de tous ceux que puisse aborder l’écrivain socialiste ; nous allons nous demander comment il est possible de concevoir le passage des hommes d’aujourd’hui à l’état de producteurs libres travaillant dans un atelier débarrassé de maîtres.

Il faut bien préciser la question ; nous ne la posons point pour le monde devenu socialiste, mais seulement pour notre temps et pour la préparation du passage d’un monde à l’autre ; si nous ne faisions pas cette limitation, nous tomberions dans l’utopie. »

Il est bien parlé d’atelier et de producteurs, c’est-à-dire d’individus dans le cadre de la petite production. La réalité post-révolutionnaire n’est pas analysée, car il ne serait pas possible d’en parler : là aussi on découvre la vision du monde petite-bourgeoise qui ne veut surtout pas planifier, cherchant simplement, en réalité, à faire reculer la bourgeoisie pour maintenir son existence.

C’est cette approche qui permet à Georges Sorel d’aboutir à la mentalité du soldat – ce qui est tout à fait conforme à l’idéal fasciste qui s’affirmera par la suite, Benito Mussolini saluant Georges Sorel qu’il a lu alors qu’il était encore un socialiste réfléchissant sur les syndicats, juste avant de fonder le mouvement fasciste en Italie. C’est l’idéal du légionnaire.

Dans les Réflexions sur la violence, on lit donc :

« On arrive à un résultat satisfaisant en partant des très curieuses analogies qui existent entre les qualités les plus remarquables des soldats qui firent les guerres de la Liberté, celles qu’engendre la propagande faite en faveur de la grève générale et celles que l’on doit réclamer d’un travailleur libre dans une société hautement progressive.

Je crois que ces analogies constituent une preuve nouvelle (et peut-être décisive) en faveur du syndicalisme révolutionnaire.

Pendant les guerres de la Liberté, chaque soldat se considérait comme étant un personnage ayant à faire quelque chose de très important dans la bataille, au lieu de se regarder comme étant seulement une pièce dans un mécanisme militaire confié à la direction souveraine d’un maître.

Dans la littérature de ces temps, on est frappé de voir opposer constamment les hommes libres des armées républicaines aux automates des armées royales ; ce n’étaient point des figures de rhétorique que maniaient les écrivains français ; j’ai pu me convaincre, par une étude approfondie et personnelle d’une guerre de ce temps, que ces termes correspondaient parfaitement aux véritables sentiments du soldat.

Les batailles ne pouvaient donc plus être assimilées à des jeux d’échec dans lesquels l’homme est comparable à un pion; elles devenaient des accumulations d’exploits héroïques, accomplis par des individus qui puisaient dans leur enthousiasme les motifs de leur conduite. »

Cela aboutit à la conception de la révolution comme soulèvement individualiste ; ce serait une exaltation de l’individualité de la vie du producteur. C’est la conception du guerrier, du combattant, hors de toute fusion collective, de ligne idéologique, d’organisation et de planification.

Georges Sorel est le théoricien d’une nouvelle forme d’intervention sociale, se fondant sur une mentalité de combattant affrontant la réalité afin de s’affirmer, sans que le contenu, ni l’objectif ne soient ce qui compte.

On lit, dans les Réflexions sur la violence, un justificatif de cela, sur la base de l’efficacité du pragmatisme :

« Jusqu’au moment où parut Napoléon, la guerre n’eut point le caractère scientifique que les théoriciens ultérieurs de la stratégie ont cru parfois devoir lui attribuer ; trompés par l’analogie qu’ils trouvaient entre les triomphes des armées révolutionnaires et ceux des armées napoléoniennes, les historiens ont imaginé que les généraux antérieurs à Napoléon avaient fait de grands plans de campagne : de tels plans n’ont pas existé ou n’ont eu qu’une influence infiniment faible sur la marche des opérations.

Les meilleurs officiers de ce temps se rendaient compte que leur talent consistait à fournir à leurs troupes les moyens matériels de manifester leur élan ; la victoire était assurée chaque fois que les soldats pouvaient donner libre carrière à tout leur entrain, sans être entravés par la mauvaise administration des subsistances et par la sottise des Représentants du peuple s’improvisant stratèges.

Sur le champ de bataille, les chefs donnaient l’exemple du courage le plus audacieux et n’étaient que des premiers combattants, comme de vrais rois homériques : c’est ce qui explique le grand prestige qu’acquirent immédiatement sur de jeunes troupes, tant de sous-officiers de l’Ancien Régime que l’acclamation unanime des soldats porta aux premiers rangs, au début de la guerre.

Si l’on voulait trouver, dans ces premières armées, ce qui tenait lieu de l’idée postérieure d’une discipline, on pourrait dire que le soldat était convaincu que la moindre défaillance du moindre des troupiers pouvait compromettre le succès de l’ensemble et la vie de tous ses camarades – et que le soldat agissait en conséquence.

Cela suppose qu’on ne tient nul compte des valeurs relatives des facteurs de la victoire, en sorte que toutes choses sont considérées sous un point de vue qualitatif et individualiste.

On est, en effet, prodigieusement frappé des caractères individualistes que l’on rencontre dans ces armées et on ne trouve rien qui ressemble à l’obéissance dont parlent nos auteurs actuels. Il n’est donc pas du tout inexact de dire que les incroyables victoires françaises furent alors dues à des baïonnettes intelligentes.

Le même esprit se retrouve dans les groupes ouvriers qui sont passionnés pour la grève générale ; ces groupes se représentent, en effet, la révolution comme un immense soulèvement qu’on peut encore qualifier d’individualiste : chacun marchant avec le plus d’ardeur possible, opérant pour son compte, ne se préoccupant guère de subordonner sa conduite à un grand plan d’ensemble savamment combiné.

Ce caractère de la grève générale prolétarienne a été, maintes fois, signalé et il n’est pas sans effrayer des politiciens avides qui comprennent parfaitement qu’une révolution menée de cette manière supprimerait toute chance pour eux de s’emparer du gouvernement.

Jaurès, que personne ne songera à ne pas classer parmi les gens les plus avisés qui soient, a très bien reconnu le danger qui le menace; il accuse les partisans de la grève générale de morceler la vie et d’aller ainsi contre la révolution.

Ce charabia doit se traduire ainsi : les syndicalistes révolutionnaires veulent exalter l’individualité de la vie du producteur ; ils vont donc contre les intérêts des politiciens, qui voudraient diriger la révolution de manière à transmettre le pouvoir à une nouvelle minorité; ils sapent les bases de l’État.

Nous sommes parfaitement d’accord sur tout cela ; et c’est justement ce caractère (effrayant pour les socialistes parlementaires, financiers et idéologues) qui donne une portée morale si extraordinaire à la notion de la grève générale.

On accuse les partisans de la grève générale d’avoir des tendances anarchistes ; on observe, en effet, que les anarchistes sont entrés en grand nombre dans les syndicats depuis quelques années et qu’ils ont beaucoup travaillé à développer des tendances favorables à la grève générale.

Ce mouvement s’explique de lui-même, en se reportant aux explications précé- dentes ; car la grève générale, tout comme les guerres de la Liberté, est la manifestation la plus éclatante de la force individualiste dans des masses soulevées. Il me semble, au surplus, que les socialistes officiels feraient aussi bien de ne pas tant insister sur ce point; car ils s’exposent ainsi à provoquer des réflexions qui ne seraient pas à leur avantage.

On serait amené, en effet, à se demander si nos socialistes officiels, avec leur passion pour la discipline et leur confiance infinie dans le génie des chefs, ne sont pas les plus authentiques héritiers des armées royales, tandis que les anarchistes et les partisans de la grève générale représenteraient aujourd’hui l’esprit des guerriers révolutionnaires qui rossèrent, si copieusement et contre toutes les règles de l’art, les belles armées de la coalition.

Je comprends que les socialistes homologués, contrôlés et dûment patentés par les administrateurs de l’Humanité aient peu de goût pour les héros de Fleurus, qui étaient fort mal habillés et qui auraient fait mauvaise figure dans les salons des grands financiers; mais tout le monde ne subordonne pas sa pensée aux convenances des commanditaires de Jaurès. »

On a ici toutes les bases de la mentalité fasciste.

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Georges Sorel : un anti-Marx

Georges Sorel a suivi avec attention les débats dans la social-démocratie allemande. Mais il méconnaît clairement les bases du marxisme, les adapte à sa manière, indubitablement avec une grande mauvaise foi plus il s’avère que l’incohérence est évidente.

Le projet de Georges Sorel est d’une nature particulière : il ne cesse de dire que Karl Marx a raison. Mais cela est associé aux explications incessantes comme quoi les marxistes n’ont pas compris Karl Marx, comme quoi Karl Marx n’aurait pas fourni une vision scientifique, comme quoi il faut remettre en cause la plupart des thèses de Karl Marx, etc.

Georges Sorel, dans ses écrits, ne cesse de dénoncer Friedrich Engels et Karl Kautsky, les deux successeurs de Karl Marx, reconnus tels par la social-démocratie internationale. Il se pose en opposition complète au principe de rationalité et de conscience mis en avant par la social-démocratie, qui veut une classe ouvrière organisée, avec un parti d’avant-garde.

Il met en avant un Karl Marx déformé, défiguré, qui ne serait finalement qu’une sorte de proto-Georges Sorel. Il est évident, naturellement, que Georges Sorel veut conserver le prestige de Karl Marx, pour se l’approprier, afin d’apparaître comme son dépassement. 

Les thèses de Georges Sorel ne sont ici pas originales ; elles sont strictement celles du syndicalisme révolutionnaire, c’est-à-dire qu’elles se veulent une alternative révolutionnaire irrationnelle à une social-démocratie française rationnelle et considérée non-révolutionnaire.

C’est une réponse anti-réformiste, mais pas dans le sens de la social-démocratie, du marxisme, et par conséquent cela va dans le sens d’une démarche plébéienne.

C’était là exprimer une situation française où le 19e siècle avait connu de nombreuses révolutions, de nombreux soulèvements, avec les masses participant au premier chef au service de la bourgeoisie contre l’aristocratie, avec la déception qui va avec.

C’était là exprimer la vision du monde de la petite-bourgeoisie, si forte dans la France du 19e siècle, avec la petite propriété.

C’était là exprimer une approche anti-politique, dans le sens de la Charte d’Amiens qui fait de la CGT un bastion anti-politique.

Georges Sorel est, dans cette mesure, un anti-Marx. Il s’intéresse à ses conceptions économiques, qu’il pense juste, comme il le dit dans l’article « Science et socialisme » en 1893, mais il ne voit pas de philosophie, de justification.

Georges Sorel ne connaît, en fait, rien à la social-démocratie en tant que mouvement ; il ne connaît que le réformisme républicain français, qu’il imagine être social-démocrate. De Marx, il ne connaît que des bribes, qu’il interprète comme il l’entend, comme en témoigne ce qu’il affirme dans le long article « Pour ou contre le socialisme » paru dans sa revue Le Devenir social, en octobre 1897 :

« Si, comme l’assurent tant d’écrivains, la doctrine marxiste aboutit à un fatalisme économico-révolutionnaire (p. 16), M. Merlino a bien raison de se révolter ; mais la croyance à « l’existence de lois historiques et économiques, fatales et immuables », me semble être une de ces conceptions qu’on ne peut sans preuve attribuer à Marx. »

Cela signifie qu’en 1897, Georges Sorel ne connaît même pas le b-a-BA du matérialisme historique, ce qui sous-tend qu’il ne connaît rien non plus tant du matérialisme dialectique que de la social-démocratie. Il ne cessera d’affirmer qu’on ne trouve pas chez Karl Marx d’affirmation de lois historiques, d’un mouvement inévitable.

Ne comprenant pas ce qu’est par conséquent le principe du mode de production, il ne comprend pas ce qu’est une classe. A ses yeux, le marxisme n’apporte rien de nouveau à part quelques considérations sur l’économie et les privilèges ; le principe même de lutte de classes le dépasse totalement. Voici comment il dénonce ceux qui, à ses yeux, interpréterait Marx de manière erronée, dans le même article :

« Il nous faut, maintenant, examiner d’une manière approfondie la lutte des classes. J’accorde volontiers que cette portion de la doctrine marxiste a été fort obscurcie par les commentateurs, au moins autant que le matérialisme historique.

Si, pour éviter les difficultés, on adopte un sens très large, on aboutit soit à des banalités, soit à des propositions générales n’ayant rien de spécifiquement marxiste.

Les conflits d’intérêts, les oppositions entre les divers groupes, les influences économiques sont des moyens d’explication qui appartiennent à tout le monde. M. Tcherkésoff a raison quand il fait observer que Niebuhr a dirigé, il y a bien longtemps, l’étude de l’histoire romaine en tenant compte des conditions économiques ; – quand il rappelle l’œuvre colossale de Th. Rogers, qui ne connaissait rien de Marx et d’Engels. je pourrais aussi mentionner le Cours professé au Collège de France par M. J. Flach, sur les institutions primitives : l’éminent juriste a renouvelé toutes les recherches sur la famille en prenant pour base les conditions de production de la vie matérielle, et considé- rant tout l’ensemble du complexus social comme une unité indéchirable ; c’est une méthode qu’on pourrait appeler marxiste, bien que le professeur n’ait jamais lu Marx.

Les exemples pourraient être multipliés à l’infini. D’autre part, des disciples ont voulu étonner les lecteurs naïfs en leur révélant de prodigieuses inventions, et ils ont converti, comme le dit M. G. Richard, des vérités banales à force d’être répétées en des paradoxes audacieux.

« La société n’est pas un champ clos, dans lequel luttent patrons et ouvriers » ; le renouvellement général de la société est l’œuvre de toutes les classes ; on ne peut pas le circonscrire « dans les rapports des ouvriers industriels et des maîtres de fabrique » (p. 27). Je ne vois pas que dans le 18 Brumaire (que l’on cite d’ordinaire comme la meilleure application des théories historiques de l’école) Marx ait raisonné de la sorte ; il prend en considération tous les groupes qui existent.

Marx a donné, dans le 18 Brumaire, cette définition d’une classe : « En tant que des millions de familles vivent dans des conditions d’existence qui distinguent leur manière de vivre, leurs intérêts, leur éducation de ceux des autres classes qui leur sont opposées hostilement, ils forment une classe. » Il ajoute comme signes d’une classe, la solidarité, l’association nationale et l’organisation politique : ces caractères se trouvent dans les classes pleinement développées, étant devenues classes pour elles-mêmes ; mais il y a aussi des classes qui ne sont pas arrivées à ce plein épanouissement.

Dans la Misère de la philosophie, Marx a dit : « Au moment où la civilisation commence, la production commence à se fonder sur l’antagonisme des ordres, des états et des classes, enfin sur l’antagonisme du travail accumulé et du travail immédiat.

Pas d’antagonisme, pas de progrès. » Il ne semble donc pas que l’histoire doive être complètement expliquée par l’antagonisme sur lequel se fonde la production ; mais que cet antagonisme est seulement requis pour interpréter une partie de l’histoire, ce qui nous apparaît comme progrès, – à l’heure actuelle, le mouvement socialiste (…).

Avant d’abandonner ce sujet, il est nécessaire de dire quelques mots pour expliquer les causes de la persistance de l’erreur combattue par M. Merlino.

Cette erreur a été maintenue grâce à la fausse interprétation donnée au premier volume du Capital: on n’y voit que capitalistes-entrepreneurs et prolétaires ; mais on n’a pas pris garde que ce ne sont pas des patrons et des ouvriers vivants, mais seulement des abstractions empruntées à l’organisme historique et transformés en mécanismes dans la composition économique.

Ces masques scientifiques ne peuvent être confondus avec les êtres ayant de la chair sur les os, avec les hommes qui font l’histoire.

Mais notre esprit est ainsi fait qu’il croit toujours que le moins réel et le plus abstrait a une supériorité sur le réel et le concret.

La division en deux groupes a donc passé pour constituer le dernier mot de la sociologie, parce qu’on l’apercevait dans la partie la plus reculée d’une composition purement idéale (…).

Au point de vue marxiste, il ne saurait plus exister de philosophie de l’histoire.

L’histoire forme un mélange hétérogène dépendant de circonstances infiniment complexes ; ce mélange est donné et il nous est impossible de le penser autrement qu’il n’est donné.

Il est impossible de ramener chaque ensemble à un élément simple (qui le caractériserait et permettrait de le reconstruire) ; il est impossible de réunir tous les ensembles successifs par une connexion scientifique, par une loi qui, après avoir exprimé le passé, serait capable de nous donner l’avenir. Les ensembles successifs n’ont d’autre lien que l’ordre enregistré par la chronologie (…).

L’histoire est tout entière dans le passé ; il n’existe aucun moyen de la transformer en une combinaison logique, permettant de prévoir l’avenir. Tout ce que nous disons de l’avenir est pure hypothèse, mais hypothèse nécessaire pour fournir des bases à notre activité (…).

Bien que Marx ait, assez généralement, évité de parler des choses d’avenir, il n’a pu s’en dispenser quelquefois : ainsi, dans la lettre sur le programme de Gotha, il énonce cette proposition que l’évolution se fera en trois moments : capitalisme, semi-communisme (quelquefois appelé collectivisme) et communisme ; malheureusement il n’a pas fait connaître quelles étaient les raisons sur lesquelles il s’appuyait. »

Il n’y a donc pas de dialectique entre deux classes, pas de loi historique, pas de mode de production. Il n’y a que la possibilité de construire un affrontement, au nom d’une idée. C’est là qu’intervient la théorie de la violence, ou plus exactement l’esprit du combattant.

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Georges Sorel : réactiver par la violence une bourgeoisie abrutie

Il est évident que si Georges Sorel avait limité sa critique à une dénonciation de la politique et de la corruption, il n’aurait pas eu d’impact ; il serait simplement un compagnon de route d’un syndicalisme révolutionnaire né et se développant sans lui.

Il fallait que s’ajoute une conception bien particulière, qui justement va dépolitiser le projet de Georges Sorel et permettre à son oeuvre de devenir une référence fasciste, ou plus exactement un apport à la genèse du principe de « révolution fasciste ».

C’est qu’il ne s’agit pas chez Georges Sorel simplement du fait qu’il y aurait une prise du contrôle du prolétariat par les intellectuels devenant politiciens, chef de parti. Il y a également, et c’est là la grande originalité de Georges Sorel, une prise d’assaut de la bourgeoisie elle-même.

Ce qu’il dénonce en la social-démocratie, en le parti d’avant-garde, c’est le fait de se proposer comme nouvel Etat, nécessairement parasite. Mais ce parasite n’est pas simplement effectif après la révolution – ce serait ici répéter simplement ce qu’a prétendu Bakounine. Il est également présent avant la révolution, dans le capitalisme lui-même.

Pourquoi cela? Parce que la bourgeoisie est une classe non pas qui exploite comme chez Karl Marx, avec la question du taux de profit, etc., mais simplement une classe qui, en quelque sorte, règne.

La bourgeoisie, devenue abrutie à force de domination, laisserait donc la place aux gestionnaires. Voici comment Georges Sorel voit les choses, dans Réflexions sur la violence :

« Si l’abrutissement de la haute bourgeoisie continue à progresser d’une manière régulière, à l’allure qu’il a prise depuis quelques années, nos socialistes officiels peuvent raisonnablement espérer atteindre le but de leurs rêves et coucher dans des hôtels somptueux.

Deux accidents sont seuls capables, semble-t-il, d’arrêter ce mouvement : une grande guerre étrangère qui pourrait retremper les énergies et qui, en tout cas, amènerait, sans doute, au pouvoir des hommes ayant la volonté de gouverner ; ou une grande extension de la violence prolétarienne qui ferait voir aux bourgeois la réalité révolutionnaire et les dégoûterait des platitudes humanitaires avec lesquelles Jaurès les endort.

C’est en vue de ces deux grands dangers que celui-ci déploie toutes ses ressources d’orateur populaire : il faut maintenir la paix européenne à tout prix ; il faut mettre une limite aux violences prolétariennes. »

Comme on le voit ici très bien, Georges Sorel met sur le même plan une guerre et la violence prolétarienne, car ce qui compte ce n’est nullement l’idéologie, mais la violence en soi. La violence est source d’énergie ; c’est elle qui fournit la substance de la révolution.

Cela est nécessaire, car la bourgeoisie est abrutie, elle n’apparaît plus sur le devant de la scène. Tout devient alors une question de gestion, tout est endormi sur le plan révolutionnaire aux yeux de Georges Sorel. Il faut donc, en quelque chose, chercher la casse.

Frapper fort, c’est ici réactiver la bourgeoisie, la forcer à être elle-même, à se montrer, à se présenter, et donc à affronter. La violence n’est pas un mouvement historique, elle est un choix forçant l’existence de protagonistes.

Georges Sorel dit donc :

« Marx supposait que la bourgeoisie n’avait pas besoin d’être excitée à employer la force ; nous sommes en présence d’un fait nouveau et fort imprévu : une bourgeoisie qui cherche à atténuer sa force.

Faut-il croire que la conception marxiste est morte ? Nullement, car la violence prolétarienne entre en scène en même temps que la paix sociale prétend apaiser les conflits ; la violence prolétarienne enferme les patrons dans leur rôle de producteurs et tend à restaurer la structure des classes au fur et à mesure que celles-ci semblaient se mêler dans un marais démocratique.

Non seulement la violence prolétarienne peut assurer la révolution future, mais encore elle semble être le seul moyen dont disposent les nations européennes, abruties par l’humanitarisme, pour retrouver leur ancienne énergie.

Cette violence force le capitalisme à se préoccuper uniquement de son rôle matériel et tend à lui rendre les qualités belliqueuses qu’il possédait autrefois.

Une classe ouvrière grandissante et solidement organisée peut forcer la classe capitaliste à demeurer ardente dans la lutte industrielle ; en face d’une bourgeoisie affamée de conquêtes et riche, si un prolétariat uni et révolutionnaire se dresse, la société capitaliste atteindra sa perfection historique.

Ainsi la violence prolétarienne est devenue un facteur essentiel du marxisme.

Ajoutons, encore une fois, qu’elle aura pour effet, si elle est conduite convenablement, de supprimer le socialisme parlementaire, qui ne pourra plus passer pour le maître des classes ouvrières et le gardien de l’ordre. »

Il va de soi que le marxisme dont parle Georges Sorel n’a rien à voir avec le marxisme authentique. C’est que, justement, Georges Sorel a son interprétation très personnelle des écrits de Karl Marx.

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Georges Sorel et la dénonciation anti-politique de la corruption

Le moyen le plus simple de saisir la démarche de Georges Sorel, c’est de voir la différence entre sa conception de la démocratie bourgeoise et celle de la social-démocratie. Cette dernière considère que le socialisme est un mouvement démocratique de l’époque du prolétariat ; la bataille pour la démocratie est la substance de celle pour le socialisme, le mode de production capitaliste étant en opposition fondamentale avec le communisme.

Or, bien entendu, il y a eu des courants pour réviser cela et remplacer le socialisme par une bataille pour la démocratie dans sa forme bourgeoise. C’est en France que ces courants ont été immédiatement les plus puissants, avec notamment la figure de Jean Jaurès.

Georges Sorel dénonce alors la social-démocratie réformiste, la démocratie bourgeoise, et finalement la démocratie tout court, car elle est une valeur propre à la social-démocratie comme à la bourgeoisie, et lui rejette les deux.

C’est ce qui l’amène à un discours violemment anti-démocratique, qui l’amènera entre autres à collaborer à des revues conservatrices, tout en se voulant un partisan du syndicalisme révolutionnaire.

Voici l’un des violentes charges anti-démocratiques propres à Georges Sorel, qu’on trouve ici dans ses Réflexions sur la violence :

« Dès qu’on s’occupe d’élections, il faut subir certaines conditions générales qui s’imposent, d’une manière inéluctable, à tous les partis, dans tous les pays et dans toits les temps.

Quand on est convaincu que l’avenir du monde dépend de prospectus électoraux, de compromis conclus entre gens influents et de ventes de faveurs, on ne peut avoir grand souci des contraintes morales qui empêcheraient l’homme d’aller là où se manifeste son plus clair intérêt.

L’expérience montre que dans tous les pays où la démocratie peut développer librement sa nature, s’étale la corruption la plus scandaleuse, sans que personne juge utile de dissimuler ses coquineries : le Tammany-Hall de New York [base du parti démocrate à New York et bastion du clientélisme et de la corruption] a toujours été cité comme le type le plus parfait de la vie démocratique et dans la plupart de nos grandes villes on trouve des politiciens qui ne demanderaient qu’à suivre les traces de leurs confrères d’Amérique (…).

La démocratie électorale ressemble beaucoup au monde de la Bourse; dans un cas comme dans l’autre il faut opérer sur la naïveté des masses, acheter le concours de la grande presse, et aider le hasard par une infinité de ruses ; il n’y a pas grande différence entre un financier qui introduit sur le marché des affaires retentissantes qui sombreront dans quelques années, et le politicien qui promet à ses concitoyens une infinité de réformes qu’il ne sait comment faire aboutir et qui se traduiront seulement par un amoncellement de papiers parlementaires.

Les uns et les autres n’entendent rien à la production et ils s’arrangent cependant pour s’imposer à elle, la mal diriger et l’exploiter sans la moindre vergogne : ils sont éblouis par les merveilles de l’industrie moderne et ils estiment, les uns et les autres, que le monde regorge assez de richesses pour qu’on puisse le voler largement, sans trop faire crier les producteurs ; tondre le contribuable sans qu’il se révolte, voilà tout l’art du grand homme d’État et du grand financier.

Démocrates et gens d’affaires ont une science toute particulière pour faire approuver leurs filouteries par des assemblées délibérantes ; le régime parlementaire est aussi truqué que les réunions d’actionnaires.

C’est probablement en raison des affinités psychologiques profondes résultant de ces manières d’opérer, que les uns et les autres s’entendent si parfaitement : la démocratie est le pays de Cocagne rêvé par les financiers sans scrupules. »

Il y a ici beaucoup de conceptions qui se mélangent. A la dénonciation de la corruption s’ajoute le rejet violent d’un parti politique organisé et s’affirmant l’avant-garde. Pour Georges Sorel, un tel parti ne peut être constitué que d’intellectuels qui font office de parasite dans le rapport prolétariat-bourgeoisie.

A la critique de la corruption s’associe un anarchisme petit-bourgeois viscéral, typique du proudhonisme. Georges Sorel se définira d’ailleurs à la fin de sa vie comme un « vieillard qui s’obstine à demeurer comme l’avait fait Proudhon un serviteur désintéressé du prolétariat ».

Toute avant-garde ne pourrait ici, par essence même, n’avoir qu’une nature manipulatrice, parasitaire. Penser, ce serait vouloir se servir d’autres, ce serait viser à manipuler. Dans ses Matériaux d’une théorie du prolétariat, Georges Sorel exprime de la manière suivante ce qui est, en fait, une peur viscérale, classiquement petite-bourgeoise, de l’Etat :

« La véritable vocation des Intellectuels est l’exploitation de la politique ; le rôle de politicien est fort analogue à celui de courtisan, et il ne demande pas d’aptitude industrielle.

Il ne faut pas leur parler de supprimer les formes traditionnelles de l’Etat ; c’est en quoi leur idéal, si révolutionnaire qu’il puisse paraître aux bonnes gens, est réactionnaire. Ils veulent persuader aux ouvriers que leur intérêt est de les porter au pouvoir et d’accepter la hiérarchie des capacités qui met les travailleurs sous la direction des hommes politiques. »

Mais, alors, quelle force opposer à la politique? Le syndicat, anti-politique, par définition révolutionnaire, car avançant nécessairement, mettant en même de temps de côté l’idéologie, comme il est expliqué ici dans L’avenir socialiste des syndicats :

« En France, ils [les intellectuels] prétendent que leur vraie place est dans le Parlement et que le pouvoir dictatorial leur reviendrait de plein droit en cas de succès. C’est contre cette dictature représentative du prolétariat que protestent les syndicaux. »

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Georges Sorel et la violence

Les Réflexions sur la violence de Georges Sorel forment une œuvre extrêmement célèbre dans l’histoire des idées. Celle-ci n’est pourtant pas devenue l’origine d’un mouvement politique ou social ; on peut même dire que, de par son contenu éclectique, entre digressions historiques et remarques intellectuelles, l’oeuvre est d’une profonde incohérence.

Par ailleurs, il est connu que les multiples textes de Georges Sorel se caractérisent justement par le fait de partir dans tous les sens, d’effectuer des remarques sans former un tout cohérent, unifié.

Mais c’est paradoxalement précisément cette dimension incohérente qui a fait le succès d’estime de Georges Sorel et des Réflexions sur la violence. Sa démarche répondait à une besoin très particulier, une approche sociale et culturelle bien déterminée.

Quel était ce besoin, d’où venait-il ?

Il faut saisir le contexte, qui est celui de la fin du 19e siècle, du début du 20e siècle. A l’Est de l’Europe, il existe une forte social-démocratie, qui vise la révolution et se revendique du marxisme le plus orthodoxe.

Son théoricien est Karl Kautsky et déjà des personnalités se profilent comme l’aile gauche de la social-démocratie : la polonaise Rosa Luxembourg, également active en Allemagne, et le russe Lénine.

En France, la social-démocratie est tout à fait différente. Union des courants socialistes, elle ne connaît pratiquement rien au marxisme, et ce qu’elle connaît, elle le connaît mal, s’imaginant que la dialectique signifie unifier les contraires. Son principal dirigeant, Jean Jaurès, est de toutes façons un républicain de gauche, pour qui le socialisme n’est somme toute qu’une République bien faite.

Or, le drame est que cette social-démocratie non-marxiste apparaît aux yeux des masses comme la représentante du marxisme, dans la mesure où elle profite de l’aura de la formidablement puissante social-démocratie allemande.

Pour cette raison, le marxisme apparaît comme un moyen pour des hommes politiques de s’appuyer sur les ouvriers et leurs luttes pour s’insérer dans l’administration, au gouvernement, etc.

Cela provoquera une réaction de dégoût s’exprimant par un rejet fondamental de la politique, d’abord par les « bombistes », les anarchistes jetant des bombes, dont la figure la plus connue est Ravachol, puis par la suite par le syndicalisme révolutionnaire.

A l’opposé de l’Est de l’Europe où les dérives réformistes d’une social-démocratie, bien différente par ailleurs, sont critiquées politiquement, par la gauche, ce qui donnera le mouvement communiste (avec les bolcheviks et les spartakistes), en France la critique est de droite, d’obédience anarchiste.

C’est là qu’intervient Georges Sorel. Celui-ci n’est pas au sens strict le théoricien du syndicalisme révolutionnaire : il ne l’a pas inventé, il ne l’a pas formulé. Il n’est en fait même pas un théoricien du syndicalisme révolutionnaire, courant qu’il soutient, mais dont il reste finalement extérieur.

Ce que fait Georges Sorel, c’est justement reprendre la critique syndicaliste-révolutionnaire de la social-démocratie, en proposant un nouveau modèle de révolution.

Georges Sorel

C’est une révolution qui serait anti-politique et proposerait une nouvelle civilisation, à travers un moyen essentiel car permettant de tout renouveler : la violence.

La classe ouvrière n’est pas ici le fruit d’une dialectique historique au sein d’un mode de production en crise, mais l’outil pour un projet de société utilisant la violence comme vecteur pour bouleverser l’ordre social.

Il ne manquait qu’un pas pour que, une fois la classe ouvrière mise de côté, on ait l’idée d’un projet révolutionnaire de régénération, qui sera justement la thèse de la révolution fasciste.

Georges Sorel ne fera pas ce pas. Si le Cercle Proudhon organisé dans la mouvance de l’Action française se revendique de lui, Georges Sorel restera cependant distant, conservant une option non nationaliste et opposé à l’armée, comme en témoigne son opposition à a première guerre mondiale.

Cependant, son parcours reste en même temps empreint d’antisémitisme ett de fréquentation de syndicalistes révolutionnaires basculant dans le nationalisme. S’il saluera Lénine, en qui il voit celui qui porte un « coup de force » comme justement il l’apprécie, ce sera Benito Mussolini qui s’en revendiquera.

En ce sens, Georges Sorel reste un auteur marginal ; il n’a été qu’un outil historique de l’affirmation de la « révolution fasciste » comme thèse politique. Mais il exprime également un véritable travers français, mêlant incompréhension du marxisme, l’éloge de la spontanéité et du coup de force par le mépris de l’intellect, la fascination pour l’union des contraires.

En ce sens, ces erreurs françaises ont contribué de manière essentielle à la genèse de l’idéologie de la contestation anti-parlementaire d’une classe dominante réduite à la ploutocratie, du culte de l’irrationalisme et de la fascination pour la violence, pour le coup d’éclat, le coup d’État.

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