Gauche Prolétarienne: La J.C.R. en mai-juin 1968

[Extrait des Cahiers de la Gauche Prolétarienne, n°1, avril 1969]

On doit se demander la raison des profondes affinités qui lient depuis pas mal de temps une fraction des trotskystes et le P.S.U.

Ces affinités ont conduit à Charléty.

[Allusion au meeting du 27 mai à Charléty appelé par le P.S.U., la CFDT, l’UNEF, le SNES Sup, et la JCR. Mendès-France était présent à la tribune]

Et comme il ne semble pas qu’il y ait eu la moindre autocritique sur ce point, comme sur bien d’autres, on est en droit de se poser et de poser des questions.

Rappelons les faits essentiels ; l’ex-J.C.R. dans la première semaine de mai constitue le bras séculier de l’U.N.E,F. ; dans les semaines qui suivent, elle se concentre dans les facultés et les coordinations naissantes ; dans la semaine décisive 24-31, elle se retrouve avec le P.S.U. lors des manifestations du 24 puis au stade Charléty.

Enfin, à partir de ce moment, vu la  » contre-offensive gaulliste « , elle décide que le temps du reflux étant arrivé, sa tâche est d’organiser î’avant-garde et surtout comme l’agitation des masses se perpétuait, il fallait protéger cette avant-garde naissante des tentations de l’aventurisme, du jusqu’au-boutisme.

Les partisans de  » la résistance prolétarienne  » se virent ainsi gratifiés de l’étiquette de  » jusqu’au-boutiste « .

C’était l’époque où l’on évoquait les grandes ombres du passé; on rappelait que le mouvement ouvrier avait mis des années après  » le massacre de la Commune  » pour se remettre de son affaiblissement.

D’où venaient ces idées ?

Moins des manuels et des souvenirs que du P.C. révisionniste.

La suite allait le démontrer amplement ; le thème de la Commune,  » solo funèbre  » pour la classe ouvrière est le thème de prédilection de Waldeck Rochet.

Comme on le voit d’après ces faits, la question s’impose : pour quelle raison cette proximité politique de l’ex-J.C.R. et du P.S.U. ?

La pensée avant-gardiste

Son expression la plus fulgurante est celle de la  » répétition « , 1968 est la répétition générale de la révolution socialiste française.

Bien, mais là où l’effet devient franchement burlesque, c’est lorsqu’on analyse le contenu de cette répétition.

En gros, si en 68, cela n’a pas marché, c’est parce qu’il n’y avait pas d’avant-garde ; s’il n’y avait pas d’avant-garde, c’est qu’au moment décisif, des militants d’avant-garde n’ont pas eu les moyens de faire pénétrer dans les masses la ligne d’avant-garde qui est celle du  » contrôle ouvrier « , la ligne de la  » transition révolutionnaire « .

Cela  » répète  » le programme de transition de Trotsky écrit en 1938. Ce n’est pas tout, ce programme est une répétition du programme de Lénine en 1917.

Et comme chacun sait, 17 a été précédé de la répétition du 1905. La lutte des classes est un théâtre où on joue toujours la même pièce.

Une telle pensée d’avant-garde qui aurait maintenu, répété, la première pièce d’avant-garde jouée sur la scène, la révolution bolchevique : voilà ce qui a manqué en 68.

Lisons le jeu de l’ex-J.C.R. pendant la tempête révolutionnaire à la lumière de cette pensée.

L’ex-J.C.R. est l’avant-garde puisque cette pensée est la sienne, mais en 68 cette avant-garde n’était pas en mesure de fonctionner comme avant-garde,

Deux conséquences : elle réagissait aux modifications du rapport de forces comme si elle le dominait politiquement ; elle se mettait à la place d’une avant-garde qu’elle n’était pas en fait mais qu’elle aurait pu être.

Ainsi, la semaine du 24 au 31 est-elle décisive : le pouvoir était vacant, pourquoi ? tout simplement parce que si à la place du P.C. F. -C. G. T. il y avait eu l’avant-garde cela se serait passé autrement : le pouvoir aurait été à prendre (et on l’aurait pris)…

De même puisque le P.C. F. ne réagissait pas à la contre- offensive du pouvoir le 31, puisque à partir de ce moment le pouvoir n’était plus à prendre, l’objectif ne pouvait être que de protéger l’avant-garde (celle qui… à la place du P.C. F. eût changé la face de l’histoire).

On voit la conséquence pratique : cette identification imaginaire aboutit à suivre le rapport de forces tel qu’il est tranché par le P.C. F.

On est l’ombre révolutionnaire du P.C.F., l’ombre portée.

La résistance prolétarienne est inadmissible dans cet ordre d’idées.

En effet son objectif est précisément de dérégler le jeu gaullisme-P.C.F.

Son objectif, c’est que la force ouvrière réprimée idéologiquement par le révisionnisme s’exprime avec l’aide des étudiants révolutionnaires.

Cette expression-là c’est l’aurore d’un parti prolétarien.

Un parti qui naisse de la lutte révolutionnaire des masses (ouvriers et étudiants révolutionnaires) contre les ennemis, la contre-révoultion : le pouvoir et son complice révisionniste.

Deux voies : ou l’on se proclame (en pensée ou en paroles) une avant-garde et cela amène à une pratique politique  » paradoxale « .

Ou l’on édifie une avant-garde, le noyau dirigeant de la cause du peuple.

Et alors on part de la réalité. Ce qui veut dire, entre autres, qu’on part du fait que les masses ne nous reconnaissent pas encore comme avant-garde.

Transformer cette réalité c’est montrer dans les faits en quoi l’on a fait avancer l’histoire.

Le rêvolutionnarisme petit-bourgeois

On a vu comment une pensée avant-gardiste se donne en pensée ce qui est à créer dans la matière. On a vu qu’une telle pensée implique le suivisme.

En effet cette avant-garde imaginaire est contrainte de partir de la réalité que ceux qui sont à la place qu’elle désire (la direction de la classe ouvrière) produisent. En d’autres termes, elle suit (en critiquant).

Ce qui reste à analyser c’est le fait suivant : quelle est dans ce cas précis la position réelle adoptée par cette avant-garde en paroles ?

Si elle n’est pas à l’avant, alors où est-elle ? Les faits montrent que l’ex-J.C.R. s’est trouvée à la  » gauche  » du P.S.U. Pourquoi cette position ?

Pour répondre à cette question il ne suffit pas de dire que « dirigeant  » le même mouvement (le mouvement étudiant) ce n’est pas un hasard qu’ils se soient retrouvés bons compagnons; d’autres groupements politiques avaient une influence de masse dans le mouvement des étudiants révolutionnaires qui n’ont pas pris cette orientation putschiste (ex-22 mars, ex-U.J.C.M.L.).

Il faut donc que ce rapprochement ait non seulement été facilité par une référence sociale commune (le mouvement étudiant), mais par une politique convergente. C’est ce qu’il faut déterminer.

La convergence idéologique était perceptible, bien avant mai: les thèses de Mandel, ie penseur de l’ex-J.C.R,, l’adaptateur du programme de transition de Trotsky aux conditions de notre époque, ont rencontré et partiellement fusionné avec les thèses du socialisme petit-bourgeois : les thèses du  » réformisme révolutionnaire « .

La ligne du  » contrôle ouvrier  » est devenue la ligne des  » réformes de structures anticapitalistes « .

La ligne du  » contre-pouvoir  » a été amalgamée avec celle du  » double pouvoir « , Le contre-pouvoir pour les réformistes révolutionnaires c’est la ligne qui consiste à opposer à une politique une autre politique, à un pouvoir de décision un contre-pou voir de décision ; par exemple, opposer au pouvoir patronal le pouvoir syndical ; au plan, un contre-plan; au modèle de civilisation, un autre modèle de civilisation.

On voit évidemment que cette ligne part des formes du despotisme impérialiste (extension du despotisme ; phénomènes nouveaux de distribution du pouvoir) et lui oppose une ligne d’action  » réformiste  » : en effet au lieu de déterminer une politique qui s’oppose radicalement à la structure actuelle du despotisme, on propose une politique qui, épousant les formes du despotisme telles qu’elles apparaissent, n’est rien d’autre que le renouvellement de la tactique classique du réformisme : le  » grignotage  » imaginaire du pouvoir, le refus réel de sa destruction en raison du refus de poser concrètement la question du fusil qui est le pilier du despotisme impérialiste.

Apparemment dans le cas trotskyste, c’est radicalement différent : puisque le thème de l’insurrection armée est invoqué. Mais ce n’est qu’une apparence.

Considérons le programme de transition de Trotsky, base de référence.

II semble qu’il répète en tous points le programme bolchevique de 1917.

Mais il y a un hic : le thème du contrôle ouvrier en 17 est subordonné à un contexte concret où il prend tout son sens.

Dégagé de ce contexte, il perd tout son sens. Quel est ce contexte ?

L’existence de Soviets, d’un pouvoir rouge inventé par les masses.

Quelle est l’essence de ce pouvoir ? C’est un pouvoir révolutionnaire parce qu’il combine grâce à l’action dirigeante des bolcheviks les deux conditions essentielles : l’appui des masses et le fusil.

C’est un pouvoir parce que sa base est une base de masse et que son pilier, l’embryon de l’armée, est constitué.

En d’autres termes pour se retrouver dans une situation du type 1917 il faudrait non seulement avoir sa  » ligne de contrôle ouvrier  » (ça n’a jamais été une ligne pour Lénine, tout au plus un élément secondaire de la ligne) mais surtout il faudrait avoir réglé la question de l’armement unifié des classes révolutionnaires (et pas seulement du prolétariat) des classes révolutionnaires, de la majorité réelle du peuple.

(La majorité réelle qui n’a, bien entendu, rien à voir avec une quel-majonte électorale, c’est la majorité des masses populaires actives inquement que les révolutionnaires bolcheviks ont pour tâche de mobi-user consciemment).

Une paille comme on voit !

En 1917, le Soviet était une forme inédite d’armement unifié des classes révolutionnaires.

On connaît le secret de l’affaire : la guerre inter-impérïaliste avait aboli la distance villes-campagnes (problème fondamental de la révolution mise), cette même guerre avait donné le fusil au paysan : c’était le soldat.

La question principale de la révolution est celle du pouvoir, c’est-à-dire avant la dictature du prolétariat celle de la guerre révolutionnaire : ce n’est pas, et pour cause, la question du contrôle ouvrier (ou de l’autogestion).

Quand on prétend avoir répété le grand soir en sortant de mai 68 avec la ligne du contrôle ouvrier, qu’est-ce que l’on fait d’autre qu’oublier le fusil, même si par ailleurs on bavarde sur l’insurrection armée et les piquets de grève qui en sont les premiers détachements.

Croit-on que c’est en un mois qu’on invente la solution de ce problème ?

Autant dire qu’on ne le considère pas comme un problème.

Dans le contexte de mai 68 où la violence ne fut jamais politico-militaire mais toujours politico-idéologique (en effet, elle visait moins à anéantir l’ennemi qu’à éveiller les forces de l’ami), on comprend que cet oubli de fusil redevienne actuel.

Les continuateurs de Trotsky et les partisans de la voie pacifique extraparlementaire (P.S.U.) se retrouvent sur le même terrain. On comprend les émouvantes communions de Charléty.

On voit comment base sociale (révolte idéologique anti-autoritaire à caractère petit-bourgeois) et idéologique (amalgame de la ligne de transition trotskyste et la ligne de transition réformiste révolutionnaire) se conjoignent pour donner Charléty.

Tout cela est cimenté par la position vis-à-vis du révisionnisme intitulé « bureaucratie stalinienne ».

De même que la ligne du P.S.U. suppose l’unité de la gauche et que la tactique du P.S.U. c’est de faire pression sur la gauche pour  » renouveler  » le socialisme ; la tactique des trotskystes est de faire pression sur la bureaucratie stalinienne, parti ouvrier mais affligé d’une tare (il a rejeté la ligne du contrôle ouvrier).

Voilà comment à Charléty la pression du réformisme révolutionnaire s’est conjointe avec la pression de la ligne du contrôle ouvrier ; double pression qui devait accabler le révisionnisme.

Les faits : loin d’être accablé, le révisionnisme est sorti renforcé de Charléty, II y a ainsi d’étranges avant-gardes.

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