UJC (ml) : Comment la bourgeoisie française tente de s’allier le peuple des campagnes (1967)

Pour résister aux luttes des ouvriers, la bourgeoisie française a toujours tenté de trouver un appui dans les campagnes.  

Pour conserver le pouvoir et imposer le système capitaliste, elle utilise deux armes essentielles : la répression et la division. Pour la répression, elle se sert de sa justice, de ses lois, de ses flics.

Elle en a besoin pour tenter de briser les luttes qui mettent ses intérêts en cause. Pour diviser le peuple, en particulier les ouvriers et les paysans, elle se sert de négociations, de lois agraires, de politiciens, de journalistes et d’organisations professionnelles. 

Depuis qu’elle est au pouvoir et qu’elle s’oppose aux luttes populaires, la bourgeoisie a acquis une certaine expérience et sait se servir de ces deux armes en adaptant leur utilisation selon les moments et les lieux.

Cela fait plus d’un siècle que la bourgeoisie tente d’isoler les paysans des ouvriers. Depuis la commune, elle a compris qu’elle devait s’allier aux paysans pour maintenir son ­pouvoir contre les assauts de la classe ouvrière.

Les politiciens de droite, et même de gauche, ont souvent loué les paysans de leur bon sens inné, de leur amour de l’ordre, de leur attachement aux valeurs éternelles de la propriété privée… Ils cherchent ainsi à proclamer une parenté éternelle entre les intérêts et les idées de tous les paysans et ceux de la bourgeoisie. 

Même si jusqu’à maintenant les paysans ont souvent été des alliés pour la bourgeoisie, cette alliance est loin d’être naturelle.  Elle est le résultat des efforts de tous les gouvernements qui se sont succédé, d’une stratégie souvent remise en cause par la colère paysanne, mais rafistolée par des concessions ou des tromperies du pouvoir.

Le principe de la stratégie bourgeoise est simple et les gouvernements ont un bon moyen pour le mettre en œuvre : la politique agricole. Tous les paysans, riches ou pauvres, sont des producteurs indépendants.  

Si le gouvernement prend des mesures d’aide favorisant tous les paysans, les riches vont en profiter les premiers et ainsi accroître leur force, les autres n’auront que des miettes « qui les feront taire.», mais tous auront intérêt à demander de nouvelles mesures. Ainsi le paysan riche peut se présenter comme le champion des intérêts de tous les paysans en revendiquant des mesures dont il est le premier bénéficiaire.

Quand les paysans travailleurs se rendent compte que le soutien des prix ne mène à rien, la bourgeoisie trouve autre chose : la réforme des structures. On explique qu’ils peuvent, en étant de petits patrons dynamiques, relever la tête et rejoindre les gros, qu’il leur faut pour cela se moderniser, s’agrandir, s’endetter et ainsi tenter d’être les plus forts dans la concurrence.

On oublie de leur faire remarquer qu’étant donné les forces dont disposent déjà les paysans riches, ils ont peu de chances de « gagner la bataille ». On leur dit que toute la question est d’être moderne ou non : on tente de décourager les « anciens », les « non-­valables » et d’unir les « modernes ».  

Quel que soit son visage, le fond de la politique agricole est toujours le même : il s’agit de contrôler la paysannerie, de l’unifier derrière les représentants de l’agriculture capitaliste.  

Mais si le pouvoir du capital a les moyens de détourner la lutte des paysans­-travailleurs, il ne peut empêcher leur ruine.

Bien au contraire, il en profite.  Il ne peut empêcher les paysans pauvres de s’apercevoir qu’ils travaillent de plus en plus pour un revenu bien maigre, les paysans moyens de se rendre compte que leurs efforts de modernisation n’aboutissent qu’à les endetter toujours plus. Il ne peut empêcher les travailleurs de souhaiter que cela change. 

C’est pourquoi, si l’histoire montre que la bourgeoisie a réussi à se servir des paysans pour conserver son pouvoir, elle montre aussi que la révolte n’a cessé de naître et que l’unité des ouvriers et des paysans travailleurs correspond à un besoin réel. De cette histoire nous ne présenterons que les étapes les plus importantes.  

1. L’alliance révolutionnaire du peuple des campagnes et des bourgeois contre les féodaux 

C’est au cours de la Révolution de 1789 que les paysans, pour la première fois en France, se sont alliés à la bourgeoisie. Cette alliance est alors révolutionnaire : il s’agit de mettre bas tous les privilèges des seigneurs. La bourgeoisie en France n’est pas assez puissante pour vaincre seule le pouvoir féodal : elle a besoin des paysans.  

Riches ou pauvres, tous les paysans ont alors un intérêt commun : abolir les droits et privilèges féodaux qui réduisent les pauvres à la misère et empêchent les plus riches, les « coqs de village », les « bourgeois rassembleurs de terre » de se développer.  

Contre les seigneurs, tous les paysans sont unis et tous rejoignent ainsi la lutte de la bourgeoisie et du peuple des villes. La révolte paysanne, dans l’Est, a précédé la prise du pouvoir dans les villes. La Bastille tombée, ce sont encore les paysans en armes qui ont forcé la main au pouvoir bourgeois afin qu’il prenne des mesures pour abolir les privilèges des seigneurs.  

Les paysans aisés, les coqs de village, bref la bourgeoisie agricole, sortent victorieux de la Révolution : ce sont eux qui auront les moyens d’acheter la plupart des biens nationaux confisqués au clergé et aux nobles exilés, ainsi que la plus grande partie des terres communales mises en vente.  

Ce sont eux qui vont profiter de la libération du commerce, de l’abolition des droits de passage et des douanes intérieures, car ce sont eux qui vendent le plus alors que la majorité des paysans produit pour consommer et ne vend que de maigres excédents. 

Enfin, ce sont eux qui ont le plus intérêt à clore leurs champs et à remplacer la jachère où se nourrit le troupeau du village par une prairie artificielle ou une culture dont le produit revient au seul exploitant. Car souvent, pour les pauvres, la jachère soumise à la vaine pâture permet d’élever plus de bétail qu’ils n’en pourraient nourrir sur leurs petites parcelles.  

Mais la bourgeoisie agricole a largement partagé les fruits de sa victoire. L’abolition des droits seigneuriaux a fait disparaître une cause d’endettement et de misère. Le droit de propriété est reconnu au paysan parcellaire qui sent ainsi son avenir plus assuré. Souvent, en se groupant, même les paysans pauvres ont pu acquérir des terres. Dans certaines régions, en usant de la force, ils sont parvenus à se les distribuer par foyer.  

2. Les paysans dominés par des forces nouvelles. 

Dans la période qui suit la Révolution, les paysans se trouvent unis pour défendre l’ordre nouveau, c’est­à­dire le système bourgeois, contre tout retour aux servitudes féodales. En ce sens, ils sont les alliés de la bourgeoisie. Mais déjà l’économie de marché se développe et, dans cette économie, les mieux nantis se trouvent renforcés et les autres affaiblis. 

Alors que les paysans aisés et les nobles convertis au système bourgeois accaparent les terres, le peuple des campagnes connaît la misère. L’exode commence à devenir de plus en plus rapide. L’abandon de la vaine pâture qui gênait les paysans riches, la vente des biens communaux, privent une masse de journaliers, manouvriers, paysans pourvus d’un tout petit lopin, de la possibilité de faire paître leurs bêtes sur les jachères et les terres de la commune. Les petits laboureurs qui ont acheté quelques parcelles ont leurs terres grevées d’hypothèques.

A chaque succession, ils doivent racheter leur part et s’endetter de plus en plus. L’usurier sévit dans les campagnes. Les petits laboureurs voient avec colère les riches accaparer les terres et en faire monter les prix. 

Les paysans pauvres, les journaliers, commencent donc à s’opposer aux « bourgeois mangeurs de terre et faiseurs de clôtures », aux créanciers qui les ruinent et à l’Etat qui les impose de plus en plus lourdement. 

3. La révolution de 1848 : pour asseoir son pouvoir, la bourgeoisie divise le peuple. 

Dès 1845, les paysans répondent par la révolte à chaque vente de biens communaux. Quand les riches font des clôtures, le peuple les brise et quand on vient chercher l’impôt, on est reçu parfois avec des pierres. Comme en 1789, quand arrive la révolution de février 1848, la révolte a déjà gagné les campagnes.  Le pouvoir politique est alors aux mains de la bourgeoisie financière qui profite des dettes de l’Etat pour s’enrichir.

Dans l’opposition, les paysans ne sont pas seuls. On retrouve le prolétariat, les artisans et petits commerçants des villes et même la fraction de la bourgeoisie industrielle qui voit ses bénéfices rognés par les exigences des financiers et par les dettes de l’Etat (que dirigent ces mêmes financiers).  

Dans les usines, les conditions de travail sont très dures, les ouvriers sont réduits à la misère et prêts à l’insurrection. Endettés par des créanciers qui tiennent le haut du pavé, les petits bourgeois des villes sont prêts à se soulever. La Révolution de février 1848 sera l’œuvre de toutes ces forces, pour un moment coalisées contre le pouvoir de Louis-­Philippe. Les ouvriers, dans la révolution, n’ont servi que de force d’appoint.

Mais la victoire leur a donné confiance et ils attendent de transformer l’insurrection républicaine en révolution sociale. Le nouveau gouvernement, dirigé par la bourgeoisie libérale, a peur de cette perspective.  Il s’empresse d’affermir son pouvoir en se ralliant les financiers et la fraction royaliste de la bourgeoisie. Pour cela, il lui faut reconnaître toutes les dettes de l’ancien régime, donc maintenir les impôts impopulaires.

Il faut même les augmenter.  Les paysans seront les plus touchés par ces charges nouvelles. Pour éviter que la colère gagne les campagnes et se tourne contre le nouveau pouvoir bourgeois, le gouvernement provisoire utilise à la fois la tromperie et la répression.  

Dans certains endroits, il fait briser la révolte paysanne par des ouvriers et des artisans des villes en leur faisant croire que les paysans se soulèvent contre la République (alors qu’en fait ils se révoltent contre la république des riches qui leur fait payer les dettes de la monarchie).  

Ailleurs, il explique aux paysans que les impôts sont dus aux ateliers nationaux que les ouvriers ont imposés [Les ateliers nationaux avaient été créés pour tenter de résorber le chômage et pour apaiser les revendications ouvrières.  

Le gouvernement va se servir des ateliers pour réprimer les ouvriers. D’abord, il les dispersera en province, éloignant ainsi de Paris un  grand nombre d’ouvriers révolutionnaires.  

Ensuite, il parviendra à diriger la colère des paysans contre les  ateliers nationaux, c’est-­à-­dire contre les ouvriers.]. Ayant ainsi divisé le peuple, isolé les ouvriers, la bourgeoisie peut réprimer dans le sang l’insurrection de juin 48. 

Dès lors, elle répand dans les campagnes la peur des rouges, des partageux, de ceux qui « auraient voulu vivre à ne rien faire dans des ateliers nationaux et aux frais des paysans ». Les campagnes sont inondées de calomnies sur les ouvriers et de mensonges sur leur révolte.  

Mais les paysans s’aperçoivent vite qu’ils ne tirent aucun bénéfice du nouveau pouvoir. Les impôts continuent d’augmenter, les créanciers ont toujours les dents longues.  Contre la république qui les a déçus, ils vont voter pour le futur empereur.

Ainsi, par leur vote, ils consolident le pouvoir bourgeois. Mais ils le font sans le savoir : ils vont aux urnes aux cris de : « Plus d’impôts, à bas les riches, à bas la république, vive l’empereur. »Comme le fait remarquer Marx : « La république qu’ils abattaient de leurs votes, c’est la république des riches. » 

Les paysans espèrent que le prince président leur apportera la relative prospérité qu’ils ont connu sous le premier empire… Il ne leur apportera que l’impôt sur les boissons !…  

En quelques mois, ceux qui ont voté pour le nouveau pouvoir passent dans l’opposition. Des révoltes paysannes éclatent à nouveau et le prince président doit décréter l’état de siège dans toute la région de Lyon.  

4. Le Second Empire : Capitalisme dynamique et misère du peuple. 

En 1852, le suffrage universel est aboli et les paysans se trouvent, tout comme les ouvriers, en dehors du pays légal.  Dès lors et pendant tout le Second empire, la bourgeoisie victorieuse, dynamique, va se désintéresser complètement de ceux dont elle avait recherché l’appui. L’agriculture va se transformer. Les gros producteurs vont se développer et même commencer à se mécaniser.  L’exode des paysans pauvres prend une ampleur jusque­là inconnue. 

C’est la période du libre échangisme, de la concurrence acharnée avec l’étranger et, à l’intérieur, entre les entreprises. La croissance des industries et l’exode rural concentrent dans les villes un prolétariat de plus en plus nombreux.  Les industriels maintiennent tes salaires au plus bas possible, allongent la fournée de travail des ouvriers afin, disent­-ils, de soutenir la concurrence de l’étranger.  Les ouvriers, à nouveau, se préparent pour la lutte.

Ils se sont regroupés, organisés et, de plus, ils ont rompu leur isolement. Dans les villes, les artisans et les petits commerçants sont ruinés par la concurrence des marchandises étrangères et des produits de l’industrie nationale. 

L’endettement de la petite bourgeoisie des villes est à son comble. Le débiteur s’oppose au créancier.

Dans les campagnes, la baisse des prix agricoles due à l’importation massive de céréales à faible prix condamne un nombre croissant de petits paysans à la misère. 

Deux tendances se manifestent dans les campagnes : l’une revient à lutter contre les « riches » qui profitent de la situation, contre l’Etat qui impose les pauvres et fait baisser les prix ; l’autre à s’allier aux gros producteurs et aux propriétaires pour revendiquer des prix plus élevés.  

Les royalistes tentent d’utiliser la seconde pour reprendre le pouvoir : ils créent pour cela la Société des agriculteurs de France.  Quant à la première tendance, elle peut donner un écho au chant des ouvriers révolutionnaires : Ouvriers, paysans nous sommes le grand parti des travailleurs La terre n’appartient qu’aux hommes, l’oisif ira loger ailleurs.  

5. La Commune. 

Avec l’effondrement de l’empire, le siège de Paris, arrive la Commune.  Pour défendre Paris, et sous la pression populaire, le gouvernement du 4 septembre, dominé par la fraction anti-bonapartiste de la bourgeoisie, a dû armer la population. Dans leur lutte contre l’assiégeant, contre un gouvernement plus tenté par un compromis que par la défense de la capitale, artisans et ouvriers parisiens se sont rapprochés.  

Le peuple de Paris est uni et, de plus, il est armé. Quand le « gouvernement », pour « éviter les troubles », signe l’armistice et tente de désarmer Paris, le peuple riposte, conserve les armes et fonde la Commune.  

Pendant près de trois mois le pouvoir révolutionnaire des ouvriers et des artisans parisiens va battre en brèche le pouvoir de la bourgeoisie, qui s’est réfugié à Versailles.

Évincé de Paris, menacé par les insurrections qui éclatent dans les villes : Lyon, Marseille, Saint­-Etienne, Narbonne, le gouvernement versaillais, coalition de royalistes et de républicains très « réalistes » va tout mettre en œuvre pour s’assurer l’appui des campagnes.  La « Société des agriculteurs de France », créée par les royalistes, ne suffit pas. Il faut un appui plus large. Alors on inonde les campagnes de la propagande versaillaise. 

On abreuve les journaux de mensonges sur les atrocités des communards.  On propage partout la peur des partageux ; on met peu à peu dans la tête des paysans l’idée que les ouvriers parisiens sont des bandits. Paris reste isolé et les armées versaillaises vont pouvoir massacrer les communards. 

Zola dira plus tard : « C’est la partie saine de la France, la raisonnable, la pondérée, la paysanne, qui supprime la partie folle… » Certes, la Commune succombe parce que les campagnes ne se sont pas levées pour la défendre et que Versailles a pu y puiser une partie de ses armées.  Mais ce n’est pas spontanément que les paysans se sont rangés du côté du pouvoir bourgeois : il a fallu pour cela toute la propagande versaillaise. 

Dans certaines régions, malgré celle­ci, des mouvements paysans favorables à la Commune se développent. La Commune gagne les campagnes.  La bourgeoisie a peur. Elle a compris qu’elle a besoin de s’allier les paysans pour se maintenir au pouvoir. Très vite, le gouvernement multiplie les « encouragements donnés à l’agriculture ».  

6. La « grande alliance » des « paysans » et de la bourgeoisie. 

La royaliste Société des agriculteurs de France présidée par les marquis de Dampierre et de Vogue a suivi l’ensemble de la bourgeoisie contre la Commune. Après la répression, elle sert les royalistes contre les bourgeois républicains.  

Pour contrebalancer les royalistes et dominer la IIIème République, les radicaux vont tenter de s’assurer la même base paysanne en créant la Société nationale d’encouragement à l’agriculture. C’est ainsi que se développent les deux grands réseaux d’organisations professionnelles qui, sous prétexte de défendre les intérêts de « tous les paysans » vont simplement aboutir à « encadrer politiquement » la paysannerie.  

Regroupant agriculteurs capitalistes, paysans moyens, paysans pauvres, et même des journaliers, ces organisations vont camoufler l’opposition qui s’était fait jour dès 1848 entre les riches et les pauvres.  

Puisqu’ils profitent en premier lieu de toutes les mesures prises « dans l’intérêt de tous », les riches vont diriger toutes les organisations professionnelles. 

Progressivement, la bourgeoisie va mettre en place sa première politique agricole. Une partie de la bourgeoisie est protectionniste. Les royalistes et les organisations professionnelles agricoles le sont aussi. 

Cette politique sera donc une politique de soutien des prix. Le soutien des prix devient alors la base de l’alliance des paysans avec la bourgeoisie : les paysans pauvres y verront à court terme la possibilité d’être ruinés moins vite ; les paysans riches y trouveront l’assurance de profits très importants.  

C’est la période de Méline, du Mérite agricole, et jamais l’alliance des paysans avec la bourgeoisie n’a paru aussi forte. Les campagnes sont abreuvées d’une propagande agrarienne glorifiant les vertus paysannes traditionnelles, le sens de la propriété, défendant l’exploitation familiale.  

Cependant, malgré le soutien des prix, malgré les organisations professionnelles, le capitalisme continue à se nourrir de la ruine des paysans pauvres et, plus d’une fois, la révolte paysanne, en cette époque de grande alliance, a continué à faire entendre sa voix. 

Qui ne se souvient des grandes manifestations du Midi viticole, au début de ce siècle, des villages et des champs occupés par les ouvriers et les petits vignerons, des soupes populaires, des braves soldats du 17e envoyés pour mater la révolte et qui fraternisèrent avec le peuple ? 

Qui ne se souvient qu’à cette occasion la bourgeoisie dut à la fois faire des concessions pour désarmer le mouvement paysan et réprimer plus tard les manifestations des ouvriers agricoles ?  

7. Les efforts de la bourgeoisie pour empêcher les paysans de participer au Front populaire. 

Cependant, les efforts de la bourgeoisie pour diviser le peuple, pour séparer le mécontentement paysan de la lutte des ouvriers, ont porté leurs fruits.  

Quand arrive le front populaire, la bourgeoisie parvient à empêcher les paysans de participer en masse à ce mouvement. Dans les années 30, le capitalisme français subit une crise importante.  Mais ce sont les masses populaires qui en paient le prix : montée du chômage et réduction des salaires pour les ouvriers et les employés, ruine pour les paysans travailleurs.

Les paysans voient le cours des produits s’effondrer.  Si les gros producteurs capitalistes et les paysans riches ont les moyens de stocker et d’attendre que les prix remontent pour vendre dans de meilleures conditions, la masse des paysans travailleurs doit vendre aux plus mauvais moments, lorsque les prix sont les plus bas. Cette situation exaspère le peuple des campagnes.

La situation est d’autant plus tendue que le grand mouvement des luttes ouvrières ébranle le pouvoir bourgeois.  En dehors du fascisme, il ne reste plus qu’un moyen au grand capital pour empêcher qu’une jacquerie paysanne s’allie aux luttes ouvrières, que se réalise l’union du peuple contre lui : laisser les parlementaires bourgeois de la gauche dévier le mécontentement paysan en accordant quelques réformes.  Il va jouer simultanément les deux cartes. 

Des agitateurs fascistes, depuis 1930, sont à l’œuvre dans les villages. Ils utilisent la traditionnelle alliance des gros et des petits paysans dans les organisations professionnelles agricoles. Ils s’appuient sur cinquante ans de propagande bourgeoise et anti­-ouvrière pour propager la méfiance et la haine à l’égard des luttes ouvrières.  

Au même moment, les parlementaires socialistes s’agitent dans des commissions pour préparer des programmes destinés à « atténuer la crise agricole », à réorganiser les marchés, à résorber les excédents, etc.  

Voyant le danger, le Parti communiste appelle à un vaste front populaire unissant tous les travailleurs, en particulier les ouvriers et les paysans travailleurs.  

Le Parti communiste a alors deux possibilités : ou bien il entraîne les paysans dans la lutte pour les revendications populaires contre le grand capital ou bien il accepte que les parlementaires et ministres « de gauche » étouffent dans l’œuf le mécontentement paysan en prenant quelques mesures économiques.  

Prendre la première voie, c’est s’appuyer sans réserve sur les masses, c’est organiser le peuple dans des Comités de front populaire à la campagne comme à la ville, unir dans ces comités les ouvriers et les paysans travailleurs.  

Faire naître par cette unité le seul programme qui puisse durablement servir les paysans travailleurs : un programme de combat contre le capitalisme agraire.  La tâche est difficile : des dizaines d’années de propagande ont appris aux paysans à se méfier des ouvriers en général et des communistes en particulier.  

Le Parti communiste ne s’y attelle pas sérieusement, il ne fait pas porter ses efforts en priorité sur la constitution des Comités de front populaire dans les campagnes (Quelques années plus tard, le Parti fera une autocritique à ce sujet, reconnaissant que cette négligence a été sa plus grave erreur).  

Cette mollesse donne aux parlementaires de gauche le temps de mettre en œuvre un plan de réorganisation des marchés agricoles. En créant l’Office du blé, ils arrêtent provisoirement l’effondrement des cours.

Pour les paysans pauvres et moyens, la mesure a du bon à court terme : ils peuvent repousser les échéances dramatiques qu’ils craignent depuis quelques années.  

Mais ce sont surtout les gros qui finalement vont s’y retrouver : assurés de profits élevés, ils vont pouvoir se moderniser et renforcer leur domination sur le marché.  

Politiquement, cette mesure va neutraliser les paysans travailleurs, continuer la pratique du dialogue entre les Chambres d’agriculture, les syndicats où dominent les gros et le gouvernement bourgeois pour obtenir quelques avantages immédiats qui ralentissent un peu la ruine des petits producteurs mais ne profitent durablement qu’aux gros.

Ayant ainsi neutralisé les paysans et isolé les ouvriers en lutte, la bourgeoisie pourra plus facilement résister à l’assaut populaire. 

8. L’union des paysans travailleurs et des ouvriers dans la lutte de libération nationale.  

La deuxième guerre mondiale va ébranler plus profondément l’« unité paysanne » que le front populaire.  En collaborant ouvertement avec l’occupant nazi, les organisations professionnelles dominées par les gros agrariens montrent leur vrai visage.  

Certaines coopératives, en Bretagne, vont jusqu’à recruter et transporter les milices de collaborateurs. Cependant, dans plusieurs régions, la lutte populaire contre l’occupant va se développer avec la participation active des paysans.  

Deux conceptions s’affrontent dans la résistante : celle des officiers gaullistes qui tentent de concentrer des forces sur des hauteurs « stratégiquement imprenables » comme les plateaux des Glières et du Vercors et celle des patriotes F.T.P. qui veulent au contraire s’appuyer sur les populations locales et utiliser au maximum leur mobilité.  

La première tendance est représentée par tous ceux qui refusent au peuple de participer à la lutte parce qu’ils en ont peur, la seconde par ceux qui, au contraire, lui font confiance et veulent armer le peuple, d’abord contre l’occupant, après contre la bourgeoisie.  

Lorsqu’ils s’appuient sur le peuple, dans le Limousin par exemple, les F.T.P. peuvent entraîner dans la lutte aux côtés des ouvriers un nombre croissant de paysans travailleurs.  A la fin de la guerre, dans les régions où la guerre de partisans a pris de l’ampleur, l’unité des paysans et des ouvriers révolutionnaires s’est réalisée. 

Les vieilles organisations professionnelles agricoles sont discréditées pour avoir collaboré ouvertement.  Il devient possible de rompre l’isolement des paysans et leur subordination aux notables traditionnels, possible d’entraîner les paysans pauvres dans un large mouvement de masse. 

Mais le Parti communiste, suivant ainsi les parlementaires de gauche, préfère troquer les armes de la résistance et le mouvement de masse contre des postes ministériels.  

Les parlementaires socialistes mettent alors sur pied une nouvelle organisation professionnelle agricole, la C.G.A., où se retrouvent à nouveau gros et petits producteurs (on se contente de bannir de ses rangs les « collaborateurs » les plus voyants).  

Cette mesure, ainsi que quelques réformes apportées au statut du fermage et dans l’organisation des marchés va permettre à nouveau d’isoler le « problème » des paysans travailleurs de la lutte des ouvriers.  

9. La mécanisation accentue  l’opposition entre les classes paysannes. 

C’est l’époque de la reconstruction nationale : la bourgeoisie française est affaiblie par rapport à ses concurrentes : elle a besoin de passer un compromis provisoire avec les autres classes pour équiper son industrie.  Il lui faut « moderniser son agriculture » afin de limiter ses importations aux seuls biens d’équipement et de trouver dans l’exode rural la source de main ­d’œuvre dont elle a besoin. 

Mais en même temps il ne faut pas que cette transformation, trop brutale, entraîne la révolte des paysans pauvres dans les campagnes.L’équipement des industries ne peut qu’entraîner des luttes ouvrières, d’autant plus que le grand mouvement de la résistance est encore vivant dans les esprits.  

Il est donc absolument nécessaire que les paysans restent calmes. On va donc continuer à soutenir les prix : cela permettra aux petits producteurs de résister un peu plus longtemps, mais aussi cela permettra aux gros de s’équiper dans de bonnes conditions. 

Dans le même temps, on favorise la mécanisation : des subventions sont accordées aux industries du machinisme agricole ; les pouvoirs publics favorisent l’implantation de filiales de grandes firmes anglo­-saxonnes qui produisent des tracteurs.  Le Crédit agricole accorde des prêts intéressants pour l’achat de matériel. Enfin, de grands efforts sont faits par l’administration et par les organisations professionnelles pour vulgariser les techniques nouvelles.  

Les porte-­paroles de la bourgeoisie, qui avaient jusqu’alors fait croire au paysan travailleur que son avenir serait assuré par le soutien des prix lui disent maintenant que c’est le tracteur qui va enfin permettre aux travailleurs de la terre de connaître une vie décente. Bien entendu, ce sont les gros producteurs qui s’équipent les premiers. Ainsi ils accroissent leur avantage. Pour pouvoir résister le paysan travailleur doit vendre plus, s’équiper lui aussi et utiliser des engrais.  

Ceux qui en ont les moyens, ou qui du moins peuvent espérer rembourser leurs emprunts, vont tenter de copier les gros producteurs et de se moderniser eux-­mêmes.  Ceux qui ne le pourront pas, verront leurs conditions de vie se dégrader très vite.  D’un côté, les gros exploitants effectuent des progrès fulgurants. 

Mais, en achetant du matériel, ils licencient du personnel et l’exode des ouvriers agricoles s’accroît.  De l’autre côté, les paysans qui n’ont pas les moyens de s’équiper se réfugient dans l’autarcie et font partir leurs fils en ville.

Entre les deux, les paysans travailleurs qui se sont équipés en suivant les conseils modernistes de l’époque. Ils doivent rembourser des emprunts, amortir du matériel, acheter des engrais, se comporter  comme de petits entrepreneurs capitalistes. Pour rentabiliser son matériel, le paysan travailleur doit, comme les gros, diminuer ses frais de main ­d’œuvre : seulement il ne peut pas se licencier lui-­même.  

Il cherche donc à croître. La terre est limitée. Tous ne peuvent augmenter leur surface.  Vers la fin des années 50 la majorité des paysans travailleurs qui se sont équipés s’aperçoivent que ces efforts ne les ont conduits qu’à s’endetter et à dépendre de plus en plus d’un marché où ils ne font pas le poids. Ils s’aperçoivent que la mécanisation et le soutien de prix n’ont en fait profité qu’aux riches.  

La révolte gronde dans les campagnes. Les masses paysannes ne croient plus ni au soutien des prix ni même à l’unité paysanne : des voix s’élèvent pour dénoncer les gros agriculteurs capitalistes. 

10. Une lutte déviée par l’idéologie moderniste du C.N.J.A. 

Mais ce mouvement est cadré : un simple changement de politique agricole négocié avec le gouvernement parviendra à canaliser la colère des paysans travailleurs et à implanter une nouvelle illusion dans les campagnes : ce sont des réformes de structures qui sauveront les paysans.  

Dans cette crise, c’est le C.N.J.A. [Cercle National des Jeunes Agriculteurs] qui va servir le plus activement les intérêts de la bourgeoisie et, sous un visage progressiste, aider au maintien de l’alliance des paysans avec la classe dominante. Les paysans travailleurs équipés ont deux tendances : d’une part, en tant que petits possesseurs de capitaux, ils cherchent à devenir rentables et pour cela à devenir « compétitifs » comme les gros ; d’autre part, ils sont ruinés par le capitalisme et s’opposent à tout ce qui avantage les gros.  

Le C.NJ.A. va faire semblant de s’appuyer sur la deuxième tendance : il critique le soutien des prix qui ne profite qu’aux gros, il prétend remettre en cause le système économique existant, il lui arrive même de « critiquer le capitalisme ».  

Mais en fait, il ne fait que renforcer la tendance petit patron : il demande à ses adhérents d’être « pour le progrès », d’accepter que les autres partent, de se grouper, de réorganiser les marchés. Il demande au gouvernement de favoriser la croissance en donnant une aumône aux pauvres qui doivent partir et des facilités pour que les autres s’agrandissent.  

Enfin, il maintient la vieille suspicion à l’égard du mouvement ouvrier. Ce mouvement réformiste ne gêne en rien le pouvoir bourgeois.  

Bien au contraire, inquiète des échéances européennes, la bourgeoisie, qui cherche à moderniser plus encore son agriculture, voit dans les réformes de structures réclamées par le C.N,J.A. le moyen de le faire sans se couper de la plupart des paysans travailleurs.  

C’est ainsi que naît la loi d’orientation et le ministère Pisani. Isolé, encadré par les jeunes patrons dynamiques du C.N.J.A., le mouvement paysan aboutit à un changement dans la politique bourgeoise, mais celle­ci reste bourgeoise et rien n’est changé fondamentalement.  

11. Une idée nouvelle qui doit soulever le poids de toute la tradition : unité du peuple. 

Pourtant, parmi les paysans travailleurs, dès cette époque, se lèvent des militants syndicaux qui s’aperçoivent que la nouvelle politique agricole n’empêche pas les paysans pauvres et moyens de se ruiner ; 1/5 veulent un changement.  On les invite alors à des négociations, des commissions, des réunions diverses, on les essouffle.  

Même s’ils ne finissent pas par croire que l’avenir des travailleurs se joue dans les négociations avec les technocrates gouvernementaux sur les indices de prix, les régulations de marché, les subventions, etc. ; même s’ils continuent malgré toute l’intoxication à vouloir que le. système change, on a réussi à les couper de leur base et ils se sentent isolés et impuissants.  

Or, depuis quelques années, la ruine des paysans travailleurs s’accélère.  Se rendant compte que ni les réformes ni le soutien des prix n’ont servi les travailleurs, les paysans de l’Ouest se sont révoltés, contre les gros, contre les organisations traditionnelles. Des paysans pauvres, des paysans équipés et ruinés s’aperçoivent qu’ils ne pourront vivre décemment tant que le capitalisme sera le maître.  

De nombreux militants comprennent qu’il faut changer cela, que seuls, ils ne peuvent rien faire et qu’ils doivent s’unir à tous les travailleurs et d’abord aux ouvriers.  C’est une tendance nouvelle. Celle qui peut enfin briser l’ancienne alliance qui faisait des paysans les auxiliaires et la proie de la bourgeoisie. Elle s’est exprimée déjà dans de nombreuses manifestations.

Mais la marche est difficile.  Elle va à contre­-courant de toute la tradition d’alliance, elle s’oppose à tous les appareils des organisations professionnelles ; elle doit lutter contre des années et des années de propagande, elle doit réaliser dans les faits le mot d’ordre d’unité populaire : unité des paysans travailleurs et des ouvriers pour un pouvoir qui soit aux mains du peuple et non plus dans les griffes des patrons.

Au cours du grand mouvement populaire de mai, cette unité s’est réalisée par endroits. 

Cependant, le gouvernement, s’appuyant sur toute la tradition du passé, intensifiant sa propagande antiouvrière dans les campagnes, a réussi à circonscrire le mouvement et même à rallier les campagnes.

En quelques jours, la bourgeoisie française et ses collègues européennes qui depuis quelque temps trouvaient un peu trop lourde la note qu’elles devaient payer pour soutenir le prix du lait, se sont senties l’âme généreuse.  

Quelques centimes de plus sur le lait, ainsi est achetée la neutralité déjà toute acquise des syndicats traditionnels, et désamorcé pour un temps le mécontentement de nombreux paysans.  Ce ne sont pourtant pas ces sentiments qui empêchent les paysans pauvres de se ruiner et les agriculteurs capitalistes de s’enrichir.Cette nouvelle tromperie du pouvoir sera elle aussi dénoncée.

Là ou les ouvriers en grève et les étudiants progressistes sont venus voir les paysans travailleurs en amis, là où des militants tentent de s’appuyer sur les masses et revendiquent le bien-­être pour le peuple, des mouvements de soutien aux grévistes et d’unité populaire ont eu lieu.  

Si, en mai, la tradition séculaire a continué à régner dans la campagne, la voie nouvelle aussi est apparue.  Et, en fin de compte, si l’on fait attention à servir réellement les  intérêts des paysans travailleurs, si l’on fait des efforts pour réaliser le  grand mot d’ordre d’unité des travailleurs, le nouveau triomphera de l’ancien, car seul il correspond aux besoins profonds des travailleurs de la campagne. 

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