Utagawa Hiroshige et « Les Cinquante-trois Stations du Tōkaidō »

Utagawa Hiroshige (1797-1858) est l’un des deux grands maîtres de l’art national japonais et donc du réalisme, l’autre étant Katsushika Hokusai (1760-1849). L’oeuvre magistrale d’Utagawa Hiroshige consiste en un portrait de son parcours sur la grande route, la principale alors, menant de la capitale du pouvoir Edo à la capitale impériale Kyoto, dans Les Cinquante-trois Stations du Tōkaidō.

L’oeuvre, éditée en 1833-1834 après le voyage effectué en 1832, consiste justement en 53 estampes, imprimées à l’horizontal sur un papier de 39 × 26 cm.

On a ainsi comme point de départ Le pont du Japon à Edo. Ce qui est intéressant, c’est que dans la première version, il n’y avait que quelques personne sur le pont. Utagawa Hiroshige a voulu apporter de la densité.

S’il y avait moins de monde, le départ interpellerait moins.

Et cela permet justement de voir comment l’artiste a multiplié les directions afin de donner l’impression de quelque chose de désordonné s’amassant pourtant dans une même direction. Dans la version avec peu de gens, on a des gens qui passent, ici on a un réel départ.

La première étape, présentée dans la seconde estampe, est Shinagawa. Dans la première estampe, la dimension du départ l’emportait nécessairement sur le portrait. Ce n’est ici plus le cas et on peut reconnaître tout de suite la patte d’Utagawa Hiroshige, tenant en une délicatesse posée de manière ample, avec la multiplicité des choses s’insérant en continuité dans une atmosphère enserrant fortement l’ensemble, mais sans l’étouffer.

Voici pour le comprendre la 38e station, Okazaki, et la 47, Seki, pour voir comment cette approche est la substance même de l’artiste, au-delà des portraits différents.

Le peuple est présenté dans sa réalité matérielle et naturelle, on a une approche démocratique et populaire, à rebours de la démarche élitiste – patriarcale du régime dominant et de l’esthétique décadente qui l’accompagne.

La 4e station (Hodogaya) et la 5e (Totsuka) présentent tout à fait l’environnement tel qu’il est, en prenant comme prétexte le passage, mais en témoignant du fait que si les voyageurs passent, ce qu’il y a reste, reste vivant. C’est la reconnaissance de la dignité du réel.

Le voyage à travers le pays, de la capitale administrative-militaire à la capitale religieuse-impériale, est également un vecteur de l’affirmation de la nation japonaise. C’est là un aspect essentiel.

La 13e station, Hara, avec le mont Fuji à l’arrière-plan, est ici emblématique ; on voit également le mont Fuji à l’arrière plan de la 10e station, Hakone, dont le rude chemin permet justement d’avancer jusqu’à lui.

Il en va de même sur le plan national pour la 20e station, Mariko, connu pour un plat pour un plat particulier, le tororo (composé d’orge, d’une algue nommée aonori et d’une sorte de patate appelée tororo ou encore igname en français). Il a été rendu célèbre par un poème de Matsuo Bashō (1644-1694) : 梅若菜丸子の宿のとろろ汁 (ume wakana / Mariko no shuku no / tororo-jiru); soit Fleurs de prunier et jeunes pousses, au poste de Mariko, soupe d’igname râpée.

Matsuo Bashō a inauguré ce genre de court poème, appelé haiku, caractéristique de l’idéologie de la période d’Edo, avec sa focalisation sur le passage inéluctable du temps et la fuite d’une vie qu’il s’agit de valoriser en soi, directement, sans chercher d’envergure.

Les panneaux proposent justement le plat particulier de Mariko

La réalité n’est pas contournée. Ici, dans la 36e station, Akasaka, on voit à gauche les voyageurs se restaurer, avec une servante, et à droite des prostituées se préparer. La condition de la femme est ici présentée sans critique, mais tel un arrière-plan objectif.

Cette absence de « mise en perspective » sur le plan du contenu, au sens d’une charge révolutionnaire, tient à la nature du régime. On est ici dans une bourgeoisie naissante, qui s’inscrit dans un cadre où tout n’est que « passage » dans le cadre d’un monde entièrement statique et fermé sur lui-même.

L’arrivée à Kyoto le reflète, avec une focalisation justement sur un arrière-plan entièrement statique, appuyé par les montagnes pour se figer, avec l’eau pour l’assoupir et l’assouplir pour permettre au pont de représenter de simples passeurs, figures éphémères ne troublant rien en aucune manière.

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