Vladimir Vernadsky a initialement fait deux choses : reprendre l’asymétrie moléculaire découverte par Louis Pasteur et prolongée par Pierre Curie, assumer le principe d’une lecture cosmique, au sens d’un univers sans Dieu et allant dans une direction.
La conséquence de ces deux thèses fut leur fusion dans la conception de la biosphère, c’est-à-dire de la transformation de la matière inerte, dans ses fondements moléculaires, par la matière vivante.
La thèse de la biosphère comme système est un aspect seulement de la démarche de Vladimir Vernadsky. L’autre aspect est que la biosphère est un système dynamique, dont le fondement est la modification de la matière par elle-même, de la matière inerte par la matière vivante.
Ce faisant, Vladimir Vernadsky redéfinit l’espace-temps de la planète Terre.
Initialement, le terme « biosphère » a été employé par l’Autrichien Edouard Suess dans La formation des Alpes, en 1875, pour désigner la couche de la planète Terre où il y a des êtres vivants. Chez Vladimir Vernadsky, la notion prend un autre sens, car il ne s’agit nullement de raisonner en termes descriptifs, sans accorder une dimension substantielle au concept.
Ainsi, dans son article de 1938, Sur certains problèmes fondamentaux de la biogéochimie, Vladimir Vernadsky rejette la vision d’Edouard Suess d’une biosphère comme surface terrestre, ainsi que celle de Claude Bernard d’une planète comme simple support cosmique. Vladimir Vernadsky considère que la biosphère a une composition et une structure strictement définies.
Il dit ainsi :
« La biosphère n’est pas une nature amorphe, une partie sans structures dans l’espace-temps, où des phénomènes biologiques sont étudiés et établis indépendamment d’elle ; elle a une structure définie changeant à travers le temps suivant des lois.
Cela doit être pris en considération dans toutes les déductions scientifiques, dans la logique de la science naturelle en tout premier lieu, et ce n’est pas fait.
La « nature » du naturaliste est seulement la biosphère. C’est quelque chose de tout à fait défini et délimité. »
Ce que veut dire Vladimir Vernadsky, c’est que la biosphère relève d’un espace-temps bien déterminé, possédant son autonomie. La biosphère n’est pas un phénomène qui existerait en une partie d’un endroit et une partie d’un temps, elle forme elle-même un espace-temps justement parce que c’est un phénomène.
Et ce processus est dynamique, car la matière vivante est en train de modifier la matière inerte, au sens où la vie se développant, la structure moléculaire se modifie par l’intégration comme matière vivante dans le domaine de la vie.
Dans De quelques manifestations géochimiques de la vie, il dit ainsi :
« Des faits nouveaux, établis récemment par des études qui semblaient complètement étrangères aux problèmes biologiques, font penser que la vie peut agir sur la symétrie des atomes, c’est-à-dire que les atomes qui entrent dans la composition de la matière vivante peuvent présenter des propriétés et des mélanges isotopiques différents de ceux qui construisent la matière brute. »
Ce phénomène est de portée universelle. C’est là où la démarche de Vladimir Vernadsky témoigne de sa dynamique tout à fait juste. Il a compris le développement inégal dans l’univers et de l’univers.
Voici comment il présente cette dimension cosmique, dans Sur les conditions de l’apparition de la vie sur la Terre, une conférence faite à la Société des Naturalistes de Leningrad en 1931, le texte étant révisé par l’auteur.
« La vie n’a pu se créer, selon Pasteur, que dans un milieu de dissymétrie particulière, distinct du milieu habituel de la biosphère. Nous comprenons sous le terme du dissymétrie un phénomène complexe, que Pasteur se représentait autrement que nous.
Cette notion fut approfondie après Pasteur par P. Curie, qui en formula un principe d’une immense portée théorique, principe que j’appellerai principe de P. Curie.
Ce principe dit :
« La dissymétrie ne peut se manifester que sous l’action d’une cause, douée de la même dissymétrie. »
Je ne puis entrer ici dans des détails, mais il importe de noter que, selon le principe de Curie il doit exister une extrême stabilité du milieu dissymétrique ou du phénomène dissymétrique dans le milieu où cette dissymétrie fait défaut.
De très diverses manifestations de la dissymétrie peuvent évidemment exister, et la dissymétrie liée avec les phénomènes de la vie est une de ces formes.
Nous appellerons dissymétrie spécifique de la vie la propriété déterminée de l’espace ou d’un autre phénomène lié avec la vie, pour lequel il n’existe pas d’autre élément de symétrie que les axes de la simple symétrie, mais ces axes sont anormaux, car une de leurs propriétés essentielles y fait défaut, – celle de la parité des phénomènes droits et gauches, observés autour d’eux.
Un tel milieu dissymétrique se distingue nettement du milieu cristallin, caractérisé par les axes de la simple symétrie.
Il n’existe ou ne prédomine dans le milieu dissymétrique qu’un seul des deux phénomènes antipodes – droit ou gauche – tous les deux peuvent y exister.
Tandis que le milieu symétrique cristallin énantiomorphe comprend toujours deux milieux simultanés, – mais toujours séparés – quantitativement identiques – droit et gauche.
Dans le milieu dissymétrique caractéristique de la vie, il ne se forme qu’un seul de ces deux milieux – droit ou gauche, ou l’un des deux y prédomine nettement.
On peut représenter ce milieu dissymétrique mathématiquement, comme un milieu symétrique cristallin énantiomorphe, dont la symétrie est enfreinte.
La dissymétrie indique alors une violation de symétrie habituelle. Les éléments de la symétrie complexe font toujours défaut dans un tel milieu dissymétrique, il n’y existe ni centre, ni plan de symétrie.
Ainsi la doctrine de la symétrie n’embrasse pas la dissymétrie particulière à la vie, la disparité des phénomènes droits et gauches y servant d’obstacle. Du point de vue de la doctrine de la symétrie c’est une infraction particulière et déterminée de symétrie.
Pasteur a indiqué que la structure de la matière des organismes vivants ainsi que les manifestations physiologiques de ces organismes étaient caractérisés par une dissymétrie nettement exprimée, avec prédominance de phénomènes droits.
Le caractère droit des organismes se manifeste comme par la rotation droite du plan de la polarisation de la lumière de leurs composés essentiels – purs et cristallisés, concentrés dans les œufs, dans les semences, par leurs antipodes cristallins droits, qui se forment lors de la cristallisation en dehors des organismes, par l’assimilation des antipodes droits par les organismes dans le phénomène de nutrition (eux seuls peuvent leur servir de nourriture); les organismes sont indifférents au sujet des antipodes gauches dans ces processus (ils les évitent pendant la nutrition), etc.
Je n’indiquerai pas les déductions générales, importantes, que Pasteur tira de cette généralisation empirique.
Je noterai seulement qu’il a indiqué avec justesse, bien avant l’établissement du principe de P. Curie, que la génération spontanée, l’abiogenèse, l’apparition de la vie du sein de la matière brute, ne pouvait avoir lieu que dans un tel milieu dissymétrique droit. Il croyait que c’était dans ce sens là qu’il fallait diriger les essais de la synthèse d’un organisme vivant.
Il avait déjà énoncé et jusqu’à présent cela s’est trouvé justifié, que seuls les organismes vivants possédaient une telle dissymétrie sur la Terre. Il suit de la généralisation de Pasteur, en tenant aussi compte du principe de Redi, que la matière de la biosphère est hétérogène d’une manière extraordinaire.
D’une part les organismes vivants sont dissymétriques, dans le sens indiqué et ne se forment que par multiplication (c’est-à-dire proviennent toujours de la substance dissymétrique même, selon les principes de Redi et de Curie).
D’autre part la matière terrestre ordinaire n’a pas une telle structure.
Aucune des autres enveloppes terrestres ne contient la matière dissymétrique découverte par Pasteur. La limite qui sépare ces deux milieux est très nette.
D’autres corps terrestres furent encore découverts après Pasteur, possédant les mêmes propriétés les pétroles, mais les pétroles sont liés dans leur genèse avec la vie.
La dissymétrie des pétroles – jointe à leur origine biogène, permet d’introduire une correction dans la généralisation de Pasteur.
Il doit non seulement exister des formes de vie droites, comme le pensait Pasteur, mais gauches aussi car bien que ce soient les pétroles à rotation droite qui prédominent, il existe aussi de rares pétroles à rotation gauche.
Cette correction de la généralisation de Pasteur relative au caractère droit de la dissymétrie vitale, aurait pu être notée plus tôt, de sa vie, d’autres manifestations de la dissymétrie vitale étant connues de longue date, donnant pour les organismes parmi la majorité prédominante des formes droites des formes individuelles gauches, par exemple certains mollusques donnent des coquilles à spirale gauche (individus gauches) parmi la masse prédominante des formes à spirale droite phénomène, qui avait frappé l’attention des naturalistes encore au XVIIIe siècle.
Ainsi le trait essentiel de cette dissymétrie c’est la prédominance nette de l’un des antipodes, l’inégalité frappante du nombre des droits et des gauches.
La prédominance des formes droites dans les phénomènes vitaux est habituellement nettement marquée, bien qu’ici aussi les albumines les plus importants des mammifères (l’homme), mélanges de colloïdes, possèdent dans la majorité écrasante des cas la rotation gauche.
Outre les organismes vivants et les pétroles et autres produits organiques qui sont liés par leur genèse a la vie, tous les autres phénomènes de la biosphère ne manifestent pas cette dissymétrie.
Elle fait défaut comme l’a montré Curie dans les champs magnétiques et électriques.
L’homme peut créer dans les laboratoires des milieux de structure énantiomorphe, possédant quelques propriétés des structures énantiomorphes dissymétriques, caractéristiques de la vie. Cependant il n’a pas réussi jusqu’à, présent à créer un milieu dissymétrique, analogue à celui qui se trouve dans l’intérieur des organismes.
L’étude de l’action sur les phénomènes vitaux des milieux formés par les rayons droits ou gauches polarisés circulaires ouvre un champ de grand intérêt, mais ce n’est pas un milieu dissymétrique analogue a celui des organismes.
Il faut même toujours avoir en vue que selon le principe de Curie l’activité de l’homme serait elle-même une cause dissymétrique et la création par lui d’un milieu dissymétrique répondant à la vie, serait un fait normal, au point de vue de la dissymétrie.
Suivant certaines indications il existerait des phénomènes dissymétriques hors de la Terre, dans le Cosmos. Et déjà L. Pasteur chercha la cause de l’apparition du phénomène dissymétrique de la vie dans le Cosmos, dans les phénomènes ayant lieu hors de la planète.
La forme spirale des nébuleuses et de quelques agglomérations stellaires indique la présence probable de phénomènes analogues dissymétriques dans le Cosmos. Si les spirales droites prédominent en effet nettement parmi les nébuleuses spirales, comme le constatent de nombreuses photographies, ou si dans certaines parties de l’univers se concentrent des nébuleuses a spirale droite et dans d’autres des nébuleuses à spirale gauche l’existence d’espaces dissymétriques dans le Cosmos deviendrait plus que probable.
Cette dissymétrie paraît être analogue à celle qu’on observe dans l’espace pénétré par la vie, c’est-à-dire qu’elle possède des vecteurs énantiomorphes (resp. seulement les axes de la symétrie simple) et qu’en même temps tous les deux vecteurs – droit et gauche – peuvent y exister, mais non en nombre égal; les vecteurs droits y prédominent plus souvent.
Il est possible que notre planète privée de phénomènes dissymétriques, outre la vie dans la biosphère, peut – en traversant les régions du Cosmos qui en possèdent – pénétrer à quelque stade de son histoire dans l’espace de la dissymétrie droite de ce genre, c’est-à-dire peut s’engager dans les conditions du champ dissymétrique droit où la vie peut s’engendrer.
Certes, ce champ dissymétrique droit ne peut aucunement par lui seul engendrer la vie, mais son absence exclut ce processus. »
Vladimir Vernadsky, Sur les conditions de l’apparition de la vie sur la Terre, 1931