Vladimir Vernadsky et la matière vivante comme bloc unifié

Vladimir Vernadsky avait saisi que Louis Pasteur avait mis la main sur une sorte de clef montrant bien que la nature évolue selon des bases bien précises, et universelles. Il lui restait cependant à être en mesure de parvenir à une vision du monde.

Pour ce faire, il s’appuya sur des concepts récupérés à Paris.

Donnant des cours à la Sorbonne en 1922, Vladimir Vernadsky rencontra en effet le mathématicien Edouard Le Roy, sorte de disciple du philosophe Henri Bergson, ainsi que le catholique Teilhard de Chardin.

Ces deux derniers penseurs cherchaient à fusionner une lecture scientifique – pratique, de type matérialiste, avec une philosophie idéaliste attribuant à l’acte créateur un rôle déterminant. C’est ce qu’on appelle le vitalisme, une philosophie ayant eu une grande importance en France dans l’histoire des idées.

Cet acte censé être créateur était, pour l’un comme pour l’autre, à la fois un choix subjectif fait en toute conscience, et quelque chose d’obligatoire de par l’évolution du monde. On a là une tentative, vouée à l’échec, de mêler l’idéalisme au déterminisme.

Dans le contexte français, marqué par un très haut niveau scientifique, cela va aboutir à une sorte de lecture à prétention planétaire, voire cosmique, le vitalisme étant par essence universel, Henri Bergson parlant d’énergie créatrice.

Celui-ci théorise également le principe de l’homo faber ; l’homme qui utilise des outils est une forme nouvelle d’humanité, agissant de manière prétendument créatrice comparée à auparavant. Il constate également que son impact est au niveau planétaire.

Teilhard de Chardin avait quant à lui une lecture vitaliste de l’univers, qui fut réfutée par l’Église pour sa démarche matérialiste latente et forme un monument intellectuel très développé.

Teilhard de Chardin reconnaît en effet la conception idéaliste du big bang, d’un prétendu début à l’univers. Mais il rattache la fin à la résolution de tout conflit matériel, à une sorte de grande fusion, comme si l’univers ne restait plus que positif, ayant abandonné toute négativité, basculant ainsi dans Jésus-Christ.

Teilhard de Chardin considère qu’il y a d’abord l’étape de la géo-genèse, puis de la bio-genèse et enfin celle de la psycho-genèse. C’est un mélange entre la conception matérialiste de la transformation (allant au communisme) et l’idéalisme religieux fantasmant sur un passage de la matière à l’esprit « pur ».

La psycho-genèse aboutit ainsi à une « noosphère », la planète devenant « pensée » pure alors que l’univers revient ainsi à Jésus-Christ.

Cela ressemble beaucoup à la conception pareillement tripartite, empruntée aux figures du Père, du Fils et du Saint-Esprit, élaborée par Joachim de Flore au 12e siècle en Italie. C’est ainsi une réactivation d’une forme de millénarisme, alors que le communisme s’affirme historiquement.

De plus, cette lecture inquiète oscillant entre matérialisme à portée cosmique et métaphysique idéaliste correspond à tout un conflit entre religion et science au milieu du 20e siècle ; le roman de science-fiction Solaris, du polonais Stanislas Lem, avec une planète existant comme « pensée pure », est le grand classique littéraire du genre, avec également une version cinématographique réalisé par le réalisateur soviétique très porté sur la métaphysique et les interrogations cosmiques Andréi Tarkovsky.

Vladimir Vernadsky puise sans aucun doute dans l’approche de Henri Bergson et de Teilhard de Chardin. Etant un scientifique de la bourgeoisie dans sa dimension progressiste, Vladimir Vernadsky ne pouvait pas ne pas aller dans le sens de souligner l’importance des choix, de la subjectivité.

En 1925, il écrivit à ce sujet un article pour la Revue générale des sciences pures et appliquées, basée en France. Dans L’autotrophie humaine, il explique que la raison humaine, dirigée et contrôlée par la volonté de l’être humain socialisé, était devenue une nouvelle force géologique et peut-être même cosmique.

On a ainsi à la fois la dimension matérialiste avec la nature géologique de la question, et la dimension idéaliste avec la « volonté humaine ». Vladimir Vernadsky n’étant cependant ni philosophe ni religieux, sa notion de « volonté humaine » est extensible.

Il entend par là non pas tant la volonté de chaque individu ou de l’espèce humaine, mais le fait que la société humaine transforme la réalité autour d’elle, s’agrandissant, ayant un impact toujours plus grand sur son environnement direct et indirect.

Ce que veut dire Vladimir Vernadsky par « volonté humaine », c’est surtout le caractère qualitativement différent de l’action exercée par l’espèce humaine si on la compare à celle du reste de la matière vivante. Cependant, en même temps, dans son article, Vladimir Vernadsky place l’humanité au sein du « bloc de la vie », du « bloc vivant ».

Il y a ici une opposition dialectique – que Vladimir Vernadsky ne perçoit pas – mais qu’il résout au moyen d’une référence au naturaliste florentin Francesco Redi (1621-1697), dont l’idée fut reprise par la suite par Antonio Vallisnieri (1661-1730) et, selon Vladimir Vernadsky, de manière décisive par Louis Pasteur.

Cette idée consiste à affirmer que tous les êtres vivants sont issus d’autres êtres vivants.

Le naturaliste florentin Francesco Redi (1621-1697)

Vladimir Vernadsky fait alors un véritable tour de force. D’un côté, il tombe dans l’idéalisme en disant que c’était là un fait pour l’instant prouvé par la science, et qu’il n’est nullement assuré, même si c’était possible, qu’on parvienne à voir si la matière vivante provient de la matière non vivante qui aurait connu un changement.

Vladimir Vernadsky rejette ainsi deux conceptions : celle, religieuse, faisant que Dieu forme la vie à partir de matière « neutre », et celle, matérialiste, où la matière vivante est le produit naturel du mouvement dialectique de la matière non vivante.

Cela devrait tomber alors dans une sorte de mi-chemin improductif, oscillant perpétuellement entre idéalisme et matérialisme, comme c’est le cas chez Henri Bergson et Teilhard de Chardin, anéantissant tout caractère productif à leur démarche intellectuelle et conceptuelle.

Cependant, Vladimir Vernadsky fait alors un saut qualitatif en disant : puisqu’il en est ainsi, il faut considérer la matière vivante comme un bloc unifié ayant existé depuis le départ sur notre planète.

Il réfute de ce fait l’idéalisme pour n’avoir qu’en perspective la matière en général, comme système.

>Sommaire du dossier