Vladimir Vernadsky et le rapport de la forme à la substance matérielle

En posant la question du rapport entre la forme de la matière et son contenu chimique dans son rapport à la réalité, Vladimir Vernadsky menait un travail matérialiste de fond. Il opérait dans la substance même de la matière, approfondissant les investigations à ce sujet.

De ce fait, il déchirait un encadrement logico-mathématique empêchant l’accès aux modalités d’existence de la matière. Dans son ouvrage La géochimie, Vladimir Vernadsky souligne le point suivant, d’une très grande importance :

« Il [le Français Félix Vicq d’Azyr (1748-1794)] disait :

« La vie est donc un tourbillon plus ou moins rapide, plus ou moins compliqué, dont la direction est constante, et qui entraîne toujours des molécules de mêmes sortes, mais où les molécules individuelles entrent, et d’où elles sortent continuellement, de manière que la forme du corps vivant lui est plus essentielle que sa matière.

Tant que ce mouvement subsiste, le corps où il s’exerce est vivant, il vit. Lorsque le mouvement s’arrête sans retour, le corps meurt ».

Une des idées dominantes qui est exprimée ici — la forme du corps vivant comme quelque chose de plus essentiel que sa matière — fut durant tout le XIXe siècle l’idée fondamentale de la biologie.

On laissait de côté non seulement la matière, mais aussi l’action de l’organisme sur le milieu ambiant, l’étude des mouvements des molécules du milieu, essentiels, selon Cuvier, à la vie. Nous voyons de notre temps un retour a des idées plus larges.

Ainsi, par exemple, F[rédéric]. Houssay a très bien marqué la schématisation, la non-correspondance complète de l’organisme vivant du biologiste avec l’organisme vivant, corps naturel.

L’organisme réel est indissolublement lié au milieu ambiant et nous ne pouvons l’isoler que dans notre pensée. Ces idées cependant ne sont pas encore entrées dans le courant dominant de la biologie, ils ne représentent que des tentatives de savants isolés.

La question générale sur la répercussion des organismes vivants, de la matière vivante, dans le milieu cosmique où ils se trouvent, ne fixe pas l’attention du biologiste, n’incite pas son investigation scientifique. »

Vladimir Vernadsky, La géochimie

A l’arrière-plan, on reconnaît aisément l’opposition frontale entre Platon et son mode logico-mathématique, Aristote et son mode matériel. Vladimir Vernadsky appartient clairement au courant matérialiste ayant suivi Aristote, et de ce fait pose son travail dans le cadre d’une substance universelle.

Vladimir Vernadsky est ici un néo-spinoziste, bloqué juste avant l’étape du matérialisme dialectique. Voici un passage où il mentionne Lawrence Joseph Henderson (1878-1942), auteur de The Fitness of the Environment (1913), La forme de l’environnement, dont le sous-titre est Enquête sur la signification biologique des propriétés de la matière, ainsi que de The Order of Nature (1917), L’ordre de la Nature.

L’extrait est tiré de La géochimie.

« En biologie nous voyons se former un courant d’idées très intéressant, exprimées ces dernières années avec clarté et profondeur par le physiologiste américain M. Henderson.

Il a non seulement démontré la liaison intime de l’eau avec les manifestations de la vie, mais constaté qu’entre les centaines de milliers des composés chimiques connus, l’eau a une position unique.

C’est le composé propice par excellence, par ses propriétés physiques et chimiques, à l’existence de l’organisme. Entre tous les composés chimiques connus aucun ne peut être comparé de loin, sous ce rapport, à l’eau. L’eau seule est par ses propriétés prédestinée à la vie.

Nous retrouvons ici le rajeunissement sous une forme nouvelle des idées téléologiques anciennes de la première moitié du XIXe siècle — des idées sur l’harmonie universelle naturelle — l’idée de l’ordre non occasionnel. 

« Dans le monde, dit M. Henderson, que décrit la science moderne, habitent des organismes, spécialement adaptés à un milieu préformé pour eux, dont le composé le plus important est l’eau… »

« L’eau en elle-même, telle qu’elle surgit dans l’évolution cosmique, est appropriée à tous les phénomènes de la vie et son appropriation est non moins étonnante et significative que l’appropriation de l’organisme obtenue par son adaptation pendant la durée de l’évolution organique. »


Ce n’est pas de la téléologie.

C’est un fait, fait d’une extrême importance pour l’étude et la compréhension de la vie, une nouvelle indication, que l’écorce terrestre n’est pas un amas irrégulier de matière brute, mais un mécanisme régulier compliqué.

Il semble que le processus de la manifestation de la vie, étroitement liée à l’écorce terrestre, a des racines dans des phénomènes qui ont précédé de longtemps non seulement l’épanouissement de la vie, mais la formation géologique de l’écorce elle-même.

On commence à chercher ces racines dans la composition atomique 
de l’écorce. »

Vladimir Vernadsky, La géochimie

Vladimir Vernadsky se revendique en fait du meilleur de la bourgeoisie, celle des Lumières, raisonnant en termes de système, reconnaissant la Nature.

Il faut souligner ici l’importance du travail mené en Russie à cette époque, avec notamment Vassili Dokoutchaïev (1846-1903), le grand scientifique ouvrant l’étude des sols. Il fut le directeur de la première recherche autonome de Vladimir Vernadsky, qui porta sur l’isomorphisme des minéraux et fit qu’on lui proposa de devenir professeur d’université.

Vassili Dokoutchaïev, en 1888

Dans ses Essais sur la biogéochimie, en 1940, Vladimir Vernadsky expliqua à ce sujet :

« Lorsque j’étudiais la minéralogie à l’université (à Saint-Pétersbourg), je commençais sur une voie alors inaccoutumée, particulièrement en rapport avec mon travail et mes contacts durant mes années étudiantes et immédiatement après (1883-97) avec le grand scientifique russe V.V. Dokouchaev.

Il a le premier attiré mon attention sur le côté dynamique de la minéralogie, l’étude des minéraux à travers le temps (…). Cela a défini le parcours entier de mon enseignement et de mon étude de la minéralogie et cela s’est reflété dans ma pensée et l’œuvre scientifique de mes étudiants et collègues. »

Voici comment Vassili Dokoutchaïev exposait sa conception :

« En portant un regard plus attentif sur les grandes découvertes de la connaissance humaine, les découvertes, on peut dire, qui ont révolutionné notre vue de la nature de fond en comble, en particulier sur le travail de Lavoisier, Lyell, Darwin, Helmholtz, et d’autres, il est impossible de ne pas remarquer un manque tout à fait réel et important (…).

Ils ont surtout étudié des corps séparés – les minéraux, les dépôts miniers, les plantes et les animaux, et les phénomènes individuels – le feu (le volcanisme), l’eau, la terre, l’air, au sujet desquels, je le répète, la science a obtenus des résultats éblouissants, mais pas leur inter-relations, pas ce lien génétique, éternel et toujours ordonné entre la nature inerte et celle vivante, entre la plante, l’animal, et les royaumes minéraux d’un côté, et l’homme, dans sa vie quotidienne et même son monde spirituel, de l’autre.

Mais ce sont expressément ces inter-relations, ces interactions obéissant à des lois, qui contiennent l’essence de la connaissance de la nature, le noyau d’une vraie philosophie naturelle – le meilleur et le plus haut achèvement de la connaissance scientifique. »

C’est ce sens que l’activité de Vladimir Vernadsky a ouvert la voie à la géochimie, la biogéochimie, l’hydrogéochimie, l’hydrogéothermie… dans le prolongement de la tradition démocratique – bourgeoise d’étude de la réalité de manière raisonnée, matérialiste.

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