De Gaulle tenant le pouvoir du coup d’État militaire dont l’épicentre était en Algérie, il s’y rendit dans la foulée de sa prise du pouvoir, du 4 au 7 juin. Voici le discours du général Massu adressé à de Gaulle le premier jour, à Alger :
« Vous avez devant vous une équipe de patriotes : 46 du 13 mai, auxquels se sont joints 32 autres représentants des différents territoires pour former le Comité d’Algérie et du Sahara.
Cette équipe comprend des civils de toutes catégories, et des militaires de toutes armes, des Français de toutes confessions, chrétienne et musulmane.
Son noyau s’est constitué au cours de la soirée du 13 mai, après l’hommage de toute la ville à la mémoire de trois jeunes soldats français martyrisés et fusillés en Tunisie. La ruée de la foule algéroise vers l’édifice du Gouvernement Général a voulu exprimer le refus de continuer à admettre les capitulations successives, l’abandon qui paraissait inéluctable, l’accélération de la décadence française par l’action funeste et inconsidérée de gouvernements irresponsables soumis aux marchandages et à l’impéritie des hommes de partis formant le Parlement.
Afin que ce mouvement patriotique ne dégénère pas en émeute pour se terminer peut-être dans le sang, j’ai jugé de mon devoir d’y participer, de cautionner l’émeute grandissante en prenant la tête du Comité de Salut Public du 13 mai, qui fut formé sur l’heure avec des éléments présents du peuple et de l’Armée. J’ai ainsi concrétisé l’union du peuple et de l’Armée, union existant déjà dans les cœurs.
Cette caution fut suivie de celle du général Salan, de M. Soustelle, du ministre Sid Cara. Dès lors, l’insurrection devenait une révolution d’inspiration nationale s’étendant à toute l’Algérie. Par des manifestations de masses sur toute l’étendue de l’Algérie, s’est exprimée jour après jour la volonté de tous les habitants de ce pays de rester français, dans l’intégration totale de l’Algérie et du Sahara à la France.
Cette fraternité retrouvée nous apporte miraculeusement la solution du conflit qui déchirait ce pays depuis le 1er novembre 1954. Elle a donc toute la faveur de l’Armée.
Aussi, mon Général, mes camarades et moi-même, dans un apolitisme absolu, formons le vœu respectueux de vous voir :
– Vous prononcer sur l’intégration de tous les habitants de l’Algérie et du Sahara à la nation française, dans l’égalité pour chacun des droits et des devoirs.
– Éliminer les séquelles du système et ses hommes définitivement déconsidérés aux yeux de toute la population.
– Reconnaître les Comités de Salut public comme le support de votre action dans la révolution pacifique que vous allez conduire et comme l’armature civique nécessaire au pays, tant que nous resterons engagés dans l’action subversive dont l’Algérie a été jusqu’ici le point d’application. »
La réponse faite par le nouveau chef du pays fut édifiante. De Gaulle salua ouvertement le coup d’État ; il était d’ailleurs lui-même en tenue militaire.
« Vous avez été le torrent et la digue. Torrent et digue sont une source d’énergie. Et d’énergie disciplinée. Je souhaite que, dans la métropole, l’action pour la rénovation de notre pays se passe dans les mêmes conditions d’ordre et de sagesse qu’en Algérie. »
C’est le même jour qu’il tint, au balcon du Gouvernement Général d’Alger, son discours alors le plus célèbre, avec le fameux « je vous ai compris » :
« Je vous ai compris.
Je sais ce qui s’est passé ici. Je vois ce que vous avez voulu faire. Je vois que la route que vous avez ouverte en Algérie, c’est celle de la Rénovation et de la Fraternité.
Je dis rénovation à tous égards. Mais très justement vous avez voulu commencer par le commencement, c’est-à-dire par nos institutions et c’est pourquoi me voilà.
Je dis fraternité, parce que vous en ferez ce spectacle magnifique d’hommes qui, d’un bout à l’autre, quelle que soit leur communauté, communient dans la même ardeur et se tiennent par la main.
Eh bien. De tout cela je prends acte, au nom de la France. Et je déclare qu’ à partir d’aujourd’hui la France considère que dans toute l’Algérie il n’y a qu’une seule catégorie d’habitants. Il n’y a que des Français à part entière. Des Français à part entière avec les mêmes droits et les mêmes devoirs.
Cela signifie qu’il faut ouvrir des voies qui, jusqu’à présent, étaient fermées devant beaucoup. Cela signifie qu’il faut donner les moyens de vivre à ceux qui ne les avaient pas. Cela signifie qu’il faut reconnaître la dignité de tous ceux à qui on la contestait. Cela veut dire qu’il faut assurer une Patrie à ceux qui pouvaient douter d’en avoir une.
L’Armée, l’Armée Française, cohérente, ardente, disciplinée, sous les ordres de ses chefs, l’Armée éprouvée en tant de circonstances et qui n’en a pas moins accompli, ici, une œuvre magnifique de compréhension et de pacification, l’Armée Française a été, sur cette terre, le ferment, le témoin et elle est le garant du mouvement qui s’y est développé.
Elle a su endiguer le torrent pour en capter l’énergie. Je lui rends hommage. Je lui exprime ma confiance. Je compte sur elle pour aujourd’hui et pour demain.
Français à part entière, dans un seul et même collège, nous allons le montrer pas plus tard que dans trois mois, dans l’occasion solennelle où tous les Français, y compris les 10 000 000 de Français d’Algérie, auront à décider de leur propre destin.
Pour ces 10 000 000 de Français-là, leurs suffrages compteront autant que les suffrages de tous les autres. Ils auront à désigner, à élire, je le répète, dans un seul collège leurs représentants pour les Pouvoirs publics comme le feront les autres Français.
Avec ces représentants élus, nous verrons comment faire le reste.
Ah ! Puissent-ils participer en masse à cette immense démonstration tous ceux de vos villes, de vos douars de vos plaines, de vos djebels. Puissent-ils même y participer ceux-là qui, par désespoir, ont cru devoir mener sur ce sol un combat dont je reconnais, moi, qu’il est courageux — car le courage ne manque pas sur cette terre d’Algérie — qu’il est courageux, mais qu’il n’en est pas moins cruel et fratricide.Moi, de Gaulle, à ceux-là j’ouvre les portes de la réconciliation.
Jamais plus qu’ici, ni plus que ce soir, je n’ai senti combien c’est beau, combien c’est grand, combien c’est généreux : la France.Vive la République.
Vive la France. »
De Gaulle n’avait toutefois pas le même agenda que l’armée. Si, le 6 juin, il conclut son discours à Mostaganem par « Vive l’Algérie française ! », c’était là une exception. Au début du mois d’octobre, il se rendit en Corse, et dans l’avion il présenta la chose ainsi au journaliste Pierre Viansson-Ponté, l’un des plus importants journalistes d’alors.
Il s’agit de l’un des fondateurs de l’hebdomadaire L’Express, étant son rédacteur en chef, avant de devenir en 1958 chef du service politique du quotidien Le Monde. C’est lui qui écrivit dans Le Monde du 15 mars 1968 l’article « Quand la France s’ennuie… » considéré comme une anticipation des événements de mai 1968.
De Gaulle lui dit donc la chose suivante :
« Les généraux, au fond, me détestent. Je le leur rends bien. Tous des cons.
Vous les avez vus, en rang d’oignons sur l’aérodrome, à [la base aérienne 211 algérienne de] Telergma ? Des crétins, uniquement préoccupés de leur avancement, de leurs décorations, de leur confort, qui n’ont rien compris et ne comprendront jamais rien.
Ce Salan, un drogué. Je le balancerai aussitôt après les élections. Ce Jouhaud, un gros ahuri. Et Massu ? Un brave type, Massu, mais qui n’a pas inventé l’eau chaude. »
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