De Gaulle fit tout ce qui était possible pour prétendre au caractère non seulement légitime, mais également légal de sa prise du pouvoir. Il va de soi que les institutions firent de même, tout comme au fur et à mesure l’ensemble des partis politiques, même le Parti Communiste Français finissant par capituler, scellant son passage complet dans le révisionnisme.
Il y eut un accord tacite entre de Gaulle et les institutions pour faire croire que le premier s’était en quelque sorte sacrifié pour tirer la France d’un mauvais pas, de circonstances exceptionnelles – alors qu’en réalité on a un coup d’État militaire, des réseaux gaullistes putschistes, etc.
De Gaulle écrivit lui-même la version officielle à travers Mémoires d’espoir :
« A partir du moment où l’armée, passionnément acclamée par une nombreuse population locale et approuvée dans la métropole par beaucoup de gens écœurés, se dressait à l’encontre de l’appareil officiel, où celui-ci ne faisait qu’étaler son désarroi et son impuissance, où dans la masse, aucun mouvement d’adhésion et de confiance ne soutenait les gens en place, il était clair qu’on allait directement à la subversion, l’arrivée soudaine à Paris d’une avant-garde aéroportée, l’établissement d’une dictature militaire fondée sur un état de siège analogue à celui d’Alger, ce qui ne manquerait pas de provoquer, à l’opposé, des grèves de plus en plus étendues, une obstruction peu à peu généralisée, des résistances actives grandissantes.
Bref, ce serait l’aventure débouchant sur la guerre civile, en la présence, et bientôt, avec la participation en sens divers des étrangers.
A moins qu’une autorité nationale, extérieure et supérieure au régime politique du moment aussi bien qu’à l’entreprise qui s’apprêtait à le renverser, rassemblât soudain l’opinion, prît le pouvoir et redressât l’Etat. Or, cette autorité-là ne pouvait être que la mienne (…).
Évaluant les frais, je choisis d’agir aussitôt.
Mais alors, vais-je m’en tenir à rétablir une certaine autorité du pouvoir, à remettre momentanément l’armée à sa place, à trouver une cote mal taillée pour atténuer quelques temps les affres de l’affaire algérienne, puis à me retirer en rouvrant à un système politique détestable une carrière de nouveau dégagée?
Ou bien vais-je saisir l‘occasion historique que m’offre la déconfiture des partis pour doter l’État d’institutions qui lui rendent, sous une forme appropriée aux temps modernes, la stabilité et la continuité dont il est privé depuis cent soixante-neuf ans? »
C’est ainsi pratiquement par hasard que de Gaulle en aurait profité pour changer la nature du régime. Il en aurait simplement eu l’occasion, il n’y aurait aucune force sociale modifiant le pays, seulement une situation inextricable nécessitant un sauveur au-dessus des partis, etc.
La passivité totale des masses françaises appuya de toutes façons cette idée. A cela s’ajoutait le soutien des trois partis de grande importance alors : les socialistes de la SFIO, les centristes du Parti radical et les chrétiens-démocrates du MRP. Il faut également compter le soutien alors des populistes du Centre national des indépendants et paysans.
Les socialistes en désaccord, avec Édouard Depreux à leur tête, fondirent le Parti socialiste autonome. C’est lui qui lut au congrès socialiste d’Issy-les-Moulineaux le texte suivant, le 12 septembre 1958 :
« Malgré le vote que va émettre le congrès, nous tenons à affirmer notre ferme résolution de poursuivre publiquement notre action contre la constitution autoritaire et le référendum plébiscitaire.
En adoptant cette position, nous ne faisons que rester fidèles à ce que fut l’attitude constante et que l’on pouvait croire définitive du parti socialiste, depuis le 16 juin 1946, date du discours de Bayeux [de de Gaulle], jusqu’au 27 mai dernier.
Dès le lendemain du discours de Bayeux, dans lequel le général de Gaulle prenait position contre les institutions républicaines, le parti, par la plume de Léon Blum, dénonçait les dangers du néoboulangisme et du pouvoir personnel.
Le 27 mai 1958, il y a trois mois, le comité directeur et le groupe parlementaire étaient unanimes (à quatre voix près) pour s’insurger contre le retour du général de Gaulle, appuyé sur l’émeute algérienne et la sédition militaire.
Les socialistes, disait en substance le texte voté, ne pourront, en aucun cas, accorder leurs suffrages à une candidature qui, en toute hypothèse, serait un défi à la légalité républicaine.
Le texte constitutionnel, soumis au référendum du 28 septembre, constitue un très grave danger pour la démocratie.
L’avènement du pouvoir personnel, la concentration des pouvoirs dans les mains du président de la République et la mise en tutelle des élus du suffrage universel en sont les caractéristiques.
Il y a douze ans, Léon Blum a mis en garde le parti et l’opinion républicaine. Qu’on le veuille ou non, qu’on en convienne ou non, écrivait-il en 1946, c’est bien la réalité de la République qui est en cause, c’est bien la question du pouvoir personnel qui est posée devant le pays.
La menace de guerre civile n’a pas fait reculer le Parti socialiste après le 6 février 1934 et la réaction a été vaincue. Croire qu’en se rangeant aujourd’hui aux côtés des vainqueurs du 13 mai on évitera le pire, c’est au contraire provoquer le pire pour le lendemain.
La démocratie ne peut coexister avec des Comités de salut public, avec un système d’information à sens unique, avec une armée transformée en force politique, avec la volonté d’un seul s’imposant à tous.
La République menacée dans ses principes essentiels, c’est le socialisme atteint, du même coup, dans sa raison d’être et dans les espérances qu’il porte. Certains de rester fidèles à l’idéal du socialisme de Jean Jaurès et de Léon Blum, nous défendrons la République et ses libertés.
Certains que le nouveau « système » qu’on nous propose les met en péril, nous mènerons notre combat pour alerter tous les républicains et pour leur demander de répondre non au référendum du 28 septembre.
Je n’oublie pas les souvenirs du passé. Je n’oublie pas les amitiés. Ce n’est pas un adieu. J’espère pouvoir dire à beaucoup d’entre vous au revoir et à bientôt pour la construction du socialisme ! »
Le Parti socialiste autonome né en rupture de la ligne prédominante dans la SFIO pro-de Gaulle s’allia en une Union des forces démocratiques avec l’Union de la gauche socialiste fondé en 1957, l’Union démocratique et socialiste de la Résistance avec notamment François Mitterrand, une partie du Parti Radical avec notamment Pierre Mendès France. Ce sont les bases du futur Parti Socialiste Unifié fondé en 1960.
A côté de l’Union des forces démocratiques, seul le Parti Communiste Français appela à voter non.
L’hégémonie était du côté de de Gaulle et de l’armée.
Le référendum du 28 septembre 1958 connut une participation de 80,63 %, avec une approbation du projet de constitution à 82,60 %. En métropole même, la participation fut de 84,94 %, avec 79,26 % pour le oui.
Les élections sont-elles truquées ? La question n’a jamais été abordée. Il est tout de même étonnant de voir que le oui atteint… 97,55% au Sénégal, 92,58 % au Gabon, 98,29 % au Tchad.
On a même… 99,99 % de oui en Côte d’Ivoire, pour 97,56 % de participation ! Dans ce dernier cas, sur 1 596 610 votants, on a 1 156 votes blancs ou nuls et seulement 216 votes contre…
Parmi les rares exceptions, on a le Niger avec seulement 37,42 % de votants et 78,43 % pour le oui, et surtout la Polynésie française avec 81,57 % de votants et seulement 64,40 % pour le oui.
De toutes façons pour les élections législatives françaises des 23 et 30 novembre 1958, il y eut une modification de taille effectué par le gouvernement seulement un mois avant. Au lieu d’être proportionnel, le scrutin devient uninominal majoritaire à deux tours.
Le Parti Communiste Français obtint 18,9 % des voix au premier tour, mais n’eut que 1,8 % des députés. La SFIO eut 15,5 % des voix, mais 7 % des députés.
Inversement, l’Union pour la nouvelle République pro-de Gaulle n’eut que 17,6 % des voix… mais 34,6 % des députés et le Centre national des indépendants et paysans 13,7 % des voix mais 24,2 % des députés.
Il faut remonter à 1871 pour avoir une assemblée où la droite avait autant la mainmise. Par ailleurs, signe révélateur, seulement 1,4 % des députés étaient des femmes.
A l’élection présidentielle française de décembre 1958, il y eut un encadrement similaire. Indirecte, elle passait par les parlementaires, les conseillers généraux, des représentants des conseils municipaux.
Sur ces 81 764 « grands électeurs », 62 394 votèrent pour de Gaulle, 13,03 % pour Georges Marrane, le candidat du Parti Communiste Français, 8,46 % pour le candidat de l’ Union des forces démocratiques, Albert Châtelet.
La Ve République instaurait un pouvoir personnel en son cœur.
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