La convergence de la faction de l’armée et de la faction de de Gaulle avait été cimentée en amont, dans un processus secret passant par des intermédiaires. Cela aboutit à un programme commun.
D’un côté, de Gaulle appela à la résurrection de l’esprit national, ce qui satisfaisait l’armée désireuse d’une ligne expansionniste de la France. De l’autre côté, il exigea la mise en place d’un régime fort, ce qui était sa position depuis 1940 et en avait fait la grande figure de la bourgeoisie la plus agressive.
Il y avait concrètement convergence de la faction de l’armée autonome en raison de l’Algérie française et de la faction de la bourgeoisie impérialiste.
Voici comment, le 19 mai 1958, lors d’une conférence de presse, de Gaulle exposa le contenu idéologique de cette démarche :
« Ce qui se passait en Afrique du Nord, depuis quatre ans, était une très lourde épreuve, ce qui se passe en ce moment, en Algérie, par rapport à la métropole et dans la métropole par rapport à l’Algérie, peut conduire à une crise nationale extrêmement grave.
Mais aussi, ce peut être le début d’une espèce de résurrection.
Voilà pourquoi le moment m’a semblé veu où il pourrait m’être possible d’être utile, encore une fois, directement, à la France (…).
C’est un fait que le régime exclusif des partis n’a pas résolu, ne résout pas, ne résoudra pas, les énormes problèmes avec lesquels nous sommes confrontés. Notamment, celui de l’association de la France avec les peuples d’Afrique. Celui aussi de la vie en commun des diverses communautés vivant en Algérie.
Et même celui de la concorde à l’intérieur de chacune de ces communautés. Le fait est là, je répète que tout le monde doit en prendre acte. Les combats qui se livrent, en Algérie, et la fièvre qui bouillonne ne sont que les conséquences de cette carence.
Et si les choses continuent, de la façon dont elles sont engagées, nous savons tous parfaitement bien que le régime tel qu’il est ne pourra pas y trouver d’aboutissement (…).
[Journaliste 1 : Vous aviez dit que vous vous teniez prêt à assumer les pouvoirs de la République. Qu’entendez-vous au juste par là ?]
Je vais vous répondre au mieux. Les pouvoirs de la République, quand on les assume, ce ne peut-être que ceux qu’elle-même vous aura délégués. Voilà pour les termes qui me paraissent parfaitement clairs.
Et puis alors maintenant, il y a l’homme qui les a prononcés. La République, il fut un temps où elle était reniée, trahie, par les partis eux-mêmes, et moi, j’ai redressé ses armes, ses lois, son nom !
[Journaliste 4 : Certains craignent que, si vous reveniez au pouvoir, vous attentiez aux libertés publiques.]
Est-ce que j’ai jamais attenté aux libertés publiques fondamentales ? Je les ai rétablies. Et y ai-je une seconde attenté jamais ?
Pourquoi voulez-vous qu’à 67 ans, je commence une carrière de dictateur ? »
La question était de savoir dans quelle mesure de tels propos allaient suffire à satisfaire l’armée.
Le lendemain de la conférence de presse, le 20 mai, le général Salan donna une réponse, à Alger :
« Au cours de ces journées, de ce Forum devenu le haut lieu de la résistance à l’abandon, a jailli une intense clameur vers Paris.
Dans un élan unanime de ferveur patriotique vous avez crié votre volonté farouche de construire une Algérie française nouvelle et fraternelle marquée par la vie en commun des diverses communautés.
Hier soir, de Paris, du coeur même de l’Île-de-France, une voix sereine s’est fait entendre : le général de Gaulle s’est écrié : « C’est peut-être le début d’une espèce de résurrection, il faut en prendre acte. Hâtez-vous, les choses et les esprits vont vite. »
Ainsi, hier à Paris, celui qui en d’autres heures cruciales pour la patrie a su montrer la voie du Salut, a affirmé publiquement avec force avec force, sans ambiguïté, qu’il comprenait vos angoisses et vos élans.
Avec Alger, Oran, Constantine, avec les habitants des cités et des douars, avec ceux des plaines et des plateaux, avec les montagnards des djebels les plus reculés, les nomades du Sahara, tous se rassemblent pour affirmer leur fierté et leur volonté d’être Français et pour dire certitude de notre victoire.
De toute l’Algérie française jaillit un immense cri de patriotisme et de foi. Dix millions de Français décidés à rester Français, à rester bien Français, indissolublement liés à l’Armée et à la République vous disent, mon Général, que vos paroles ont fait naître dans leur cœur une immense espérance de grandeur et d’unité nationale. »
On reconnaît ici les termes du contrat entre de Gaulle et l’armée. Du moment que de Gaulle maintient l’Algérie et en fait bien une « base » en tant que telle, il aura le soutien de l’armée. Il va de soi que l’armée considérait qu’elle aurait l’hégémonie dans cette affirmation politique ; le 22 mai 1958, le général Salan dit même à Alger :
« Indissolublement unis, nous remonterons les Champs-Élysées et on nous couvrira de fleurs ».
C’est que l’armée pensait avoir forcément le dessus, car elle disposait d’un « roc » : l’Algérie française qui est entièrement sous son contrôle.
Voici comment la chose était présentée dans l’éditorial dans l’Écho d’Alger du 22 mai 1958 d’Alain de Sérigny :
« Le Roc !
Qu’on ne se fasse donc pas d’illusions à l’hôtel Matignon, au Palais-Bourbon, ou ailleurs. Les dix millions de Français de la grande communauté algérienne restaurée forment avec l’Armée française UN ROC.
Il ne sera délité ni par les tentatives de division, ni par les manœuvres de chantage : nos Comités de Salut public sont vigilants.
L’Algérie n’acceptera qu’un gouvernement de Salut public, et présidé par l’Homme qui incarne la grandeur française : le général de Gaulle. »
L’auteur de ces lignes sur de Gaulle incarnant la grandeur française avait durant la seconde guerre mondiale été décoré de la Francisque par Pétain ; c’est ici en fait une convergence des intérêts réactionnaires.
L’armée avait scellé une alliance avec les réseaux gaullistes et le Comité de salut public pouvait désormais lui-même utiliser la figure de de Gaulle une fois le processus ouvertement lancé.
Le 23 mai 1958, les ressorts idéologiques et stratégiques de l’alliance étaient clairs :
« Le comité de salut public de l’Algérie et du Sahara à tous les Français :
Citoyens français de la Métropole, de l’Union Française et du monde entier, le mouvement de Salut Public déclenché à Alger par la volonté populaire le 13 mai 1958, a réalisé en trois jours, ce qu’aucun Gouvernement n’avait pu obtenir en trois ans.
Sachez que désormais, les 10 000 000 de Français qui peuplent l’Algérie et le Sahara, ont réalisé leur union totale.
Sachez qu’ils ont fait le serment de conserver cette province française, indissolublement liée à la Mère Patrie, pour garder intact le patrimoine national.
Sachez qu’ils sont fermement résolus à mettre en place un Gouvernement de Salut Public présidé par le général de Gaulle pour promouvoir et défendre la réforme profonde des institutions de la République.
Français et Françaises, ces 10 000 000 de citoyens vous appellent solennellement et vous demandent dans un véritable sursaut national de mobiliser toutes vos énergies pour que soit réalisé ce noble idéal.
Dans ce but, le mouvement doit s’étendre et se concrétiser dans l’immédiat par la création de comités de salut public, malgré toutes les manœuvres et les menaces dont vous êtes l’objet de la part du Gouvernement du système.
Tous unis, au sein de ces Comités, vous obtiendrez, par votre détermination, un Gouvernement de Salut Public présidé par le général de Gaulle, seul capable de restaurer la grandeur et l’indépendance de la Patrie. »
Cette « restauration » était toutefois bloquée, car le régime refusait de céder. Ce furent alors les gaullistes qui prirent l’initiative, en Corse.
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