Étape et saut qualitatif

Si l’on prend l’article Un effet ne peut pas se produire avant la cause qui en est à l’origine, publié ce 1er décembre 2011, et on le met en rapport avec l’article Inévitabilité du communisme et thermodynamique publié le 15 novembre 2010, on a un aperçu relativement clair du principe du saut qualitatif.

Imaginons en effet quelqu’un qui ferme un robinet, arrêtant le processus où l’eau s’écoule. A-t-il réalisé un retour en arrière dans le temps, au moment où l’eau ne coulait pas, avant que l’eau ne s’écoule ?

Non, évidemment. Prenons un autre exemple : une équipe de football marque un but, après que l’autre équipe ait marqué également. On en revient à un score d’égalité, 1 partout. Mais est-il juste de dire qu’on en « revient » à un tel score d’égalité, qui auparavant était justement de 0 à 0 et non de 1 partout ?

En fait, non, et c’est là une des bases du matérialisme dialectique : le retour en arrière n’est pas possible. C’est ce qu’explique le document sur l’inévitabilité du communisme et la thermo-dynamique ; pour citer Engels :

« C’est pourquoi la méthode dialectique considère que le processus du développement doit être compris non comme un mouvement circulaire, non comme une simple répétition du chemin parcouru, mais comme un mouvement progressif, ascendant, comme le passage de l’état qualitatif ancien à un nouvel état qualitatif, comme un développement qui va du simple au complexe, de l’inférieur au supérieur. »

En marquant un but, le match est allé de l’avant ; même une égalisation n’est pas un retour en arrière. D’ailleurs le chronomètre n’est pas remis en arrière (ne serait-ce que symboliquement puisqu’on ne retourne pas en arrière dans le temps non plus).

Mais il ne faudrait pas penser que les choses vont de manière linéaire. Prenons l’exemple d’un couple, qui en arrive à une rupture.

Est-il possible à ce couple de réparer les dégâts et de « revenir ensemble » ? Non ce n’est pas possible. Le couple peut se reformer, mais ce n’est plus le même couple pour ainsi dire, il y a eu un saut qualitatif et la nature de leur relation a atteint un niveau plus complexe.

On peut même considérer qu’un couple n’existe qu’une fois atteint justement un certain niveau de complexité. Et c’est vrai pour tout phénomène : tant qu’un certain niveau n’est pas atteint, la situation est précaire. Un enfant n’est pas un adulte, il est faible ; ce n’est qu’au bout du processus qu’il le sera définitivement.

Ce processus étant évidemment, en quelque sorte, parsemé d’embûches.

Le matérialisme dialectique enseigne ainsi que le « développement qui va du simple au complexe, de l’inférieur au supérieur » n’est pas linéaire. La révolution peut l’emporter, mais n’étant pas complète ou plus exactement complétée, la contre-révolution revient temporairement, la révolution grandissant et l’emportant de nouveau (finalement), dans un processus ne se terminant que lorsque le nouveau écrase l’ancien pour de bon.

C’est cela qui explique pourquoi en Chine populaire, Deng Xiaoping n’a pas été fusillé, alors qu’il représentait la ligne noire, anti-Mao Zedong. Mao Zedong avait parfaitement compris la dialectique, nous permettant de comprendre celle-ci précisément (notamment grâce à son classique « De la contradiction »).

Il savait que la présence de Deng Xiaoping permettait de comprendre plus facilement où était la ligne noire, alors que si on le fusillait, la ligne noire continuerait d’exister sans pour autant être visible facilement.

D’ailleurs, à la mort de Mao Zedong, ce n’est pas officiellement Deng Xiaoping qui prend le pouvoir, pour une raison tactique, afin de masquer le révisionnisme.

Mao Zedong avait compris que la Chine devait connaître une avancée dans les forces productives, mais la question était de savoir si elle serait portée par la ligne rouge ou la ligne noire.

La construction du socialisme dans un pays anciennement semi-féodal semi-colonial consiste en effet en des étapes difficiles et douloureuses, présentant autant de dangers face à la bourgeoisie.

Celle-ci était incapable de porter auparavant le capitalisme dans tout le pays et d’unifier celui-ci ; mais dans le socialisme, la bourgeoisie peut trouver une petite place, et même soumise elle tente de prendre le pouvoir. C’est le sens de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne (GRCP) de viser à empêcher cela.

Mais empêcher cela ne signifie pas s’y opposer mécaniquement. Il y a des étapes dans la GRCP, strictement parallèlement aux étapes de la construction du socialisme en Chine populaire.

Et une fois l’étape (déterminée précisément) terminée, une fois le « développement qui va du simple au complexe, de l’inférieur au supérieur » réalisée, il n’y a plus de retour en arrière.

Toutefois, regardons ce qui se passe si la ligne noire l’emporte. Si l’on prend par exemple l’URSS dans les années 1950, le pays s’était reconstruit après la seconde guerre mondiale impérialiste. Il y avait là un tournant, un « développement qui va du simple au complexe, de l’inférieur au supérieur. »

Ce tournant n’a pas été compris de manière complète par la ligne rouge, malgré un aperçu relativement net (Staline : Les problèmes économiques du socialisme en URSS, 1951).

Le résultat a été le triomphe de la ligne noire, avec Khrouchtchev (et ici justement et d’ailleurs en URSS les communistes n’avaient pas compris le principe dialectique de la lutte de deux ligne).

L’URSS a alors connu un « développement qui va du simple au complexe, de l’inférieur au supérieur » car l’économie s’est modernisée et renforcée, mais sous la direction de la ligne noire. Cela a amené la naissance du social-impérialisme russe.

Et, de fait, une fois le développement réalisé, impossible d’aller en arrière. Cela signifie-t-il que la révolution a échoué, dans son ensemble ?

Non, mais cela signifie que pour cette étape, la ligne noire l’emporte, qu’objectivement la base a été modifié et qu’ainsi, la révolution connaît un redémarrage, non pas dans ses fondamentaux, mais dans sa force.

Le triomphe du révisionnisme en URSS en 1953 et en Chine populaire en 1976 marque l’aboutissement d’un processus ; celui-ci réalisé, il n’est pas possible de retourner en arrière.

Il y avait un « développement qui va du simple au complexe, de l’inférieur au supérieur » et la ligne noire en a profité pour l’emporter. Mais le principe de la thermodynamique, qui finalement appartient à la dialectique, fait qu’on ne peut pas réparer les erreurs, la base a changé, il faut « recommencer. »

De la même manière qu’un couple qui se reforme de ne « reforme » pas, mais forme une relation renouvelée.

C’est le principe du nouveau qui chasse l’ancien, non pas de manière linéaire, mais par sauts qualitatifs.

Mais qu’est-ce qui pourrait empêcher de penser alors que la roue de l’histoire peut aller de l’avant si la ligne rouge l’emporte, et en arrière si la ligne noire l’emporte ?

Qu’est-ce qui au fond empêche tout retour en arrière, pourquoi la ligne noire ne ferait-elle pas reculer l’histoire, disons au moyen-âge ou la barbarie ?

Eh bien, ce n’est pas possible en raison des forces productives ; leur accroissement amène une situation différente, permettant un développement différent.

Bien entendu, si une série de catastrophes nucléaires anéantissaient l’ensemble de la planète, alors le processus recommencerait à un développement plus bas. Encore est-il que cela est même improbable (la série de catastrophes nucléaires) si l’on considère que le développement est ce qui compte.

Mao Zedong a souligné cela, en partant non point de vue de notre simple planète, mais du développement de l’univers lui-même :

« Même si les bombes atomiques américaines étaient d’une telle puissance que, larguées sur la Chine, elles feraient un trou à travers la planète, ou la feraient exploser, cela ne signifierait presque rien, à l’échelle de l’univers – quoique ce puisse être un événement notable pour le système solaire. »

Mao Zedong a raison de considérer ici que le développement n’est pas simplement à notre échelle, mais à celui de l’univers qui se transforme.

Cependant, à part ce cas de figure, le développement amène inévitablement le triomphe du communisme. Reste à savoir si les étapes seront rendues plus simples ou pas, selon le degré de conscience de l’humanité.

Il est évident, par exemple, que sans une juste compréhension de la biosphère, l’humanité se complique grandement la tâche. Même si inversement et justement, les problèmes du réchauffement climatique se posent comme réalité matérielle que l’humanité doit saisir dans sa conscience.

Pour résumer : une fois une étape matérielle passée, un retour en arrière n’est pas possible. Le capitalisme ne peut pas se transformer en féodalisme.

Mais, par conséquent, lorsque la ligne noire triomphe sur la ligne rouge et profite d’un problème lors d’une étape, alors inévitablement la situation est modifiée et la ligne rouge doit se reformuler, selon les nouvelles conditions.

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«Un effet ne peut pas se produire avant la cause qui en est à l’origine»

Voici une simple phrase qui a l’air toute logique :

« Un effet ne peut pas se produire avant la cause qui en est à l’origine »

Cela a l’air logique, en effet. Mais la logique n’est pas le matérialisme dialectique. La logique, c’est la logique, avec des concepts comme par exemple effet, cause, conséquence, origine.

Il est donc incorrect de formuler une phrase comme : « Un effet ne peut pas se produire avant la cause qui en est à l’origine. » Pour le matérialisme dialectique, cette phrase est impossible. Le matérialisme dialectique, quant à lui, n’utilise pas ces concepts et ne considère pas un phénomène comme le fait la logique.

Comment la logique comprend-elle un phénomène ? La logique est une méthode très particulière, élaborée au cours de nombreux siècles, principalement à partir d’Aristote. Le point de départ, c’est ce qu’on appelle le syllogisme:

Socrate est un homme

Les hommes sont mortels

Donc : Socrate est mortel

Voici comment le philosophe juif Maïmonide (1138-1204) présente le fond de la pensée d’Aristote :

« Il a été exposé dans la Physique que tout ce qui existe, excepté la Cause Première, doit son origine aux quatre causes suivantes – la matière, la forme, l’agent (ou l’efficient) et la fin.

Elles sont parfois prochaines, parfois lointaines, mais chacune de ces quatre est appelée cause.

Ils pensent aussi, et je ne le conteste pas, que Dieu – bénit soit-il – est l’efficient du monde, sa forme et sa fin. » (Moreh Nebukim).

Si l’on utilise en effet les concepts de cause et de conséquence, alors un phénomène a une cause et une conséquence, et ce serait valable, logiquement, pour tous les phénomènes.

Cela revient inévitablement à dire que nous avons une cause nous-même en tant qu’individus (les parents ? L’espèce?). Et cela revient à dire que le monde, dans son ensemble, a une cause.

Or, pour le matérialisme dialectique, le monde est sa propre « cause. » Il n’y a pas d’origine à un phénomène : un phénomène est une transformation, avec un saut qualitatif. Il ne peut pas être « causé » – il se produit.

Voici comment Mao Zedong présente cette question dans De la contradiction :

« L’école de Déborine, comme la lecture des articles dans lesquels les philosophes soviétiques la soumettent à la critique permet de le constater, considère que la contradiction n’apparaît pas dès le début du processus, mais à un certain stade de son développement. 

Il s’ensuit que jusqu’à ce moment le développement du processus se produit non sous l’action des causes internes, mais sous celle des causes externes. Déborine revient ainsi aux théories métaphysiques des causes externes et du mécanisme. »

« La cause fondamentale du développement des choses et des phénomènes n’est pas externe, mais interne; elle se trouve dans les contradictions internes des choses et des phénomènes eux-mêmes. »

« Toute forme de mouvement contient en soi ses propres contradictions spécifiques, lesquelles constituent cette essence spécifique qui différencie une chose des autres. C’est cela qui est la cause interne ou si l’on veut la base de la diversité infinie des choses dans le monde. »

Le matérialisme dialectique rejette donc la théorie des causes externes.

Est donc incorrecte la phrase :

« Un effet ne peut pas se produire avant la cause qui en est à l’origine »

qui sépare abstraitement l’effet et la cause, cassant le processus en deux éléments distincts, avec la cause qui serait « origine » et l’effet qui serait en quelque sorte la conséquence logique du phénomène.

Mais est-ce que cela veut dire qu’un « effet » peut se produire avec sa « cause » ? Justement, cela ne veut rien dire car tout phénomène s’auto-transforme. C’est cela, la dialectique de la matière éternelle.

Et c’est précisément le point d’ailleurs sur lequel a buté Aristote, avec le fameux « l’oeuf et la poule. »

Aristote a dû élaboré toute une série de concepts : acte possible (« en puissance »), acte réalisé (« en acte »), génération, etc. pour tenter de s’en sortir.

Et il a dû systématiquement se fonder sur un Dieu suprême qui serait le « Moteur » de tout mouvement, afin que son système de cause et de conséquence se mette en branle. Les penseurs juifs, arabes et perses de la période de la Falsafa commençaient leurs ouvrages par saluer Dieu comme cause de toutes les causes.

Mais le matérialisme dialectique ne reconnaît pas une cause ayant logiquement une cause qui elle-même, etc. jusqu’à la cause suprême, appelé « Dieu. »

Le matérialisme dialectique considère que la matière s’auto-transforme à coups de sauts qualitatifs !

Le mouvement est le produit de l’identité des contraires – or, cause et conséquence s’opposent absolument.

Dans la Dialectique de la nature, Engels présente ainsi l’erreur d’Aristote – erreur qui avait le mérite de paver la voie à la science, comme expliqué dans l’article L’importance historique (pour l’idéalisme) d’Aristote, disciple de Platon :

« Deux courants philosophiques : le courant métaphysique avec des catégories immuables, le courant dialectique (Aristote et surtout Hegel) avec des catégories fluides ; les preuves que ces oppositions immuables : fondement et conséquence, cause et effet, identité et différence, apparence et essence, ne résistent pas à la critique, que l’analyse montre l’un des pôles déjà in nuce [en germe] dans l’autre, qu’à un point déterminé un pôle se convertit en l’autre et que toute la logique ne se développe qu’à partir de ces oppositions en mouvement progressif (…).

Mais maintenant tout cela a changé. La chimie, la divisibilité abstraite du physique, le mauvais infini, – l’atomistique. La physiologie, – la cellule (le processus de développement organique tant des individus que des espèces par différenciation est la preuve la plus flagrante de la dialectique rationnelle), et enfin l’identité des forces de la nature et leur conversion réciproque, qui a mis fin à toute fixité des catégories. »

Et donc, puisque les catégories ne sont pas « fixes », il est vrai qu’un effet peut se produire avant la cause qui en est à l’origine.

Prenons ici un exemple avec la classe ouvrière. Celle-ci existe avec le mode de production capitaliste. Mais sa naissance a été un processus lent, et il y a eu des prémices. Ces prémices n’étaient-elles pas un effet – le courant plébéien de Babeuf durant la révolution française par exemple – avant la cause ?

En fait, il n’y a pas de cause externe, c’est ce qui fait que l’expression peut exister, de manière balbutiante, avant que la cause interne ne soit complétée.

Une femme enceinte peut ressentir un coup de pied du bébé – effet d’une cause qui n’existera au sens strict qu’avec la naissance de l’enfant.

Cela sonne très contradictoire, mais c’est justement contradictoire, car il faut maîtriser le processus de contradiction. Une phrase comme « Un effet ne peut pas se produire avant la cause qui en est à l’origine »  ne veut rien dire pour le matérialisme dialectique.

Pour finir, regardons de manière simple en nous demandant la chose suivante : est-il possible que la lumière d’une lampe-torche soit projetée sur le mur avant qu’on ait appuyer sur le bouton pour allumer la lampe ?

Il est évident que non. Mais il ne s’agit pas d’une « cause » et d’une « conséquence. » Bien entendu, on peut le voir ainsi, ce que l’humanité a fait pour nombre d’actions pendant des centaines d’années.

Mais en réalité, l’énergie contenue dans la lampe torche s’est transformée.

C’est comme si on disait que la balle ne peut pas être lancée avant qu’on ait tapé dedans. Sauf que la balle est projetée par une énergie équivalente au coup. L’énergie s’est transformée.

L’être humain ne voit pas cela, il pense qu’il a provoqué quelque chose, qu’il a créé, alors qu’il participe à un processus de transformation, de production.

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Le matérialisme dialectique et les «roi, prêtre, professeur, prostituée, mercenaire»

Selon le matérialisme dialectique, chaque société se détermine par son mode de production. Ce qui compte, c’est la manière avec laquelle la société reproduit la vie de la société et de ses membres, dans quelle mesure elle élargit les moyens économiques permettant cette vie.

Par conséquent, pour saisir la nature d’un mode de production, l’attention doit être portée sur la production réelle, pas sur la manière dont cette production est ensuite répartie. L’une des thèses récentes et fondamentalement erronée vise par exemple à faire des prostituées des « travailleurs du sexe ».

Cela n’a aucun sens, car ce qui compte ce n’est pas la rémunération, mais la contribution à la production, qui n’existe pas pour les prostituées. Il en va de même pour toute une série de fonctions sociales.

Dans Le Capital, Karl Marx nous explique au sujet de cette question :

« Tous les membres de la société qui ne figurent pas directement dans la reproduction, avec ou sans travail, ne peuvent recevoir leur part du produit marchande annuelle – donc leurs moyens de consommation – que des catégories auxquelles la production échoit en première main : travailleurs productifs, capitalistes industriels et propriétaires fonciers.

De ce point de vue, leurs revenus proviennent materialiter [matériellement] du salaire (des travailleurs productifs), du profit et de la rente foncière.

Donc, ils apparaissent comme dérivés à ces revenus initiaux.

Par ailleurs, cependant, les bénéficiaires de ces revenus dérivés, dans le sens que nous venons de voir, les reçoivent en vertu de leur fonction sociale de roi, prêtre, professeur, prostituée, mercenaire, etc. et peuvent donc tenir ces fonctions pour les sources premières de leurs revenus. »

Il est tout à fait possible qu’un professeur se dise qu’il tire son salaire de la production générale de la société, que sans l’éducation qu’il fournit, cette même production générale ne serait pas ce qu’elle est.

Cependant, c’est là un point de vue fondamentalement idéaliste. La société est déterminée par sa production de marchandises et le professeur ne participe pas à cette production de marchandises. Son salaire – c’est-à-dire le moyen de se procurer des marchandises – lui est fourni à partir de la part de ceux et celles qui participent directement, réellement à la production.

C’est pour cette raison que Karl Marx et Friedrich Engels opposent deux classes : le prolétariat et la bourgeoisie. Dans la citation du Capital, il divise la bourgeoisie en propriétaires fonciers – qui possèdent les terres qu’ils fournissent à des gens la travaillant pour eux – et les capitalistes industriels, dont les ateliers et usines produisent les marchandises.

Dans cette perspective, le capitaliste financier est également quelqu’un qui parasite la production, bien que lorsqu’il investit, il devienne en partie lui-même un capitaliste industriel, conformément à l’analyse de Lénine sur la fusion du capital bancaire et du capital industriel.

Le matérialisme dialectique ne considère donc pas que les « roi, prêtre, professeur, prostituée, mercenaire » aient une activité relevant de la production, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’aient pas d’utilité sociale ; dans la citation de Karl Marx, le choix de ces catégories tient à ce que les personnes exerçant ces activités sont au service de la bourgeoisie.

Karl Marx pensait ici aux professeurs d’université, mais il en est de même pour les professeurs des collèges et lycées, qui s’imaginent participer économiquement à la société, alors que leur existence est déterminée par le capitalisme qui sacrifie une part de sa richesse sociale afin de leur assurer une existence qui, on s’en doute, est nécessairement à leur service.

Les professeurs s’imaginent fournissant une éducation « neutre » dans un cadre lié à l’État « neutre », et partant de là participer à la production, alors qu’en réalité ils relèvent de la superstructure érigée sur l’infrastructure qu’est le mode de production.

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La compréhension matérialiste dialectique du rapport travail – travailleur

Il est bien connu que le symbole communiste est le drapeau rouge frappé du marteau et de la faucille. Le drapeau rouge est le drapeau historique du mouvement ouvrier, qui a versé son sang pour la cause du socialisme. Le marteau représente la classe ouvrière, la faucille la paysannerie, ces deux classes étant unies pour diriger l’URSS à la suite de la révolution de 1917.

Il y a ici quelque chose de très important à saisir : on ne peut pas séparer abstraitement le marteau et le faucille du drapeau rouge, afin de célébrer abstraitement le travail.

En effet, si le travail est ce qui compte, c’est sa nature qui détermine comment il compte. Le rapport travail-capital forme un ensemble dialectique et on ne peut pas séparer abstraitement le travail du capital.

C’est cela la grande erreur historique du syndicalisme dit révolutionnaire de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, qui considère que le travail serait en soi une valeur suprême, en tant qu’activité concrète suffisante en soi.

Le fascisme et le national-socialisme ont précisément utilisé cette interprétation erronée afin de célébrer la figure du « travailleur », en gommant totalement la question de la réalité de la production.

Il est, en effet, vrai que le travail modifie le monde, cependant la manière dont c’est fait est déterminante et cela change tout pour la notion de travail.

Si l’on formule de manière abstraite cela, on en arrive à dire que le capitalisme donne du travail aux travailleurs, qui alors travaillent : dire cela revient à tourner en rond et perdre de vue l’aspect essentiel de la question, qui est de savoir comment et pourquoi il y a ce travail.

Le travail de l’artisan au Moyen-Âge et de l’ouvrier d’industrie des années 1960, ou encore celui de l’ouvrier d’une usine robotisée de 2016, ne peuvent pas être intégrées abstraitement dans une catégorie « travail ».

Comment saisir la complexité de la question ?

Karl Marx, dans Le Capital, formule de la manière suivante cette problématique et sa résolution :

« Ce qui sur le marché fait directement vis-à-vis au capitaliste, ce n’est pas le travail, mais le travailleur.

Ce que celui-ci vend, c’est lui-même, sa force de travail.

Dès qu’il commence à mettre cette force en mouvement, à travailler, dès que son travail existe, ce travail a déjà cessé de lui appartenir et ne peut plus désormais être vendu par lui.

Le travail est la substance et la mesure inhérente des valeurs, mais il n’a lui-même aucune valeur.

Dans l’expression : valeur du travail, l’idée de valeur est complètement éteinte.

C’est une expression irrationnelle telle que par exemple valeur de la terre. Ces expressions irrationnelles ont cependant leur source dans les rapports de production eux-mêmes dont elles réfléchissent les formes phénoménales.

On sait d’ailleurs dans toutes les sciences, à l’économie politique près, qu’il faut distinguer entre les apparences des choses et leur réalité. »

On a ici un paradoxe, qui tient au double aspect du travailleur : celui-ci travaille, mais dès qu’il travaille, le travail effectué lui est arraché.

Deux erreurs sont alors possibles, qui ont la même base : tout d’abord, considérer le travailleur comme séparé de son travail. C’est l’idéologie du travailleur individuel qui vendrait à un moment donné son travail, pour être totalement un autre à un autre moment. L’individu serait producteur d’un côté, consommateur de l’autre, comme coupé en deux dans son existence.

Ensuite, considérer le travail comme séparé de ce qui est travaillé, ce qui amènerait à concevoir un travail abstrait, qui pourrait arbitrairement être lié à telle ou telle production.

Dans les deux cas, il y a une incompréhension de ce qu’est un mode de production. Un individu appartient toujours à l’espèce humaine dans son ensemble, qui reproduit sa vie réelle au moyen d’un mode de production.

Cette incompréhension amène tant l’existence du travailleur individuel « mercenaire », vendant sa force de travail en se désintéressant totalement de la production en général, n’ayant en tête que sa vie de « consommateur » qu’il imagine « indépendante »…, que celle du travailleur faisant un fétiche de son activité personnelle dans la production, basculant dans le corporatisme de sa fonction, de son statut, etc.

Il est aisé de voir que de multiples déviations ont existé dans le mouvement révolutionnaire, tentant justement de s’orienter uniquement par exemple vers la nature « mercenaire » du travailleur individuel précarisé, ou bien de s’appuyer unilatéralement sur une catégorie de travailleurs avec un statut identitaire bien particulier, comme les cheminots ou les postiers par exemple.

Il ne s’agit pas de nier l’existence de catégories au sein des travailleurs, mais l’incapacité à concevoir que ces catégories ne sont qu’un aspect de l’activité travailleuse en général est erroné, tout comme l’oubli de la question du mode de production.

Il est évident que si les bouchers, les policiers, les chauffeurs privés, les gardiens de prison, les travailleurs des centrales nucléaires, etc. travaillent, non seulement leur rapport à la production demande à être explicité (ainsi une prostituée, au sens strict, ne travaille pas, car ne produisant rien), mais en plus il est évident que leur identité individuelle – si on peut la séparer abstraitement de leur emploi – subit une aliénation de par le type d’activité exercée (esprit réactionnaire, obséquiosité, fétichisme hiérarchique, etc.).

Le travail n’existe jamais en tant que valeur abstraite, séparée de son emplacement dans le mode de production. C’est le capitalisme qui croit que le travail a une valeur en lui-même (ce que le calvinisme dira), c’est le fascisme qui fait un fétiche du « travailleur » comme figure individuelle.

Le communisme célèbre le travailleur comme élément de la classe des travailleurs ; il célèbre le travail comme transformation de la réalité conforme aux modes de production socialiste et communiste.

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Concentration et centralisation selon le matérialisme dialectique

Il existe une différence essentielle entre concentration et centralisation, deux concepts très importants pour étudier l’évolution d’un phénomène.

Une définition erronée serait de dire que le fait de concentrer signifie réunir en un centre ce qui était auparavant dispersé : on ne verrait alors nullement la différence avec le fait de centraliser. De fait, dans l’idéologie bourgeoise tend à assimiler les deux concepts.

Pourtant, on dira que Louis XIV a concentré les pouvoirs, pas qu’il les a centralisés (ce qu’on devrait dire pourtant en réalité), tout comme on dira de l’État français qu’il est historiquement centralisé (alors qu’en réalité il a justement concentré les pouvoirs).

Quelle est la différence entre concentration et centralisation et quelle est son importance ?

Elle tient, de fait, à la question de la synthèse, du saut qualitatif. On peut formuler la chose de la manière suivante : une concentration se produit, alors qu’une centralisation est voulue.

La concentration est un processus d’assemblage, de regroupement, se produisant en quelque sorte de manière naturelle, par la force des choses. Une colère dans une entreprise aboutissant à une grève est le produit d’une concentration de forces, de leur assemblage naturel dans le cadre d’une lutte de classes.

Si, par contre, les travailleurs de l’entreprise avaient choisi de s’unir, de manière consciente, afin de lutter, alors cela aurait été un processus de centralisation.

Dans le mouvement ouvrier, cette question n’avait initialement pas été comprise et une bonne partie de lui défendait alors la conception anarchiste du fédéralisme, de la concentration sur le long terme des forces dispersées des travailleurs.

Le syndicalisme révolutionnaire est l’aboutissement logique de cette démarche où les travailleurs concentrent leurs forces ; l’incapacité de la CNT à savoir quoi faire en Espagne en 1936 témoigne de l’échec de cette approche.

En réalité, les travailleurs doivent centraliser leurs forces, c’est-à-dire non pas simplement les ajouter, mais en former une unité complète dont la conclusion est précisément la révolution socialiste. C’est parce qu’il avait compris le principe de centralisation que Lénine avait pu mener la révolution de 1917, tout comme par la suite, au moyen de cette même compréhension, Staline a pu développer le principe de planification.

Il en va de même pour Mao Zedong avec la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, qui n’a jamais été une lutte « décentralisée » de rebelles se « fédérant », mais un lutte de classe centralisée suivant une ligne précise.

Citons ici Karl Marx qui, dans Le Capital, aborde cette question de la concentration et de la centralisation dans le cadre du développement du capitalisme.

« L’accumulation du capital social résulte non seulement de l’agrandissement graduel des capitaux individuels, mais encore de l’accroissement de leur nombre, soit que des valeurs dormantes se convertissent en capitaux, soit que des boutures d’anciens capitaux s’en détachent pour prendre racine indépendamment de leur souche.

Enfin de gros capitaux lentement accumulés se fractionnent à un moment donné en plusieurs capitaux distincts, par exemple, à l’occasion d’un partage de succession chez des familles capitalistes.

La concentration est ainsi traversée et par la formation de nouveaux capitaux et par la division d’anciens.

Le mouvement de l’accumulation sociale présente donc d’un côté une concentration croissante, entre les mains d’entrepreneurs privés, des éléments reproductifs de la richesse, et de l’autre la dispersion et la multiplication des foyers d’accumulation et de concentration relatifs, qui se repoussent mutuellement de leurs orbites particulières.

A un certain point du progrès économique, ce morcellement du capital social en une multitude de capitaux individuels, ou le mouvement de répulsion de ses parties intégrantes, vient à être contrarié par le mouvement opposé de leur attraction mutuelle.

Ce n’est plus la concentration qui se confond avec l’accumulation, mais bien un procès foncièrement distinct, c’est l’attraction qui réunit différents foyers d’accumulation et de concentration, la concentration de capitaux déjà formés, la fusion d’un nombre supérieur de capitaux en un nombre moindre, en un mot, la centralisation proprement dite. »

Karl Marx constate ici que, de manière dialectique, il y a dans le capitalisme un processus de concentration dont l’autre aspect est la division. Quand des capitalistes décident d’unir leurs forces dans un projet, il y a concentration ; le décès d’un capitaliste et la division du capital pour les répartir aux héritiers est inversement une dé-concentration.

Il y a toutefois, au bout d’un moment, « à un certain point du progrès économique », un saut qualitatif. La dimension individuelle de la propriété du capital se heurte à un processus de socialisation, que Karl Marx qualifie de « procès foncièrement distinct » : c’est la centralisation.

Les forces sociales ont, en effet, été tellement développés qu’il faut des forces toujours plus colossales pour mettre en branle de nouveaux processus ; le pionnier américain cède la place au monopoles mettant d’immenses moyens pour procéder à des réalisations non plus simplement locales, mais à très grande échelle.

La mise en place, par exemple, de câbles destinés à l’utilisation d’internet ne saurait être réalisée par du capital concentré : il faut une centralisation générale, tant à la source pour disposer unilatéralement de capital, de moyens pour lancer le projet, que dans la réalisation, avec un seul centre de décision.

Voilà pourquoi l’URSS et la Chine populaire disposaient d’un pouvoir centralisé, d’une planification centrale à laquelle il fallait obéir ; voilà pourquoi, inversement, après 1953 et 1976, ces pays devenus capitalistes connaissaient l’existence de capitaux autonomes concentrant leurs forces, la planification n’existant plus.

Il y a donc lieu de bien distinguer concentration et centralisation, le dernier terme devant désigner un saut qualitatif dans l’unification (de forces, d’idées, de moyens, etc.). Lénine, en tant que personne ayant donné une pensée-guide à la révolution russe, n’a pas concentré ses idées sur le marxisme, il les a centralisés.

Et c’est bien la nature de la révolution socialiste que de procéder à des centralisations tout au long de son parcours, et non pas à des concentrations. Le Parti, la pensée-guide, l’idéologie, les organismes générés pour mobiliser les masses : tout cela est nécessairement une centralisation, une synthèse.

La concentration reste ici résolument attachée au spontanéisme, au syndicalisme, à l’économisme, à l’incompréhension du matérialisme dialectique.

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Le matérialisme dialectique et l’unité du continu et du discontinu

Est continu ce qui ne connaît pas d’interruption, est discontinu ce qui ne l’est pas, ce qui connaît des interruptions.

Selon le matérialisme dialectique, le continu et le discontinu forment une unité des contraires, l’un n’existant pas sans l’autre, l’un se transformant en l’autre.

Cette considération s’appuie sur la nature même de la continuité et de la discontinuité.

Ce qui est discontinu peut connaître la cessation de la continuité, en tant qu’intervalles, que pauses, ce qui est un changement de qualité. Mais cette cessation de la continuité peut être relative seulement, sous la forme de quantité donc, dans la mesure où le mouvement baisse ou augmente d’intensité au lieu de simplement cesser.

Ce qui est continu connaît également une contradiction entre quantité et qualité, dans la mesure où le matérialisme dialectique considère que tout phénomène obéit au principe du saut qualitatif : la quantité devient qualité, ou inversement, et de ce fait le principe de continuité absolue n’existe pas.

Cependant, le principe de discontinuité absolue n’existe pas non plus, pour le matérialisme dialectique.

En effet, le principe de la discontinuité absolue empêcherait l’expression du saut qualitatif, puisqu’il hacherait l’évolution tendancielle inévitable d’un processus au cœur d’un phénomène.

Historiquement, le fétichisme de la continuité consiste en l’opportunisme de droite (croyant par exemple en la continuité du capitalisme au socialisme), le fétichisme en la discontinuité l’opportunisme de gauche (croyant par exemple en la révolution permanente).

De la même manière, il n’existe pas de quantité absolue et de qualité absolue. Dans le cas d’une quantité absolue, cela reviendrait à une continuité absolue ; dans le cas d’une qualité absolue, cela reviendrait à une discontinuité absolue.

Le principe de l’évolution en spirale obéit précisément, en tant que description d’ordre générale, à l’unité des contraires que forment la continuité et la discontinuité, le continu et le discontinu.

Pris isolément, le continu existe comme étape avant un saut qualitatif, et contient en ce sens le discontinu en lui.

Pris isolément, le discontinu existe comme étape qualitative d’un processus quantitatif, et contient en ce sens le continu.

Le continu porte l’universel de manière particulière, car le continu correspond à une réalité à un stade de développement précis.

De même, le discontinu porte le particulier de manière universelle, car il appartient à l’expression dialectique inévitable du mouvement de la matière.

Cependant, de par leur rapport dialectique, le continu porte également le particulier de manière universelle, dans la mesure où il s’exprime sous la forme de phénomènes concrets infinis.

Le discontinu exprime, lui, l’universel de manière particulière, en tant que loi essentielle propre à tout phénomène fini.

Le fini exprime le discontinu dans le continu de l’infini, et pareillement l’infini correspond à la nature discontinue du devenir universel fini, car non absolu de par sa transformation, en tant qu’espace, dans le temps.

Ici, l’infini répond au fini et l’espace au temps, et inversement. C’est là la clef du rapport dialectique entre le continu et le discontinu.

Seul l’espace est absolu, bien que justement de par sa nature contradictoire il produise le temps – fini mais portant en lui l’absolu car correspondant à l’espace connaissant un saut qualitatif.

Ce saut qualitatif exprime une discontinuité dans le continu, mais en même temps, il forme la continuité dialectique du mouvement infini.

Cette continuité dialectique est elle-même discontinue, de par son propre mouvement dialectique, à l’infini, en tant que contradiction, en tant que contradictions.

C’est ce qui fait dire à Lénine que :

« Le mouvement est l’essence du temps et de l’espace.

Deux concepts fondamentaux expriment cette essence : la continuité (infinie) et la « composition en points » ( = la négation de la continuité, la discontinuité).

Le mouvement est l’unité de la continuité (du temps et de l’espace) et de la discontinuité (du temps et de l’espace). Le mouvement est une contradiction, une unité de contradictions… »

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Spirale et non ligne droite anthropocentrique

L’un des soucis évidents que présente le mouvement dialectique de la matière est qu’il faut arriver, à travers les phénomènes, à distinguer ce qui est important de ce qui l’est moins, comprendre quel aspect joue un rôle moteur, quel phénomène il faut privilégier, etc.

Si l’on raisonne en termes mathématiques « communes », on additionne, on considère de manière « logique » que « 1+1=2 ». Or, le principe même de la dialectique rejette cela, en raison de l’existence de « sauts », les contradictions se résolvant dans une « crise » et donnant naissance à quelque chose de nouveau.

Ainsi, non seulement 1+1 peut aboutir à 3, 10 ou 100, mais en plus ce 100 est qualitativement différent des deux « 1 » initiaux. Par exemple, un simple degré de plus quand on chauffe de l’eau, n’aboutit pas à une eau simplement plus chaude, mais à l’ébullition et, si l’on n’y prend garde d’ailleurs, à l’évaporation, à un changement de forme de l’eau.

Une démarche incorrecte aura donc tendance à ne pas voir les sauts, voire à les nier, alors que la démarche correcte va les rechercher, et comme sa compréhension arrive après le phénomène, il y a un temps de retard, il faut « rattraper » le mouvement.

Lénine résume cela en constatant que la démarche incorrecte cherche la ligne droite et s’y complaît, rejetant le nouveau, alors que le mouvement, avec ses sauts, correspond à ce qu’on pourrait appeler une spirale.

Dans Sur la question de la dialectique, il constate de cette manière :

« La connaissance humaine n’est pas (ou ne décrit pas) une ligne droite, mais une ligne courbe qui se rapproche indéfiniment d’une série de cercles, d’une spirale.

Tout segment, tronçon, morceau de cette courbe peut être changé (changé unilatéralement) en une ligne droite indépendante, entière, qui (si on ne voit pas la forêt derrière les arbres) conduit alors dans le marais, à la bondieuserie (où elle est fixée par l’intérêt de classe des classes dominantes).

Démarche rectiligne et unilatéralité, raideur de bois et ossification, subjectivisme et cécité subjective, voilà les racines gnoséologiques de l’idéalisme.

Et la bondieuserie (=idéalisme philosophique) a, naturellement, des racines gnoséologiques, elle n’est pas dépourvue de fondement ; c’est une fleur stérile, c’est incontestable, mais une fleur stérile qui pousse sur l’arbre vivant de la vivante, féconde, vraie, vigoureuse, toute-puissante, objective, absolue connaissance humaine. »

Naturellement, le principe de la « ligne droite » aboutit à une surestimation de l’activité humaine, à un orgueil anthropocentrique totalement démesuré et décalé par rapport à la réalité. En réalité, les activités humaines participent au mouvement de la matière et ne peuvent qu’accompagner ce mouvement, puisque ce dernier obéit aux contradictions existantes, qui ne peuvent bien entendu pas être « inventées ».

Pour cette raison, Mao Zedong a expliqué que :

« La liberté, c’est la connaissance de la nécessité et la transformation du monde objectif. »

L’être humain existe dans des conditions déterminées, par conséquent selon le matérialisme dialectique sa nature est déterminée également. L’être humain n’a aucun statut à part ; il n’a pas d’âme, pas d’esprit, il ne peut pas « penser » indépendamment de la réalité.

Les humains sont de la matière, et par conséquent relèvent du mouvement général de la matière. Il n’y aucune raison, au nom d’un raisonnement du type « ligne droite », de séparer l’humanité du reste de la matière.

Seul l’univers, comme réalité générale, est éternel, et encore sa nature elle-même se modifiera, de par la loi de la contradiction. Ce principe de la transformation générale interdit tout anthropocentrisme. Mao Zedong avait ainsi expliqué :

« L’univers aussi se transforme ; il n’est pas éternel.

Le capitalisme mène au socialisme, le socialisme mène au communisme. Le communisme aussi connaîtra des transformations ; il aura un commencement et une fin.

Il n’existe rien dans le monde qui ne passe par le processus naissance – développement – disparition.

Les singes se sont transformés en Hommes et les Hommes sont apparus. A la fin, l’humanité entière cessera d’exister. Elle pourra se transformer en quelque chose d’autre.

A ce moment-là, la terre elle-même disparaîtra. Elle s’éteindra et le soleil se refroidira. La température du soleil est déjà beaucoup plus basse que jadis…

Toute chose doit avoir un commencement et une fin. Seules deux choses sont infinies : le temps et l’espace. »

En Chine populaire, durant la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne, de vastes campagnes avaient été menées pour populariser cette approche, cette démarche, afin de véritablement saisir le matérialisme dialectique.

Voici ainsi ce qu’on peut lire dans une revue chinoise du début des années 1970 consacrée au matérialisme dialectique :

« La fin de toute chose concrète, le soleil, la Terre et l’humanité n’est pas la fin de l’univers. La fin de la Terre apportera un corps cosmique nouveau et plus sophistiqué.

À ce moment-là, les gens tiendront des réunions et célébreront la victoire de la dialectique et souhaiteront la bienvenue à la naissance de nouvelles planètes.

La fin de l’humanité se traduira également par de nouvelles espèces qui hériteront de toutes nos réalisations. En ce sens… la mort de l’ancien est la condition de la naissance du nouveau. »

L’univers est l’unité du fini et de l’infini, dans le Journal de la dialectique de la nature

De par la loi du développement inégal du mouvement de la matière, il y a eu des échecs, ou plus précisément un grand détour. La Chine populaire a changé de couleur, se retournant en son contraire. Mais Mao Zedong avait justement compris ce risque, en s’appuyant justement sur le matérialisme dialectique.

En fait, « la voie est sinueuse, l’avenir est lumineux » : inévitablement les contradictions aboutissent à leur résolution, à des « sauts », mais le processus ne suit jamais une ligne droite.

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Le matérialisme dialectique et le concept d’écho

Le terme d’écho désigne un son renvoyé de manière plus ou moins distincte. Jusqu’à présent, ce terme n’a pas été utilisé au sein du matérialisme dialectique et c’est sans doute un tort de par la formidable conceptualisation qu’on puisse en faire.

Comme on le sait, en effet, le matérialisme dialectique considère que l’esprit reflète la matière ; la pensée n’est qu’une synthèse plus ou moins développée de la réalité.

Or, cela signifie qu’on peut formuler en disant cela que la réalité a un écho plus ou moins important dans tel ou tel esprit.

De plus, on peut renverser la proposition et expliquer qu’une pensée-guide a un écho plus ou moins important dans les masses.

Le principe de l’écho veut que le son soit répercuté et qu’il soit répété plus ou moins fidèlement : c’est là quelque chose de très utile lorsqu’on raisonne en termes de reflet.

On pourra dire : telle œuvre musicale ou littéraire est un excellent écho de telle société à telle époque, ou bien encore : cette œuvre relève du formalisme, car sa forme obéit à un « canon » esthétique abstrait et ne possède pratiquement aucun écho.

On peut voir ici que le terme d’écho se rapproche de celui de reflet : un œuvre reflète son époque, elle est l’écho d’une époque. On devine cependant la nuance qu’on pourrait y voir : une œuvre qui reflète témoigne d’une saisie maîtrisée, consciente, de la réalité, alors que l’écho montre une certaine passivité, n’étant qu’un produit indirect, non conscient ou conscient de manière peu élevée.

Cela serait, par conséquent, très pratique pour juger de démarches relativement subjectivistes, de type expressionniste. Reste à savoir quelles sont les frontières : faut-il ainsi dire que Nirvana, Tupac Shakur et Bruce Springsteen sont des échos musicaux de positionnements propres à certaines franges rebelles de la jeunesse, ou bien qu’ils reflètent une certaine posture historique de rébellion ?

Tout dépend, on l’a compris, du niveau de conscience ; si on considère que ces artistes sont progressistes, ce qu’ils sont indéniablement, alors il vaut mieux parler du reflet et alors considérer que l’écho est passif, tendant à une certaine décadence par incompréhension de la substance dont il n’est qu’une répercussion.

On sait, par exemple, que l’ultra-gauche prétend être authentiquement révolutionnaire, car allant « plus loin », de manière « plus décidée » : en réalité, ce n’est qu’un écho. L’ultra-gauche lors de la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne chinoise, en Espagne durant la guerre contre le coup d’État de Franco, ou bien encore en France durant mai 1968, n’a été qu’un écho s’imaginant être la substance même de ce dont elle n’est en réalité qu’un écho déformé.

Il s’agit ici d’un écho foncièrement négatif et c’est là qu’il y a quelque chose de très intéressant. On sait qu’un se divise en deux et on peut voir ici que l’aspect négatif utilise un écho pour masquer son propre projet.

Toute Ve colonne, tout projet d’ultra-gauche, prend le masque de l’écho pour prétendre être ce dont il n’est qu’une ombre, qu’un écho.

On pourrait donc, alors, utiliser le terme d’écho pour désigner une expression passive, inconsciente de manière relative ou absolue, de la diffusion de l’idéologie communiste, voire pour dénoncer le masque d’une ultra-gauche prétendant être ce dont elle n’est justement qu’un écho.

Bien sûr, chaque domaine scientifique devrait se saisir pareillement de cette notion, en la distinguant du reflet, par rapport à la question du développement inégal et en précisant bien la différence avec le reflet.

Si l’on prend la symétrie du visage, est-elle le produit du reflet ou n’est-ce qu’une forme secondaire du type écho ? Sans doute un reflet, puisqu’on peut voir qu’on a deux mains, tout en étant gaucher ou droitier, conformément à la loi du développement inégal.

Faut-il alors chercher une distinction entre les deux yeux, ou bien l’existence du second n’est-il qu’un simple écho ? Qu’en est-il des deux hélices de l’ADN, qui sont qui plus est antiparallèles (ou de chiralité axiale), tel un reflet l’une de l’autre dans un miroir ?

Le concept d’écho permet une perspective intéressante de réflexion.

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Le matérialisme dialectique et l’identité, l’unité des contraires

Le matérialisme dialectique se fonde sur le principe de la contradiction, c’est-à-dire de contraires dont le rapport est le moteur de la transformation de la réalité, mais aussi la base de la réalité elle-même.

Par conséquent, de par la nature de ce développement, chaque élément contraire ne peut pas exister sans l’autre. Sans le haut, il n’y a pas le bas ; sans la droite, il n’y a pas la gauche.

Pour cette raison, le matérialisme dialectique parle de l’unité des contraires. Chaque contraire est uni à l’autre, ne pouvant exister l’un sans l’autre. Pour cette raison, l’identité de ces contraires tient à la contradiction elle-même.

C’est pour cette raison que le principe d’identité est relatif, puisque la contradiction amène un mouvement et donc un changement de l’identité, par un changement des contraires.

Un contraire n’a une identité que dans le cadre d’une contradiction, que par l’union à son contraire. Il n’existe pas indépendamment. Pour cette raison, l’unité des contraires est l’identité de ces contraires, tout comme l’identité de ces contraires consiste précisément en cette unité.

Dans un article intitulé Sur la dialectique, datant de 1914, Lénine fait une remarque à ce sujet, de la manière suivante :

« L’identité des contraires (peut-être de manière plus juste : leur « unité » ? bien qu’ici la différence des termes identité et unité ne soient pas particulièrement essentielle. En un certain sens, les deux sont corrects) signifie la reconnaissance (le décèlement) des tendances opposées, s’excluant mutuellement, se contredisant, dans tous les phénomènes et processus de la nature (ceux de l’esprit et de la société y compris). »

Mao Zedong, qui connaissait ce texte diffusé en Chine grâce à l’Union Soviétique de Staline, a tenu à bien circonscrire cette question de la différence entre les termes identité et unité.

Il a ajouté toute une série de terme aidant à saisir pourquoi on peut, comme l’a fait Lénine, les assimiler quant à cette question. Dans De la contradiction, il fournit ainsi les nombreuses précisions suivantes au sujet de leur rapport :

« L’identité, l’unité, la coïncidence, l’interpénétration, l’imprégnation réciproque, l’interdépendance (ou bien le conditionnement mutuel), la liaison réciproque ou la coopération mutuelle – tous ces termes ont la même signification. »

Toutefois, Mao Zedong a jugé utile d’expliquer ce qui est concerné par cette assimilation des deux termes. Il serait, en effet, tout à fait erroné de considérer l’unité, l’identité, comme un processus de simple équilibre entre les contraires.

Leur rapport est dynamique ; de manière dialectique, l’unité et l’identité signifient également le renversement du rapport de leur unité, de la nature de leur identité.

Voici comment Mao Zedong nous présente le domaine concerné par l’identité, l’unité, la coïncidence, etc. :

« premièrement, chacun des deux aspects d’une contradiction dans le processus de développement d’une chose ou d’un phénomène présuppose l’existence de l’autre aspect qui est son contraire, tous deux coexistant dans l’unité ;

deuxièmement, chacun des deux aspects contradictoires tend à se transformer en son contraire dans des conditions déterminées. »

Mao Zedong ne se contente pas de dire qu’il y a unité ; il souligne que, de manière systématique, il y a renversement des contraires, l’un devenant principal à la place de l’autre.

C’est là une grande précision apporté par Mao Zedong au matérialisme dialectique : il y a un aspect principal, une position principale.

Quand on parle d’unité des contraires, on parle de leur identité puisque l’un ne va pas sans l’autre, mais cela signifie également que l’un se transforme en l’autre, que l’un prend la place de l’autre. L’unité n’est pas formelle, abstraite, mais concrète, réelle par conséquent en mouvement.

Mao Zedong explique ainsi :

« Mais est-il suffisant de dire que l’un des deux aspects de la contradiction est la condition d’existence de l’autre, qu’il y a identité entre eux et que, par conséquent, ils coexistent dans l’unité ?

Non, cela ne suffit pas. La question ne se limite pas au fait que les deux aspects de la contradiction se conditionnent mutuellement ; ce qui est encore plus important, c’est qu’ils se convertissent l’un en l’autre.

Autrement dit, chacun des deux aspects contradictoires d’un phénomène tend à se transformer, dans des conditions déterminées, en son opposé, à prendre la position qu’occupait son contraire.

Tel est le second sens de l’identité des contraires. »

Au sens strict, parler d’unité des contraires équivaut à parler d’identité des contraires, mais cela ne doit pas faire oublier que l’unité signifie que les deux aspects de la contradiction peuvent inverser leur position.

C’est, naturellement, de là que provient le principe de saut qualitatif, de révolution.

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Le matérialisme dialectique et le rapport du mouvement à l’espace et au temps

Un mouvement est, dans sa définition limitée, un transport, un déplacement, un changement de situation dans l’espace. Le résultat du mouvement est une modification de l’endroit entre la période avant le mouvement et celle après le dit mouvement.

Le mouvement est, dans cette perspective, l’expression d’un déplacement dans l’espace, ayant pris un certain temps.

Le matérialisme dialectique donne au concept de mouvement une ampleur bien plus grande. Il ne limite pas le mouvement à un phénomène dans l’espace, mesurable par le temps.

Le temps n’existe, en effet, selon le matérialisme dialectique, que comme rapport de l’espace à l’espace, car l’espace est composé de matière et la matière est en rapport avec elle-même. Ce rapport, fondé sur la loi de la contradiction, consiste précisément en le mouvement.

C’est le mouvement qui donne naissance à la fois à l’espace et au temps, car le mouvement est le changement de la matière, dans l’espace, le temps n’étant que la réalité de ce changement.

Il ne s’agit donc pas que de déplacement ou bien il faudrait dire que la matière se déplace en elle-même, avec elle-même.

A ce sujet, dans des notes philosophiques, Lénine cite notamment un passage de Hegel, où il note « exact ! » dans la marge. Voici ce passage :

« L’essence du temps et de l’espace est le mouvement, parce que c’est l’universel. »

Ce qui est particulier se transforme ; le principe de transformation est universel et fait face aux particuliers. Le particulier se situe dans l’espace et le temps, de manière déterminée, mais l’universel est l’espace et le temps c’est-à-dire le principe de transformation de chaque chose.

Cependant, dire cela n’est que partiellement vrai car le particulier contient en lui-même l’universel et la matière forme l’espace. Il y a ici une contradiction, ce qui fait écrire Lénine de nouveau l’expression « exact ! » dans la marge d’un autre passage de Hegel :

« Se mouvoir signifie cependant : être à tel endroit et en même temps ne pas y être ; c’est la continuité de l’espace et du temps – et c’est elle qui est ce qui rend tout d’abord le mouvement possible. »

S’il n’y avait pas de continuité du temps et de l’espace, alors tant l’un que l’autre ne consisterait qu’en une infinité de points séparés, que rien ne viendrait relier. La problématique d’un monde sans continuité avait déjà été soulignée dans l’Antiquité grecque par Zénon.

Le matérialisme dialectique s’oppose à cette division en éléments de l’espace et du temps, posant de manière relative leur continuité. Et en même temps, le matérialisme dialectique accepte la division en éléments de l’espace et du temps, lui donnant toutefois une fin déterminée par la transformation.

Lénine explique ainsi dans ses notes philosophiques :

« Le mouvement est l’essence du temps et de l’espace. Deux concepts fondamentaux expriment cette essence : la continuité (infinie) et la « composition en points » ( = la négation de la continuité, la discontinuité).

Le mouvement est l’unité de la continuité (du temps et de l’espace) et de la discontinuité (du temps et de l’espace). Le mouvement est une contradiction, une unité de contradictions… »

Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’au lieu de s’imaginer une chose de manière statique se situant dans l’espace et le temps, il faut la concevoir comme en mouvement et cela avec l’espace et le temps.

L’espace et le temps ne sont pas des « cadres » qui préexistent aux choses, mais le produit de ces choses qui sont nécessairement en mouvement.

De plus, il faut saisir que le mouvement est déplacement au sens le plus large, c’est-à-dire transformation : non seulement un être humain assis sur une chaise est en déplacement, car la planète Terre est en déplacement, mais en plus il se transforme, notamment en vieillissant.

Cette transformation – fondée sur la loi de la contradiction – est le mouvement lui-même. C’est parce que la matière se transforme que l’espace existe, comme matière se transformant. Si elle ne se transformait pas, alors tout serait statique et il n’y aurait pas d’espace, avec ses contradictions, mais un bloc.

C’est pour cette raison qu’Aristote, ne pouvant à son époque saisir le principe du mouvement de la matière, a réutilisé le principe de l’Antiquité grecque comme quoi il aurait existé une matière statique qui aurait été « mise en forme » et mis en mouvement, de l’extérieur.

Le matérialisme dialectique place le rapport du mouvement à l’espace et au temps comme un rapport de production, la matière existant et se transformant, déplaçant l’espace, le plaçant en contradiction avec lui-même, donnant naissance au temps.

Il y a la fois continuité – pas de séparation des éléments – et en même temps discontinuité, car la transformation modifie la réalité et par conséquent ferme le temps infini, en raison du changement de l’espace infini lui-même modifié par la transformation.

Le principe du saut qualitatif tient justement à cette contradiction, où l’infini est comme « fermé », car porté à un niveau supérieur.

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Karl Marx et la question juive

Averroès a réfuté le fait que l’intellect connaisse les particuliers. Il n’y a pas de « choix » ; voici comment Staline résume fort justement cette question, en répondant à l’écrivain allemand Emil Ludwig :

« Ludwig. — Ma question est la suivante. Vous avez maintes fois couru des risques et des dangers. Vous avez été persécuté. Vous avez participé à des combats. Plusieurs de vos amis les plus proches ont péri. Vous êtes resté vivant. Comment expliquez-vous cela ? Croyez-vous à la destinée ?

Staline. — Non, je n’y crois pas. Des bolchéviks, des marxistes ne croient pas à la « destinée ». La notion même de destinée, la notion de « Schicksal » [destinée, en allemand] est un préjugé, une absurdité, une survivance de la mythologie, comme celle des anciens Grecs selon lesquels la déesse du destin réglait les destinées des hommes.

Ludwig. — Le fait que vous ayez survécu serait donc un pur hasard ?

Staline. — Il est des causes intérieures et extérieures dont la conjonction a fait que j’ai survécu. Mais tout à fait indépendamment de cela, un autre aurait pu se trouver à ma place, car quelqu’un devait occuper cette place.

La « destinée », c’est quelque chose d’illogique, quelque chose de mystique. Je ne suis pas mystique. Certes, si les dangers ont passé près de moi sans m’atteindre, il y a des raisons à cela. Mais il pouvait y avoir d’autres éventualités, d’autres causes qui auraient pu conduire à un résultat diamétralement opposé. Ce qu’on est convenu d’appeler la destinée n’y est pour rien. »

C’est pour cette raison que Karl Marx a pu comprendre la question juive, dans un de ses textes de jeunesse, de 1843, un texte difficile à comprendre car Marx ne fait que traverser la question de manière philosophique.

Son point de vue est cependant compréhensible si l’on a saisi ce qu’est le judaïsme : une religion qui vise à maintenir l’identité d’un peuple dispersé, par l’intermédiaire d’un mélange de platonisme et d’aristotélisme, aboutissant dans un messianisme totalement idéaliste.

Or, Karl Marx veut l’émancipation, pas un messianisme totalement idéaliste. Par conséquent, il doit réfuter l’identité religieuse juive, et il constate un fait simple : le judaïsme a coexisté avec le christianisme, son développement authentique en tant que religion en fait partie :

« Le judaïsme s’est maintenu à côté du christianisme non seulement parce qu’il constituait la critique religieuse du christianisme et personnifiait le doute par rapport à l’origine religieuse du christianisme, mais encore et tout autant, parce que l’esprit pratique juif, parce que le judaïsme s’est perpétué dans la société chrétienne et y a même reçu son développement le plus élevé.

Le Juif, qui se trouve placé comme un membre particulier dans la société bourgeoise, ne fait que figurer de façon spéciale le judaïsme de la société bourgeoise.

Le judaïsme s’est maintenu, non pas malgré l’histoire, mais par l’histoire. »

Naturellement, les rabbins expliquent au contraire que les enseignements du judaïsme datent de Moïse, mais cela est totalement faux : tant Maïmonide que la kabbale datent de la fin du Moyen Âge, leurs pensées se construisant sur des restes mystiques datant de l’effondrement national du peuple juif.

Or, cet effondrement est allé de pair avec l’affirmation du christianisme ; il y a coexistence historique ; Marx constate donc :

« La forme la plus rigide de l’opposition entre le Juif et le chrétien, c’est l’opposition religieuse. Comment résout-on une opposition ? En la rendant impossible. Comment rend-on impossible une opposition religieuse ? En supprimant la religion.

Dès que le Juif et le chrétien ne verront plus, dans leurs religions respectives, que divers degrés de développement de l’esprit humain, des « peaux de serpent » dépouillées par le serpent qu’est l’homme, ils ne se trouveront plus dans une opposition religieuse, mais dans un rapport purement critique, scientifique, humain. La science constitue alors leur unité. Or, des oppositions scientifiques se résolvent par la science elle-même. »

La science est la voie de l’unité, mais si l’Etat doit être démocratique, il faut également que les gens le soient : l’Etat libéré de la religion a également besoin de gens émancipés de la religion.

Karl Marx explique par conséquent que les religions doivent s’abolir chez les gens, en plus de par rapport à l’Etat :

« L’émancipation politique du Juif, du chrétien, de l’homme religieux en un mot, c’est l’émancipation de l’État du judaïsme, du christianisme, de la religion en général. Sous sa forme particulière, dans le mode spécial à son essence, comme État, l’État s’émancipe de la religion en s’émancipant de la religion d’État, c’est-à-dire en ne reconnaissant aucune religion, mais en s’affirmant purement et simplement comme État.

S’émanciper politiquement de la religion, ce n’est pas s’émanciper d’une façon absolue et totale de la religion, parce que l’émancipation politique n’est pas le mode absolu et total de l’émancipation humaine.

La limite de l’émancipation politique apparaît immédiatement dans ce fait que l’État peut s’affranchir d’une barrière sans que l’homme en soit réellement affranchi, que l’État peut être un État libre, sans que l’homme soit un homme libre. »

Karl Marx dit alors qu’il faut que les personnes juives s’émancipent complètement, en tant qu’humaines, et non pas en tant que personnes religieuses. Sinon, l’émancipation politique va être un piège qui va renforcer la mainmise religieuse, et donc l’aliénation.

De plus, cette affirmation religieuse va s’opposer à l’universalisme de l’émancipation, et c’est là le point que Marx souligne. Il dit ainsi :

« Nous ne disons donc pas, avec Bauer, aux Juifs : Vous ne pouvez être émancipés politiquement, sans vous émanciper radicalement du judaïsme. Nous leur disons plutôt : C’est parce que vous pouvez être émancipés politiquement, sans vous détacher complètement et absolument du judaïsme, que l’émancipation politique elle-même n’est pas l’émancipation humaine.

Si vous voulez être émancipés politiquement, sans vous émanciper vous-mêmes humainement, l’imperfection et la contradiction ne sont pas uniquement en vous, mais encore dans l’essence et la catégorie de l’émancipation politique (…).

Aussi longtemps qu’il sera juif, l’essence limitée qui fait de lui un Juif l’emportera forcément sur l’essence humaine qui devait, comme homme, le rattacher aux autres hommes; et elle l’isolera de ce qui n’est pas juif. Il déclare, par cette séparation, que l’essence particulière qui le fait Juif est sa véritable essence suprême, devant laquelle doit s’effacer l’essence de l’homme. »

Ce n’est pas tout : maniant la dialectique, Karl Marx constate l’impact sur la religion juive, qui devient une célèbre manière de s’auto-référencer, sans plus aucune référence à la réalité. Elle devient un simple moyen de pression de la part de gens adhérant à une religion :

« Le judaïsme s’est maintenu, non pas malgré l’histoire, mais par l’histoire. C’est du fond de ses propres entrailles que la société bourgeoise engendre sans cesse le Juif.

Quelle était en soi la base de la religion juive ? Le besoin pratique, l’égoïsme. Le monothéisme du Juif est donc, en réalité, le polythéisme des besoins multiples, un polythéisme qui fait même des lieux d’aisance un objet de la loi divine.

Le besoin pratique, l’égoïsme est le principe de la société bourgeoise et se manifeste comme tel sous sa forme pure, dès que la société bourgeoise a complètement donné naissance à l’état politique. Le dieu du besoin pratique et de l’égoïsme, c’est l’argent. »

Ici, Karl Marx ouvre la porte à une compréhension de l’antisémitisme : en effet, il est évident que le capitalisme a utilisé la minorité juive au cours du féodalisme, afin de contourner l’interdiction catholique du prêt à intérêt.

Le prêt à intérêt était également interdit dans le judaïsme, mais comme il y a une situation avec deux religions, alors le prêt est possible envers ceux d’une autre religion.

Si les catholiques n’étaient pas en mesure de le faire, car ils formaient la majorité, au sein de la communauté juive minoritaire, cela revenait à être possible.

La minorité n’existe alors qu’en tentant de s’intégrer à l’ensemble, en apparence de manière parasitaire : là est l’origine de l’antisémitisme.

Karl Marx l’a bien vu, et il traite non pas de la religion juive en général, mais de l’existence de l’idéologie religieuse dans son rapport à la société comme minorité obligée de profiter des « failles » du féodalisme et de s’appuyer sur le capitalisme pour exister.

Il va de soi que cette compréhension permet de saisir parfaitement ce qu’est l’antisémitisme comme anticapitalisme romantique.

Voici ce que dit Karl Marx :

« Une organisation de la société qui supprimerait les conditions nécessaires du trafic, par suite la possibilité du trafic, rendrait le Juif impossible. La conscience religieuse du Juif s’évanouirait, telle une vapeur insipide, dans l’atmosphère véritable de la société.

D’autre part, du moment qu’il reconnaît la vanité de son essence pratique et s’efforce de supprimer cette essence, le Juif tend à sortir de ce qui fut jusque-là son développement, travaille à l’émancipation humaine générale et se tourne vers la plus haute expression pratique de la renonciation ou aliénation humaine.

Nous reconnaissons donc dans le judaïsme un élément antisocial général et actuel qui, par le développement historique auquel les Juifs ont, sous ce mauvais rapport, activement participé, a été poussé à son point culminant du temps présent, à une hauteur où il ne peut que se désagréger nécessairement.

Dans sa dernière signification, l’émancipation juive consiste à émanciper l’humanité du judaïsme. »

Cette dernière phrase a été incomprise des non marxistes et largement utilisée par la propagande bourgeoise. Mais il ne s’agit pas d’un apologie de l’antisémitisme, mais de sa réfutation, par l’affirmation de l’humain au-delà de la religion.

Karl Marx éclaire ici parfaitement la situation.

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La providence comme lieu d’effondrement du judaïsme

L’échec du messianisme et l’apparition d’un messie « caché » avec le rabbin de Loubavitch puisent au cœur même de l’idéalisme du judaïsme : la providence est le lieu idéologique de l’effondrement inéluctable de cette religion.

Voyons pourquoi, dans une démonstration difficile à suivre.

Tout d’abord, il y a donc un Dieu qu’on ne peut pas connaître ; dans Le guide des égarés, il est ainsi dit : 

« Sache qu’il y a pour l’intelligence humaine des objets de perception qu’il est dans sa faculté et dans sa nature de percevoir ; mais qu’il y a aussi, dans ce qui existe, des êtres et des choses qu’il n’est point dans sa nature de percevoir d’une manière quelconque, ni par une cause quelconque, et dont la perception lui est absolument inaccessible. »

Le second point est qu’on a un humain avec le libre-arbitre ; Maïmonide dit ainsi :

« De même, pour se préserver de la chaleur à l’époque des chaleurs et du froid dans la saison froide et se garantir contre les pluies, les neiges et les vents, l’homme est obligé de faire beaucoup de préparatifs qui tous ne peuvent s’accomplir qu’au moyen et de la pensée et de la réflexion.

C’est donc à cause de cela qu’il a été doué de cette faculté rationnelle par laquelle il pense, réfléchit, agit et, à l’aide d’arts divers, se prépare ses aliments et de quoi s’abrite et se vêtir ; et c’est par elle aussi qu’il gouverne tous les membres de son corps, afin que le membre dominant fasse ce qu’il doit faire, et que celui qui est dominé soit gouverné comme il doit l’être.

C’est pourquoi, si tu supposais un humain privé de cette faculté et abandonné à la seule nature animale, il serait perdu et périrait à l’instant même.

Cette faculté est très noble, plus noble qu’aucune des facultés de l’animal ; elle est aussi très occulte, et sa véritable nature ne saurait être de prime abord comprise par le simple sens commun, comme le sont les autres facultés naturelles.

De même, il y a dans l’univers quelque chose qui en gouverne l’ensemble et qui en met en mouvement le membre dominant et principal, auquel il communique la faculté motrice de manière à gouverner par là les autres membres ; et s’il était à supposer que la chose en question put disparaître, cette sphère (de l’univers) toute entière, tant la partie dominante que la partie dominée, cesserait d’exister.

C’est par cette chose que se perpétue l’existence de la sphère et chacune de ses parties ; et cette chose, c’est Dieu (que son nom soit exalté!). 

C’est dans ce sens seulement que l’homme en particulier a été appelé microcosme, (c’est-à-dire) parce qu’il y a en lui un principe qui gouverne son ensemble ; et c’est à cause de cette idée que Dieu a été appelé, dans notre langue, « la vie du monde », et qu’il a été dit : « Et il jura par la vie du monde » (Dan. 12:7). »

Le guides des égarés

Maïmonide reprend également la thèse d’Avicenne (qui lui-même suit Al Farabi et Aristote) : certains individus peuvent atteindre certains « degrés » de connaissance. Citons ici Maïmonide assimilant les « sphères », les « intelligences » issues de Dieu, aux anges : « Les anges non plus n’ont pas de corps ; ce sont, au contraire, des Intelligences séparées de toute matière. Cependant, ce sont des êtres produits et c’est Dieu qui les a créés. »

Et voici donc ce qui est dit dans Le guide des égarés :

« Il en est absolument de même dans les perceptions intelligibles de l’homme, dans lesquelles les individus de l’espèce jouissent d’une grande supériorité les uns sur les autres, ce qui est également très clair et manifeste pour les hommes de science ; de sorte qu’il y a tel sujet qu’un individu fait jaillir de lui-même de sa spéculation, tandis qu’un autre individu ne saurait jamais comprendre ce même sujet, et quand même chercherait à le lui faire comprendre par toute sorte de locutions et d’exemples et pendant un long espace de temps, son esprit ne peut point y pénétrer et il se refuse, au contraire, à le comprendre.

Mais la supériorité en question ne va pas non plus à l’infini, et l’intelligence humaine, au contraire, a indubitablement une limite où elle s’arrête. »

Le guides des égarés

Quelle est la raison de pourquoi la raison a ses limites ? C’est la matière elle-même ; Maïmonide explique ainsi :

« La matière est un grand voile qui empêche de percevoir l’Intelligence séparée, telle qu’elle est, fût-ce même la matière la plus noble et la plus pure, je veux dire la matière des sphères, et à plus forte raison cette matière obscure et trouble qui est la nôtre.

C’est pourquoi, toutes les fois que notre intelligence désire percevoir Dieu, ou l’une des Intelligences (séparées), ce grand voile vient s’y interposer. »

Le guides des égarés

On est ici dans le néo-platonisme : l’âme issue du « Dieu-Un » est brimée dans son élan, car prisonnière de son alliance avec la matière.

Maïmonide dit également :

« Sache aussi que chaque prophète a un langage à lui propre, qui est en quelque sorte la langue (particulière) de ce personnage ; et c’est de la même manière que la révélation, qui lui est personnelle, le fait parler à celui qui peut le comprendre. »

Le guides des égarés

C’est là tout à fait semblable à ce que dit Avicenne. Or, la logique de cette pensée d’Aristote, puis d’Avicenne, a été affirmée par Averroès : Dieu ne connaît pas les particuliers. Il est comme le distributeur des sites internet, mais ne sait pas qui vient consulter ces sites. Il connaît les universaux, mais pas les particuliers.

On peut prendre des informations, mais on ne peut pas être choisi pour les recevoir : il faut savoir se « connecter ».

Or, Maïmonide ne veut pas que n’importe qui ait accès à la prophétie, il faut le choix de Dieu, sans quoi il n’y a plus de Dieu « pensant ».

Pourtant, Maïmonide explique :

« Il faut que comprennes mon opinion à fond. Certes, je suis loin de croire qu’une chose quelconque puisse être inconnue à Dieu, ou de lui attribuer l’impuissance ; mais je crois que la Providence dépend de l’Intelligence à laquelle elle est intimement liée.

En effet, la Providence ne peut émaner que d’un être intelligent et particulièrement de celui qui est une Intelligence parfaite au suprême degré de la perfection ; d’où il s’ensuit que celui-là seul auquel il s’attache quelque chose de cet épanchement (de l’Intelligence divine) participera à la Providence suivant la mesure selon laquelle il participe de l’Intelligence.

Telle est, selon moi, l’opinion qui s’accorde avec la raison et avec les textes de la Loi. »

Maïmonide se contredit ici. Il explique qu’un être, s’il est sage, croyant, etc., peut se connecter à un certain niveau de l’intellect, et par là « obtenir » quelque chose de lui, une reconnaissance.

Cela signifie que la providence l’accepte en son sein, le soutient. Or, normalement c’est Dieu qui est censé « choisir », alors que là cela dépend des « qualités » de l’individu.

Le problème est que Maïmonide pense que Dieu est « incompréhensible », donc il ne peut pas expliquer les modalités du « choix. »

C’est là qu’intervient la kabbale. De manière proche de Maïmonide, elle dit que l’action correcte a un impact. Chez Maïmonide, comme chez Aristote, l’action sage permet de recevoir les « informations » d’en haut.

Chez les kabbalistes, ce n’est pas la morale qui est en jeu : il y a une action mystique en haut – cela « explique » la providence.

Un texte kabbaliste explique :

« Si tu demandes comment le son du chofar d’en bas peut déclencher un ébranlement en haut, selon le secret du son perçu avec miséricorde, il te faut savoir ceci : Lui, béni soit-il, manifesta son existence et ses essences de haut en bas, et il fit exister [son existence] à partir de la Pensée supérieure.

De là, toutes les essences se sont déployées selon le secret des vivants célestiels, secret du Char d’en haut, lors de l’édification du monde et de l’épanchement des choses intérieures et spirituelles de nature saphirique, constituées et structurées pour que de là procèdent toutes les essences vers l’en bas.

Sache et considère que toutes les choses qui sont du côté du Créateur, béni soit-il, sont toutes, en haut, faites de souffle intérieur et sont dépourvues de toute réalité corporelle, mais l’existence du Créateur s’est déployée jusqu’à la dernière place.

L’ébranlement qui monte d’en bas ne se produit donc qu’à travers Son existence manifestée de haut en bas.

Et quand il monte d’en bas, il y a ce qui monte et ce qui descend. »

Rabbi Moïse de leon, Michkan ha-edout – le tabernacle du témoignage, 13e siècle

C’est précisément là où le judaïsme échoue : le critère de vérité du prophète est une action « mystique », qui par définition est totalement idéaliste. Seuls des faux messies peuvent se « réaliser. »

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Sabbataï Tsevi et Menachem Mendel Schneerson

La preuve que le judaïsme, en tant que religion d’une communauté, s’est fondé finalement sur Maïmonide et la kabbale, est le succès complet de Sabbataï Tsevi (1626-1676) et du Rabbi de Loubavitch, Menachem Mendel Schneerson (1902-1994).

Né à Izmir dans l’empire ottoman, Tsevi fut déjà un kabbaliste d’envergure à 18 ans, et dès 1648 il se proclama le messie, avec une propagande messianique commençant lentement, pour finir par avoir un impact idéologique traversant tous les pays où existaient une communauté juive, y compris dans les grandes villes comme Constantinople, Salonique, Livourne, Amsterdam, Hambourg.

Sabbataï Tsevi vu par un témoin oculaire, Smyrne, 1666.

Tsevi, s’il était illuminé, ne faisait en réalité qu’assumer ce qui était en latence dans la conception religieuse juive : mener une vie « sage » permettait d’accéder aux vérités divines, et par conséquent de mettre un terme à la dispersion du peuple juif.

La base populaire des communautés juives, imprégnée du messianisme, tentait de faire sauter le couvercle de la domination rabbinique, au moyen de la religion elle-même. L’étude de la kabbale était vue de plus comme le moyen d’accélérer l’unification, de réaliser le tiqoun, la « réparation », la « restauration », la « réintégration. »

Le problème était que l’affirmation messianique ne pouvait, par conséquent, que se fonder directement sur principe kabbaliste. Cela signifiait que le messie devait être issu d’un monde « coupé » de Dieu, pour réaliser l’unification.

Il portait en lui à la fois le mal et le bien, pour faire triompher le bien, unifiant l’en haut et l’en bas. Cela façonna de manière complète l’idéologie de Sabbataï Tsevi et du messianisme.

« Le grand trompeur et faux messie Sabbataï Tsevi », représentation d’époque.

En effet, l’idée qui s’imposa est que la capacité à s’arracher au mal dépend de la force de la communauté juive à renforcer les « sephiroth. » Cette idée était déjà présente dans la loi orale juive, témoignant du même mysticisme : il y aurait à chaque génération un Messie potentiel, mais ne pouvant se révéler comme tel que si le processus « d’unification » est assez développée.

Il s’agit naturellement d’une reprise de la conception prophétique d’Avicenne, utilisée ici dans le cas concret de la dispersion du peuple juif.

Au lieu d’aller dans le sens matérialiste de la théorie du reflet, avec une pensée-guide synthétisant son époque, on a une « unification » mystique.

Sabbataï Tsevi prenant le trône en tant que messie. Amsterdam, 1666.

Cette interprétation fut catastrophique pour le judaïsme. Lorsque Sabbataï Tsevi se proclama le messie, il eut une très grande partie de la population juive mondiale qui le suivit, mais il fut obligé de se convertir à l’Islam en raison de la répression de l’Empire ottoman.

Il prétendit alors que c’était nécessaire afin de faire semblant par rapport au mal, pour faire triompher le bien. Une nouvelle religion, en apparence musulmane et en réalité juive, se développa alors dans l’empire ottoman (les « sabbatéens » ou dönmeh).

En Pologne, Jakob Franck (1726-1791) se prétendit le successeur de Sabbataï Tsevi et tenta plus ou moins la même opération avec le catholicisme.

Plus proche de nous, à la mort du Rabbin Menachem Mendel Schneerson, il fut affirmé par une grande partie du mouvement chabad (connue de manière populaire sous le nom de « Loubavitch ») qu’il s’était « voilé », qu’il était encore présent mais ne pouvait encore s’affirmer comme messie.

Menachem Mendel Schneerson était un Juif d’Ukraine expulsé d’Union Soviétique durant les années 1920 et devenant la grande figure américaine du judaïsme mystique et conservateur.

A ce titre, il fut porté aux nues par l’impérialisme américain, qui fit de son anniversaire une journée annuelle en avril le « Education and Sharing Day », à partir de 1978, donc du vivant même du rabbin. Et chaque année, le président américain appelle à l’éducation, en prenant comme exemple « Rabbi Menachem Mendel Schneerson, the Lubavitcher Rebbe. »

Cela signifie que le judaïsme a connu ces 400 dernières années trois « messies » ou faux messies majeurs, marquant l’ensemble des personnes croyantes : Sabbataï Tsevi, Jacob Frank, Menachem Mendel Schneerson.

Menachem Mendel Schneerson, le chef des « Loubavitch ».

Et à chaque fois ce fut l’échec, car la religion a tourné en roue libre et naturellement, la réalité n’a pas suivi !

Sabbataï Tsevi dut justifier ses pratiques contraires à la loi juive par une « manipulation » des forces maléfiques, qu’il fallait tromper pour en triompher ; les partisans de Menachem Mendel Schneerson comme messie célèbrent quelqu’un qui est mort, son avènement comme messie en ferait une sorte de Jésus, alors que justement le judaïsme réfute cette possibilité de « renaissance » et nie que le messie puisse faire des « miracles. »

Le commentaire de la Torah fait par Maïmonide, le Michné Torah, accepté dans les communautés juives, donne d’ailleurs des critères très clairs (chapitre 11 des « Lois des Rois » du 14ème livre) :

« Et s’il s’élève un Roi de la lignée de David, érudit dans la Loi, adonné aux commandements comme David son aïeul, selon les préceptes de la Loi écrite et de la Loi orale, qui amène tout Israël à en suivre les chemins et à en fortifier les positions, et qui mène les guerres de D-ieu, on présume qu’il est le Machia’h. 

S’il agit ainsi et réussit, et qu’il reconstruit le Sanctuaire à son emplacement et rassemble les exilés d’Israël, c’est le Machia’h avec certitude. Il corrigera le monde entier pour servir D-ieu ensemble, ainsi qu’il est dit « alors je donnerai aux peuples un langage clair pour qu’ils invoquent le nom de D-ieu et pour le servir d’un même élan. »

Le judaïsme a ici le même problème que le chiisme (duodécimain comme ismaélien) : l’avènement du messie marque une nouvelle époque, que faire alors des anciennes lois ? Devraient-elles être dépassées, avec la nouvelle époque ? Et le problème est encore plus grand dans le judaïsme, car la tradition veut que les lois donnés par Moïse restent indépassables pour l’éternité.

La nouveauté est rupture, mais est forcément hérétique par rapport à l’ancien temps (comme le catholicisme par rapport au judaïsme) : c’est là une contradiction inévitable de l’idéalisme et de l’avènement d’une prétendue spiritualité divine.

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Maïmonide, la Kabbale et les «interdictions» dans la connaissance

L’avantage de parler de « danger » dans les études religieuses est bien entendu de maintenir comme centrale la fonction des rabbins. Le judaïsme n’est pas comme le protestantisme ; si le rabbin n’est pas un « intermédiaire » nécessaire comme l’est le prêtre dans le catholicisme, il est celui qui porte la connaissance et permet « l’accès. »

Les interdictions de « révéler » les connaissances sont donc innombrables, et dans la communauté juive les croyants s’imaginant que seuls les rabbins ont ces connaissances, que les textes et les interprétations ne sont connus que d’eux, etc.

Maïmonide, par exemple, est adepte d’un principe « classique » du judaïsme : la connaissance ne doit être acquise que progressivement, car elle est compliquée, dangereuse pour l’esprit humain. Seule une élite peut comprendre et disposer de ces connaissances.

Dans Le guide des égarés, il est ainsi dit : 

« Sache qu’il serait très dangereux de commencer (les études) par cette science, je veux dire par la métaphysique ; de même (il serait dangereux) d’expliquer (de prime abord) le sens des allégories prophétiques et d’éveiller l’attention sur les métaphores employées dans les discours et dont les livres prophétiques sont remplis.

Il faut, au contraire, élever les jeunes gens et affermir les incapables selon la mesure de leur compréhension ; et celui qui se montre d’un esprit parfait et préparé pour ce degré élevé, c’est-à-dire pour le degré de la spéculation démonstrative et des véritables argumentations de l’intelligence, on le fera avancer peu à peu jusqu’à ce qu’il arrive à sa perfection, soit par quelqu’un qui lui donnera l’impulsion, soit par lui-même.

Mais lorsqu’on commence par cette science métaphysique, il en résulte non seulement un trouble dans les croyances, mais la pure irréligion (…).

Elles [les vérités métaphysiques] ont été enveloppées parce que les intelligences, dans le commencement, sont incapables de les accueillir, et on les a fait entrevoir, afin que l’homme parfait les connût ; c’est pourquoi on les appelle « mystères » et « secrets de la Torâ » comme nous l’expliquerons. »

Or, on sait bien que si Averroès a tenu le discours des deux vérités – philosophique et religieuse – c’était par pure tactique.

Si Averroès expliquait, dans ses dernières œuvres publiques, que les masses ignorantes ne devaient pas avoir accès à la philosophie, c’était un choix tactique pour calmer les dirigeants religieux et pour ne pas se mettre les masses fanatisées à dos.

Quel intérêt, par contre, cela a-t-il pour Maïmonide, puisque lui croit en la « révélation » et utilise la religion dans sa « philosophie » ?

Quel intérêt de « masquer » l’enseignement, alors que rien de ce qui est dit n’est, du point de vue de l’auteur, en contradiction avec la religion ?

Selon l’auteur, c’est parce que ces vérités sont difficiles à digérer, en quelque sorte. En réalité, c’est parce que le système est idéaliste et qu’il faut le préserver de la critique. 

En refusant l’accès démocratique aux textes, en les réservant à une élite valorisée socialement, la religion se préserve de la critique matérialiste. Toute la religion juive est imprégnée de cette approche.

Manuscrit en judéo-arabe du Guide des égarés,
dont le titre réel est le Guide des perplexes. Yémen, XIIIe ou XIVe siècle.

La tradition, en fait non respectée vraiment, veut certains secrets religieux (et les plus importants de fait) ne devraient être expliqués qu’à partir de 30 ans (histoire bien entendu que l’homme marié et devenu rabbin ne puisse plus « s’échapper » en pratique de la communauté et de son idéologie). 

De la même manière, une formule connue est « on n’interprétera pas le Ma’asé beréchîth devant deux personnes. » Il y a également le principe « On n’interprétera pas la mercabâ, même à un seul, à moins que ce ne soit un homme sage comprenant par sa propre intelligence, et alors on lui en transmettra seulement les premiers éléments. »

Ici, on ne touche pas que l’aspect anti-démocratique : l’aspect mystique, qui vise à sauvegarder la valeur du système de pensée (de fait contradictoire), est en contradiction complète avec la religiosité populaire.

Cela provoqua deux ébranlements complets du judaïsme, la première au 17e siècle avec Sabbataï Tsevi qui fut considéré par de larges masses comme le messie, puis au 20e siècle avec le Rabbi de Loubavitch.

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Maïmonide,la Kabbale et le Livre hébreu d’Hénoch

Un autre ouvrage, qui ne fait pas partie de la Bible, a marqué le mysticisme juif :  le Livre hébreu d’Hénoch, appelé aussi Livre des Palais ou III Hénoch, qui existe également dans une version éthiopienne, et a sans doute été écrit entre le quatrième et le huitième siècle à Babylone.

Dans le Livre hébreu d’Hénoch, on a donc Rabbi Ismael qui est « emmené » par « Métatron », et raconte son expérience, en nous priant de le croire :

« Or, je vous le jure, ô justes, par la grandeur de sa splendeur, par son royaume et par sa majesté ; je vous jure que j’ai eu connaissance de ce mystère, qu’il m’a été donné de lire les tables du ciel ; de voir l’écriture des saints, de découvrir ce qui y était inscrit à votre sujet. »

« Métatron » l’a emmené en fait « en haut », où il a pu compléter le secret :

« Ensuite je vis les secrets des cieux et du paradis dans toutes les parties, et les secrets des actions humaines, chacune selon leur poids et leur valeur. Je contemplai les habitations des élus, les demeures des saints. Là aussi mes yeux aperçurent tous les pécheurs qui ont repoussé et nié le Seigneur de gloire, et qui en ont été repoussés. Car le châtiment de leurs crimes n’avait pu encore être décrété par le Seigneur des esprits.

Là encore mes yeux contemplèrent les secrets de la foudre et du tonnerre, les secrets des vents, comment ils se divisent quand ils soufflent sur la terre ; les secrets des vents, de la rosée et des nuées. Je vis le lieu de leur origine, l’endroit d’où ils s’échappent, pour aller se rassasier de la poussière de la terre.                                                             

Là je vis les réceptacles d’où sortent les vents en se séparant ; les trésors de la grêle, les trésors de la neige, les trésors des nuages, et cette même nuée qui, avant la création du monde, planait sur la surface de la terre.

Je vis également les trésors de la lune, où ses phases prenaient naissance ; leur commencement, leur glorieux retour ; comme l’une est plus brillante que l’autre ; leur progrès éclatant, leur cours invariable, leur amitié entre elles, leur docilité, et leur obéissance qui les porte sur les pas du soleil, d’après l’ordre du Seigneur des esprits. Oh ! que son nom est puissant dans tous les siècles ! »

Ce « Métatron » a une importance considérable, ou centrale, selon les interprétations de la religion juive. Le principe est le suivant : dans la Bible, on peut lire « Et Énoch marchait avec Dieu, et il ne fut plus car Dieu le prit » (Genèse 5, 24), et cela fut prétexte à assimiler Énoch (ou Hénoch) à Métatron, une sorte de super ange que l’on peut, en réalité, assimiler à l’intellect chez Aristote, mais en mode religieux, en tant qu’ange.

Hénoch emporté par Dieu,
par le peintre néerlandais Gerard Hoet (1648-1733)

D’ailleurs, Metatron dit même dans cet ouvrage :

« Il (le Saint béni soit-Il)… m’a appelé « le petit YHVH ». »

Et naturellement, ce Métatron est le « moyen » de s’élever spirituellement, de rejoindre en fait le Chariot de Dieu, car Métatron a été pris par Dieu et a traversé six palais célestes, afin d’arriver au bout.

Pour passer les palais, il fallait affronter les questions mystiques des anges : on a ici une base de « l’angélogie », qui joue un rôle central tant pour le judaïsme que l’Islam chiite. Naturellement, les « puissances » en jeu sont énormes. Un texte cabaliste raconte ainsi :

« Rabbi Akiba demanda à Rabbi Eliezer le grand : « comment peut-on faire descendre l’Ange de la Présence (Sar ha-Panim, le « Prince de la Contenance ») sur terre afin de révéler aux hommes les mystères de l’En haut et de l’En bas, et sur les spéculations de la fondation des choses terrestres et célestes, et sur les trésors de la sagesse ? »

Il me dit alors : « Mon fils ! Je l’ai fait descendre une fois, et il a presque détruit le monde, car il est un prince puissant et plus grand que toutes les cohortes célestes, et il administre sans cesse devant le Roi de l’Univers, avec pureté et avec peur, car la Shekhinah est toujours avec lui »

Et au sujet de Rabbi Akiva, la légende racontée parle Talmud et le Zohar veut que :

« Nos Sages ont enseigné : 4 hommes sont entrés au Pardès : Ben Azaï, Ben Zoma, A’her et Rabbi Akiva.

Rabbi Akiva leur dit : « Lorsque vous arriverez devant des pierres de marbre pur, ne dites pas : ‘ De l’eau, de l’eau », car il est dit : ‘Celui qui débite des mensonges ne subsistera pas devant Mes yeux » (Psaumes 101:7).

Ben Azaï contempla (la gloire divine) et mourut. A son propos, il est écrit : « Une chose précieuse aux regards de l’Eternel, c’est la mort de ses pieux serviteurs » (Psaumes 116:15). Ben Zoma contempla et perdit ses esprits.

A son propos, il est écrit : « As-tu trouvé du miel, manges-en à ta suffisance, mais évite de t’en goinfrer, tu le rejetterais » (Proverbes 25:16). A’her coupa les racines (renia sa foi). Rabbi Akiva entra en paix et sortit en paix. »

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