Pierre de Ronsard – Institution pour l’Adolescence du Roy tres-chrestien Charles IX de ce nom (1562)

SIRE, ce n’est pas tout que d’estre Roy de France,

Il faut que la vertu honore vostre enfance :

Un Roy sans la vertu porte le sceptre en vain,

Qui ne luy est sinon un fardeau dans la main.

Pource on dit que Thetis la femme de Pelée,

Apres avoir la peau de son enfant bruslée,

Pour le rendre immortel, le print en son giron,

Et de nuict l’emporta dans l’antre de Chiron,

Chiron noble centaure, à fin de luy apprendre

Les plus rares vertus dés sa jeunesse tendre,

Et de science et d’art son Achille honorer.

Un Roy pour estre grand ne doit rien ignorer.

Il ne doit seulement sçavoir l’art de la guerre,

De garder les citez, ou les ruer par terre,

De picquer les chevaux, ou contre son harnois:

Recevoir mille coups de lances aux tournois:

De sçavoir comme il faut dresser une embuscade,

Ou donner une cargue ou une camisade,

Se renger en bataille et sous les estendars

Mettre par artifice en ordre les soldars.

Les Rois les plus brutaux telles choses n’ignorent,

Et par le sang versé leurs couronnes honorent:

Tout ainsi que lions qui s’estiment alors

De tous les animaux estre veuz les plus fors,

Quand ils ont devoré un cerf au grand corsage,

Et ont remply les champs de meurtre et de carnage,

Mais les Princes mieux naiz n’estiment leur vertu

Proceder ny de sang ny de glaive pointu,

Ny de harnois ferrez qui les peuples estonnent,

Mais par les beaux mestiers que les Muses nous donnent.

Quand les Muses qui sont filles de Jupiter

(Dont les Rois sont issus) les Rois daignent chanter,

Elles les font marcher en toute reverence,

Loin de leur Majesté banissant I’ignorance:

Et tous remplis de grace et de divinité,

Les font parmy le peuple ordonner equité.

Ils deviennent appris en la Mathematique,

En l’art de bien parler, en Histoire et Musique,

En Physiognomie, à fin de mieux sçavoir

Juger de leurs sujets seulement à les voir.

Telle science sceut le jeune Prince Achille,

Puis sçavant et vaillant fit trebucher Troïlle

Sur le champ Phrygien et fit mourir encor

Devant le mur Troyen le magnanime Hector:

II tua Sarpedon, tua Pentasilée, 4

Et par luy la cité de Troye fut bruslée.

Tel fut jadis Thesée, Hercules et Jason,

Et tous les vaillans preux de I’antique saison,

Tel vous serez aussi, si la Parque cruelle

Ne tranche avant le temps vostre trame nouvelle.

Charles, vostre beau nom tant commun à nos Rois,

Nom du Ciel revenu en France par neuf fois,

Neuf fois, nombre parfait (comme cil qui assemble

Pour sa perfection trois triades ensemble),

Monstre que vous aurez l’empire et le renom

De huit Charles passez dont vous portez le nom.

Mais pour vous faire tel il faut de l’artifice,

Et dés jeunesse apprendre à combatre le vice.

II faut premierement apprendre à craindre Dieu,

Dont vous estes l’image, et porter au milieu

De vostre cœur son nom et sa saincte parole,

Comme le seul secours dont l’homme se console

En apres si voulez en terre prosperer,

Vous devez vostre mere humblement honorer,

La craindre et la servir: qui seulement de mere

Ne vous sert pas icy, mais de garde et de pere.

Apres il faut tenir la loy de vos ayeux,

Qui furent Rois en terre et sont là haut aux cieux:

Et garder que le peuple imprime en sa cervelle

Le curieux discours d’une secte nouvelle.

Apres il faut apprendre à bien imaginer,

Autrement la raison ne pourroit gouverner:

Car tout le mal qui vient à l’homme prend naissance

Quand par sus la raison le cuider a puissance.

Tout ainsi que le corps s’exerce en travaillant,

II faut que la raison s’exerce en bataillant

Contre la monstrueuse et fausse fantaisie,

De peur que vainement l’ame n’en soit saisie.

Car ce n’est pas le tout de sçavoir la vertu:

II faut cognoistre aussi le vice revestu

D’un habit vertueux, qui d’autant plus offence,

Qu’il se monstre honorable, et a belle apparence.

De là vous apprendrez à vous cognoistre bien,

Et en vous cognoissant vous ferez tousjours bien.

Le vray commencement pour en vertus accroistre,

C’est (disoit Apollon) soy-mesme se cognoistre:

Celuy qui se cognoist est seul maistre de soy,

Et sans avoir Royaume il est vrayment un Roy.

Commencez donc ainsi: puis si tost que par l’âge

Vous serez homme fait de corps et de courage,

Il faudra de vous-mesme apprendre à commander,

A ouyr vos sujets, les voir et demander,

Les cognoistre par nom et leur faire justice,

Honorer la vertu, et corriger le vice.

Malheureux sont les Rois qui fondent leur appuy

Sur I’aide d’un commis, qui par les yeux d’autruy

Voyent l’estat du peuple, et oyent par l’oreille

D’un flateur mensonger qui leur conte merveille.

Tel Roy ne regne pas, ou bien il regne en peur

(D’autant qu’il ne sçait rien) d’offenser un trompeur.

Mais (Sire) ou je me trompe en voyant vostre grace,

Ou vous tiendrez d’un Roy la legitime place:

Vous ferez vostre charge, et comme un Prince doux,

Audience et faveur vous donnerez à tous.

Vostre palais royal cognoistrez en presence,

Et ne commettrez point une petite offence.

Si un Pilote faut tant soit peu sur la mer

Il fera dessous I’eau le navire abysmer.

Si un Monarque faut tant soit peu, la province

Se perd: car volontiers le peuple suit le Prince.

Aussi pour estre Roy vous ne devez penser

Vouloir comme un tyran vos sujets offenser.

De mesme nostre corps vostre corps est de bouë.

Des petits et des grands la Fortune se jouë:

Tous les regnes mondains se font et se desfont, 

Et au gré de Fortune ils viennent et s’en-vont,

Et ne durent non-plus qu’une flame allumée,

Qui soudain est esprise, et soudain consumée.

Or, Sire, imitez Dieu, lequel vous a donné

Le sceptre, et vous a fait un grand Roy couronné, 

Faites misericorde à celuy qui supplie,

Punissez l’orgueilleux qui s’arme en sa folie:

Ne poussez par faveur un homme en dignité,

Mais choisissez celuy qui I’a bien merité:

Ne baillez pour argent ny estats ny offices,

Ne donnez aux premiers les vacans benefices,

Ne souffrez pres de vous ne flateurs ne vanteurs:

Fuyez ces plaisans fols qui ne sont que menteurs,

Et n’endurez jamais que les langues legeres

Mesdisent des seigneurs des terres estrangeres. 

Ne soyez point mocqueur, ne trop haut à la main,

Vous souvenant tousjours que vous estes humain:

Ne pillez vos sujets par rançons ny par tailles,

Ne prenez sans raison ny guerres ny batailles:

Gardez le vostre propre, et vos biens amassez: 

Car pour vivre content vous en avez assez.

S’il vous plaist vous garder sans archer de la garde,

II faut que d’un bon œil le peuple vous regarde,

Qu’il vous aime sans crainte: ainsi les puissans Rois

Ont conservé le sceptre, et non par le harnois. 

Comme le corps royal ayez I’ame royale,

Tirez le peuple à vous d’une main liberale,

Et pensez que le mal le plus pernicieux

C’est un Prince sordide et avaricieux.

Ayez autour de vous personnes venerables,

Et les oyez parler volontiers à vos tables:

Soyez leur auditeur comme fut vostre ayeul,

Ce grand François qui vit encores au cercueil.

Soyez comme un bon Prince amoureux de la gloire,

Et faites que de vous se remplisse une histoire

Du temps victorieux, vous faisant immortel

Comme Charles le Grand, ou bien Charles Martel.

Ne souffrez que les grands blessent le populaire,

Ne souffrez que le peuple aux grands puisse desplaire,

Gouvernez vostre argent par sagesse et raison.

Le Prince qui ne peut gouverner sa maison,

Sa femme, ses enfans, et son bien domestique,

Ne sçauroit gouverner une grand’ Republique.

Pensez longtemps devant que faire aucuns Edicts:

Mais si tost qu’ils seront devant le peuple dicts,

Qu’ils soient pour tout jamais d’invincible puissance,

Autrement vos Decrets sentiroient leur enfance.

Ne vous monstrez jamais pompeusement vestu,

L’habillement des Rois est la seule vertu.

Que vostre corps reluise en vertus glorieuses,

Et non pas vos habits de perles precieuses.

D’amis plus que d’argent monstrez vous desireux;

Les Princes sans amis sont tousjours malheureux.

Aimez les gens de bien, ayant tousjours envie

De ressembler à ceux qui sont de bonne vie.

Punissez les malins et les seditieux:

Ne soyez point chagrin, despit ne furieux:

Mais honneste et gaillard, portant sur le visage

De vostre gentille ame un gentil tesmoignage.

Or, Sire, pour-autant que nul n’a le pouvoir

De chastier les Rois qui font mal leur devoir,

Punissez vous vous mesme, afin que la justice

De Dieu, qui est plus grand, vos fautes ne punisse.

Je dy ce puissant Dieu dont l’empire est sans bout,

Qui de son throsne assis en la terre voit tout,

Et fait à un chacun ses justices egales,

Autant aux laboureurs qu’aux personnes royales:

Lequel nous supplions vous tenir en sa loy,

Et vous aimer autant qu’il fit David son Roy,

Et rendre comme à luy vostre sceptre tranquille:

Sans la faveur de Dieu la force est inutile.

>Sommaire du dossier

Discours de la servitude volontaire

Attribué par Montaigne à Étienne de La Boétie

D’avoir plusieurs seigneurs aucun bien je n’y voi :
Qu’un, sans plus, soit le maître et qu’un seul soit le roi,

ce disait Ulysse en Homère, parlant en public. S’il n’eût rien plus dit, sinon

D’avoir plusieurs seigneurs aucun bien je n’y voi…

c’était autant bien dit que rien plus ; mais, au lieu que, pour le raisonner, il fallait dire que la domination de plusieurs ne pouvait être bonne, puisque la puissance d’un seul, dès lors qu’il prend ce titre de maître, est dure et déraisonnable, il est allé ajouter, tout au rebours.

Qu’un, sans plus, soit le maître, et qu’un seul soit le roi.

Il en faudrait, d’aventure, excuser Ulysse, auquel, possible, lors était besoin d’user de ce langage pour apaiser la révolte de l’armée ; conformant, je crois, son propos plus au temps qu’à la vérité. Mais, à parler à bon escient, c’est un extrême malheur d’être sujet à un maître, duquel on ne se peut jamais assurer qu’il soit bon, puisqu’il est toujours en sa puissance d’être mauvais quand il voudra ; et d’avoir plusieurs maîtres, c’est, autant qu’on en a, autant de fois être extrêmement malheureux. Si ne veux-je pas, pour cette heure, débattre cette question tant pourmenée, si les autres façons de république sont meilleures que la monarchie, encore voudrais-je savoir, avant que mettre en doute quel rang la monarchie doit avoir entre les républiques, si elle en y doit avoir aucun, pour ce qu’il est malaisé de croire qu’il y ait rien de public en ce gouvernement, où tout est à un. Mais cette question est réservée pour un autre temps, et demanderait bien son traité à part, ou plutôt amènerait quant et soi toutes les disputes politiques.

Pour ce coup, je ne voudrais sinon entendre comme il se peut faire que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a puissance que celle qu’ils lui donnent ; qui n’a pouvoir de leur nuire, sinon qu’ils ont pouvoir de l’endurer ; qui ne saurait leur faire mal aucun, sinon lorsqu’ils aiment mieux le souffrir que lui contredire. Grand’chose certes, et toutefois si commune qu’il s’en faut de tant plus douloir et moins s’ébahir voir un million de millions d’hommes servir misérablement, ayant le col sous le joug, non pas contraints par une plus grande force, mais aucunement (ce semble) enchantés et charmés par le nom seul d’un, duquel ils ne doivent ni craindre la puissance, puisqu’il est seul, ni aimer les qualités, puisqu’il est en leur endroit inhumain et sauvage. La faiblesse d’entre nous hommes est telle, [qu’]il faut souvent que nous obéissions à la force, il est besoin de temporiser, nous ne pouvons pas toujours être les plus forts. Donc, si une nation est contrainte par la force de la guerre de servir à un, comme la cité d’Athènes aux trente tyrans, il ne se faut pas ébahir qu’elle serve, mais se plaindre de l’accident ; ou bien plutôt ne s’ébahir ni ne s’en plaindre, mais porter le mal patiemment et se réserver à l’avenir à meilleure fortune.

Notre nature est ainsi, que les communs devoirs de l’amitié l’emportent une bonne partie du cours de notre vie ; il est raisonnable d’aimer la vertu, d’estimer les beaux faits, de reconnaître le bien d’où l’on l’a reçu, et diminuer souvent de notre aise pour augmenter l’honneur et avantage de celui qu’on aime et qui le mérite. Ainsi donc, si les habitants d’un pays ont trouvé quelque grand personnage qui leur ait montré par épreuve une grande prévoyance pour les garder, une grande hardiesse pour les défendre, un grand soin pour les gouverner ; si, de là en avant, ils s’apprivoisent de lui obéir et s’en fier tant que de lui donner quelques avantages, je ne sais si ce serait sagesse, de tant qu’on l’ôte de là où il faisait bien, pour l’avancer en lieu où il pourra mal faire ; mais certes, si ne pourrait-il faillir d’y avoir de la bonté, de ne craindre point mal de celui duquel on n’a reçu que bien.

Mais, ô bon Dieu ! que peut être cela ? comment dirons-nous que cela s’appelle ? quel malheur est celui-là ? quel vice, ou plutôt quel malheureux vice ? Voir un nombre infini de personnes non pas obéir, mais servir ; non pas être gouvernés, mais tyrannisés ; n’ayant ni biens ni parents, femmes ni enfants, ni leur vie même qui soit à eux ! souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautés, non pas d’une armée, non pas d’un camp barbare contre lequel il faudrait défendre son sang et sa vie devant, mais d’un seul ; non pas d’un Hercule ni d’un Samson, mais d’un seul hommeau, et le plus souvent le plus lâche et femelin de la nation ; non pas accoutumé à la poudre des batailles, mais encore à grand peine au sable des tournois ; non pas qui puisse par force commander aux hommes, mais tout empêché de servir vilement à la moindre femmelette  ! Appellerons-nous cela lâcheté ? dirons-nous que ceux qui servent soient couards et recrus ? Si deux, si trois, si quatre ne se défendent d’un, cela est étrange, mais toutefois possible ; bien pourra-l’on dire, à bon droit, que c’est faute de cœur. Mais si cent, si mille endurent d’un seul, ne dira-l’on pas qu’ils ne veulent point, non qu’ils n’osent pas se prendre à lui, et que c’est non couardise, mais plutôt mépris ou dédain ? Si l’on voit, non pas cent, non pas mille hommes, mais cent pays, mille villes, un million d’hommes, n’assaillir pas un seul, duquel le mieux traité de tous en reçoit ce mal d’être serf et esclave, comment pourrons-nous nommer cela ? est-ce lâcheté ? Or, il y a en tous vices naturellement quelque borne, outre laquelle ils ne peuvent passer : deux peuvent craindre un, et possible dix ; mais mille, mais un million, mais mille villes, si elles ne se défendent d’un, cela n’est pas couardise, elle ne va point jusque-là ; non plus que la vaillance ne s’étend pas qu’un seul échelle une forteresse, qu’il assaille une armée, qu’il conquête un royaume. Donc quel monstre de vice est ceci qui ne mérite pas encore le titre de couardise, qui ne trouve point de nom assez vilain, que la nature désavoue avoir fait et la langue refuse de nommer ?

Qu’on mette d’un côté cinquante mille hommes en armes, d’un autre autant ; qu’on les range en bataille ; qu’ils viennent à se joindre, les uns libres, combattant pour leur franchise, les autres pour la leur ôter : auxquels promettra-l’on par conjecture la victoire ? Lesquels pensera-l’on qui plus gaillardement iront au combat, ou ceux qui espèrent pour guerdon  de leurs peines l’entretènement de leur liberté, ou ceux qui ne peuvent attendre autre loyer des coups qu’ils donnent ou qu’ils reçoivent que la servitude d’autrui ? Les uns ont toujours devant les yeux le bonheur de la vie passée, l’attente de pareil aise à l’avenir ; il ne leur souvient pas tant de ce qu’ils endurent, le temps que dure une bataille, comme de ce qu’il leur conviendra à jamais endurer, à eux, à leurs enfants et à toute la postérité. Les autres n’ont rien qui les enhardie qu’une petite pointe de convoitise qui se rebouche soudain contre le danger et qui ne peut être si ardente qu’elle ne se doive, ce semble, éteindre par la moindre goutte de sang qui sorte de leurs plaies. Aux batailles tant renommées de Miltiade, de Léonide, de Thémistocle, qui ont été données deux mille ans y a et qui sont encore aujourd’hui aussi fraîches en la mémoire des livres et des hommes comme si c’eût été l’autre hier, qui furent données en Grèce pour le bien des Grecs et pour l’exemple de tout le monde, qu’est-ce qu’on pense qui donna à si petit nombre de gens comme étaient les Grecs, non le pouvoir, mais le cœur de soutenir la force de navires que la mer même en était chargée, de défaire tant de nations, qui étaient en si grand nombre que l’escadron des Grecs n’eût pas fourni, s’il eût fallu, des capitaines aux armées des ennemis, sinon qu’il semble qu’à ces glorieux jours-là ce n’était pas tant la bataille des Grecs contre les Perses, comme la victoire de la liberté sur la domination, de la franchise sur la convoitise ?

C’est chose étrange d’ouïr parler de la vaillance que la liberté met dans le cœur de ceux qui la défendent ; mais ce qui se fait en tous pays, par tous les hommes, tous les jours, qu’un homme mâtine cent mille et les prive de leur liberté, qui le croirait, s’il ne faisait que l’ouïr dire et non le voir ? Et, s’il ne se faisait qu’en pays étranges et lointaines terres, et qu’on le dit, qui ne penserait que cela fut plutôt feint et trouvé que non pas véritable ? Encore ce seul tyran, il n’est pas besoin de le combattre, il n’est pas besoin de le défaire, il est de soi-même défait, mais que le pays ne consente à sa servitude ; il ne faut pas lui ôter rien, mais ne lui donner rien ; il n’est pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu’il ne fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples mêmes qui se laissent ou plutôt se font gourmander, puisqu’en cessant de servir ils en seraient quittes ; c’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix ou d’être serf ou d’être libre, quitte la franchise et prend le joug, qui consent à son mal, ou plutôt le pourchasse. S’il lui coûtait quelque chose à recouvrer sa liberté, je ne l’en presserais point, combien qu’est-ce que l’homme doit avoir plus cher que de se remettre en son droit naturel, et, par manière de dire, de bête revenir homme ; mais encore je ne désire pas en lui si grande hardiesse ; je lui permets qu’il aime mieux je ne sais quelle sûreté de vivre misérablement qu’une douteuse espérance de vivre à son aise. Quoi ? si pour avoir liberté il ne faut que la désirer, s’il n’est besoin que d’un simple vouloir, se trouvera-t-il nation au monde qui l’estime encore trop chère, la pouvant gagner d’un seul souhait, et qui plaigne la volonté à recouvrer le bien lequel il devrait racheter au prix de son sang, et lequel perdu, tous les gens d’honneur doivent estimer la vie déplaisante et la mort salutaire ? Certes, comme le feu d’une petite étincelle devient grand et toujours se renforce, et plus il trouve de bois, plus il est prêt d’en brûler, et, sans qu’on y mette de l’eau pour l’éteindre, seulement en n’y mettant plus de bois, n’ayant plus que consommer, il se consomme soi-même et vient sans force aucune et non plus feu : pareillement les tyrans, plus ils pillent, plus ils exigent, plus ils ruinent et détruisent, plus on leur baille, plus on les sert, de tant plus ils se fortifient et deviennent toujours plus forts et plus frais pour anéantir et détruire tout ; et si on ne leur baille rien, si on ne leur obéit point, sans combattre, sans frapper, ils demeurent nus et défaits et ne sont plus rien, sinon que comme la racine, n’ayant plus d’humeur ou aliment, la branche devient sèche et morte.

Les hardis, pour acquérir le bien qu’ils demandent, ne craignent point le danger ; les avisés ne refusent point la peine : les lâches et engourdis ne savent ni endurer le mal, ni recouvrer le bien ; ils s’arrêtent en cela de le souhaiter, et la vertu d’y prétendre leur est ôtée par leur lâcheté ; le désir de l’avoir leur demeure par la nature. Ce désir, cette volonté est commune aux sages et aux indiscrets, aux courageux et aux couards, pour souhaiter toutes choses qui, étant acquises, les rendraient heureux et contents : une seule chose est à dire , en laquelle je ne sais comment nature défaut aux hommes pour la désirer ; c’est la liberté, qui est toutefois un bien si grand et si plaisant, qu’elle perdue, tous les maux viennent à la file, et les biens même qui demeurent après elle perdent entièrement leur goût et saveur, corrompus par la servitude : la seule liberté, les hommes ne la désirent point, non pour autre raison, ce semble, sinon que s’ils la désiraient, ils l’auraient, comme s’ils refusaient de faire ce bel acquêt, seulement parce qu’il est trop aisé.

Pauvres et misérables peuples insensés, nations opiniâtres en votre mal et aveugles en votre bien, vous vous laissez emporter devant vous le plus beau et le plus clair de votre revenu, piller vos champs, voler vos maisons et les dépouiller des meubles anciens et paternels ! Vous vivez de sorte que vous ne vous pouvez vanter que rien soit à vous ; et semblerait que meshui ce vous serait grand heur de tenir à ferme vos biens, vos familles et vos vies ; et tout ce dégât, ce malheur, cette ruine, vous vient, non pas des ennemis, mais certes oui bien de l’ennemi, et de celui que vous faites si grand qu’il est, pour lequel vous allez si courageusement à la guerre, pour la grandeur duquel vous ne refusez point de présenter à la mort vos personnes. Celui qui vous maîtrise tant n’a que deux yeux, n’a que deux mains, n’a qu’un corps, et n’a autre chose que ce qu’a le moindre homme du grand et infini nombre de nos villes, sinon que l’avantage que vous lui faites pour vous détruire. D’où a-t-il pris tant d’yeux, dont il vous épie, si vous ne les lui baillez ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne les prend de vous ? Les pieds dont il foule vos cités, d’où les a-t-il, s’ils ne sont des vôtres ? Comment a-t-il aucun pouvoir sur vous, que par vous ? Comment vous oserait-il courir sus, s’il n’avait intelligence avec vous ? Que vous pourrait-il faire, si vous n’étiez recéleurs du larron qui vous pille, complices du meurtrier qui vous tue et traîtres à vous-mêmes ? Vous semez vos fruits, afin qu’il en fasse le dégât ; vous meublez et remplissez vos maisons, afin de fournir à ses pilleries ; vous nourrissez vos filles, afin qu’il ait de quoi soûler sa luxure ; vous nourrissez vos enfants, afin que, pour le mieux qu’il leur saurait faire, il les mène en ses guerres, qu’il les conduise à la boucherie, qu’il les fasse les ministres de ses convoitises, et les exécuteurs de ses vengeances ; vous rompez à la peine vos personnes, afin qu’il se puisse mignarder en ses délices et se vautrer dans les sales et vilains plaisirs ; vous vous affaiblissez, afin de le rendre plus fort et roide à vous tenir plus courte la bride ; et de tant d’indignités, que les bêtes mêmes ou ne les sentiraient point, ou ne l’endureraient point, vous pouvez vous en délivrer, si vous l’essayez, non pas de vous en délivrer, mais seulement de le vouloir faire. Soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. Je ne veux pas que vous le poussiez ou l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base, de son poids même fondre en bas et se rompre.

Mais certes les médecins conseillent bien de ne mettre pas la main aux plaies incurables, et je ne fais pas sagement de vouloir prêcher en ceci le peuple qui perdu, longtemps a, toute connaissance, et duquel, puisqu’il ne sent plus son mal, cela montre assez que sa maladie est mortelle. Cherchons donc par conjecture, si nous en pouvons trouver, comment s’est ainsi si avant enracinée cette opiniâtre volonté de servir, qu’il semble maintenant que l’amour même de la liberté ne soit pas si naturelle.

Premièrement, cela est, comme je crois, hors de doute que, si nous vivions avec les droits que la nature nous a donnés et avec les enseignements qu’elle nous apprend, nous serions naturellement obéissants aux parents, sujets à la raison, et serfs de personne. De l’obéissance que chacun, sans autre avertissement que de son naturel, porte à ses père et mère, tous les hommes s’en sont témoins, chacun pour soi ; de la raison, si elle naît avec nous, ou non, qui est une question débattue à fond par les académiques et touchée par toute l’école des philosophes. Pour cette heure je ne penserai point faillir en disant cela, qu’il y a en notre âme quelque naturelle semence de raison, laquelle, entretenue par bon conseil et coutume, florit en vertu, et, au contraire, souvent ne pouvant durer contre les vices survenus, étouffée, s’avorte. Mais certes, s’il y a rien de clair ni d’apparent en la nature et où il ne soit pas permis de faire l’aveugle, c’est cela que la nature, le ministre de Dieu, la gouvernante des hommes, nous a tous faits de même forme, et, comme il semble, à même moule, afin de nous entreconnaître tous pour compagnons ou plutôt pour frères ; et si, faisant les partages des présents qu’elle nous faisait, elle a fait quelque avantage de son bien, soit au corps ou en l’esprit, aux uns plus qu’aux autres, si n’a-t-elle pourtant entendu nous mettre en ce monde comme dans un camp clos, et n’a pas envoyé ici-bas les plus forts ni les plus avisés, comme des brigands armés dans une forêt, pour y gourmander les plus faibles ; mais plutôt faut-il croire que, faisant ainsi les parts aux uns plus grandes, aux autres plus petites, elle voulait faire place à la fraternelle affection, afin qu’elle eût où s’employer, ayant les uns puissance de donner aide, les autres besoin d’en recevoir. Puis donc que cette bonne mère nous a donné à tous toute la terre pour demeure, nous a tous logés aucunement en même maison, nous a tous figurés à même patron, afin que chacun se put mirer et quasi reconnaître l’un dans l’autre ; si elle nous a donné à tous ce grand présent de la voix et de la parole pour nous accointer et fraterniser davantage, et faire, par la commune et mutuelle déclaration de nos pensées, une communion de nos volontés ; et si elle a tâché par tous moyens de serrer et étreindre si fort le nœud de notre alliance et société ; si elle a montré, en toutes choses, qu’elle ne voulait pas tant nous faire tous unis que tous uns, il ne faut pas faire doute que nous ne soyons naturellement libres, puisque nous sommes tous compagnons, et ne peut tomber en l’entendement de personne que nature ait mis aucun en servitude, nous ayant tous mis en compagnie.

Mais, à la vérité, c’est bien pour néant de débattre si la liberté est naturelle, puisqu’on ne peut tenir aucun en servitude sans lui faire tort, et qu’il n’y a rien si contraire au monde à la nature, étant toute raisonnable, que l’injure. Reste donc la liberté être naturelle, et par même moyen, à mon avis, que nous ne sommes pas nés seulement en possession de notre franchise, mais aussi avec affectation de la défendre. Or, si d’aventure nous nous faisons quelque doute en cela, et sommes tant abâtardis que ne puissions reconnaître nos biens ni semblablement nos naïves affections, il faudra que je vous fasse l’honneur qui vous appartient, et que je monte, par manière de dire, les bêtes brutes en chaire, pour vous enseigner votre nature et condition. Les bêtes, ce maid’ Dieu ! si les hommes ne font trop les sourds, leur crient : Vive liberté ! Plusieurs en y a d’entre elles qui meurent aussitôt qu’elles sont prises : comme le poisson quitte la vie aussitôt que l’eau, pareillement celles-là quittent la lumière et ne veulent point survivre à leur naturelle franchise. Si les animaux avaient entre eux quelques prééminences, ils feraient de celles-là leur noblesse. Les autres, des plus grandes jusqu’aux plus petites, lorsqu’on les prend, font si grande résistance d’ongles, de cornes, de bec et de pieds, qu’elles déclarent assez combien elles tiennent cher ce qu’elles perdent ; puis, étant prises, elles nous donnent tant de signes apparents de la connaissance qu’elles ont de leur malheur, qu’il est bel à voir que ce leur est plus languir que vivre, et qu’elles continuent leur vie plus pour plaindre leur aise perdue que pour se plaire en servitude. Que veut dire autre chose l’éléphant qui, s’étant défendu jusqu’à n’en pouvoir plus, n’y voyant plus d’ordre, étant sur le point d’être pris, il enfonce ses mâchoires et casse ses dents contre les arbres, sinon que le grand désir qu’il a de demeurer libre, ainsi qu’il est, lui fait de l’esprit et l’avise de marchander avec les chasseurs si, pour le prix de ses dents, il en sera quitte, et s’il sera reçu de bailler son ivoire et payer cette rançon pour sa liberté ? Nous appâtons le cheval dès lors qu’il est né pour l’apprivoiser à servir ; et si ne le savons-nous si bien flatter que, quand ce vient à le dompter, il ne morde le frein, qu’il ne rue contre l’éperon, comme (ce semble) pour montrer à la nature et témoigner au moins par là que, s’il sert, ce n’est pas de son gré, ainsi par notre contrainte. Que faut-il donc dire ?

Même les bœufs sous le poids du joug geignent,
Et les oiseaux dans la cage se plaignent,

comme j’ai dit autrefois, passant le temps à nos rimes françaises  ; car je ne craindrai point, écrivant à toi, ô Longa , mêler de mes vers, desquels je ne lis jamais que, pour le semblant que tu fais de t’en contenter, tu ne m’en fasses tout glorieux. Ainsi donc, puisque toutes choses qui ont sentiment, dès lors qu’elles l’ont, sentent le mal de la sujétion et courent après la liberté, puisque les bêtes, qui encore sont faites pour le service de l’homme, ne se peuvent accoutumer à servir qu’avec protestation d’un désir contraire, quel malencontre a été cela qui a pu tant dénaturer l’homme, seul né, de vrai, pour vivre franchement, et lui faire perdre la souvenance de son premier être et le désir de le reprendre ?

Il y a trois sortes de tyrans  : les uns ont le royaume par élection du peuple, les autres par la force des armes, les autres par succession de leur race. Ceux qui les ont acquis par le droit de la guerre, ils s’y portent ainsi qu’on connaît bien qu’ils sont (comme l’on dit) en terre de conquête. Ceux-là qui naissent rois ne sont pas communément guère meilleurs, ainsi étant nés et nourris dans le sein de la tyrannie, tirent avec le lait la nature du tyran, et font état des peuples qui sont sous eux comme de leurs serfs héréditaires ; et, selon la complexion de laquelle ils sont plus enclins, avares ou prodigues, tels qu’ils sont, ils font du royaume comme de leur héritage. Celui à qui le peuple a donné l’état devrait être, ce me semble, plus insupportable, et le serait, comme je crois, n’était que dès lors qu’il se voit élevé par-dessus les autres, flatté par je ne sais quoi qu’on appelle la grandeur, il délibère de n’en bouger point ; communément celui-là fait état de rendre à ses enfants la puissance que le peuple lui a laissée : et dès lors que ceux-là ont pris cette opinion, c’est chose étrange de combien ils passent en toutes sortes de vices et même en la cruauté, les autres tyrans, ne voyant autres moyens pour assurer la nouvelle tyrannie que d’étreindre si fort la servitude et étranger tant leurs sujets de la liberté, qu’encore que la mémoire en soit fraîche, ils la leur puissent faire perdre. Ainsi, pour en dire la vérité, je vois bien qu’il y a entre eux quelque différence, mais de choix, je n’y en vois point ; et étant les moyens de venir aux règnes divers, toujours la façon de régner est quasi semblable : les élus, comme s’ils avaient pris des taureaux à dompter, ainsi les traitent-ils ; les conquérants en font comme de leur proie ; les successeurs pensent d’en faire ainsi que de leurs naturels esclaves.

Mais à propos, si d’aventure il naissait aujourd’hui quelques gens tout neufs, ni accoutumés à la sujétion, ni affriandés à la liberté, et qu’ils ne sussent que c’est ni de l’un ni de l’autre, ni à grand peine des noms ; si on leur présentait ou d’être serfs, ou vivre francs, selon les lois desquelles ils ne s’accorderaient : il ne faut pas faire doute qu’ils n’aimassent trop mieux obéir à la raison seulement que servir à un homme ; sinon, possible, que ce fussent ceux d’Israël, qui, sans contrainte ni aucun besoin, se firent un tyran : duquel peuple je ne lis jamais l’histoire que je n’en aie trop grand dépit, et quasi jusqu’à en devenir inhumain pour me réjouir de tant de maux qui leur en advinrent. Mais certes tous les hommes, tant qu’ils ont quelque chose d’homme, devant qu’ils se laissent assujétir, il faut l’un des deux, qu’ils soient contraints ou déçus : contraints par des armes étrangères, comme Sparte ou Athènes par les forces d’Alexandre, ou par les factions, ainsi que la seigneurie d’Athènes était devant venue entre les mains de Pisistrate. Par tromperie perdent-ils souvent la liberté, et, en ce, ils ne sont pas si souvent séduits par autrui comme ils sont trompés par eux-mêmes : ainsi le peuple de Syracuse, la maîtresse ville de Sicile (on me dit qu’elle s’appelle aujourd’hui Saragousse), étant pressé par les guerres, inconsidérément ne mettant ordre qu’au danger présent, éleva Denis, le premier tyran, et lui donna la charge de la conduite de l’armée, et ne se donna garde qu’il l’eût fait si grand que cette bonne pièce-là, revenant victorieux, comme s’il n’eût pas vaincu ses ennemis mais ses citoyens, se fit de capitaine roi, et de roi tyran. Il n’est pas croyable comme le peuple, dès lors qu’il est assujetti, tombe si soudain en un tel et si profond oubli de la franchise, qu’il n’est pas possible qu’il se réveille pour la ravoir, servant si franchement et tant volontiers qu’on dirait, à le voir, qu’il a non pas perdu sa liberté, mais gagné sa servitude. Il est vrai qu’au commencement on sert contraint et vaincu par la force ; mais ceux qui viennent après servent sans regret et font volontiers ce que leurs devanciers avaient fait par contrainte. C’est cela, que les hommes naissant sous le joug, et puis nourris et élevés dans le servage, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés, et ne pensent point avoir autre bien ni autre droit que ce qu’ils ont trouvé, ils prennent pour leur naturel l’état de leur naissance. Et toutefois il n’est point d’héritier si prodigue et nonchalant que quelquefois ne passe les yeux sur les registres de son père, pour voir s’il jouit de tous les droits de sa succession, ou si l’on n’a rien entrepris sur lui ou son prédécesseur. Mais certes la coutume, qui a en toutes choses grand pouvoir sur nous, n’a en aucun endroit si grande vertu qu’en ceci, de nous enseigner à servir et, comme l’on dit de Mithridate qui se fit ordinaire à boire le poison, pour nous apprendre à avaler et ne trouver point amer le venin de la servitude. L’on ne peut pas nier que la nature n’ait en nous bonne part, pour nous tirer là où elle veut et nous faire dire bien ou mal nés ; mais si faut il confesser qu’elle a en nous moins de pouvoir que la coutume : pour ce que le naturel, pour bon qu’il soit, se perd s’il n’est entretenu ; et la nourriture nous fait toujours de sa façon, comment que ce soit, maugré la nature. Les semences de bien que la nature met en nous sont si menues et glissantes qu’elles ne peuvent endurer le moindre heurt de la nourriture contraire ; elles ne s’entretiennent pas si aisément comme elles s’abâtardissent, se fondent et viennent à rien : ni plus ni moins que les arbres fruitiers, qui ont bien tous quelque naturel à part, lequel ils gardent bien si on les laisse venir, mais ils le laissent aussitôt pour porter d’autres fruits étrangers et non les leurs, selon qu’on les tente. Les herbes ont chacune leur propriété, leur naturel et singularité ; mais toutefois le gel, le temps, le terroir ou la main du jardinier y ajoutent ou diminuent beaucoup de leur vertu : la plante qu’on a vue en un endroit, on est ailleurs empêché de la reconnaître. Qui verrait les Vénitiens, une poignée de gens vivant si librement que le plus méchant d’entre eux ne voudrait pas être le roi de tous, ainsi nés et nourris qu’ils ne reconnaissent point d’autre ambition sinon à qui mieux avisera et plus soigneusement prendra garde à entretenir la liberté, ainsi appris et faits dès le berceau qu’ils ne prendraient point tout le reste des félicités de la terre pour perdre le moindre de leur franchise ; qui aura vu, dis-je, ces personnages-là, et au partir de là s’en ira aux terres de celui que nous appellons Grand Seigneur, voyant là des gens qui ne veulent être nés que pour le servir, et qui pour maintenir sa puissance abandonnent leur vie, penserait-il que ceux-là et les autres eussent un même naturel, ou plutôt s’il n’estimerait pas que, sortant d’une cité d’hommes, il était entré dans un parc de bêtes  ? Lycurgue, le policier de Sparte, avait nourri, ce dit-on, deux chiens, tous deux frères, tous deux allaités de même lait, l’un engraissé en la cuisine, l’autre accoutumé par les champs au son de la trompe et du huchet, voulant montrer au peuple lacédémonien que les hommes sont tels que la nourriture les fait, mit les deux chiens en plein marché, et entre eux une soupe et un lièvre : l’un courut au plat et l’autre au lièvre. « Toutefois, dit-il, si sont-ils frères ». Donc celui-là, avec ses lois et sa police, nourrit et fit si bien les Lacédémoniens, que chacun d’eux eut plus cher de mourir de mille morts que de reconnaître autre seigneur que le roi et la raison.

Je prends plaisir de ramentevoir un propos que tinrent jadis un des favoris de Xerxès, le grand roi des Persans, et deux Lacédémoniens. Quand Xerxès faisait les appareils de sa grande armée pour conquérir la Grèce, il envoya ses ambassadeurs par les cités grégeoises demander de l’eau et de la terre : c’était la façon que les Persans avaient de sommer les villes de se rendre à eux. À Athènes ni à Sparte n’envoya-t-il point, pour ce que ceux que Daire, son père, y avait envoyés, les Athéniens et les Spartiens en avaient jeté les uns dedans les fosses, les autres dans les puits, leur disant qu’ils prinsent hardiment de là de l’eau et de la terre pour porter à leur prince : ces gens ne pouvaient souffrir que, de la moindre parole seulement, on touchât à leur liberté. Pour en avoir ainsi usé, les Spartains connurent qu’ils avaient encouru la haine des dieux, même de Talthybie, le dieu des hérauts : ils s’avisèrent d’envoyer à Xerxès, pour les apaiser, deux de leurs citoyens, pour se présenter à lui, qu’il fît d’eux à sa guise, et se payât de là pour les ambassadeurs qu’ils avaient tués à son père. Deux Spartains, l’un nommé Sperte et l’autre Bulis, s’offrirent à leur gré pour aller faire ce paiement. De fait ils y allèrent, et en chemin ils arrivèrent au palais d’un Persan qu’on nommait Indarne, qui était lieutenant du roi en toutes les villes d’Asie qui sont sur les côtes de la mer. Il les accueillit fort honorablement et leur fit grande chère, et, après plusieurs propos tombant de l’un de l’autre, il leur demanda pourquoi ils refusaient tant l’amitié du roi. « Voyez, dit-il, Spartains, et connaissez par moi comment le roi sait honorer ceux qui le valent, et pensez que si vous étiez à lui, il vous ferait de même : si vous étiez à lui et qu’il vous eût connu, il n’y a celui d’entre vous qui ne fût seigneur d’une ville de Grèce. — En ceci, Indarne, tu ne nous saurais donner bon conseil, dirent les Lacédémoniens, pour ce que le bien que tu nous promets, tu l’as essayé, mais celui dont nous jouissons, tu ne sais que c’est : tu as éprouvé la faveur du roi ; mais de la liberté, quel goût elle a, combien elle est douce, tu n’en sais rien. Or, si tu en avais tâté, toi-même nous conseillerais-tu la défendre, non pas avec la lance et l’écu, mais avec les dents et les ongles. » Le seul Spartain disait ce qu’il fallait dire, mais certes et l’un et l’autre parlait comme il avait été nourri ; car il ne se pouvait faire que le Persan eût regret à la liberté, ne l’ayant jamais eue, ni que le Lacédémonien endurât la sujétion, ayant goûté la franchise.

Caton l’Uticain, étant encore enfant et sous la verge, allait et venait souvent chez Sylla le dictateur, tant pour ce qu’à raison du lieu et maison dont il était, on ne lui refusait jamais la porte, qu’aussi ils étaient proches parents. Il avait toujours son maître quand il y allait, comme ont accoutumé les enfants de bonne maison. Il s’aperçut que, dans l’hôtel de Sylla, en sa présence ou par son consentement, on emprisonnait les uns, on condamnait les autres ; l’un était banni, l’autre étranglé ; l’un demandait la confiscation d’un citoyen, l’autre la tête ; en somme, tout y allait non comme chez un officier de ville, mais comme chez un tyran de peuple, et c’était non pas un parquet de justice, mais un ouvroir de tyrannie. Si dit lors à son maître ce jeune gars : « Que ne me donnez-vous un poignard ? Je le cacherai sous ma robe : j’entre souvent dans la chambre de Sylla avant qu’il soit levé, j’ai le bras assez fort pour en dépêcher la ville. » Voilà certes une parole vraiment appartenant à Caton : c’était un commencement de ce personnage, digne de sa mort. Et néanmoins qu’on ne die ni son nom ni son pays, qu’on conte seulement le fait tel qu’il est, la chose même parlera et jugera l’on, à belle aventure, qu’il était Romain et né dedans Rome, et lors qu’elle était libre. À quel propos tout ceci ? Non pas certes que j’estime que le pays ni le terroir y fassent rien, car en toutes contrées, en tout air, est amère la sujétion et plaisant d’être libre ; mais parce que je suis d’avis qu’on ait pitié de ceux qui, en naissant, se sont trouvés le joug sous le col, ou bien que si on les excuse, ou bien qu’on leur pardonne, si, n’ayant vu seulement l’ombre de la liberté et n’en étant point avertis, ils ne s’aperçoivent point du mal que ce leur est d’être esclaves. S’il y avait quelque pays, comme dit Homère des Cimmériens, où le soleil se montre autrement qu’à nous, et après leur avoir éclairé six mois continuels, il les laisse sommeillants dans l’obscurité sans les venir revoir de l’autre demie année, ceux qui naîtraient pendant cette longue nuit, s’ils n’avaient pas ouï parler de la clarté, s’ébahiraient ou si, n’ayant point vu de jour, ils s’accoutumaient aux ténèbres où ils sont nés, sans désirer la lumière ? On ne plaint jamais ce que l’on n’a jamais eu, et le regret ne vient point sinon qu’après le plaisir, et toujours est, avec la connaissance du mal, la souvenance de la joie passée. La nature de l’homme est bien d’être franc et de le vouloir être, mais aussi sa nature est telle que naturellement il tient le pli que la nourriture lui donne.

Disons donc ainsi, qu’à l’homme toutes choses lui sont comme naturelles, à quoi il se nourrit et accoutume ; mais cela seulement lui est naïf, à quoi la nature simple et non altérée l’appelle : ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est la coutume : comme des plus braves courtauds, qui au commencement mordent le frein et puis s’en jouent, et là où naguères ruaient contre la selle, ils se parent maintenant dans les harnais et tout fiers se gorgiassent sous la barde . Ils disent qu’ils ont été toujours sujets, que leurs pères ont ainsi vécu ; ils pensent qu’ils sont tenus d’endurer le mal et se font accroire par exemple, et fondent eux-mêmes sous la longueur du temps la possession de ceux qui les tyrannisent ; mais pour vrai, les ans ne donnent jamais droit de mal faire, ainsi agrandissent l’injure. Toujours s’en trouve il quelques-uns, mieux nés que les autres, qui sentent le poids du joug et ne se peuvent tenir de le secouer ; qui ne s’apprivoisent jamais de la sujétion et qui toujours, comme Ulysse, qui par mer et par terre cherchait toujours de voir de la fumée de sa case, ne se peuvent tenir d’aviser à leurs naturels privilèges et de se souvenir de leurs prédécesseurs et de leur premier être ; ceux sont volontiers ceux-là qui, ayant l’entendement net et l’esprit clairvoyant, ne se contentent pas comme le gros populas, de regarder ce qui est devant leurs pieds s’ils n’avisent et derrière et devant et ne remémorent encore les choses passées pour juger de celles du temps à venir et pour mesurer les présentes ; ce sont ceux qui, ayant la tête d’eux-mêmes bien faite, l’ont encore polie par l’étude et le savoir. Ceux-là, quand la liberté serait entièrement perdue et toute hors du monde, l’imaginent et la sentent en leur esprit, et encore la savourent, et la servitude ne leur est de goût, pour tant bien qu’on l’accoutre.

Le grand Turc s’est bien avisé de cela, que les livres et la doctrine donnent, plus que toute autre chose, aux hommes le sens et l’entendement de se reconnaître et d’haïr la tyrannie ; j’entends qu’il n’a en ses terres guère de gens savants ni n’en demande. Or, communément, le bon zéle et affection de ceux qui ont gardé malgré le temps la dévotion à la franchise, pour si grand nombre qu’il y en ait, demeure sans effet pour ne s’entreconnaître point : la liberté leur est toute ôtée, sous le tyran, de faire, de parler et quasi de penser ; ils deviennent tous singuliers en leurs fantaisies. Donc, Momes, le dieu moqueur, ne se moqua pas trop quand il trouva cela à redire en l’homme que Vulcain avait fait, de quoi il ne lui avait mis une petite fenêtre au cœur, afin que par là on put voir ses pensées. L’on voulsit bien dire que Brute et Casse, lorsqu’ils entreprindrent la délivrance de Rome, ou plutôt de tout le monde, ne voulurent pas que Cicéron, ce grand zélateur du bien public s’il en fut jamais, fut de la partie, et estimèrent son cœur trop faible pour un fait si haut : ils se fiaient bien de sa volonté, mais ils ne s’assuraient point de son courage. Et toutefois, qui voudra discourir les faits du temps passé et les annales anciennes, il s’en trouvera peu ou point de ceux qui voyant leur pays mal mené et en mauvaises mains, aient entrepris d’une intention bonne, entière et non feinte, de le délivrer, qui n’en soient venus à bout, et que la liberté, pour se faire paraître, ne se soit elle-même fait épaule. Harmode, Aristogiton, Thrasybule, Brute le vieux, Valère et Dion, comme ils l’ont vertueusement pensé, l’exécutèrent heureusement ; en tel cas, quasi jamais à bon vouloir ne défend la fortune. Brute le jeune et Casse ôtèrent bien heureusement la servitude, mais en ramenant la liberté ils moururent : non pas misérablement (car quel blasphème serait-ce de dire qu’il y ait eu rien de misérable en ces gens-là, ni en leur mort, ni en leur vie ?) mais certes au grand dommage, perpétuel malheur et entière ruine de la république, laquelle fut, comme il semble, enterrée avec eux. Les autres entreprises qui ont été faites depuis contre les empereurs romains n’étaient que conjurations de gens ambitieux, lesquels ne sont pas à plaindre des inconvénients qui leur en sont advenus, étant bel à voir qu’ils désiraient, non pas ôter, mais remuer la couronne, prétendant chasser le tyran et retenir la tyrannie. À ceux-ci je ne voudrais pas moi-même qu’il leur en fut bien succédé, et suis content qu’ils aient montré, par leur exemple, qu’il ne faut pas abuser du saint nom de liberté pour faire mauvaise entreprise.

Mais pour revenir à notre propos, duquel je m’étais quasi perdu, la première raison pourquoi les hommes servent volontiers, est pour ce qu’ils naissent serfs et sont nourris tels. De celle-ci en vient une autre, qu’aisément les gens deviennent, sous les tyrans, lâches et efféminés : dont je sais merveilleusement bon gré à Hyppocras, le grand-père de la médecine, qui s’en est pris garde, et l’a ainsi dit en l’un de ses livres qu’il institue Des maladies . Ce personnage avait certes en tout le cœur en bon lieu, et le montra bien lorsque le Grand Roi le voulut attirer près de lui à force d’offres et grands présents, il lui répondit franchement qu’il ferait grand conscience de se mêler de guérir les Barbares qui voulaient tuer les Grecs, et de bien servir, par son art à lui, qui entreprenait d’asservir la Grèce. La lettre qu’il lui envoya se voit encore aujourd’hui parmi ses autres œuvres, et témoignera pour jamais de son bon cœur et de sa noble nature. Or, est-il donc certain qu’avec la liberté se perd tout en un coup la vaillance. Les gens sujets n’ont point d’allégresse au combat ni d’âpreté : ils vont au danger quasi comme attachés et tous engourdis, par manière d’acquit, et ne sentent point bouillir dans leur cœur l’ardeur de la franchise qui fait mépriser le péril et donne envie d’achapter, par une belle mort entre ses compagnons, l’honneur et la gloire. Entre les gens libres, c’est à l’envi à qui mieux mieux, chacun pour le bien commun, chacun pour soi, ils s’attardent d’avoir tous leur part au mal de la défaite ou au bien de la victoire ; mais les gens asservis, outre ce courage guerrier, ils perdent aussi en toutes autres choses la vivacité, et ont le cœur bas et mol et incapable de toutes choses grandes. Les tyrans connaissent bien cela, et, voyant qu’ils prennent ce pli, pour les faire mieux avachir, encore ils aident-ils.

Xénophon, historien grave et du premier rang entre les Grecs, a fait un livre auquel il fait parler Simonide avec Hiéron, tyran de Syracuse, des misères du tyran. Ce livre est plein de bonnes et graves remontrances, et qui ont aussi bonne grâce, à mon avis, qu’il est possible. Que plût à Dieu que les tyrans qui ont jamais été l’eussent mis devant les yeux et s’en fussent servi de miroir ! Je ne puis pas croire qu’ils n’eussent reconnu leurs verrues et eu quelque honte de leurs taches. En ce traité il conte la peine en quoi sont les tyrans, qui sont contraints, faisant mal à tous, se craindre de tous. Entre autres choses, il dit cela, que les mauvais rois se servent d’étrangers à la guerre et les soudoient, ne s’osant fier de mettre à leurs gens, à qui ils ont fait tort, les armes en main. (Il y a bien eu de bons rois qui ont eu à leur solde des nations étrangères, comme les Français mêmes, et plus encore d’autrefois qu’aujourd’hui, mais à une autre intention, pour garder des leurs, n’estimant rien le dommage de l’argent pour épargner les hommes. C’est ce que disait Scipion, ce crois-je, le grand Africain, qu’il aimerait mieux avoir sauvé un citoyen que défait cent ennemis.) Mais, certes, cela est bien assuré, que le tyran ne pense jamais que la puissance lui soit assurée, sinon quand il est venu à ce point qu’il n’a sous lui homme qui vaille : donc à bon droit lui dire on cela, que Thrason en Térence se vante avoir reproché au maître des éléphants :

Pour cela si brave vous êtes
Que vous avez charge des bêtes.

Mais cette ruse de tyrans d’abêtir leurs sujets ne se peut pas connaître plus clairement que Cyrus fit envers les Lydiens, après qu’il se fut emparé de Sardis, la maîtresse ville de Lydie, et qu’il eut pris à merci Crésus, ce tant riche roi, et l’eut amené quand et soi : on lui apporta nouvelles que les Sardains s’étaient révoltés ; il les eut bientôt réduits sous sa main ; mais, ne voulant pas ni mettre à sac une tant belle ville, ni être toujours en peine d’y tenir une armée pour la garder, il s’avisa d’un grand expédient pour s’en assurer : il y établit des bordeaux, des tavernes et jeux publics, et fit publier une ordonnance que les habitants eussent à en faire état. Il se trouva si bien de cette garnison que jamais depuis contre les Lydiens il ne fallut tirer un coup d’épée. Ces pauvres et misérables gens s’amusèrent à inventer toutes sortes de jeux, si bien que les Latins en ont tiré leur mot, et ce que nous appelons passe-temps, ils l’appellent ludi, comme s’ils voulaient dire Lydi. Tous les tyrans n’ont pas ainsi déclarés exprès qu’ils voulsissent efféminer leurs gens ; mais, pour vrai, ce que celui ordonna formellement et en effet, sous main ils l’ont pourchassé la plupart. À la vérité, c’est le naturel du mérite populaire, duquel le nombre est toujours plus grand dedans les villes, qu’il est soupçonneux à l’endroit de celui qui l’aime, et simple envers celui qui le trompe. Ne pensez pas qu’il y ait nul oiseau qui se prenne mieux à la pipée, ni poisson aucun qui, pour la friandise du ver, s’accroche plus tôt dans le haim que tous les peuples s’allèchent vitement à la servitude, par la moindre plume qu’on leur passe, comme l’on dit, devant la bouche ; et c’est chose merveilleuse qu’ils se laissent aller ainsi tôt, mais seulement qu’on les chatouille. Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes étranges, les médailles, les tableaux et autres telles drogueries, c’étaient aux peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté, les outils de la tyrannie. Ce moyen, cette pratique, ces alléchements avaient les anciens tyrans, pour endormir leurs sujets sous le joug. Ainsi les peuples, assotis, trouvent beaux ces passe-temps, amusés d’un vain plaisir, qui leur passait devant les yeux, s’accoutumaient à servir aussi niaisement, mais plus mal, que les petits enfants qui, pour voir les luisantes images des livres enluminés, apprennent à lire. Les Romains tyrans s’avisèrent encore d’un autre point : de festoyer souvent les dizaines publiques, abusant cette canaille comme il fallait, qui se laisse aller, plus qu’à toute autre chose, au plaisir de la bouche : le plus avisé et entendu d’entre eux n’eut pas quitté son esculée de soupe pour recouvrer la liberté de la république de Platon. Les tyrans faisaient largesse d’un quart de blé, d’un sestier de vin et d’un sesterce ; et lors c’était pitié d’ouïr crier : Vive le roi ! Les lourdauds ne s’avisaient pas qu’ils ne faisaient que recouvrer une partie du leur, et que cela même qu’ils recouvraient, le tyran ne leur eut pu donner, si devant il ne l’avait ôté à eux-mêmes. Tel eut amassé aujourd’hui le sesterce, et se fut gorgé au festin public, bénissant Tibère et Néron, et leur belle libéralité qui, le lendemain, étant contraint d’abandonner ses biens à leur avarice, ses enfants à la luxure, son sang même à la cruauté de ces magnifiques empereurs, ne disait mot, non plus qu’une pierre, ne remuait non plus qu’une souche . Toujours le populaire a eu cela : il est, au plaisir qu’il ne peut honnêtement recevoir, tout ouvert et dissolu, et, au tort et à la douleur qu’il ne peut honnêtement souffrir, insensible. Je ne vois pas maintenant personne qui, oyant parler de Néron, ne tremble même au surnom de ce vilain monstre, de cette orde et sale peste du monde ; et toutefois, de celui-là, de ce boutefeu, de ce bourreau, de cette bête sauvage, on peut bien dire qu’après sa mort, aussi vilaine que sa vie, le noble peuple romain en reçut tel déplaisir, se souvenant de ses jeux et de ses festins, qu’il fut sur le point d’en porter le deuil ; ainsi l’a écrit Corneille Tacite, auteur bon et grave, et l’un des plus certains. Ce qu’on ne trouvera pas étrange, vu que ce peuple là même avait fait auparavant à la mort de Jules César, qui donna congé aux lois et à la liberté, auquel personnage il n’y eut, ce me semble, rien qui vaille, car son humanité même, que l’on prêche tant, fut plus dommageable que la cruauté du plus sauvage tyran qui fut oncques, pour ce qu’à la vérité ce fut cette sienne venimeuse douceur qui, envers le peuple romain, sucra la servitude ; mais, après sa mort, ce peuple-là, qui avait encore en la bouche ses banquets et en l’esprit la souvenance de ses prodigalités, pour lui faire ses honneurs et le mettre en cendre, amoncelait à l’envi les bancs de la place, et puis lui éleva une colonne, comme au Père du peuple (ainsi le portait le chapiteau), et lui fit plus d’honneur, tout mort qu’il était, qu’il n’en devait faire par droit à homme du monde, si ce n’était par aventure à ceux qui l’avaient tué. Ils n’oublièrent pas aussi cela, les empereurs romains, de prendre communément le titre de tribun du peuple, tant pour que ce que cet office était tenu pour saint et sacré qu’aussi il était établi pour la défense et protection du peuple, et sous la faveur de l’État. Par ce moyen, ils s’assuraient que le peuple se fierait plus d’eux, comme s’il devait en ouïr le nom, et non pas sentir les effets au contraire. Aujourd’hui ne font pas beaucoup mieux ceux qui ne font guère mal aucun, même de conséquence, qu’ils ne passent devant quelque joli propos du bien public et soulagement commun : car tu sais bien, ô Longa, le formulaire, duquel en quelques endroits ils pourraient user assez finement ; mais, à la plupart, certes, il n’y peut avoir de finesse là où il y a tant d’impudence. Les rois d’Assyrie, et encore après eux ceux de Méde, ne se présentaient en public que le plus tard qu’ils pouvaient, pour mettre en doute ce populas s’ils étaient en quelque chose plus qu’hommes, et laisser en cette rêverie les gens qui font volontiers les imaginatifs aux choses desquelles ils ne peuvent juger de vue. Ainsi tant de nations, qui furent assez longtemps sous cet empire assyrien, avec ce mystère s’accoutumaient à servir et servaient plus volontiers, pour ne savoir pas quel maître ils avaient, ni à grand’peine s’ils en avaient, et craignaient tous, à crédit, un que personne jamais n’avait vu. Les premiers rois d’Égypte ne se montraient guère, qu’ils ne portassent tantôt un chat, tantôt une branche, tantôt du feu sur la tête ; et, ce faisant, par l’étrangeté de la chose ils donnaient à leurs sujets quelque révérence et admiration, où, aux gens qui n’eussent été trop sots ou trop asservis, ils n’eussent apprêté, ce m’est avis, sinon passe-temps et risée. C’est pitié d’ouïr parler de combien de choses les tyrans du temps passé faisaient leur profit pour fonder leur tyrannie ; de combien de petits moyens ils se servaient, ayant de tout temps trouvé ce populas fait à leur poste, auquel il ne savait si mal tendre filet qu’ils n’y vinssent prendre lequel ils ont toujours trompé à si bon marché qu’ils ne l’assujettissaient jamais tant que lorsqu’ils s’en moquaient le plus.

Que dirai-je d’une autre belle bourde que les peuples anciens prindrent pour argent comptant ? Ils crurent fermement que le gros doigt de Pyrrhe, roi des Épirotes, faisait miracles et guérissait les malades de la rate ; ils enrichirent encore mieux le conte, que ce doigt, après qu’on eut brûlé tout le corps mort, s’était trouvé entre les cendres, s’étant sauvé, malgré le feu. Toutefois ainsi le peuple sot fait lui-même les mensonges, pour puis après les croire. Prou de gens l’ont ainsi écrit, mais de façon qu’il est bel à voir qu’ils ont amassé cela des bruits de ville et du vain parler du populas. Vespasien, revenant d’Assyrie et passant à Alexandrie pour aller à Rome, s’emparer de l’empire, fit merveilles : il addressait les boiteux, il rendait clairvoyants les aveugles, et tout plein d’autres belles choses auxquelles qui ne pouvait voir la faute qu’il y avait, il était à mon avis plus aveugle que ceux qu’il guérissait. Les tyrans même trouvaient bien étrange que les hommes pussent endurer un homme leur faisant mal ; ils voulaient fort se mettre la religion devant pour gardecorps, et, s’il était possible, emprunter quelque échantillon de la divinité pour le maintien de leur méchante vie. Donc Salmonée, si l’on croit à la sibylle de Virgile en son enfer, pour s’être ainsi moquée des gens et avoir voulu faire du Jupiter, en rend maintenant compte, et elle le vit en l’arrière-enfer,

Souffrant cruels tourments, pour vouloir imiter
Les tonnerres du ciel, et feux de Jupiter,
Dessus quatre coursiers, celui allait, branlant,
Haut monté, dans son poing un grand flambeau brillant.
Par les peuples grégeois et dans le plein marché,

Dans la ville d’Élide haut il avait marché
Et faisant sa bravade ainsi entreprenait
Sur l’honneur qui, sans plus, aux dieux appartenait.
L’insensé, qui l’orage et foudre inimitable
Contrefaisait, d’airain, et d’un cours effroyable
De chevaux cornepieds, le Père tout puissant ;
Lequel, bientôt après, ce grand mal punissant,
Lança, non un flambeau, non pas une lumière
D’une torche de cire, avecque sa fumière,
Et de ce rude coup d’une horrible tempête,
Il le porta à bas, les pieds par-dessus tête .

Si celui qui ne faisait que le sot est à cette heure bien traité là-bas, je crois que ceux qui ont abusé de la religion, pour être méchants, s’y trouvent encore à meilleures enseignes.

Les nôtres semèrent en France je ne sais quoi de tel, des crapauds, des fleurs de lis, l’ampoule et l’oriflamme. Ce que de ma part, comment qu’il en soit, je ne veux pas mécroire, puisque nous ni nos ancêtres n’avons eu jusqu’ici aucune occasion de l’avoir mécru, ayant toujours eu des rois si bons en la paix et si vaillants en la guerre, qu’encore qu’ils naissent rois, il semble qu’ils ont été non pas faits comme les autres par la nature, mais choisis par le Dieu tout-puissant, avant que naître, pour le gouvernement et la conservation de ce royaume ; et encore, quand cela n’y serait pas, si ne voudrais-je pas pour cela entrer en lice pour débattre la vérité de nos histoires, ni les éplucher si privément, pour ne tollir ce bel ébat, où se pourra fort escrimer notre poésie française, maintenant non pas accoutrée, mais, comme il semble, faite toute à neuf par notre Ronsard, notre Baïf, notre du Bellay, qui en cela avancent bien tant notre langue, que j’ose espérer que bientôt les Grecs ni les Latins n’auront guère, pour ce regard, devant nous, sinon, possible, le droit d’aînesse. Et certes je ferais grand tort à notre rime, car j’use volontiers de ce mot, et il ne me déplaît point pour ce qu’encore que plusieurs l’eussent rendue mécanique, toutefois je vois assez de gens qui sont à même pour la rennoblir et lui rendre son premier honneur ; mais je lui ferais, dis-je, grand tort de lui ôter maintenant ces beaux contes du roi Clovis, auxquels déjà je vois, ce me semble, combien plaisamment, combien à son aise s’y égayera la veine de notre Ronsard, en sa Franciade . J’entends la portée, je connais l’esprit aigu, je sais la grâce de l’homme : il fera ses besognes de l’oriflamb aussi bien que les Romains de leurs ancilles

et les boucliers du ciel en bas jettés,

ce dit Virgile ; il ménagera notre ampoule aussi bien que les Athéniens le panier d’Erichtone  ; il fera parler de nos armes aussi bien qu’eux de leur olive qu’ils maintiennent être encore en la tour de Minerve. Certes je serais outrageux de vouloir démentir nos livres et de courir ainsi sur les erres de nos poètes. Mais pour retourner d’où, je ne sais comment, j’avais détourné le fil de mon propos, il n’a jamais été que les tyrans, pour s’assurer, ne se soient efforcés d’accoutumer le peuple envers eux, non seulement à obéissance et servitude, mais encore à dévotion. Donc ce que j’ai dit jusques ici, qui apprend les gens à servir plus volontiers, ne sert guère aux tyrans que pour le menu et grossier peuple.

Mais maintenant je viens à un point, lequel est à mon avis le ressort et le secret de la domination, le soutien et fondement de la tyrannie. Qui pense que les hallebardes, les gardes et l’assiette du guet garde les tyrans, à mon jugement se trompe fort ; et s’en aident-ils, comme je crois, plus pour la formalité et épouvantail que pour fiance qu’ils y aient. Les archers gardent d’entrer au palais les mal habillés qui n’ont nul moyen, non pas les bien armés qui peuvent faire quelque entreprise . Certes, des empereurs romains il est aisé à compter qu’il n’y en a pas eu tant qui aient échappé quelque danger par le secours de leurs gardes, comme de ceux qui ont été tués par leurs archers mêmes. Ce ne sont pas les bandes des gens à cheval, ce ne sont pas les compagnies des gens de pied, ce ne sont pas les armes qui défendent le tyran. On ne le croira pas du premier coup, mais certes il est vrai : ce sont toujours quatre ou cinq qui maintiennent le tyran, quatre ou cinq qui tiennent tout le pays en servage. Toujours il a été que cinq ou six ont eu l’oreille du tyran, et s’y sont approchés d’eux-mêmes, ou bien ont été appelés par lui, pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les maquereaux de ses voluptés, et communs aux biens de ses pilleries. Ces six adressent si bien leur chef, qu’il faut, pour la société, qu’il soit méchant, non pas seulement par ses méchancetés, mais encore des leurs. Ces six ont six cents qui profitent sous eux, et font de leurs six cents ce que les six font au tyran. Ces six cents en tiennent sous eux six mille, qu’ils ont élevé en état, auxquels ils font donner ou le gouvernement des provinces, ou le maniement des deniers, afin qu’ils tiennent la main à leur avarice et cruauté et qu’ils l’exécutent quand il sera temps, et fassent tant de maux d’ailleurs qu’ils ne puissent durer que sous leur ombre, ni s’exempter que par leur moyen des lois et de la peine. Grande est la suite qui vient après cela, et qui voudra s’amuser à dévider ce filet, il verra que, non pas les six mille, mais les cent mille, mais les millions, par cette corde, se tiennent au tyran, s’aident d’icelle comme, en Homère, Jupiter qui se vante, s’il tire la chaîne, d’emmener vers soi tous les dieux. De là venait la crue du Sénat sous Jules, l’établissement de nouveaux États, érection d’offices ; non pas certes à le bien prendre, réformation de la justice, mais nouveaux soutiens de la tyrannie. En somme que l’on en vient là, par les faveurs ou sous-faveurs, les gains ou regains qu’on a avec les tyrans, qu’il se trouve enfin quasi autant de gens auxquels la tyrannie semble être profitable, comme de ceux à qui la liberté serait agréable. Tout ainsi que les médecins disent qu’en notre corps, s’il y a quelque chose de gâté, dès lors qu’en autre endroit il s’y bouge rien, il se vient aussitôt rendre vers cette partie véreuse : pareillement, dès lors qu’un roi s’est déclaré tyran, tout le mauvais, toute la lie du royaume, je ne dis pas un tas de larroneaux et essorillés, qui ne peuvent guère en une république faire mal ni bien, mais ceux qui sont tâchés d’une ardente ambition et d’une notable avarice, s’amassent autour de lui et le soutiennent pour avoir part au butin, et être, sous le grand tyran, tyranneaux eux-mêmes. Ainsi font les grands voleurs et les fameux corsaires : les uns découvrent le pays, les autres chevalent les voyageurs ; les uns sont en embûche, les autres au guet ; les autres massacrent, les autres dépouillent, et encore qu’il y ait entre eux des prééminences, et que les uns ne soient que valets, les autres chefs de l’assemblée, si n’y en a-il à la fin pas un qui ne se sente sinon du principal butin, au moins de la recherche. On dit bien que les pirates siciliens ne s’assemblèrent pas seulement en si grand nombre, qu’il fallut envoyer contre eux Pompée le grand ; mais encore tirèrent à leur alliance plusieurs belles villes et grandes cités aux hâvres desquelles ils se mettaient en sûreté, revenant des courses, et pour récompense, leur baillaient quelque profit du recélement de leur pillage.

Ainsi le tyran asservit les sujets les uns par le moyen des autres, et est gardé par ceux desquels, s’ils valaient rien, il se devrait garder ; et, comme on dit, pour fendre du bois il fait des coins du bois même. Voilà ses archers, voilà ses gardes, voilà ses hallebardiers ; non pas qu’eux-mêmes ne souffrent quelquefois de lui, mais ces perdus et abandonnés de Dieu et des hommes sont contents d’endurer du mal pour en faire, non pas à celui qui leur en fait, mais à ceux qui en endurent comme eux, et qui n’en peuvent mais. Toutefois, voyant ces gens-là, qui nacquetent  le tyran pour faire leurs besognes de sa tyrannie et de la servitude du peuple, il me prend souvent ébahissement de leur méchanceté, et quelquefois pitié de leur sottise : car, à dire vrai, qu’est-ce autre chose de s’approcher du tyran que se tirer plus arrière de sa liberté, et par manière de dire serrer à deux mains et embrasser la servitude ? Qu’ils mettent un petit à part leur ambition et qu’ils se déchargent un peu de leur avarice, et puis qu’ils se regardent eux-mêmes et qu’ils se reconnaissent, et ils verront clairement que les villageois, les paysans, lesquels tant qu’ils peuvent ils foulent aux pieds, et en font pis que de forçats ou esclaves, ils verront, dis-je, que ceux-là, ainsi malmenés, sont toutefois, au prix d’eux, fortunés et aucunement libres. Le laboureur et l’artisan, pour tant qu’ils soient asservis, en sont quittes en faisant ce qu’ils ont dit ; mais le tyran voit les autres qui sont près de lui, coquinant et mendiant sa faveur : il ne faut pas seulement qu’ils fassent ce qu’il dit, mais qu’ils pensent ce qu’il veut, et souvent, pour lui satisfaire, qu’ils préviennent encore ses pensées. Ce n’est pas tout à eux que de lui obéir, il faut encore lui complaire ; il faut qu’ils se rompent, qu’ils se tourmentent, qu’ils se tuent à travailler en ses affaires et puis qu’ils se plaisent de son plaisir, qu’ils laissent leur goût pour le sien, qu’ils forcent leur complexion, qu’ils dépouillent leur naturel ; il faut qu’ils se prennent garde à ses paroles, à sa voix, à ses signes et à ses yeux ; qu’ils n’aient ni œil, ni pied, ni main, que tout ne soit au guet pour épier ses volontés et pour découvrir ses pensées. Cela est-ce vivre heureusement ? cela s’appelle-il vivre ? est-il au monde rien moins supportable que cela, je ne dis pas à un homme de cœur, je ne dis pas à un bien né, mais seulement à un qui ait le sens commun, ou, sans plus, la face d’homme ? Quelle condition est plus misérable que de vivre ainsi, qu’on n’aie rien à soi, tenant d’autrui son aise, sa liberté, son corps et sa vie ?

Mais ils veulent servir pour avoir des biens : comme s’ils pouvaient rien gagner qui fût à eux, puisqu’ils ne peuvent pas dire de soi qu’ils soient à eux-mêmes ; et comme si aucun pouvait avoir rien de propre sous un tyran, ils veulent faire que les biens soient à eux, et ne se souviennent pas que ce sont eux qui lui donnent la force pour ôter tout à tous, et ne laisser rien qu’on puisse dire être à personne. Ils voient que rien ne rend les hommes sujets à sa cruauté que les biens ; qu’il n’y a aucun crime envers lui digne de mort que le dequoi ; qu’il n’aime que les richesses et ne défait que les riches, et ils se viennent présenter, comme devant le boucher, pour s’y offrir ainsi pleins et refaits et lui en faire envie. Ses favoris ne se doivent pas tant souvenir de ceux qui ont gagné autour des tyrans beaucoup de biens comme de ceux qui, ayant quelque temps amassé, puis après y ont perdu et les biens et les vies ; il ne leur doit pas tant venir en l’esprit combien d’autres y ont gagné de richesses, mais combien peu de ceux-là les ont gardées. Qu’on découvre toutes les anciennes histoires, qu’on regarde celles de notre souvenance, et on verra tout à plein combien est grand le nombre de ceux qui, ayant gagné par mauvais moyens l’oreille des princes, ayant ou employé leur mauvaistié ou abusé de leur simplesse, à la fin par ceux-là mêmes ont été anéantis et autant qu’ils y avaient trouvé de facilité pour les élever, autant y ont-ils connu puis après d’inconstance pour les abattre. Certainement en si grand nombre de gens qui se sont trouvés jamais près de tant de mauvais rois, il en a été peu, ou comme point, qui n’aient essayé quelquefois en eux-mêmes la cruauté du tyran qu’ils avaient devant attisée contre les autres : le plus souvent s’étant enrichis, sous l’ombre de sa faveur, des dépouilles d’autrui, ils l’ont à la fin eux-mêmes enrichi de leurs dépouilles.

Les gens de bien mêmes, si toutefois il s’en trouve quelqu’un aimé du tyran, tant soient-ils avant en sa grâce, tant reluise en eux la vertu et intégrité, qui voire aux plus méchants donne quelque révérence de soi quand on la voit de près, mais les gens de bien, dis-je, n’y sauraient durer, et faut qu’ils se sentent du mal commun, et qu’à leurs dépens ils éprouvent la tyrannie. Un Sénèque, un Burre, un Trasée, cette terne de gens de bien, desquels même les deux leur mâle fortune approcha du tyran et leur mit en main le maniement de ses affaires, tous deux estimés de lui, tous deux chéris, et encore l’un l’avait nourri et avait pour gages de son amitié la nourriture de son enfance ; mais ces trois-là sont suffisants témoins par leur cruelle mort, combien il y a peu d’assurance en la faveur d’un mauvais maître ; et, à la vérité, quelle amitié peut-on espérer de celui qui a bien le cœur si dur que d’haïr son royaume, qui ne fait que lui obéir, et lequel, pour ne se savoir pas encore aimer, s’appauvrit lui-même et détruit son empire ?

Or, si l’on veut dire que ceux-là pour avoir bien vécu sont tombés en ces inconvénients, qu’on regarde hardiment autour de celui-là même, et on verra que ceux qui vindrent en sa grâce et s’y maintindrent par mauvais moyens ne furent pas de plus longue durée. Qui a ouï parler d’amour si abandonnée, d’affection si opiniâtre ? qui a jamais lu d’homme si obstinément acharné envers femme que celui-là envers Popée ? Or, fut-elle après empoisonnée par lui-même. Agrippine, sa mère, avait tué son mari Claude, pour lui faire place à l’empire ; pour l’obliger, elle n’avait jamais fait difficulté de rien faire ni de souffrir : donc son fils même, son nourrisson, son empereur fait de sa main, après l’avoir souvent faillie, enfin lui ôta la vie ; il n’y eut lors personne qui ne dit qu’elle avait trop bien mérité cette punition, si ç’eut été par les mains de tout autre que de celui à qui elle l’avait baillée. Qui fut onc plus aisé à manier, plus simple, pour le dire mieux, plus vrai niais que Claude l’empereur ? Qui fut onc plus coiffé que femme que lui de Messaline ? Il la mit enfin entre les mains du bourreau. La simplesse demeure toujours aux tyrans, s’ils en ont, à ne savoir bien faire, mais je ne sais comment à la fin, pour user de cruauté, même envers ceux qui leur sont près, si peu qu’ils ont d’esprit, cela même s’éveille. Assez commun est le beau mot de cet autre qui, voyant la gorge de sa femme découverte, laquelle il aimait le plus, et sans laquelle il semblait qu’il n’eut su vivre, il la caressa de cette belle parole : « Ce beau col sera tantôt coupé, si je le commande. » Voilà pourquoi la plupart des tyrans anciens étaient communément tués par leurs plus favoris, qui, ayant connu la nature de la tyrannie, ne se pouvaient tant assurer de la volonté du tyran comme ils se défiaient de sa puissance. Ainsi fut tué Domitien par Étienne, Commode par une de ses amies mêmes, Antonin par Macrin, et de même quasi tous les autres .

C’est cela que certainement le tyran n’est jamais aimé ni n’aime. L’amitié, c’est un nom sacré, c’est une chose sainte ; elle ne se met jamais qu’entre gens de bien, et ne se prend que par une mutuelle estime ; elle s’entretient non tant par bienfaits que par la bonne vie. Ce qui rend un ami assuré de l’autre, c’est la connaissance qu’il a de son intégrité : les répondants qu’il en a, c’est son bon naturel, la foi et la constance. Il n’y peut avoir d’amitié là où est la cruauté, là où est la déloyauté, là où est l’injustice ; et entre les méchants, quand ils s’assemblent, c’est un complot, non pas une compagnie ; ils ne s’entraiment pas, mais ils s’entrecraignent ; ils ne sont pas amis, mais ils sont complices.

Or, quand bien cela n’empêcherait point, encore serait-il malaisé de trouver en un tyran un amour assuré, parce qu’étant au-dessus de tous, et n’ayant point de compagnon, il est déjà au delà des bornes de l’amitié, qui a son vrai gibier en l’équalité, qui ne veut jamais clocher, ainsi est toujours égale. Voilà pourquoi il y a bien entre les voleurs (ce dit-on) quelque foi au partage du butin, pour ce qu’ils sont pairs et compagnons, et s’ils ne s’entraiment, au moins ils s’entrecraignent et ne veulent pas, en se désunissant, rendre leur force moindre ; mais du tyran, ceux qui sont ses favoris n’en peuvent avoir jamais aucune assurance, de tant qu’il a appris d’eux-mêmes qu’il peut tout, et qu’il n’y a droit ni devoir aucun qui l’oblige, faisant son état de compter sa volonté pour raison, et n’avoir compagnon aucun, mais d’être de tous maître. Donc n’est-ce pas grande pitié que, voyant tant d’exemples apparents, voyant le danger si présent, personne ne se veuille faire sage aux dépens d’autrui, et que, de tant de gens s’approchant si volontiers des tyrans, qu’il n’y pas un qui ait l’avisement et la hardiesse de leur dire ce que dit, comme porte le conte, le renard au lion qui faisait le malade : « Je t’irais voir en ta tanière ; mais je vois bien assez de traces de bêtes qui vont en avant vers toi, mais qui reviennent en arrière je n’en vois pas une. »

Ces misérables voient reluire les trésors du tyran et regardent tout ébahis les rayons de sa braveté ; et, alléchés de cette clarté, ils s’approchent, et ne voient pas qu’ils se mettent dans la flamme qui ne peut faillir de les consommer : ainsi le satyre indiscret (comme disent les fables anciennes), voyant éclairer le feu trouvé par Prométhée, le trouva si beau qu’il l’alla baiser et se brûla ; ainsi le papillon qui, espérant jouir de quelque plaisir, se met dans le feu, pour ce qu’il reluit, il éprouve l’autre vertu, celle qui brûle, comme dit le poète toscan. Mais encore, mettons que ces mignons échappent les mains de celui qu’ils servent, ils ne se sauvent jamais du roi qui vient après : s’il est bon, il faut rendre compte et reconnaître au moins lors la raison ; s’il est mauvais et pareil à leur maître, il ne sera pas qu’il n’ait aussi bien ses favoris, lesquels aucunement ne sont pas contents d’avoir à leur tour la place des autres, s’ils n’ont encore le plus souvent et les biens et les vies. Se peut-il donc faire qu’il se trouve aucun qui, en si grand péril et avec si peu d’assurance, veuille prendre cette malheureuse place, de servir en si grande peine un si dangereux maître ? Quelle peine, quel martyre est-ce, vrai Dieu ? Être nuit et jour après pour songer de plaire à un, et néanmoins se craindre de lui plus que d’homme du monde ; avoir toujours l’œil au guet, l’oreille aux écoutes, pour épier d’où viendra le coup, pour découvrir les embûches, pour sentir la ruine de ses compagnons, pour aviser qui le trahit, rire à chacun et néanmoins se craindre de tous, n’avoir aucun ni ennemi ouvert ni ami assuré ; ayant toujours le visage riant et le cœur transi, ne pouvoir être joyeux, et n’oser être triste !

Mais c’est plaisir de considérer qu’est-ce qui leur revient de ce grand tourment, et le bien qu’ils peuvent attendre de leur peine de leur misérable vie. Volontiers le peuple, du mal qu’il souffre, n’en accuse point le tyran, mais ceux qui le gouvernent : ceux-là, les peuples, les nations, tout le monde à l’envi, jusqu’aux paysans, jusqu’aux laboureurs, ils savent leur nom, ils déchiffrent leurs vices, ils amassent sur eux mille outrages, mille vilenies, mille maudissons ; toutes leurs oraisons, tous leurs vœux sont contre ceux-là ; tous les malheurs, toutes les pestes, toutes leurs famines, ils les leur reprochent ; et si quelquefois ils leur font par apparence quelque honneur lors même qu’ils les maugréent en leur cœur, et les ont en horreur plus étrange que les bêtes sauvages. Voilà la gloire, voilà l’honneur qu’ils reçoivent de leur service envers les gens, desquels, quand chacun aurait une pièce de leur corps, ils ne seraient pas encore, ce leur semble, assez satisfaits ni à-demi saoûlés de leur peine ; mais certes, encore après qu’ils sont morts, ceux qui viennent après ne sont jamais si paresseux que le nom de ces mange-peuples ne soit noirci de l’encre de mille plumes, et leur réputation déchirée dans mille livres, et les os mêmes, par manière de dire, traînés par la postérité, les punissant, encore après leur mort, de leur méchante vie.

Apprenons donc quelquefois, apprenons à bien faire ; levons les yeux vers le ciel, ou pour notre honneur, ou pour l’amour même de la vertu, ou certes, à parler à bon escient, pour l’amour et honneur de Dieu tout-puissant, qui est assuré témoin de nos faits et juste juge de nos fautes. De ma part, je pense bien, et ne suis pas trompé, puisqu’il n’est rien si contraire à Dieu, tout libéral et débonnaire, que la tyrannie, qu’il réserve là-bas à part pour les tyrans et leurs complices quelque peine particulière.

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De la servitude volontaire : La force de l’habitude

Le Discours de la servitude volontaire est incompréhensible sans saisir la définition de la nature humaine qu’on y trouve. S’il est parlé de servitude volontaire, c’est qu’à la suite d’Aristote et de l’averroïsme, la pensée est considérée comme une page blanche.

On est ici très proche de la théorie matérialiste dialectique du reflet ; voici ce qu’on lit :

« On ne regrette jamais ce qu’on n’a jamais eu ; le chagrin ne vient qu’après le plaisir et toujours, à la connaissance du bien, se joint le souvenir de quelque joie passée.

Il est dans la nature de l’homme d’être libre et de vouloir l’être ; mais il prend très facilement un autre pli, lorsque l’éducation le lui donne.

Disons donc que, si toutes les choses auxquelles l’homme se fait et se façonne lui deviennent naturelles, cependant celui-là seul reste dans sa nature qui ne s’habitue qu’aux choses simples et non altérées : ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude ; comme il arrive aux plus braves courtauds [cheval court et fort servant de monture auxiliaire de voyage aux chevaliers] qui d’abord mordent leur frein et puis après s’en jouent ; qui, regimbent naguère sous la selle, se présentent maintenant d’eux-mêmes, sous le brillant harnais, et, tout fiers, se rengorgent et se pavanent sous l’armure qui les couvre.

Ils disent qu’ils ont toujours été sujets, que leurs pères ont ainsi vécu. »

On a ici la clef : la force de l’habitude. L’environnement matériel se reflète dans les mentalités, dira-t-on de manière moderne, muni du matérialisme dialectique.

Préfigurant même le rejet de la théorie absurde du « totalitatisme » et annonçant pratiquement la sentence de Mao Zedong selon laquelle « là où il y a oppression, il y a résistance », l’auteur du Discours de la servitude volontaire présente l’autonomie de l’individu comme base générale du système.

On ne peut jamais vraiment « domestiquer » l’individu pour ainsi dire, car sa base est naturelle :

« Mais en vérité est-ce bien la peine de discuter pour savoir si la liberté est naturelle, puisque nul être, sans qu’il en ressente un tort grave, ne peut être retenu en servitude et que rien au monde n’est plus contraire à la nature (pleine de raison) que l’injustice.

Que dire encore ? Que la liberté est naturelle, et, qu’à mon avis, non seulement nous naissons avec notre liberté, mais aussi avec la volonté de la défendre. »

La position de l’auteur du Discours de la servitude volontaire est celle de l’ordre naturel : c’est très clairement un matérialiste. Les lignes suivantes sont un strict équivalent de ce que dit Montaigne dans les Essais et cela en dit long sur qui on doit considérer comme le véritable auteur du Discours :

« Pour si bon que soit la naturel, il se perd s’il n’est entretenu ; tandis que l’habitude nous façonne toujours à sa manière en dépit de nos penchants naturels.

Les semences de bien que la nature met en nous sont si frêles et si minces, qu’elles ne peuvent résister au moindre choc des passions ni à l’influence d’une éducation qui les contrarie.

Elles ne se conservent pas mieux, s’abâtardissent aussi facilement et même dégénèrent ; comme il arrive à ces arbres fruitiers qui ayant tous leur propre, la conservent tant qu’on les laisse venir naturellement ; mais la perdent, pour porter des fruits tout à fait différents, dès qu’on les a greffés.

Les herbes ont aussi chacune leur propriété, leur naturel, leur singularité : mais cependant, le froid, le temps, le terrain ou la main du jardinier, détériorent ou améliorent toujours leur qualité ; la plante qu’on a vu dans un pays n’est souvent plus reconnaissable dans un autre. »

Le Discours parle des animaux, avec une approche exactement similaire aux Essais de Montaigne :

« Et s’il s’en trouve par hasard qui en doute encore et soient tellement abâtardis qu’ils méconnaissent les biens et les affections innées qui leur sont propres, il faut que je leur fasse l’honneur qu’ils méritent et que je hisse, pour ainsi dire, les bêtes brutes en chaire pour leur enseigner et leur nature et leur condition.

Les bêtes (Dieu me soit en aide !) si les hommes veulent les comprendre, leur crient : Vive la liberté ! plusieurs d’entre elles meurent sitôt qu’elles sont prises.

Telles que le poisson qui perd la vie dès qu’on le retire de l’eau, elles se laissent mourir pour ne point survivre à leur liberté naturelle. (Si les animaux avaient entre eux des rangs et des prééminences, ils feraient, à mon avis, de la liberté leur noblesse.)

D’autres, des plus grandes jusqu’aux plus petites, lorsqu’on les prend, font une si grande résistance des ongles, des cornes, des pieds et du bec qu’elles démontrent assez, par là, quel prix elles attachent au bien qu’on leur ravit.

Puis, une fois prises, elles donnent tant de signes apparents du sentiment de leur malheur, qu’il est beau de les voir, dès lors, languir plutôt que vivre, ne pouvant jamais se plaire dans la servitude et gémissant continuellement de la privatisation de leur liberté.

Que signifie, en effet, l’action de l’éléphant, qui, s’étant défendu jusqu’à la dernière extrémité, n’ayant plus d’espoir, sur le point d’être pris, heurte sa mâchoire et casse ses dents contre les arbres, si non, qu’inspiré par le grand désir de rester libre, comme il l’est par nature, il conçoit l’idée de marchander avec les chasseurs, de voir si, pour le prix de ses dents, il pourra se délivrer, et si, son ivoire, laissé pour rançon, rachètera sa liberté.

Et le cheval ! dès qu’il est né, nous le dressons à l’obéissance ; et cependant, nos soins et nos caresses n’empêchent pas que, lorsqu’on veut le dompter, il ne morde son frein, qu’il ne rue quand on l’éperonne ; voulant naturellement indiquer par là (ce me semble) que s’il sert, ce n’est pas de bon gré, mais bien par contrainte.

Que dirons-nous encore ?… Les bœufs eux-mêmes gémissent sous le joug, les oiseaux pleurent en cage. Comme je l’ai dit autrefois en rimant, dans mes instants de loisir. »

Ces dernières lignes peuvent tout à fait être considérés comme une manière de Montaigne d’écrire tout en se cachant derrière Etienne de La Boétie, prétendant être ce dernier.

Car la vigueur du propos, la défense des animaux, la mise en valeur de l’ordre naturel, l’éloge de la liberté, tout cela est on ne peut plus conforme à l’approche des Essais, qui accordent également une place très importante aux animaux.

Pour comprendre le Discours de la servitude volontaire, il faut se tourner vers les monarchomaques pour saisir ce qui est dénoncé, vers les Essais de Montaigne pour comprendre ce qui est mis en avant.

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De la servitude volontaire : contre le machiavélisme

Dans le Discours de la servitude volontaire, il est expliqué que les aides les plus proches du tyran sont aisément sacrifiables et sacrifiés :

« Qu’on parcoure toutes les anciennes histoires, que l’on considère et l’on verra parfaitement combien est grand le nombre de ceux qui, étant arrivés par d’indignes moyens jusqu’à l’oreille des princes, soit en flattant leurs mauvais penchants, soit en abusant de leur simplicité, ont fini par être écrasés par ces mêmes princes qui avaient mis autant de facilité à les élever qu’ils ont eu d’inconstance à les conserver. »

Cela tient à la nature même du tyran, qui par définition pratique la terreur permanente pour s’imposer toujours de nouveau, cherchant à apparaître comme incontournable :

« Les tyrans bêtes, sont toujours bêtes quand il s’agit de faire le bien, mais je ne sais comment, à la fin, pour si peu qu’ils aient d’esprit, il se réveille en eux pour user de cruauté, même envers ceux qui leur tiennent de près. »

Ce qui fait qu’il n’est guère intéressant d’être tyran. Ici, le Discours de la servitude volontaire propose à celui qui dirige de prendre une autre forme, car le pouvoir total est nécessairement instable, intenable :

« Certainement le tyran n’aime jamais et jamais n’est aimé.

L’amitié, c’est un nom sacré, c’est une chose sainte : elle ne peut exister qu’entre gens de bien, elle naît d’une mutuelle estime, et s’entretient non tant par les bienfaits que par bonne vie et mœurs.

Ce qui rend un ami assuré de l’autre, c’est la connaissance de son intégrité. Il a, pour garants, son bon naturel, sa foi, sa constance ; il ne peut y avoir d’amitié où se trouvent la cruauté, la déloyauté, l’injustice. Entre méchants, lorsqu’ils s’assemblent, c’est un complot et non une société.

Ils ne s’entretiennent pas, mais s’entrecraignent. Ils ne sont pas amis, mais complices. »

Quelle solution se pose alors comme nécessaire, selon le Discours de la servitude volontaire ? S’il ne le dit pas tel quel, on a la solution très simplement, en regardant du côté des monarchomaques. En effet, le Discours de la servitude volontaire donne trois définitions du tyran, selon la source du pouvoir.

Quand on la lit, il est alors évident que ce qui est nécessaire, c’est d’avoir un roi élu par ses pairs, ce qui est précisément la conception monarchomaque.

On lit ainsi :

« Il y a trois sortes de tyrans. Je parle des mauvais Princes. Les uns possèdent le Royaume par l’élection du peuple, les autres par la force des armes, et les autres par succession de race.

Ceux qui l’ont acquis par le droit de la guerre, s’y comportent, on le sait trop bien et on le dit avec raison, comme en pays conquis.

Ceux qui naissent rois, ne sont pas ordinairement meilleurs ; nés et nourris au sein de la tyrannie, ils sucent avec le lait naturel du tyran, ils regardent les peuples qui leur sont soumis comme leurs serfs héréditaires ; et, selon le penchant auquel ils sont le plus enclins, avares ou prodigues, ils usent du Royaume comme de leur propre héritage.

Quant à celui qui tient son pouvoir du peuple, il semble qu’il devrait être plus supportable, et il serait, je crois, si dès qu’il se voit élevé en si haut lieu, au-dessus de tous les autres, flatté par je ne sais quoi, qu’on appelle grandeur, il ne prenait la ferme résolution de n’en plus descendre.

Il considère presque toujours la puissance qui lui a été confiée par le peuple comme devant être transmise à ses enfants.

Or, dès qu’eux et lui ont conçu cette funeste idée, il est vraiment étrange de voir de combien ils surpassent en toutes sortes de vices, et même en cruautés, tous les autres tyrans.

Ils ne trouvent pas de meilleur moyen pour consolider leur nouvelle tyrannie que d’accroître la servitude et d’écarter tellement les idées de liberté de l’esprit de leurs sujets, que, pour si récent qu’en soit le souvenir, bientôt il s’efface entièrement de leur mémoire.

Ainsi, pour dire vrai, je vois bien entre ces tyrans quelque différence, mais pas un choix à faire : car s’ils arrivent au trône par des routes diverses, leur manière de régner est toujours à peu près la même.

Les élus du peuple, le traitent comme un taureau à dompter : les conquérants, comme une proie sur laquelle ils ont tous les droits : les successeurs, comme tout naturellement. »

Ce que l’auteur du Discours de la servitude volontaire dénonce ici, c’est ce qui a été considéré en France comme du machiavélisme.

La conquête du pouvoir porterait selon ce machiavélisme forcément la stabilité et l’ordre : l’auteur du Discours de la servitude volontaire considère que cela est faux, que cela ne prend pas en compte ni l’opinion publique ni les intérêts de la société prise comme un ensemble.

L’arbitraire n’apporte jamais rien de bon, car il ne reflète pas la base.

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De la servitude volontaire : les aides du tyran

Dans le Discours de la servitude volontaire, on trouve une grande réflexion sur les aides administratives et techniques dont dispose le tyran. Ce dernier profite du soutien d’une poignée de gens, qui sont au coeur de ce que nous devons désormais appeler l’appareil d’État.

Voici comme est présenté le « secret » de l’existence même de la domination du tyran : déjà, il ne s’agit pas du pouvoir armé.

« J’arrive maintenant à un point qui est, selon moi, le secret et le ressort de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie.

Celui qui penserait que les Hallebardes des gardes et l’établissement du guet garantissent les tyrans, se tromperait fort. Ils s’en servent plutôt, je crois, par forme et pour épouvantail, qu’ils ne s’y fient.

Les archers barrent bien l’entrée des palais aux moins habiles, à ceux qui n’ont aucun moyen de nuire ; mais non aux audacieux et bien armés qui peuvent tenter quelque entreprise. »

Ce qui fait la force du tyran, c’est l’appareil d’État et sa capacité à agir. Voilà une réflexion qui ne peut venir que de deux camps : celui des protestants qui veulent comprendre comment se débarrasser du catholicisme au niveau national, celui des Politiques qui défendent l’administration royale et entendent le perfectionner.

On lit, ainsi, dans le Discours :

« Ce ne sont pas les bandes de gens à cheval, les compagnies de gens à pied, en un mot ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran, mais bien toujours (on aura quelque peine à le croire d’abord, quoique ce soit exactement vrai) quatre ou cinq hommes qui le soutiennent et qui lui assujettissent tout le pays.

Il en a toujours été ainsi que cinq à six ont eu l’oreille du tyran et s’y sont approchés d’eux-mêmes ou bien y ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les complaisants de ses sales voluptés et les co-partageants de ses rapines.

Ces six dressent si bien leur chef, qu’il devient, envers la société, méchant, non seulement de ses propres méchancetés mais, encore des leurs. Ces six, en tiennent sous leur dépendance six mille qu’ils élèvent en dignité, auxquels ils font donner, ou le gouvernement des provinces, ou le maniement des deniers publics, afin qu’ils favorisent leur avarice ou leur cruauté, qu’ils les entretiennent ou les exécutent à point nommé et fassent d’ailleurs tant de mal, qu’ils ne puisent se maintenir que par leur propre tutelle, ni d’exempter des lois et de leurs peines que par leur protection.

Grande est la série de ceux qui viennent après ceux- là. Et qui voudra en suivre la trace verra que non pas six mille, mais cent mille, des millions tiennent au tyran par cette filière et forment entre eux une chaîne non interrompue qui remonte jusqu’à lui. »

On a ici une problématique maintes fois soulignée à l’époque : le Roi est sous la domination d’une petite clique, soit les mignons, soit le duc de Guise qui tente de prendre l’ascendant, soit encore Catherine de Médicis et de ses soutiens, etc.

Ce qu’on découvre ici, c’est une réflexion technique, proche de celle de Nicolas Machiavel dans Le prince. On voit que le pouvoir, bien que tyrannique, s’appuie sur une administration. Se focaliser sur la simple figure du roi est erroné, car c’est oublier qu’il y a une administration faisant tourner les rouages de la domination.

D’une certaine manière, c’est à ses rouages qu’il faut davantage s’intéresser. C’est ici une approche commune tant aux protestants, qui tentèrent d’arracher le jeune roi Henri II à l’entourage de la famille des Guise, lors de la conjuration d’Amboise en 1560, qu’aux averroïstes politiques qui se rapprochent toujours du roi pour contrer la religion.

L’entreprise d’Amboise, découverte les 13, 14 et 15 mars 1560.
Gravure de Tortorel et Perrissin, série des Quarante Tableaux, vers 1570.

Dans un tel contexte, le Discours de la servitude montre bien l’importance de l’entourage du Roi, des principaux cadres l’entourant. Le tyran a besoin d’un appareil puissant, qu’il construit lui-même :

« De là venait l’accroissent du pouvoir du sénat sous Jules César ; l’établissement de nouvelles fonctions, l’élection à des offices, non certes et à bien prendre, pour réorganiser la justice, mais bien pour donner de nouveaux soutiens à la tyrannie.

En somme, par les gains et parts de gains que l’on fait avec les tyrans, on arrive à ce point qu’enfin il se trouve presque un aussi grand nombre de ceux auxquels la tyrannie est profitable, que de ceux auxquels la liberté serait utile. »

La position du Discours quant aux membres de cet appareil d’État est tout à fait significatif. On y retrouve, de manière tout à fait limpide, la philosophie exprimée par Michel de Montaigne dans ses Essais.

Les aides du tyran profitent du pouvoir, mais leur position est d’une grande précarité : leur vie entière doit correspondre aux satisfactions du tyran, qui à tout moment peut les liquider, les remplacer.

De plus, le tyran suivant aura besoin d’aides qui lui sont redevables, ils seront alors invévitablement mis de côté.

Tout ce panorama correspond très précisément à ce qu’on savait alors en France sur l’Empire ottoman ; l’empire Moghol se formant alors parallèlement fonctionnera selon le même principe.

On retrouve par conséquent la grande critique protestante : la France est en passe de devenir un pays gouverné à la turque, avec un tyran exerçant un pouvoir barbare, sur la base d’un État monté artificiellement.

Voici ce qu’on lit dans le Discours :

« Car, à vrai dire, s’approcher du tyran, est-ce autre chose que s’éloigner de la liberté et, pour ainsi dire, embrasser et serrer à deux mains la servitude ?

Qu’ils mettent un moment à part leur ambition, qu’ils se dégagent un peu de leur sordide avarice, et puis, qu’ils se regardent, qu’ils se considèrent en eux-mêmes : ils verront clairement que ces villageois, ces paysans qu’ils foulent aux pieds et qu’ils traitent comme des forçats ou des esclaves, ils verront, dis-je, que ceux-là, ainsi malmenés, sont plus heureux et en quelque sorte plus libres qu’eux.

Le laboureur et l’artisan, pour tant asservis qu’ils soient, en sont quittes en obéissant ; mais le tyran voit ceux qui l’entourent, coquinant et mendiant sa faveur. Il ne faut pas seulement qu’ils fassent ce qu’il ordonne, mais aussi qu’ils pensent ce qu’il veut, et souvent même, pour le satisfaire, qu’ils préviennent aussi ses propres désirs.

Ce n’est pas tout de lui obéir, il faut lui complaire, il faut qu’ils se rompent, se tourmentent, se tuent à traiter ses affaires et puisqu’ils ne se plaisent que de son plaisir, qu’ils sacrifient leur goût au sien, forcent leur tempérament et le dépouillement de leur naturel.

Il faut qu’ils soient continuellement attentifs à ses paroles, à sa voix, à ses regards, à ses moindres gestes : que leurs yeux, leurs pieds, leurs mains soient continuellement occupés à suivre ou imiter tous ses mouvements, épier et deviner ses volontés et découvrir ses plus secrètes pensées.

Est-ce là vivre heureusement ? Est-ce même vivre ? Est-il rien au monde de plus insupportable que cet état, je ne dis pas pour tout homme bien né, mais encore pour celui qui n’a que le gros bon sens, ou même figure d’homme ? Quelle condition est plus misérable que celle de vivre ainsi n’ayant rien à soi et tenant d’un autre son aise, sa liberté, son corps et sa vie !! »

On a un autre passage lyrique tout aussi remarquable, exprimant la même idée :

« Ces misérables voient reluire les trésors du tyran ; ils admirent tout étonnés l’éclat de sa magnificence, et, alléchés par cette splendeur, ils s’approchent, sans s’apercevoir qu’ils se jettent dans la flamme, qui ne peut manquer de les dévorer.

Ainsi l’indiscret satyre, comme le dit la fable, voyant briller le feu ravi par le sage Prométhée, le trouva si beau qu’il alla le baiser et se brûla.

Ainsi le papillon qui, espérant jouir de quelque plaisir se jette sur la lumière parce qu’il la voit briller, éprouve bientôt, comme dit Lucain, qu’elle a aussi la vertu de brûler.

Mais supposons encore que ces mignons échappent des mains de celui qu’ils servent, ils ne se sauvent jamais de celles du roi qui lui succède.

S’il est bon, il faut rendre compte et se soumettre à la raison ; s’il est mauvais et pareil à leur ancien maître, il ne peut manquer d’avoir aussi des favoris, qui d’ordinaire, non contents d’enlever la place des autres, leur arrachent encore et leurs biens et leur vie.

Comment se peut-il donc qu’il se trouve quelqu’un qui, à l’aspect de si grands dangers et avec si peu de garantie, veuille prendre une position si difficile, si malheureuse et servir avec tant de périls un si dangereux maître ?

Quelle peine, quel martyre, est-ce grand Dieu ! être nuit et jour occupé de plaire à un homme, et néanmoins se méfier de lui plus que de tout autre au monde : avoir toujours l’œil au guet, l’oreille aux écoutes, pour épier d’où viendra le coup, pour découvrir les embûches, pour éventer la mine de ses concurrents, pour dénoncer qui trahit le maître ; rire à chacun, d’entre craindre toujours, n’avoir ni ennemi reconnu, ni ami assuré ; montrer toujours un visage riant et avoir le cœur transi : ne pouvoir être joyeux et ne pas oser être triste. »

C’est là un élément central du Discours : l’appareil d’État est vital pour le tyran. Dans le contexte, c’est la transformation de l’État en simple appareil d’État au service du tyran qui est dénoncé, le Discours ayant ici résolument le point de vue des monarchomaques refusant la transformation par en haut de l’État.

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De la servitude volontaire : l’esprit droit rectifié par l’étude et le savoir

Le Discours de la servitude volontaire dénonce les superstitions, tout le folklore utilisé par le puissants pour justifier leur parasitisme général. Redonnons un exemple parlant :

« Le premiers rois d’Égypte ne se montraient guère sans porter, tantôt une branche, tantôt du feu sur la tête : ils se masquaient ainsi et se transformaient en bateleurs.

Et pour cela pour inspirer, par ces formes étranges, respect et admiration à leurs sujets, qui, s’ils n’eussent pas été si stupide ou si avilis, n’auraient dû que s’en moquer et en rire. »

A cela s’ajoute que l’auteur du Discours s’attaque aussi à l’arbitraire. Les tyrans pratiquent l’arbitraire, mais ils cherchent également toujours à le justifier idéologiquement.

On n’est donc pas ici dans le rejet d’une démarche barbare, avec un tyran sanguinaire se moquant de l’opinion publique, mais bien dans l’offensive contre le tyran ayant élaboré un système moral, idéologique et culturel pour se maintenir au pouvoir.

Voici un passage où l’auteur du Discours de la servitude volontaire dresse un parallèle avec son époque. Faut-il y voir une dénonciation de la violence religieuse organisée par l’Église catholique, ou simplement une attaque de l’arbitraire royal ?

Dans tous les cas, c’est la question de l’ordre moral et social qui est abordé :

« Mais ils ne font guère mieux ceux d’aujourd’hui, qui avant de commettre leurs crimes, même les plus révoltants, les font toujours précéder de quelques jolis discours sur le bien général, l’ordre public et le soulagement des malheureux. »

Ce qui fait la spécificité du Discours de la servitude volontaire, c’est que la faiblesse morale et culturelle des larges masses amène celle-ci à prendre au pied de la lettre les justifications des puissants et même à les faire vivre en y plaçant leurs émotions, leurs idées.

Voici ce qu’on lit, dans une remarque tout à fait matérialiste quant aux faiblesses de l’esprit ne s’appuyant pas sur une base réaliste solide :

« Que dirai-je d’une autre sornette que les peuples anciens prirent pour une vérité avérée. Ils crurent fermement que l’orteil de Pyrrhus, roi d’Epire, faisait des miracles et guérissait des maladies de la rate.

Ils enjolivèrent encore mieux ce conte, en ajoutant : que lorsqu’on eût brûlé le cadavre de ce roi, cet orteil se trouva dans les cendres, intact et non atteint par le feu.

Le peuple a toujours ainsi sottement fabriqué lui-même des contes mensongers, pour y ajouter ensuite une foi incroyable, bon nombre d’auteurs les ont écrits et répétés, mais de telle façon qu’il est aisé de voir qu’ils les ont ramassés dans les rues et carrefours. Vespasien, revenant d’Assyrie, et passant par Alexandrie pour aller à Rome s’emparer de l’empire, fit, disent-ils, des choses miraculeuses.

Il redressait les boiteux, rendait clairvoyants les aveugles, et mille autres choses qui ne pouvaient être crues, à mon avis, que par des imbéciles plus aveugles que ceux qu’on prétendait guérir. »

Là où l’auteur du Discours de la servitude volontaire montre qu’il relève de l’averroïsme politique, c’est quand il souligne, dans la tradition allant d’Avicenne à Spinoza en passant par Averroès, la nature du sage, du « philosophe ».

On lit ainsi cet éloge de « l’esprit droit » qui a de plus été « rectifié par l’étude et le savoir » :

« Ceux-là ayant l’entendement net et l’esprit clairvoyant, ne se contentent pas, comme les ignorants encroûtés, de voir ce qui est à leurs pieds, sans regarder ni derrière, ni devant ; ils rappellent au contraire les choses passées pour juger plus sainement le présent et prévoir l’avenir.

Ce sont ceux qui ayant d’eux-mêmes l’esprit droit, l’ont encore rectifié par l’étude et le savoir.

Ceux-là, quand la liberté serait entièrement perdue et bannie de ce monde, l’y ramènerait ; car la sentant vivement, l’ayant savourée et conservant son germe en leur esprit, la servitude ne pourrait jamais les séduire, pour si bien qu’on l’accoutrât.

Le grand Turc s’est bien aperçu que les livres et la saine doctrine inspirent plus que tout autre chose, aux hommes, le sentiment de leur dignité et la haine de la tyrannie.

Aussi, ai-je lu que, dans le pays qu’il gouverne, il n’est guère plus de savants qu’il n’en veut.

Et partout ailleurs, pour si grand que soit le nombre des fidèles à la liberté, leur zèle et l’affection qu’ils lui portent restent sans effet, parce qu’ils ne savent s’entendre. Les tyrans leur enlèvent toute liberté de faire, de parler et quasi de penser, et ils demeurent totalement isolés dans leur volonté pour le bien. »

Tout cela est absolument la position de l’averroïsme politique, depuis Avicenne jusqu’à Spinoza en passant par Averroès : les matérialistes sont isolés et les masses arriérées, voire fanatisées, il faut se positionner à l’écart, dans une sorte de retraite stratégique, afin de maintenir les fondamentaux et d’essayer de gagner des points dans la bataille des idées.

Le Discours lui-même s’insère dans cette perspective politique, relevant de l’averroïsme politique ; naturellement, il en va de même pour les Essais de Michel de Montaigne.

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De la servitude volontaire : le rationalisme contre les superstitions

Nous avons donc une œuvre, le Discours de la servitude volontaire, qui dénonce non pas une forme générale de pouvoir comme la monarchie, mais bien spécifiquement la tyrannie. Il est parlé du pouvoir et ce sont des exemples historiques qui sont donnés, mais on peut très bien appliquer ce qui est expliqué à l’Église catholique et dénoncer le Pape, pour aboutir à une forme d’organisation comme celle des protestants.

Cet appel à rejeter la tyrannie s’appuie, par ailleurs, sur un principe d’autonomie individuelle propre au protestantisme et à l’humanisme. Donnons un exemple éloquent et synthétique de cette approche du Discours de la servitude volontaire :

« Mais ô grand Dieu ! qu’est donc cela ? Comment appellerons-nous ce vice, cet horrible vice ? N’est-ce pas honteux, de voir un nombre infini d’hommes, non seulement obéir, mais ramper, non pas être gouvernés, mais tyrannisés, n’ayant ni biens, ni parents, ni enfants, ni leur vie même qui soient à eux ? »

Ici, il est parlé du tyran qui peut enlever tout à tout moment ; toutefois, dans l’Église catholique romaine, le clergé n’a lui non plus ni biens, ni parents, ni enfants, ni vie…

Cette manière d’interpréter le Discours est d’autant plus valable que le tyrans s’effondrent une fois qu’on ne les soutient plus :

« si on ne leur donne rien, si on ne leur obéit point ; sans les combattre, sans les frapper, ils demeurent nuds et défaits : semblables à cet arbre qui ne recevant plus de suc et d’aliment à sa racine, n’est bientôt qu’une branche sèche et morte. »

Dans cette perspective, il est tout à fait cohérent que l’auteur du Discours de la servitude volontaire aille dans le sens de dénoncer les superstitions, qui permettent aux tyrans de se justifier. Ici encore, en plein contexte d’affrontement entre catholicisme et protestantisme, le rapport du Discours au protestantisme est évident.

Le protestantisme est une rationalisme, rejetant le culte des saints et l’ensemble des superstitions catholiques, ainsi que les interprétations mystiques diffusées par l’Église catholique romaine.

« Sacrileges que les Heretiques ont commis contre les images des Saints
dans l’Eglise Cathedrale d’Anvers le 21 Aoust 1566 »,
Histoire de la guerre des Païs-Bas, du Révérend Père Famien Strada (1572-1649).

Dans le Discours, on retrouve des exemples de manipulations par les tyrans qui pourraient tout à fait être mises en parallèle avec ce que fait l’Église catholique avec ses « miracles », ses processions, etc.

Voici un exemple où l’auteur formule de manière très concrète sa théorie d’une « opinion publique » manipulable par la corruption morale :

« Les tyrans faisaient ample largesse du quart de blé, du septier de vin, du sesterce [une monnaie romaine] ; et alors c’était vraiment pitié d’entendre crier vive le roi !

Les lourdauds ne s’apercevaient pas qu’en recevant toutes ces choses [du blé, du vin, de l’argent], ils ne faisaient que recouvrer une part de leur propre bien ; et que cette portion même qu’ils en recouvraient, le tyran n’aurait pu la leur donner, si, auparavant, il ne l’eût enlevée à eux-mêmes.

Tel ramassait aujourd’hui le sesterce, tel se gorgeait, au festin public, en bénissant et Tibère et Néron de leur libéralité qui, le lendemain, était contraint d’abandonner ses biens à l’avarice, ses enfants à la luxure, son rang même à la cruauté de ces magnifiques empereurs, ne disait mot, pas plus qu’une pierre et ne se remuait pas plus qu’une souche.

Le peuple ignorant et abruti a toujours été de même. Il est, au plaisir qu’il ne peut honnêtement recevoir, tout dispos et dissolu ; au tort et à la douleur qu’il ne peut raisonnablement supporter, tout à fait insensible. »

La critique ne doit pas surprendre : le protestantisme va avec l’émergence de la bourgeoisie. Or, la bourgeoisie sait précisément ce que représente le blé, le vin et l’argent, dans la mesure où pour elle ce sont des marchandises et un moyen d’échange.

Le peuple ne connaît pas la valeur de cela, mais la bourgeoisie si : c’est pour cela qu’elle ne se laisse pas corrompre matériellement, connaissant la valeur des choses.

On a ici clairement un révélateur de la position sociale de l’auteur : il se situe dans la perspective de la bourgeoisie.

Mais ce n’est pas tout : le protestantisme est né avec le hussitisme en Bohème, appelant à la communion sous deux espèces, c’est-à-dire à la fois avec le pain et avec le vin, au lieu que le vin soit réservé au clergé.

Le peuple entier pouvait ainsi communier avec le Christ, le clergé passant entièrement au second plan.

On peut donc considérer que de parler du pain et du vin, mais aussi de l’argent puisqu’il y a à l’époque un impôt général en faveur de l’Église, qui par la suite prétend parfois faire œuvre de charité, ramène à l’arrière-plan général de l’affrontement entre catholicisme et protestantisme.

Dénoncer les superstitions du tyran, c’est dénoncer les superstitions du catholicisme : c’est tout à fait flagrant dans le Discours de la servitude volontaire quand on a les clefs culturelles et idéologiques.

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De la servitude volontaire et l’esprit propre aux Politiques

Comme on le sait, la monarchie française s’est fondée en lien étroit avec la religion. C’est un processus qui prolonge les périodes romane et gothique.

Ainsi, la légende catholique veut que Clotilde la femme de Clovis, alla prier avec un ermite, dans la forêt de Cruye (désormais forêt de Marly), lorsqu’un ange apparut et lui demanda de remplacer les trois crapauds de l’écusson royal par trois fleurs de lys en or.

On retrouve par la suite la fleur de Lys à l’époque de la dynaste carolingienne (à la suite de Charlemagne), avant d’être officialisé en tant que tel par Louis VII le Jeune au XIIe siècle. Il semble bien cependant que le nombre de trois fleurs de lys fut décidé par Charles V le Sage au XIVe siècle, en référence à la « Sainte Trinité ».

Clovis recevant la fleur de lys.
Bedford Book of Hours, entre 1410 et 1430.

On attribue également à Clovis l’apparition de la « Sainte Ampoule », qui aurait été apportée par un ange sous la forme d’une colombe à Remi de Reims pour qu’il oint de son contenu le front de Clovis lors de son baptême.

Si le baptême a lieu au Ve siècle, cette histoire n’apparaît qu’au IXe siècle, raconté par Hincmar de Reims, archevêque de Reims :

« Le chrême [onguent pour le baptême] vint à manquer et, à cause de la foule du peuple, on ne pouvait aller en chercher. Alors, le saint prélat, levant les yeux et les mains au ciel, commença à prier en silence, et voici qu’une colombe, plus blanche que la neige, apporta dans son bec une petite ampoule pleine de saint chrême. Tous ceux qui étaient présents furent remplis de cette suavité inexprimable, le saint pontife prit la petite ampoule, la colombe disparut et Rémi répandit de ce chrême dans les fonts baptismaux…»

A cela s’ajoute l’oriflamme, présenté dans la Chanson de Roland comme l’étendard de Charlemagne. Par la suite, il désigna un étendard cherché par Louis VI à l’abbaye de Saint-Denis, ce dernier étant le « protecteur » du royaume.

Le Discours de la servitude volontaire aborde tous ces éléments, qui relèvent de la superstition la plus folle. Or, que dit l’auteur du Discours ?

Qu’effectivement, il ne faut pas y rechercher de la vérité, mais que cependant, tout cela est bien utile et a une certaine vérité dans la mesure où les Rois se sont maintenus et ont triomphé. C’est donc une idéologie de source bancale, mais qui a sa dignité, sa valeur et qu’il s’agit de reconnaître.

C’est une position résolument représentative du courant pragmatique de l’averroïsme politique, de la fraction des Politiques.

Voici le passage à ce sujet :

« Nos tyrans à nous, semèrent aussi en France je ne sais trop quoi : des crapauds, des fleurs de lys, l’ampoule, l’oriflamme.

Toutes choses que, pour ma part, et comme qu’il en soit, je ne veux pas encore croire n’être que de véritables balivernes, puisque nos ancêtres les croyaient et que de notre temps nous n’avons eu aucune occasion de les soupçonner telles, ayant eu quelques rois, si bons en la paix, si vaillants en la guerre, que, bien qu’ils soient nés rois, il semble que la nature ne les aient pas faits comme les autres et que Dieu les ait choisis avant même leur naissance pour leur confier le gouvernement et la garde de ce royaume.

Encore quand ces exceptions ne seraient pas, je ne voudrais pas entrer en discussion pour débattre la vérité de nos histoires, ni les éplucher trop librement pour ne point ravir ce beau thème, où pourront si bien s’escrimer ceux de nos auteurs qui s’occupent de notre poésie française, non seulement améliorée, mais, pour ainsi dire, refaite à neuf par nos poètes Ronsard, Baïf et du Bellay, qui en cela font tellement progresser notre langue que bientôt, j’ose espérer, nous n’aurons rien à envier aux Grecs et aux Latins, sinon le droit d’aînesse.

Et certes, je ferais grand tort à notre rythme (j’use volontiers de ce mot qui me plaît) car bien que plusieurs l’aient rendu purement mécanique, je vois toutefois assez d’auteurs capables de l’anoblir et de lui rendre son premier lustre : je lui ferais, dis-je, grand tort, de lui ravir ces beaux contes du roi Clovis, dans lesquels avec tant de charmes et d’aisance s’exerce ce me semble, la verve de notre Ronsard en sa Franciade.

Je pressens sa portée, je connais son esprit fin et la grâce de son style.

Il fera son affaire de l’oriflamme, aussi bien que les Romains de leurs ancilles et des boucliers précités du ciel dont parle Virgile. Il tirera de notre ampoule un aussi bon parti que les Athéniens firent de leur corbeille d’Erisicthone.

On parlera encore de nos armoiries dans la tour de Minerve. Et certes, je serais bien téméraire de démentir nos livres fabuleux et dessécher ainsi le terrain de nos poètes. »

On notera qu’il est parlé de la Franciade. Il s’agit d’une œuvre de poésie, non terminée, écrite par Pierre de Ronsard ; ce dernier explique le royaume de France proviendrait de Francion, un prince de Troie rescapé…

Il s’agit d’une version française de l’Enéide de Virgile (1er siècle avant notre ère), qui donne à Rome une origine troyenne mythique.

Le problème est ici que Michel de Montaigne prétend qu’Etienne de La Boétie aurait écrit le Discours de la servitude volontaire dans la seconde partie des années 1540, alors que le début de la Franciade, œuvre non terminée, fut publiée en 1572…

Il fut expliqué alors par les commentateurs bourgeois que le projet de Franciade datait de bien avant, avec un prologue lu devant Henri II, par exemple, en 1550 ou 1551. Le problème est ici que l’œuvre était effectivement connue, mais dans la mesure où elle était attendue.

Le Discours va trop loin dans l’éloge politique d’une œuvre pro-monarchie, avec des termes forts comme charme, aisance, verve, etc. pour ne l’avoir connu hypothétiquement que comme projet.

Il y a ici une contradiction formelle, qui montre que l’auteur du Discours de la servitude volontaire maîtrise parfaitement son sujet et reflète l’opinion des politiques, de la fraction pro-monarchie, qui est tout à fait ouvert à certaines thèses calvinistes, mais tente d’aller dans le sens d’un maintien général de l’équilibre politique afin de ne pas risquer l’effondrement général.

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De la servitude volontaire et l’averroïsme politique

On se souvient que Michel de Montaigne avait prétendu dans les Essais que le Discours de la servitude volontaire était une sorte d’écrit de jeunesse d’Etienne de La Boétie, qui serait sans prétention, juste un exercice de style ayant comme but de témoigner de la connaissance de l’histoire de la Grèce et de la Rome antiques.

C’est clairement un masque pour une tentative d’analyse du principe d’opinion publique. L’auteur du Discours fait exactement comme l’auteur des Essais : il propose, soupèse, fait des digressions… Il n’y aucune rupture entre le Discours et les Essais à ce niveau.

On se souvient également que, dans les Essais, Montaigne fait l’éloge du droit naturel, avec le fameux passage sur les « cannibales ». Dénoncer les sauvages au nom de la civilisation serait, selon lui, prétentieux et vain, car la civilisation a apporté l’artificiel.

Or, telle est précisément l’approche du Discours. On y lit, de fait :

« Cherchons cependant à découvrir, s’il est possible, comment s’est enracinée si profondément cette opiniâtre volonté de servir qui ferait croire qu’en effet l’amour même de la liberté n’est pas si naturel. »

La liberté comme relevant de la nature est un concept clef de l’œuvre. Il n’y a pas de contradiction entre la Nature et la raison refusant l’esclavage.

L’auteur du Discours dit ainsi :

« Premièrement, il est, je crois, hors de doute que si nous vivions avec les droits que nous tenons de la nature et d’après les préceptes qu’elle enseigne, nous serions naturellement soumis à nos parents, sujets de la raison, mais non esclaves de personne. »

Voici également un long passage du Discours où cette thèse est longuement expliquée :

« Ce qu’il y a de clair et d’évident pour tous, et que personne ne saurait nier, c’est que la nature, premier agent de Dieu, bienfaitrice des hommes, nous a tous créés de même et coulés, en quelque sorte au même moule, pour nous montrer que nous sommes tous égaux, ou plutôt tous frères.

[Cette explication d’un « premier agent » ayant formé les êtres humains selon une « forme » unique est un résumé de la philosophie d’Aristote à ce sujet.]

Et si, dans le partage qu’elle nous a fait de ses dons, elle a prodigué quelques avantages de corps ou d’esprit, aux uns plus qu’aux autres, toutefois elle n’a jamais pu vouloir nous mettre en ce monde comme en un champ clos, et n’a pas envoyé ici bas les plus forts et les plus adroits comme des brigands armés dans une forêt pour y traquer les plus faibles.

Il faut croire plutôt, que faisant ainsi les parts, aux uns plus grandes, aux autres plus petites, elle a voulu faire naître en eux l’affection fraternelle et les mettre à même de la pratiquer ;

[Cette explication est un approfondissement de la thèse aristotélicienne de l’être humain comme « animal politique ».]

les uns ayant puissance de porter des secours et les autres besoin d’en recevoir : ainsi donc, puisque cette bonne mère nous a donné à tous, toute la terre pour demeure, nous a tous logés sous le même grand toit, et nous a tous pétris de même pâte, afin que, comme en un miroir, chacun put se reconnaître dans son voisin ;

si elle nous a fait, à tous, ce beau présent de la voix et de la parole pour nous aborder et fraterniser ensemble, et par la communication et l’échange de nos pensées nous ramener à la communauté d’idées et de volontés ;

[Ce passage ramenant la multiplicité humaine à une communauté unique d’idées et de volonté est une sorte de paraphrase de la thèse d’Aristote comme quoi la pensée n’est qu’une réception d’un intellect unique, à laquelle chaque esprit prend part.]

si elle a cherché, par toutes sortes de moyens à former et resserrer le nœud de notre alliance, les liens de notre société ;

si enfin, elle a montré en toutes choses le désir que nous fussions, non seulement unis, mais qu’ensemble nous ne fissions, pour ainsi dire, qu’un seul être, dès lors, peut-on mettre un seul instant en doute que nous avons tous naturellement libres, puisque nous sommes tous égaux, et peut-il entrer dans l’esprit de personne que nous ayant mis tous en même compagnie, elle ait voulu que quelques-uns y fussent en esclavage. »

Cette affirmation raisonnée de l’égalité complète entre les êtres humains relève ici non pas tant du calvinisme que de l’averroïsme politique, c’est-à-dire de la philosophie issue d’Aristote, portée par Avicenne et Averroès, prolongée par l’averroïsme latin.

L’averroïsme politique combat les religions comme étant des superstitions ; devant la faiblesse de la situation des intellectuels, ceux-ci se tournent vers le pouvoir royal qui a besoin de modernisation et est entré en conflit avec la religion.

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De la servitude volontaire : contre le tyran, mais aussi contre le pape

Dans le Discours de la servitude volontaire, on trouve cet appel pathétique :

« Chose vraiment surprenante (et pourtant si commune, qu’il faut plutôt en gémir que s’en étonner) ! c’est de voir des millions de millions d’hommes, misérablement asservis, et soumis tête baissée, à un joug déplorable, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et, pour ainsi dire, ensorcelés par le seul nom d’un qu’ils ne devraient redouter, puisqu’il est seul, ni chérir puisqu’il est, envers eux tous, inhumain et cruel.

Telle est pourtant la faiblesse des hommes ! Contraints à l’obéissance, obligés de temporiser, divisés entre eux, ils ne peuvent pas toujours être les plus forts. »

On a ici une expression réellement démocratique, dont la base ne peut pas être autre que protestante.

En effet, seul le protestantisme propose une idéologie contenant à l’époque une charge démocratique, de par son opposition au clergé et à l’Église centralisée suivant le modèle papal.

La Michelade : le jour de la Saint-Michel, le 29 septembre 1567, des calvinistes en révolte exécutent environ 80 membres du clergé catholique à Nîmes.

La bourgeoisie est encore embryonnaire et n’envisage pas la démocratie ; même un auteur progressiste, comme Molière un siècle plus tard, ne sera pas en mesure de proposer une telle alternative. Il faudra attendre les Lumières pour cela.

Aussi, ce passage du début du Discours de la servitude volontaire a posé problème historiquement aux commentateurs bourgeois, de par l’ampleur de sa dénonciation de la monarchie :

« En conscience n’est-ce pas un extrême malheur que d’être assujetti à un maître de la bonté duquel on ne peut jamais être assuré et qui a toujours le pou-voir d’être méchant quand il le voudra ?

Et obéir à plusieurs maîtres, n’est-ce pas être autant de fois extrêmement malheureux ?

Je n’aborderai pas ici cette question tant de fois agitée ! « si la république est ou non préférable à la monarchie ».

Si j’avais à la débattre, avant même de rechercher quel rang la monarchie doit occuper parmi les divers modes de gouverner la chose publique, je voudrais savoir si l’on doit même lui en accorder un, attendu qu’il est bien difficile de croire qu’il y ait vraiment rien de public dans cette espèce de gouvernement où tout est à un seul.

Mais réservons pour un autre temps cette question, qui mériterait bien son traité à part et amènerait d’elle-même toutes les disputes politiques. »

L’auteur du Discours de la servitude volontaire – Etienne de La Boétie ou Michel de Montaigne, donc – prétend à la fois ne pas parler de la monarchie, pour la rejeter dans le même passage, tout en disant qu’il faudrait un traité à part !

Cela signifie deux choses. Tout d’abord, que l’auteur traite de la tyrannie et non pas de la monarchie. Les commentateurs sérieux l’ont tout à fait noté et les interprétations de type anarchisantes ont tout faux.

Le Discours de la servitude volontaire n’est absolument pas un manifeste de négation du pouvoir en général.

Ensuite, si l’auteur du Discours attaque la tyrannie, alors il est résolument nécessaire de comprendre qu’il vise aussi le Pape. Car, aux yeux des huguenots, le Pape est un tyran.

Il ne s’agit pas ici de l’infaillibilité papale, concept de la fin du XIXe siècle, mais de la primauté pontificale, où le pape est considéré comme le successeur de Saint-Pierre.

Rappelons ici que l’objectif des huguenots est de faire décrocher du pape les croyants de France. C’est un processus de rupture qui est proposé et qui exige du courage, mais un courage qui n’est pas militaire, qui repose seulement sur la volonté.

Se soumettre au tyran est mal, mais se soumettre à un tyran spirituel est tout aussi mal. Si l’on regarde par exemple ce passage du Discours, on voit très bien qu’il peut très bien, en plus de dénoncer le tyran, dénoncer le Pape :

« Deux hommes et même dix peuvent bien en craindre un, mais que mille, un million, mille villes ne se défendent pas contre un seul homme !

Oh ! Ce n’est pas seulement couardise, elle ne va pas jusque-là ; de même que la vaillance n’exige pas qu’un seul homme escalade une forteresse, attaque une armée, conquière un royaume !

Quel monstrueux vice est donc celui-là que le mot de couardise ne peut rendre, pour lequel toute expression manque, que la nature désavoue et la langue refuse de nommer ?… »

C’est la raison pour laquelle l’auteur du Discours peut dire qu’il suffit de ne pas croire pour que le tyran tombe. La thèse est totalement vraie pour le Pape : si on cesse de croire en lui, son Église s’effondre.

On lit ainsi dans le Discours :

« Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres.

Je ne veux pas que vous le heurtiez, ni que vous l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse dont on dérobe la base, tomber de son propre poids et se brise. »

C’est là tout à fait la position du calvinisme, qui ne veut pas tant détruire l’Église que la ruiner en faisant en sorte que sa base s’évapore.

Cependant, il n’y a pas que le calvinisme qui peut accepter cela : la faction monarchiste a tout intérêt également à ce que l’Église décroche de Rome, pour rentrer dans l’orbite nationale seulement.

Il y a là une convergence, un esprit général d’union entre les calvinistes et la faction des politiques, dont Michel de Montaigne est sans doute le plus éminent représentant.

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Montaigne, La Boétie : au croisement des factions catholique, protestante, royaliste

Lorsque dans les Essais, Michel de Montaigne annonce que c’est Etienne de La Boétie qui a écrit le Discours de la servitude volontaire, il fait une révélation à laquelle personne ne s’attendait. En feignant d’avoir voulu le publier, mais de ne plus le pouvoir, il attire l’attention de manière précise dessus.

En plaçant 29 poèmes à la place du Discours, il souligne bien l’importance de ce dernier, par son absence dont il est pourtant parlé, et qu’il faut même combler. En en parlant au sein d’un vaste discours philosophique sur l’amitié, il se couvre : s’il parle du Discours de la servitude volontaire, ce n’est qu’en référence à son ami… qui fut comme une partie de lui-même… Michel de Montaigne a de plus bien souligné par ailleurs qu’il a connu Etienne de La Boétie parce qu’il avait connu son Discours

On a là une savante construction, qui est résolument politique, savamment calculée. L’arrière-plan le montre aisément.

Rappelons ici, en effet, que Michel de Montaigne était l’une des figures les plus proches, les plus intimes de Henri de Navarre, le futur Henri IV. Dans les Essais, il revendique un important rôle de négociateur entre factions des guerres de religion, qu’il ne raconte pas pour des raisons impérieuses de secret.

Un proche de Montaigne fut d’ailleurs Henri de Mesmes (1532-1596), seigneur de Roissy et provenant d’une grande famille aristocratique du Béarn. En août 1570, Henri de Mesmes fut responsable des négociations avec les chefs huguenots, dirigés par le maréchal de Biron ; il signa alors au nom du Roi la troisième paix de religion, appelé paix de Saint-Germain.

Or, ce qu’il y a d’intéressant ici, c’est qu’aucun manuscrit original du Discours de la servitude volontaire ne nous est parvenu… Il reste par contre trois copies, possédées par la Bibliothèque Nationale, dont l’une appartenait justement à Henri de Mesmes. Ce qu’on voit alors, c’est que ce dernier a, justement, écrit une réfutation du Discours. 

On y trouve un résumé des positions de son auteur :

« Il déteste la Tyrannie et blâme notre servage. Ne sait quel nom lui donner. Il ne la met pas entre les états publics.

Montre la facilité de le défaire. Publie les victoires que la liberté a eues contre les Tyrans.

Puis il se repent de penser [à] un malade qui ne veut pas guérir et cherche la cause qui rend la tyrannie tolérable aux hommes.

La liberté est le droit de nature. Les bêtes le montrent.

Il y a trois sortes de tyrans. Tous ne valent rien.

On s’y assujettit par force ou par tromperie. Après la force, l’accoutumance nous y retient. C’est son propre fondement. »

La chose est entendue : Henri de Mesmes a considéré l’œuvre comme relevant de la littérature protestante dite monarchomaque. C’est bien la monarchie qui est visée. Cela rentre en contradiction absolue avec ce que prétend Montaigne – ou feint de prétendre – dans les Essais, arguant qu’il s’agirait d’une œuvre d’un adolescent l’ayant écrit simplement pour s’amuser.

Sachant que Henri de Mesmes était proche de Montaigne, que tous deux sont des diplomates de factions lors d’une guerre civile, qu’ils se connaissaient, on voit mal comment l’un peut prétendre que le texte est un jeu intellectuel, l’autre que c’est un texte relevant de la contestation monarchomaque !

Portrait présumé de Michel de Montaigne.

Portons d’ailleurs un regard sur Etienne de La Boétie lui-même. Né à Sarlat, il est orphelin très tôt ; son père était un officier royal du Périgord, sa mère était la sœur du président du Parlement de Bordeaux.

Étienne de La Boétie fit ses études à l’Université d’Orléans et se situe dans la perspective française mêlant humanisme et Renaissance ; lui-même a traduit Plutarque et Xénophon. Ecrivant des poèmes, il fut également proche des poètes de la Pléiade, notamment Pierre de Ronsard, Jean Dorat, Jean-Antoine de Baif.

Lors de ses études, l’un de ses principaux professeurs fut pas moins qu’Anne du Bourg, magistrat calviniste dénonçant l’offensive royale anti-protestante et condamné à ce titre, étant pendu, puis brûlé en 1559. Anne du Bourg devint alors un martyr, la principale figure de résistance à la répression royale anti-protestante.

Le meilleur ami d’Étienne de La Boétie à l’université était également Lambert Daneau, l’élève préféré d’Anne du Bourg, qui devint une grande figure de la théologie calviniste. 

Lambert Daneau,
une figure de la théologie calviniste.

Cet environnement ne doit laisser aucun doute au fait que le Discours de la servitude volontaire correspond bien à la dynamique monarchomaque.

Etienne de La Boétie l’a-t-il cependant vraiment écrit ? Doit-on se fier à Michel de Montaigne ? L’œuvre n’est-elle pourtant pas apparue après tout qu’après la Saint-Barthélémy, alors qu’Etienne de La Boétie était déjà décédé ?

Michel Montaigne n’a-t-il pas écrit qu’Etienne de La Boétie l’aurait écrit à 18 ans, puis à 16 ans, ce qui met sa réalisation en 1548 ou en 1546, bien loin des affrontements du moments, les massacres de la Saint-Barthélémy ayant eu lieu en 1572 ?

Cela ne change pas fondamentalement la question de l’œuvre et l’une des interrogations reste tout de même de savoir pourquoi Montaigne a mis en valeur l’œuvre au sein des Essais, la confiant ainsi à l’attention de la postérité.

Ce qu’on va voir, c’est que le Discours de la servitude volontaire correspond à une tentative de théorie politique générale, dans l’esprit d’un compromis pro-monarchie des ailes modérées des factions catholique et protestante, sous l’égide des politiques, partisans d’une monarchie stable coûte que coûte, dont Montaigne est la grande figure intellectuelle avec ses Essais.

Le rapport direct entre Etienne de La Boétie, Michel de Montaigne et le Discours reste, par manque de documents, problématique; néanmoins, cela a son importance, même secondaire, et il est intéressant de connaître la thèse d’Arthur Armaingaud, publié dans un article intitulé Montaigne et La Boétie, paru en mars et en mai 1906 dans la Revue politique et parlementaire.

Celle-ci consiste en deux aspects : tout d’abord, que l’œuvre fait des allusions politiques à des faits datant d’après la mort d’Étienne de La Boétie, ensuite, que Montaigne serait le co-auteur de l’œuvre.

Il est indéniable que, quand on lit le Discours, on est amené à établir un rapprochement avec le style de Montaigne. On pourrait l’insérer dans les Essais sans réellement remarquer de différence. On a le même principe de références antiques à foison, avec une réflexion utilisant des digressions.

De plus, les critiques ont été obligés de reconnaître que, de par les allusions aux poésies de Pierre Ronsard, Joachim du Bellay et Jean-Antoine de Baïf, l’œuvre n’avait pas pu être écrite avant 1551. Cela remet en cause la datation donnée par Montaigne.

Arthur Armaingaud souligne de plus un passage qui, à ses yeux, ne pouvait viser que le roi Henri III et ses mignons, dans la tradition de la dénonciation protestation des mœurs décadentes de la cour, et spécifiquement de Henri III :

« Mais ô bon Dieu, que peut être cela ? Comment dirons-nous que cela s’appelle ? Quel malheur est celui la ?

Quel vice ou plutôt quel malheureux vice voir un nombre infini de personnes, non pas obéir, mais servir ; non pas être gouvernés, mais tyrannisés, n’ayant ni bien, ni parents, femmes ni enfants ni leur vie même qui soit a eux, souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautés, non pas d’une armée non pas d’un camp barbare contre lequel il faudrait dépendre son sang et sa vie devant, mais d’un seul ; non pas d’un Hercule ni d’un Samson, mais d’un seul hommeau, et le plus souvent le plus lâche et femelin de la nation ; non pas accoutumé à la poudre des batailles, mais encore a grand peine au sable des tournois, non pas qui puisse par force commander aux hommes, mais tout empêché de servir vilement à la moindre femmelette ; appellerons nous cela lâcheté ? »

Est explicitement visé ici un tyran aux mœurs homosexuelles de type efféminé, n’ayant aucune connaissance des valeurs chevaleresques propres à l’aristocratie. On a ici d’une certaine manière une référence à l’Antiquité, où la décadence était propre à la caste dominante, par exemple avec César, que Suétone décrit comme « le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris ».

Toutefois, la question des combats, des tournois, fait de ce passage indubitablement une allusion possible, voire franchement probable, à Henri III et ses mignons.

On notera que le passage « tout empêché de servir vilement à la moindre femmelette » signifie vraisemblablement « tout occupé à servir vilement à la moindre femmelette » ; c’est un argument contre Arthur Armaingaud utilisé dans la Revue d’histoire littéraire de la France, mais par femmelette on peut très bien considérer qu’il est parlé des mignons.

Quant au fait que Montaigne cite les vers et les auteurs en latin et que le Discours de la servitude volontaire les traduise, cela ne veut rien dire non plus : cela peut être pour donner le change. Tout cela est cependant bien secondaire et d’ailleurs fort discutable, alors que le contenu de l’œuvre en elle-même est porteur d’un message limpide, conforme à la revendication anti-tyrannique des protestants, au souci de stabilité des politiques, à l’inquiétude légitimiste catholique.

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De la servitude volontaire : ce que prétend Montaigne

Toute l’interprétation bourgeoise du Discours de la servitude volontaire s’appuie sur ce que prétend Michel de Montaigne dans ses Essais. Or, on va vite comprendre qu’il serait très naïf de le faire.

Il dit au chapitre 25, au détour d’un passage n’ayant rien à voir :

« Ainsi ce mot de lui [c’est-à-dire Plutarque], selon lequel les habitants d’Asie étaient esclaves d’un seul homme parce que la seule syllabe qu’ils ne savaient pas prononcer était « non », et qui a peut-être donné la matière et l’occasion à La Boétie d’écrire sa « Servitude volontaire ». »

Et, surtout, il dit au chapitre 28, quelque chose qu’on n’est absolument pas obligé de croire :

« Je suis volontiers mon peintre jusque là ; mais je m’arrête avant l’étape suivante, qui est la meilleure partie du travail, car ma compétence ne va pas jusqu’à me permettre d’entreprendre un tableau riche, soigné, et disposé selon les règles de l’art. Je me suis donc permis d’en emprunter un à Étienne de la Boétie, qui honorera ainsi tout le reste de mon travail.

C’est un traité auquel il donna le nom de Discours de la servitude volontaire ; mais ceux qui ignoraient ce nom-là l’ont depuis, et judicieusement, appelé Le Contre Un. Il l’écrivit comme un essai, dans sa prime jeunesse, en l’honneur de la liberté et contre les tyrans.

Il circule depuis longtemps dans les mains de gens cultivés, et y est à juste titre l’objet d’une grande estime, car il est généreux, et aussi parfait qu’il est possible.

Il s’en faut pourtant de beaucoup que ce soit le meilleur qu’il aurait pu écrire : si à l’âge plus avancé qu’il avait quand je le connus, il avait formé un dessein du même genre que le mien, et mis par écrit ses idées, nous pourrions lire aujourd’hui beaucoup de choses précieuses, et qui nous feraient approcher de près ce qui fait la gloire de l’antiquité. Car notamment, en ce qui concerne les dons naturels, je ne connais personne qui lui soit comparable.

Mais il n’est demeuré de lui que ce traité, et d’ailleurs par hasard – car je crois qu’il ne le revit jamais depuis qu’il lui échappa – et quelques mémoires sur cet édit de Janvier célèbre à cause de nos guerres civiles, et qui trouveront peut-être ailleurs leur place.

C’est tout ce que j’ai pu retrouver de ce qui reste de lui, moi qu’il a fait par testament, avec une si affectueuse estime, alors qu’il était déjà mourant, héritier de sa bibliothèque et de ses papiers, outre le petit livre de ses œuvres que j’ai fait publier déjà.

Et je suis particulièrement attaché au Contre Un car c’est ce texte qui m’a conduit à nouer des relations avec son auteur : il me fut montré en effet bien longtemps avant que je le connaisse en personne, et me fit connaître son nom, donnant ainsi naissance à cette amitié que nous avons nourrie, tant que Dieu l’a voulu, si entière et si parfaite, que certainement on n’en lit guère de semblable dans les livres, et qu’on n’en trouve guère chez nos contemporains.

Il faut un tel concours de circonstances pour la bâtir, que c’est beaucoup si le sort y parvient une fois en trois siècles (…).

Mais écoutons un peu ce garçon de seize ans [initialement il était inscrit dix-huit ans, avant que Montaigne ne corrige].

Parce que j’ai trouvé que cet ouvrage a été depuis mis sur le devant de la scène, et à des fins détestables, par ceux qui cherchent à troubler et changer l’état de notre ordre politique, sans même se demander s’ils vont l’améliorer, et qu’ils l’ont mêlé à des écrits de leur propre farine, j’ai renoncé à le placer ici.

Et afin que la mémoire de l’auteur n’en soit pas altérée auprès de ceux qui n’ont pu connaître de près ses opinions et ses actes, je les informe que c’est dans son adolescence qu’il traita ce sujet, simplement comme une sorte d’exercice, comme un sujet ordinaire et ressassé mille fois dans les livres.

Je ne doute pas un instant qu’il ait cru ce qu’il a écrit, car il était assez scrupuleux pour ne pas mentir, même en s’amusant. Et je sais aussi que s’il avait eu à choisir, il eût préféré être né à Venise qu’à Sarlat, et avec quelque raison. Mais une autre maxime était souverainement empreinte en son âme : c’était d’obéir et de se soumettre très scrupuleusement aux lois sous lesquelles il était né. Il n’y eut jamais meilleur citoyen, ni plus soucieux de la tranquillité de son pays, ni plus ennemi des agitations et des innovations de son temps : il aurait plutôt employé ses capacités à les éteindre qu’à leur fournir de quoi les exciter davantage. Son esprit avait été formé sur le patron d’autres siècles que celui-ci.

En échange de cet ouvrage sérieux, je vais donc un substituer un autre, composé durant la même période de sa vie, mais plus gai et plus enjoué. [Suivent Vingt-neuf sonnets d’Étienne de la Boétie]. »

Montaigne prétend ainsi que l’ouvrage diffusé de manière anonyme par les protestants français aurait été écrit par Étienne de La Boétie. Ce dernier est mort il y a bien longtemps, mais il faudrait faire confiance à Montaigne.

D’ailleurs, celui-ci aurait été son meilleur ami, ils auraient été comme deux frères : ce serait là bien la preuve qu’il ne ment pas…

Montaigne aurait même connu une version manuscrite du Discours de la servitude volontaire avant de connaître Étienne de La Boétie : ce serait une autre preuve.

Enfin, Montaigne aurait voulu publier le Discours de la servitude volontaire dans ses Essais, mais il ne le pourrait pas en raison d’une « récupération » scandaleuse par les protestants.

Quant à l’œuvre elle-même, elle ne serait qu’un exercice de références gréco-romaines par un jeune adolescent.

Que tous les commentateurs bourgeois aient pu croire une fable pareille laisse sans voix !

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De la servitude volontaire : la nature de l’oeuvre

Le thème du Discours de la servitude volontaire est simple : le peuple accepte un régime en lequel il ne croit pas ou ne devrait plus croire, par la force de l’habitude.

Nicolas Machiavel en Italie à la même époque avait raisonné au sujet de cette question de l’opinion publique, tout comme Kautilya en Inde au IVe siècle avant Jésus-Christ. Cependant, Machiavel et Kautilya s’adressaient au Roi, tout au moins le prétendaient-il.

Or, le Discours de la servitude volontaire parle du peuple, en espérant faire réagir les couches intellectualisées non liées au « tyran ». C’est précisément la position de Jean Calvin, qui ne dit pas autre chose que le Discours de la servitude volontaire dans ce prêche de novembre 1599 :

« Il n’y a roi au monde qui ne soit sujet à tous ceux qui discernent entre le bien et le mal, pour être condamné de ses vices.

Si un roi est dissolu et efféminé, on dira qu’il n’est pas digne d’un tel lieu.

S’il est un ivrogne ou un gourmand, il sera condamné aussi bien.

S’il est cruel et qu’il tourmente son pauvre peuple par tributs, par tailles, on l’accusera de tyrannie.

Mais cependant le jugement des hommes s’évanouit tantôt, en sorte que cette majesté éblouit les yeux, et c’est comme si on donnait un coup de marteau sur la tête de chacun, qu’on n’ose pas juger ceux qui sont élevés si haut. »

Ces dernières lignes expriment parfaitement les concepts de « servitude volontaire » (c’est-à-dire d’opinion publique) et de « tyran » , qui répond aux besoins protestants de dénoncer le Roi, sans être capable d’en appeler au peuple, de proposer une révolution.

Pour cette raison, la littérature « monarchomaque » tourne précisément autour de ces concepts. On trouve ainsi une telle démarche dans les œuvres principales que sont la Francogallia (1573) de François Hotman, de Du droit des magistrats sur leurs sujets (1574) de Théodore de Bèze, de Vindiciae contra Tyrannos (1579) écrit sans doute par Philippe Duplessis-Mornay, de Résolution claire et facile d’Odet de La Noue, du Réveille-Matin des François et de leurs voisins ainsi que d’une multitude de pamphlets.

François Hotman

Parmi ceux-ci, on a justement le Discours de la servitude volontaire est un document historique d’une très grande valeur ; on y trouve une dénonciation de la passivité de la population devant une tyrannie. Sans cette servitude intégrée psychologiquement, le régime tyrannique ne pourrait se maintenir, la force militaire ne suffisant pas face à des millions de personnes.

On fait alors face à un problème de taille : le genre monarchomaque fut développé à partir de 1572, à la suite de la Saint-Barthélémy, le fameux massacre anti-protestants. Or, le Discours de la servitude volontaire date d’avant 1572, tout au moins en théorie. Car en réalité, on n’en sait strictement rien et même le nom de son auteur doit être mis en doute.

La raison de cela est que les seules informations au sujet de la Discours de la servitude volontaire nous sont fournies, formulées de manière très étrange, par Michel de Montaigne dans ses fameux Essais.

Portrait présumé de Montaigne
par François Quesnel, vers 1588.

Comprenons ici ce qui s’est déroulé historiquement. Au départ, on a un large extrait du Discours de la servitude volontaire qui fut publié en latin, en 1574 (donc après1572), dans des Dialogi ab Eusebio Philadelpho cosmopoliti, puis dans la foulée dans une version française intitulée Le Réveille-matin des Français et de leurs voisins, composé par Eusèbe Philadelphe, cosmopolite, en forme de Dialogues.

Cette décision de publier le Discours vient de la plus haute direction politique protestante et relève donc résolument de l’idéologie monarchomaque.

Puis, on retrouve le Discours de la servitude volontairedans un ouvrage compilant plusieurs documents et intitulé Mémoires de l’Estat de France sous Charles neufiesme, contenant les choses plus notables, faites et publiées tant par les catholiques que par ceux de la religion depuis le troisième édit de pacification fait au mois d’août 1570 jusqu’au règne de Henri troisiesme(dans le tome 3).

La date est on ne peut plus clair : l’ouvrage fut publié en 1576, en 1577 et une nouvelle fois en 1578 ; c’est cette dernière édition, rassemblant des écrits allant dans le sens de la révolte protestante, qui a été brûlé en place publique à Bordeaux, sur ordre du Parlement, en mai 1579.

Une version intégrale, la même que dans les Mémoires de l’Estat de France sous Charles neufiesme, mais donc cette fois de manière autonome, fut ensuite publiée en 1577, avec comme auteur Odet de La Noue, sous le titre de Vive description de la Tyranie et des Tyrans, avec les moyens de se garantire de leur joug.

Jusque-là, aucun doute ne peut subsister sur le caractère du Discours de la servitude volontaire, qui est un pamphlet particulièrement réussi, présentant certaines caractéristiques particulières par rapport à la littérature monarchomaque, notamment le fait de puiser non pas tant dans l’histoire du droit français que dans l’antiquité gréco-romaine.

Puis, lorsque Michel de Montaigne publie ses Essais, il place en 1580 un long chapitre intitulé De l’amitié. Il y parle d’une amitié extrêmement profonde avec Etienne de la Boétie, né le 1er novembre 1530 et est décédé jeune, le 18 août 1563.

Il y fait l’éloge de celui qu’il présente comme son ami, parti trop tôt ; de manière lyrique, il écrit notamment ces lignes très connues :

« Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent.

En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes.

Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. »

Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que j’en puis dire particulièrement, ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous oyions l’un de l’autre, qui faisaient en notre affection plus d’effort que ne porte la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel ; nous nous embrassions par nos noms.

Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre. Il écrivit une satire latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence, si promptement parvenue à sa perfection.

Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé, car nous étions tous deux hommes faits, et lui plus de quelques années, elle n’avait point à perdre de temps et à se régler au patron des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation.

Celle-ci n’a point d’autre idée que d’elle-même, et ne se peut rapporter qu’à soi. Ce n’est pas une spéciale considération, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille. 

Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien, ou mien. »

Ce n’est pas tout, Michel de Montaigne ajoute des précisions de grande importance, révélant alors que c’est Étienne de la Boétie qui aurait, selon lui, écrit Le Discours de la servitude volontaire.

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La notion de tyran au XVIe siècle

Nous sommes au XVIe siècle et en août 1572, le massacre de la Saint-Barthélemy propage une violente onde de choc anti-protestante. La terreur catholique s’instaure, sanglante.

Le Massacre de la Saint-Barthélemy,
par François Dubois (1529-1584).

Voici comment l’un des plus grands juristes de l’époque,François Hotman, témoigne de son émotion dans une lettre du 30 octobre 1572, alors qu’il se réfugie à Genève :

« Hier soir, je suis arrivé ici, sauvé par la Providence, la clémence et la miséricorde de Dieu, échappé au massacre, œuvre de Pharaon…

Je ne puis dans ma tristesse écrire davantage. Tout ce que je puis dire c’est que 50,000 personnes viennent d’être égorgées en France, dans l’espace de huit ou dix jours.

Ce qui reste de chrétiens erre la nuit dans les bois : les bêtes sauvages seront plus clémentes pour eux, je l’espère, que le monstre à forme humaine… Les larmes m’empêchent d’écrire davantage. »

Dans une autre lettre, datée du 10 janvier 1573, François Hotman écrit aussi :

« Le tyran devient de jour en jour plus furieux depuis qu’il a goûté le sang chrétien, il est devenu plus cruel qu’auparavant.

Il faut renier Dieu ou mourir… Tels sont les édits de ce Phalaris ! [Phalaris fut un tyran sicilien du 6e siècle avant notre ère, connu pour avoir mis en place un taureau de bronze à l’intérieur duquel cuisait ses victimes, les cris sortant du nez du taureau]

Comme s’il pouvait y avoir une majesté dans un pareil monstre… »

Le tyran, ennemi du peuple : voici le grand thème de la littérature protestante à la suite de la Saint-Barthélemy. Le Discours de la servitude volontaire d’Etienne de La Boétie en est une composante importante, une tentative de donner corps à ce qui sera appelé le courant « monarchomaque ».

Le terme vient du grec, monarchos le monarque et makhomai combattre, et a été forgé en Angleterre par les partisans du Roi pour dénoncer les opposants.

Cependant, et c’est l’erreur à ne surtout pas commettre en interprétant de manière erronée le Discours de la servitude volontaire, les monarchomaques ne sont pas du tout anti-royalistes : ils s’opposent uniquement à la tyrannie.

Il s’agit ici de ne pas interpréter le XVIe siècle avec le regard du XXIe siècle, ni même celui du XVIIIe siècle. Au XVIe siècle, on n’envisage pas la possibilité de former un nouveau régime politique, le concept de révolution n’existe pas.

Pareillement, la notion d’individu égal à un autre n’existe pas en tant que tel : le protestantisme assume cette idée, mais encore faut-il pour la réaliser, le développement réel du capitalisme, avec ses bourgeois et ses prolétaires, c’est-à-dire ses travailleurs libres.

Les grandes masses sont paysannes, ce sont à l’époque des serfs. Même libérées du servage, ces masses sont incapables de réelle organisation – les révoltes hussites témoignent d’une tendance contraire –, mais le principe semble absurde aux dirigeants protestants issus de la noblesse et de la bourgeoisie.

C’est également exactement ce que dit le Discours de la servitude volontaire.

C’est également exactement ce que dit Jean Calvin, qui veut faire triompher le protestantisme, mais ne sait pas comment. Il était de ce fait sceptique devant la conjuration d’Amboise de 1560, visant à enlever François II à son entourage catholique.

Jean Calvin à l’âge de 53 ans
dans une gravure de René Boyvin (1525-1598?)

De fait, à l’époque, personne n’a de théorie de l’État. Nicolas Machiavel, avec Le Prince publié en 1532, marque le simple début des sciences politiques. Toutefois, une juste compréhension de l’État n’apparaît pas et même la bourgeoisie ne sait pas ce qu’est un État, elle ne l’a jamais su : seul le prolétariat aura une vision complète, et encore uniquement avec la Grande Révolution Culturelle Prolétarienne chinoise.

La bourgeoisie, faut-il le rappeler, n’a pas détruit l’État en Angleterre, partageant le pouvoir avec l’aristocratie ; la révolution française est le fruit d’une situation historique particulière, alors que les auteurs des Lumières qui ont pavé sa voie visaient principalement une monarchie parlementaire sur le modèle anglais.

On comprend la difficulté pour les protestants, au XVIesiècle, de savoir quoi faire. Il y a alors toute une réflexion à ce sujet et ce qui fait la force du Discours de la servitude volontaire, c’est qu’il s’agit précisément d’une tentative d’aller dans le sens d’une compréhension de ce qu’est l’État, son rapport au peuple, ainsi que, comme chez Nicolas Machiavel, la notion d’opinion publique.

Jean Calvin ne déroge donc pas à la règle et il n’envisage pas l’État autrement que de la manière qu’il existe. Il reconnaît qu’il peut y avoir une monarchie, une oligarchie, une république des grandes familles, mais il ne pense pas qu’on puisse choisir : ce sont les faits qui décident, ou plus exactement Dieu.

La Providence décide et de fait, historiquement, la royauté est considérée en France comme relevant de Dieu. Cela ne signifie nullement, comme on peut le penser, que la monarchie de droit divin fait du roi un représentant de Dieu sur Terre : au contraire, cela encadre de manière complète ce que le roi peut ou ne peut pas faire.

Voici comment le poète Pierre de Ronsard, partisan résolu du Roi et du catholicisme, dénonce lui-même la tyrannie, avertissant du danger le futur Roi dans son Institution pour l’Adolescence du Roy tres-chrestien Charles IX de ce nom.

Des lignes sont sautées pour faciliter la lecture.

« SIRE, ce n’est pas tout que d’être Roi de France,
Il faut que la vertu honore votre enfance :

Un Roi sans la vertu porte le sceptre en vain,
Qui ne lui est sinon un fardeau dans la main (…).

Si un Pilote faute tant soit peu sur la mer
Il fera dessous l’eau le navire abîmer.

Si un Monarque faute tant soit peu, la province
Se perd: car volontiers le peuple suit le Prince.

Aussi pour être Roi vous ne devez penser
Vouloir comme un tyran vos sujets offenser.

De même notre corps votre corps est de boue.
Des petits et des grands la Fortune se joue :

Tous les règnes mondains se font et se défont,
Et au gré de Fortune ils viennent et s’en vont,

Et ne durent non-plus qu’une flamme allumée,
Qui soudain est éprise [enflammée], et soudain consumée.

Or, Sire, imitez Dieu, lequel vous a donné
Le sceptre, et vous a fait un grand Roi couronné,

Faites miséricorde à celui qui supplie,
Punissez l’orgueilleux qui s’arme en sa folie »

Les règnes ne durent pas, seul Dieu est éternel et donc le roi n’est que transitoire dans une forme monarchique qui, elle, doit se prolonger. Hors de question de menacer l’édifice en devenant un tyran : il faut respecter les coutumes, les traditions, les rapports de force avec l’aristocratie, etc.

Jean Calvin est tout à fait d’accord avec cela ; il ne conçoit pas de « révolution », car il ne le peut pas pour des raisons historiques.

Il est toujours nécessaire de s’assujettir à ceux qui sont supérieurs, car c’est la Providence qui l’a voulu ainsi. C’est une thèse stoïcienne classique, qui forme le coeur même du noyau idéologique royal au XVIe siècle.

Toutefois, Jean Calvin veut faire triompher le protestantisme et il doit bien trouver une voie. Aussi explique-t-il que, comme justement la monarchie est de droit divin, le monarque doit se comporter de manière adéquate au sujet de la religion.

S’il ne le fait pas, alors la justification de la monarchie tombe. Jean Calvin dit ainsi que :

« Vrai est qu’il nous faut avoir ici une distinction, c’est que si nous sommes molestés en nos corps, que nous devons porter patiemment cela.

Mais ce n’est pas à dire qu’il nous faille cependant déroger au souverain empire de Dieu pour complaire à ceux qui ont prééminence dessus nous.

Comme si les rois veulent contraindre leurs sujets à suivre leurs superstitions et idolâtries : O là ils ne sont plus rois, car Dieu n’a pas résigné ni quitté son droit, quand il a établi les principautés et seigneuries en ce monde.

Et quand il a fait cet honneur à des créatures mortelles qu’ils soient pères, qu’ils aient le droit de paternité sur leurs enfants, ce n’est pas qu’il ne demeure toujours père unique en son entier et des corps et des âmes.

Mais encore quand il adviendra que les rois voudront pervertir la vraie religion, que les pères aussi voudront traîner leurs enfants ça et là, et les ôter de la subjection de Dieu, que les enfants distinguent ici ; pareillement les serviteurs et chambrières, et puis tous les sujets des princes et magistrats, en général que tous s’humilient en telle sorte qu’ils portent patiemment toutes injures qu’on leur fera.

Mais ce pendant qu’ils avisent qu’il leur vaudrait mieux mourir cent fois que de décliner du vrai service de Dieu.

Qu’ils rendent donc à Dieu ce qui lui appartient, et qu’ils méprisent tous les édits et toutes les menaces, et tous les commandements et toutes les traditions, qu’ils tiennent cela comme fiente et ordure, quand des vers de terre se viendront ainsi adresser à l’encontre de celui auquel seul appartient obéissance. »

Le Roi devient un tyran lorsqu’il abandonne Dieu et comme le protestantisme est la vraie adoration de Dieu, dans le cas où le Roi interdit le protestantisme par la violence, il devient un tyran.

C’est ce tyran là que dénonce le Discours de la servitude volontaire d’Etienne de La Boétie.

>Sommaire du dossier

Les monarchomaques contre la France-Turquie

Influencé par le Discours merveilleux, La France-Turquie, c’est à dire, conseils et moyens tenus par les ennemis de la Couronne de France, pour réduire le Royaume en tel état que la tyrannie turquesque fut publié en 1575, en trois parties distinctes tout d’abord.

La première, Conseil du Chevalier Poncet, donné en presence de la Royne mere & du Conte de Retz, pour reduire la France en mesme estat que la Turque, consiste en la présentation des conseils donnés par un chevalier Poncet à Catherine de Médicis après avoir visité l’empire ottoman.

Il s’agit sans doute d’une allusion à Maurice Poncet, auteur en 1572 d’un ouvrage appelant à la soumission de l’aristocratie : Remontrance à la noblesse de France de l’utilité et repos que le Roy apporte à son peuple: et de l’instruction qu’il doit avoir pour le bien gouverner.

Le chevalier Poncet donne comme conseil de supprimer physiquement les aristocrates pour les remplacer par des gens qui seront redevables de tout, de supprimer la propriété afin que tout soit centralisé sur une seule personne devenant incontournable.

La seconde partie consiste en la mauvaise défense de ce prétendu chevalier, niant dans L’Antipharmaque du chevalier Poncet avoir jamais donné de tels conseils.

Enfin, la troisième partie explique en conclusion l’arrière-plan général de la Saint-Barthélémy, sous le titre de Lunettes de Cristal de Roche, par lesquelles on voit clairement le chemin tenu pour subjuguer la France, à même obéissance que la Turquie: adressées à tous Princes, Seigneurs, Gentils-hommes, et autres d’une et d’autre Religion bons et légitimes Français. Pour servir de contre-poison à l’Antipharmaque, du Chevalier Poncet.

Voici un extrait de cette partie, qui là encore cible la tyrannie :

« Je parle seulement contre ceux qui nous ôtent par force, par subtilités indues, et par exactions, comme font journellement lesdits Italiens au vue, su, appui, et commandement de ladite Royne mere, du Maréchal de Rets, de Monsieur de Nevers, du Chancelier et autres de leur conseil & adherans, ainsi qu’à mon grand regret je le vois tous les jours et à toute heure, par faute que personne ne se présente pour si opposer de si bonne forte, que nous ne soyons plus sujets à leurs tyrannies sous l’autorité de notre Roy, lequel ne voit rien de ces affaires sinon ce qu’il leur plaît et par tel miroir qu’ils veulent (…).

Et nous permettons et souffrons que les étrangers non seulement mangent nos morceaux, nous sucent jusques aux os, tiennent les principaux estats et les meilleurs plus belles et fructueuses charges, mais encore qu’ils nous commandent à baguette, et nous empoisonnent quant il leur plaît outre les poisons dont ils ont contaminé notre nation et font perdre les âmes par tout genre de vice, comme d’usure, de tromperie, de trahison et dissimulation de sodomie et toute espèce de paillardise (…).

Voulons nous attendre qu’ils nous coupent la gorge, ou sinon qu’ils nous matent et mettent si bas par leurs subsides et inventions exactives, et par leur force (qui s’agrandit et augmente tous les jours) que nous ne puissions jamais relever, et qu’ils nous réduisent sous la diabolique servitude dont leurs desseins détestables, et l’étroite observation des préceptes et documents de Poncet […], qui est si clair et suffisant pour montrer véritablement qu’ils nous mènent au grand chemin de la tyrannie Turquesque qu’il n’en faut nullement douter ? »

Le roi Charles IX y est présenté comme ayant été empoisonné par sa mère, car désireux de condamner la Saint-Barthélemy. C’est là qu’on reconnaît le caractère idéaliste de l’entreprise monarchomaque.

L’aristocratie catholique sut profiter de cette faille, avec les malcontents, éléments catholiques particulièrement insatisfaits du chaos dans lequel se trouvait le pays et ne comptant nullement accepter que des courtisans italiens remplacent l’aristocratie française.

Ces malcontents étaient proches de trois dirigeants : tout d’abord, on retrouve Henri Ier de Bourbon-Condé, figure de proue de l’aristocratie protestante et de ce fait, peu en mesure d’unir réellement les aristocrates catholiques malcontents autour de lui.

On a ensuite le frère du roi Henri III, François de France, qui effectivement parvient à unir autour de lui les malcontents, en prônant une ligne de tolérance. Il est aidé en cela par son beau-frère Henri de Navarre, le futur Henri IV, qui justement prendra sa place après sa mort de la tuberculose en 1584.

Dans tous les cas, les malcontents représentaient une ligne visant à faire cesser les guerres de religion, en assumant une ligne d’ouverture religieuse. Étienne Pasquier, un proche de Henri IV ayant mené un profond travail d’historien alors, résume ainsi ce moment d’émergence des malcontents :

« Nous commençâmes à être divisez en deux, par une étrange malédiction, et de deux noms misérables, de fraction, partialité et division, les uns appelez Papistes, et les autres Huguenots, combien que nous n’ayons autre qualité que celle de Chrétiens, qui nous est empreinte par le Saint Sacrement, et caractère de Baptême.

En ce malheur nous avons vécu plusieurs ans. Depuis, il en venu un tiers de mal contents, qui mêlent en leur querelle, l’État. »

Le grand représentant intellectuel du courant des malcontents fut le protestant Innocent Gentillet (1535-1588), auteur notamment en 1576 d’une Brieve remonstrance a la noblesse de France sur le faict de la Declaration de Monseigneur le Duc d’Alençon, mais surtout d’un Discours sur les moyens de bien gouverner & maintenir en paix un Royaume, ou autre Principauté divisez en trois parties: asavoir, du Conseil, de la Religion et de la Police que doit tenir un Prince:Contre Nicolas Machiauel Florentin, A Tres-haut et Tres-Illustre Prince François Duc d’Alençon, fils et frere de Roy, Troisiesme edition nouvellement reveue par l’Autheur.

Cette dernière œuvre, qui passa à la postérité sous le titre d’Anti-Machiavel, est dédié au frère du Roi, formant ainsi un appel à le soutenir. On lit dans l’épître lui étant dédié au début de l’œuvre qu’il faut agir en Français et bannir le style de Nicolas Machiavel :

« Vous y pourrez voir, Monseigneur, plusieurs beaux exemples des Rois de France vos ancêtres, & de plusieurs grands Empereurs, qui ont prospéré en leurs États, & qui ont heureusement gouverné leurs Royaumes & Empires, pour avoir eu gens de bien & sages en leur Conseil.

Comme par le contraire, ceux qui se sont servis de mauvais conseillers & gouvernez par flatteurs, ambitieux, avares, & surtout par étrangers, se sont toujours précipitez en quelque grand malheur, & ont mis leur État en branle ou en ruine entière, & leurs sujets en confusion & misère.

Qui est une faute où les Princes se laissent bien souvent & facilement tomber, de laquelle néanmoins ils se dussent plus garder : veu qu’il est certain qu’en toutes choses le mauvais conseil est cause de maux infinis, & principalement és affaires d’un Prince & d’une République.

C’est la principale & plus griefve maladie dont la pauvre France est aujourd’hui affligée, qui la mine & la ruine le plus : tellement qu’elle a bien besoin que vostre Excellence s’emploie à appliquer les remèdes nécessaires pour la guérir.

Vous pourrez aussi voir icy, Monseigneur, comme le devoir d’un bon Prince est d’embrasser & soutenir la Religion Chrétienne, & de chercher & s’enquérir de la pure vérité d’icelle, & non pas approuver ni maintenir la fausseté en la Religion, comme Machiavel enseigne.

Et quant à la Police, vostre Excellence y pourra voir aussi plusieurs notables exemples de vos progéniteurs Roys de France, & des plus grands & anciens Empereurs Romains, par lesquels quels appert que les Princes qui se sont gouvernez par douceur & clemence conjointe à justice, & qui ont usé de modération & debonnaireté envers leurs sujets, ont toujours grandement prospéré, & longuement régné.

Mais au contraire, les Princes cruels, iniques, perfides, & oppresseurs de leurs sujets, sont incontinent tombez eux & leur état en péril, ou en totale ruine, & n’ont guère long temps régné, & le plus souvent ont fini leurs jours par mort sanglante et violente.

Et d’autant que les exemples de bon gouvernement sont la plupart princes de la noble maison de France, dont votre Excellence est issue, je m’assure, Monseigneur, qu’ils vous esmouveront toujours de plus fort à ressusciter & faire reluire en vous les vertus héroïques de vos aïeuls : & à chasser hors de France les vices infâmes qui s’y enracinent, asavoir cruauté, injustice, perfidie, & oppression, ensemble les étrangers qui les y ont apportez, & les François degenereux & abâtardis leurs adhérents, qui favorisent à leurs tyrannies & oppressions, lesquelles traînent après elles la subversion de l’État du Royaume.

Cela même poussera votre Excellence à remettre sus la manière de gouverner vrayement Françoise, usitée par vos devanciers, & à bannir & renvoyer celle de Machiavel en Italie, dont elle est venue, à notre très grand malheur et dommage.

Dequoy tout le Royaume, nobles, ecclésiastiques, marchands et roturiers, voire les Princes & grands Seigneurs, vous seront à jamais grandement tenus & obligez : comme est le pauvre malade languissant, qui est en péril évident de mort, au prudent médecin qui le fuerit.

Et d’abondant, la postérité n’oubliera jamais un si grand bienfait, mais célébrera vos héroïques & magnanimes vertus par histoires & louanges immortelles. Et semble bien que Dieu voulant avoir pitié de la pauvre France, & la voulant délivrer de la sanglante & barbare tyrannie des étrangers, vous a suscité comme le fatal libérateur d’icelle, vous (dis-je) Monseigneur, qui estes Prince François, de la maison de France, François de nation, François de nom, & François de cœur & d’effet.

Car, à qui pourrait mieux appartenir l’entreprise de délivrer la France de tyrannie, & le los & honneurs d’un si haut & héroïque exploit, qu’à votre Excellence, qui n’a rien qui ne soit François ?

A qui peut la pauvre France mieux avoir son recours en son extrême péril & nécessite, qu’à celui qui est un vrai tige issu du bon Roy Louys XII, père du peuple, & du grand Roy François, Prince fort amateur de ses sujets, & du débonnaire Roy Henry second ? »

On l’a compris, l’ennemi, ce sont les courtisans italiens :

« Car ces Italiens ou italianisez, qui ont en main le gouvernail de la France, tiennent bien pour vraye la maxime de Machiavel, Qu’on ne se doit fier aux estrangers, comme aussi elle est veritable.

Est c’est pourquoy ils ne veulent avancer que gens de leur nation, ou quelques François bastards et degenereux, qui sont façonnez à leur humeur et à leur mode, et qui leur servent comme d’esclaves et vils ministres de leurs perfidies, cruautez, rapines, et autres vices.

Car quant aux bons et naturels François, ils ne les veulent avancer, parce qu’ils leur sont estrangers, et par consequent suspects de ne leur estre assez fideles, suyvant ladite maxime. »

Leur style, c’est celui qui aurait été enseigné par Nicolas Machiavel :

« Cest atheiste Machiavel enseigne au prince d’estre un contempteur de Dieu et de religion, et de faire seulement la mine, et beau semblant exterieurement devant le monde, pour estre estimé religieux et devot, bien qu’il ne le soit pas. Car de punition divine d’une telle hypocrisie et dissimulation, Machiavel n’en craint point, parce qu’il ne croit pas qu’il y ait un Dieu. 

Conclusion, l’Italie, Rome, le pape et son siège sont vrayement la source et la fontaine de tout mespris de Religion, et l’escole de toute impieté. Et comme ils l’estoyent desja du temps de Machiavel (ainsi qu’il confesse) ils le sont encores plus aujourd’hui (…).

De sorte qu’en lieu de meurtriers et assassins ou massacreurs ils n’ont point de honte de se dire abbreviateurs de justice. Et pourquoy en auroyaient-ils honte ? veu que la justice d’aujourdhuy est exercee d’une sorte, qu’on la fait servir de palliation et couverture d’assassinemens, meurtres et vengeances. L’on void bien à l’œil qu’en plusieurs endroits la justice ne sert qu’à prester son nom, à ceux qui veulent estre veus bien faire en faisant mal contre leurs propres consciences, suyvans en cela la doctrine de Machiavel. »

Le vrai sens de la Saint-Barthélemy, ce n’est donc pas qu’un massacre de l’élite protestante, mais le début d’un massacre de l’ensemble de l’élite française pour la remplacer. Voilà comment la chose est présentée :

« A l’imitation desquelles ceste mesme race complotta, et fit executer, non pas en Sicile, mais en la France mesme, et parmi toutes meilleures villes du royaume, ce cruel et horrible massacre general de l’an M.D.LXXII. qui saigne tousjours, et duquel ils ont encores les mains et leurs espees ensanglantees. Duquel exploit ils se sont vantez et bravez incessamment depuis (…).

Mais je diray cecy en passant, que nos machiavelistes de France, qui furent autheurs et entrepreneurs des massacres de la journee de S. Barthelemy, n’avoyent pas bien leu ce passage de Machiavel que nous venons d’alleguer (…).

Ils devoyent considerer ces venerables entrepreneurs, ce que dit icy leur docteur Machiavel (et qu’ils ont veu depuis par experience) qu’un peuple ne peut manquer de chefs, qui luy renaissent tousjours à foison, en la place de ceux qu’on tue. S’ils eussent si bien noté ce passage de Machiavel, comme ils font les autres, tant de sang ne fust pas respandu, et leurs tyrannie eust (peut estre) plus duré qu’elle ne fera. »

En fait, ne pouvant vaincre le catholicisme, l’aristocratie protestante a fait de Catherine de Médicis l’ennemi suprême, afin de contrebalancer sa position de faiblesse, de faire en sorte que l’aristocratie catholique cesse son offensive en raison d’un ennemi commun : la faction italienne qui chercherait à tirer les marrons du feu. 

Cependant, le problème est qu’à partir du moment où les malcontents rentrent en jeu, la question protestante passait en second lieu.

La première étape fut l’Édit de Beaulieu de 1576, réhabilitant les victimes de la Saint-Barthélemy et accordant une vaste liberté de culte aux protestants (sauf à Paris et à la Cour). Toutefois, la clause exigeant que le culte catholique puisse être repris dans les zones protestantes ne put être appliquée et amena la formation d’une Ligue catholique provoquant une nouvelle guerre de religions.

On passa alors des malcontents aux Politiques, qui se chargèrent de remettre la monarchie au centre du jeu, aux dépens de la position de force du catholicisme et surtout du protestantisme progressivement liquidé. Les grandes figures de ce courant furent La Boétie et Michel de Montaigne.

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