Lénine soulève ensuite un point important. Critiquant le principe selon laquelle la pensée formerait elle-même une « économie », avec donc la logique du « moindre effort », il rejette bien entendu cela au nom de la théorie du reflet qu’est la pensée.
Ce n’est pas la pensée qui détermine la réalité, sa qualité, sa substance. Il prend un exemple concret :
« Est‑il plus « économique » de « penser » que l’atome est indivisible ou qu’il est composé d’électrons positifs et négatifs ? »
Il montre par là que la réalité est toujours plus approfondie que la pensée, et que donc les gens qui veulent arrêter cela ne sont pas conformes à la réalité, et donc à la marche en avant de la science.
Ce n’est pas la pensée qui a des critères qu’il faudrait suivre, mais la réalité ; la pensée n’est qu’un reflet et un reflet de la totalité.
Si la pensée pseudo-marxiste veut bien « reconnaître » le marxisme mais jamais la dialectique de la nature, c’est précisément en raison de cette question de la totalité : inévitablement si on s’appuie sur la « pensée » et non sur la Nature, on quitte le terrain du matérialisme.
Lénine rappelle ainsi :
« Engels a montré par l’exemple de Dühring qu’une philosophie tant soit peu conséquente peut faire dériver l’unité de l’univers ou bien de la pensée, ‑ mais qu’elle est alors impuissante en présence du spiritualisme et du fidéisme (Anti‑Duhring, p. 30), et que les arguments d’une semblable philosophie se ramènent inévitablement à des boniments de prestidigitateur, ‑ ou bien de la réalité objective qui existe hors de nous, qui porte depuis très longtemps en gnoséologie le nom de matière et constitue l’objet des sciences de la nature. »
Ce que veut dire Lénine, c’est qu’Emmanuel Kant a fait avancer les choses. Pour résumer, on peut dire qu’il a laïcisé la science, en reconnaissant l’espace et le temps. Cependant, le kantisme est incapable de se libérer de Dieu, de la religion, qu’il a juste mis de côté.
Lénine peut donc constater :
« Reconnaissant l’existence de la réalité objective, c’est-à-dire de la matière en mouvement, indépendamment de notre conscience, le matérialisme est inévitablement amené à reconnaître aussi la réalité objective de l’espace et du temps, et ainsi il diffère, d’abord, du kantisme, pour lequel, comme pour l’idéalisme, l’espace et le temps sont des formes de la contemplation humaine, et non des réalités objectives (…).
L’univers n’est que matière en mouvement, et cette matière en mouvement ne peut se mouvoir autrement que dans l’espace et dans le temps. Les idées humaines sur l’espace et le temps sont relatives, mais la somme de ces idées relatives donne la vérité absolue : ces idées relatives tendent, dans leur développement, vers la vérité absolue et s’en rapprochent.
La variabilité des idées humaines sur l’espace et le temps ne réfute pas plus la réalité objective de l’un et de l’autre que la variabilité des connaissances scientifiques sur la structure de la matière et les formes de son mouvement ne réfute la réalité objective du monde extérieur (…).
Le caractère essentiel de la philosophie de Kant, c’est qu’elle concilie le matérialisme et l’idéalisme, institue un compromis entre l’un et l’autre, associe en un système unique deux courants différents et opposés de la philosophie.
Lorsqu’il admet qu’une chose en soi, extérieure à nous, correspond à nos représentations, Kant parle en matérialiste.
Lorsqu’il la déclare inconnaissable, transcendante, située dans l’au-delà, il se pose en idéaliste. Reconnaissant dans l’expérience, dans les sensations, la source unique de notre savoir, Kant oriente sa philosophie vers le sensualisme, et, à travers le sensualisme, sous certaines conditions, vers le matérialisme.
Reconnaissant le caractère apriori de l’espace, du temps, de la causalité, etc., Kant oriente sa philosophie vers l’idéalisme. Ce double jeu a valu à Kant d’être combattu sans merci tant par les matérialistes conséquents que par les idéalistes conséquents (y compris les « purs » agnostiques de la nuance Hume) (…).
Elève d’Engels, Lafargue polémiquait en 1900 contre les kantiens (au nombre desquels se trouvait alors Charles Rappoport) : (…) « Un ouvrier qui mange une saucisse et qui reçoit cent sous pour une journée de travail, sait très bien qu’il est volé par le patron et qu’il est nourri par la viande de porc ; que le patron est un voleur et la saucisse agréable au goût et nutritive au corps. ‑ Pas du tout, dit le sophiste bourgeois qui s’appelle Pyrrhon, Hume ou Kant, son opinion est personnelle, partant subjective ; il pourrait, avec autant de raison, croire que le patron est son bienfaiteur et que la saucisse est du cuir haché, car il ne peut connaître la chose en soi… ». »
Ce à quoi on aboutit, c’est à un matérialisme honteux, un matérialisme influencé par Emmanuel Kant dans un mauvais sens, voire allant dans l’idéalisme le plus complet. Il existe ici un nombre incalculable de variantes, de nuances entre penseurs payés par la bourgeoisie. Leurs positions changent, fluctuent, oscillent, varient, évoluent, mais se rejoignent immanquablement.
Lénine, reprenant Friedrich Engels, souligne toutefois leur caractère commun, leur objectif commun qui est de rejeter le matérialisme, ses enseignements, son aboutissement au matérialisme dialectique. Il cite d’ailleurs énormément d’auteurs dans Matérialisme et empiriocriticisme, afin de bien montrer que tous ces gens s’apprécient, se connaissent, se soutiennent, se saluent, se nourrissent les uns les autres.