Antonio Gramsci : Le destin de Matteoti

Lo Stato Operaio, 28 août 1924

En commémorant, devant une assemblée de communistes, le Congrès de l’Internationale, un militant du nationalisme allemand fusillé dans la Ruhr par les nationalistes français, le camarade Radek a employé une formule incisive qui nous revient à l’esprit chaque fois que nous pensons au destin de Giacomo Matteotti.

« Le pèlerin du néant » : c’est ainsi que Radek a désigné le combattant malheureux, mais tenace jusqu’au sacrifice de soi, défenseur d’une idée qui ne peut conduire ses fidèles et ses militants à autre chose qu’un inutile cercle vicieux de luttes, d’agitations, de sacrifices sans résultat et sans issue. Un « pèlerin du néant », c’est ainsi que nous apparaît Giacomo Matteotti lorsque nous confrontons sa vie et sa fin à toutes les circonstances qui leur confèrent une valeur, non plus « personnelle », mais d’exemple universel et de symbole.

Il existe une crise de la société italienne, une crise qui trouve précisément son origine dans les éléments constitutifs de cette société et dans leurs irréductibles contradictions ; une crise que la guerre a précipitée, approfondie, rendue insurmontable.

D’une part il y a un État qui ne tient plus debout parce que l’adhésion des grandes masses lui fait défaut, ainsi qu’une classe dirigeante capable de lui procurer cette adhésion ; d’autre part, il y a une masse de millions de travailleurs qui ont commencé lentement à s’éveiller à la vie politique, qui demandent à y prendre une part active, qui veulent devenir le fondement d’un « État » nouveau qui incarne leur volonté.

D’une part, il y a un système économique qui a été construit pour satisfaire exclusivement les intérêts particuliers de quelques étroites catégories privilégiées et qui ne parvient plus à satisfaire les besoins élémentaires de l’énorme majorité de la population.

D’autre part, il y a des centaines de milliers de travailleurs qui ne peuvent plus vivre si ce système n’est pas radicalement transformé. Depuis quarante ans, la société italienne s’efforce en vain de trouver le moyen de sortir de ces dilemmes.

Mais il n’y a qu’un seul moyen d’en sortir. C’est que les centaines de milliers de travailleurs, c’est que la grande majorité de la population laborieuse italienne en arrivent à surmonter la contradiction en brisant les cadres de l’ordre politique et économique actuel et en le remplaçant par un nouvel ordre de choses, dans lequel les intérêts et la volonté de ceux qui travaillent et produisent pourront trouver pleine satisfaction et complète expression. L’éveil des ouvriers et des paysans d’Italie qui a commencé sous la direction de vaillants pionniers, voici quelques dizaines d’années, laissait espérer qu’on allait s’engager sur cette voie et la suivre jusqu’au bout sans hésitation ni incohérence.

Giacomo Matteotti fut lui aussi, sinon par son âge, du moins par l’école politique dont il fit partie, un de ces pionniers.

Il fut un de ceux à qui le prolétariat italien demandait de le guider pour tirer de son sein sa propre organisation économique, son propre État, son propre destin ; il fut de ceux dont dépendit la solution, la seule solution possible, de la crise italienne.

Il est peut-être superflu de rappeler aujourd’hui comment, dans la pratique, la direction n’a pas été à la hauteur et comment les forces du mouvement se sont taries, en laissant la voie ouverte au triomphe éhonté de ses plus féroces ennemis, oui, il est peut-être superflu de le rappeler, si ce n’est pour mettre en lumière la contradiction interne, irrémédiable, qui pourrissait à la racine la conception politique et historique de ces premiers chefs du renouveau des ouvriers et des paysans d’Italie, et qui condamnait leur action à un insuccès tragique, effrayant.

Éveiller à la vie civique, aux revendications économiques et à la lutte politique des dizaines et des centaines de milliers de paysans est une entreprise vaine si elle n’aboutit pas, après avoir éveillé ces forces, à indiquer aux masses laborieuses les moyens et les voies qui leur permettront de s’affirmer pleinement et concrètement.

Les pionniers du mouvement qui a marqué l’éveil des travailleurs italiens n’ont pas su parvenir à cette conclusion-là. Au moment même où elle ébranlait les piliers d’un système économique, leur action ne prévoyait pas la création d’un système différent dans lequel les barrières du premier auraient été pour toujours dépassées et abattues.

Cette action engageait une série de conquêtes et elle ne pensait pas à leur défense. Elle donnait à une classe conscience de soi et de ses propres destinées, et ne lui donnait pas l’organisation de combat sans laquelle ces destinées ne pourraient jamais se réaliser.

Elle posait les prémisses d’une révolution et elle ne créait pas de mouvement révolutionnaire. Elle ébranlait les bases de l’État et croyait pouvoir éluder le problème de la création d’un État nouveau. Elle déchaînait la rébellion et ne savait pas la conduire à la victoire.

Elle partait d’un désir généreux de rédemption totale et s’épuisait misérablement dans le néant d’une action sans issue, d’une politique sans perspectives, d’une révolte qui, une fois passé le premier instant de stupeur et d’égarement des adversaires, était condamnée à être étouffée dans le sang et dans la terreur d’une répression réactionnaire.

Le sacrifice héroïque de Giacomo Matteotti est pour nous l’ultime expression, la plus évidente, la plus tragique et la plus haute, de cette contradiction interne dont tout le mouvement ouvrier italien a souffert pendant des années et des années.

Mais si l’impétuosité de cet éveil et les efforts tenaces du passé ont pu être vains, si l’on a pu voir avec terreur s’écrouler en trois ans l’édifice si péniblement construit pierre après pierre, ce sacrifice suprême qui résume tout l’enseignement d’un passé de douleurs et d’erreurs ne doit pas, ne peut pas rester vain.

Hier, au moment où l’on mettait en terre le corps de Giacomo Matteotti, au moment où, de tous les coins d’Italie, tous les travailleurs des usines et des champs se tournaient en esprit vers la triste cérémonie, au moment où les paysans et les ouvriers du Polesine et du Ferrarais, réduits en esclavage, mais qui ne désespèrent pas encore de leur rédemption, se déplaçaient en masse pour y être présents, hier donc, en mémoire de Matteotti, un groupe d’ouvriers réformistes demandait la carte du Parti communiste italien.

Et nous avons senti qu’il y a dans ce geste quelque chose qui brise le cercle vicieux des efforts vains et des sacrifices inutiles, qui surmonte pour toujours les contradictions, qui indique au prolétariat italien quel enseignement on doit tirer de la fin du pionnier tombé sur ses propres traces, alors que toute perspective lui était désormais fermée.

Les semences jetées par qui a travaillé pour l’éveil de la classe travailleuse italienne ne sauraient être perdues.

Une fois qu’une classe s’est réveillée de l’esclavage, elle ne peut renoncer à combattre pour son salut. La crise de la société italienne, que ce réveil a poussée jusqu’à l’exaspération, ne peut être surmontée par la terreur ; elle ne pourra s’achever que par l’accession au pouvoir des paysans et des ouvriers, par la fin du pouvoir des castes privilégiées, par l’établissement d’une économie nouvelle, par la fondation d’un nouvel État.

Mais pour cela, il faut créer une organisation de combat, à laquelle adhèrent avec enthousiasme et conviction les meilleurs éléments de la classe laborieuse, une organisation autour de laquelle les grandes masses puissent se rassembler avec confiance et certitude.

Il faut une organisation qui incarne et exprime une claire volonté de lutte, la volonté de mettre en œuvre tous les moyens qu’exige la lutte et sans lesquels aucune victoire définitive ne nous sera jamais donnée. Une organisation qui ne soit pas seulement révolutionnaire dans les mots et dans ses aspirations génériques, mais qui le soit dans sa structure, dans ses méthodes de travail, dans ses buts immédiats et lointains.

Une organisation où la décision de réveiller et de libérer la masse devienne quelque chose de concret et de précis, se transforme en capacité à réaliser un travail politique ordonné, méthodique et sûr, capacité de réaliser non seulement des conquêtes immédiates et partielles, mais aussi de défendre toutes les conquêtes déjà réalisées et de passer à des conquêtes toujours plus élevées, à celle, surtout, qui garantira toutes les autres : la conquête du pouvoir, la destruction de l’État des bourgeois et des parasites, son remplacement par un État de paysans et d’ouvriers.

Les ouvriers réformistes qui, en souvenir de leur chef abattu, ont demandé à entrer dans notre Parti, ont compris ces choses-là. Par leur geste, ils disent à leurs camarades que le sacrifice de Matteotti s’honore en travaillant à la création du seul instrument qui accomplira et réalisera l’idée dont il était animé, l’idée de la rédemption totale des travailleurs : le parti de classe des ouvriers, le parti de la révolution prolétarienne.

Il n’y a qu’une seule façon de célébrer dignement et profondément le sacrifice de Matteotti : c’est celle des militants qui se rassemblent dans les rangs du Parti et de l’Internationale communiste pour se préparer à toutes les luttes de demain.

C’est grâce à eux, et à eux seulement, que la classe ouvrière cessera d’être le « pèlerin du néant », cessera de passer de désillusion en désillusion, de défaite en défaite, de sacrifice en sacrifice, en essayant en vain de résoudre le problème contradictoire de créer un monde nouveau sans briser en éclats ce vieux monde qui nous opprime. Ce n’est que grâce à eux que la classe ouvrière deviendra libre et maîtresse de ses propres destinées.

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Antonio Gramsci : L’échec du syndicalisme fasciste

La Correspondance internationale, 3 janvier 1924.

Le fascio l’a officiellement constaté le 19 décembre – Situation différente des travailleurs des campagnes et des travailleurs des villes, vis-à-vis du fascisme – Une campagne démagogique démasquée.

À une conférence des chefs de l’industrie italienne et des principaux dirigeants du syndicalisme fasciste tenue le 19 décembre, à Rome, sous les auspices et en présence du Président du conseil Mussolini, il a été formellement reconnu que le programme et les méthodes du fascisme, dans le domaine syndical, ont fait complètement faillite.

On se rappelle les tentatives acharnées du fascisme, avant et après son avènement au pouvoir, de créer un mouvement syndical à son service. On se rappelle également que ces tentatives, pour avoir donné des résultats relativement favorables parmi les travailleurs des campagnes, ont complètement échoué en ce qui concerne les ouvriers industriels. Il a été facile aux fascistes, vu les conditions de vie et de travail des paysans pauvres et des journaliers, dispersés dans les villages et seulement unis par de faibles liens syndicaux, de détruire les organisations socialistes des travailleurs agricoles et de contraindre, par la terreur et le boycottage économique, les masses laborieuses de la campagne d’entrer dans les corporations fascistes.

Les choses ont pris une tout autre tournure chez les ouvriers industriels, à l’exception toutefois des cheminots, exposés aux mesures coercitives de l’État, sur les têtes desquels la menace de la révocation est toujours suspendue et des travailleurs des ports possédant déjà une organisation d’un esprit foncièrement corporatif et dépendant, dans son action, de la situation du trafic maritime, du mouvement des ports italiens qui accusent des degrés inégaux de prospérité, en relation directe avec le bilan des exportations et des importations et les grands achats périodiques de blé, de charbon et de café.

Dans les grandes villes industrielles, les fascistes ont seulement réussi à rassembler des groupes épars, presque toujours constitués de chômeurs et d’éléments criminels auxquels la carte d’adhérent au fascio assurait l’impunité des actes de sabotage, des vols commis à l’atelier et des actes de violence contre les chefs d’équipe. Il restait donc nécessaire à la politique fasciste de conquérir les masses prolétariennes.

Le gouvernement fasciste ne peut se maintenir au pouvoir que tant qu’il rend la vie impossible à toutes les organisations non fascistes. Mussolini a fondé son pouvoir sur l’appui de couches profondes de la petite bourgeoisie qui, n’ayant aucune fonction dans la production et ignorant, en conséquence, les antagonismes et les contradictions résultant du régime capitaliste, croyaient fermement la lutte des classes une invention diabolique des socialistes et des communistes. Toute la conception « hiérarchique » du fascisme résulte de cet esprit petit-bourgeois.

De là le concept de la société moderne formée d’une série de petites corporations organisées sous le contrôle de l’élite fasciste, dans lequel se trouvent concentrés tous les préjugés et tous les penchants utopistes de l’idéologie petite-bourgeoise. De là la nécessité de créer un syndicalisme « intégral », revu du syndicalisme démocratique chrétien où l’idée de la nation, élevée à la divinité, est substituée à l’idée religieuse.

Seulement, ce beau programme a été répudié par les industriels. Ils se sont refusés à donner leur adhésion aux corporations nationales fascistes, bref à se soumettre au contrôle des Rossoni et Cie.

Les fascistes, répondant au refus des industriels, se sont livrés, il y a quelques mois, à une propagande démagogique de grand style, allant jusqu’à inciter les ouvriers des métaux et du textile à préparer la grève générale. Cette campagne contre les industriels a atteint son point culminant après la visite de Mussolini à l’usine Fiat, à Turin, à l’occasion de l’anniversaire de la marche fasciste sur Rome.

Les ouvriers de la Fiat, assemblés au nombre de 6-7000, pour entendre parler Mussolini, dans une cour de l’usine, firent au chef fasciste un accueil nettement hostile.

Les fascistes accusèrent alors les industriels de Turin d’entretenir l’esprit antifasciste dans les masses, de préférer négocier avec les syndicats réformistes, de renvoyer des ateliers les ouvriers fascistes, d’empêcher par là les corporations nationales de se développer, etc. Ils allèrent jusqu’à se livrer, dans un café, à des violences personnelles contre le chef de la maison Fiat, le sénateur Jean Agnelli.

La situation est devenue grave et pour les industriels et pour le gouvernement. Le comité syndical du Parti communiste est intervenu dans la lutte en invitant les masses ouvrières à participer à la lutte contre les industriels, bien qu’elle fût déclenchée sur l’initiative fasciste, et à élargir le mouvement.

Mais l’action fut subitement interrompue sur l’ordre des dirigeants du fascio, sur quoi eut lieu la réunion du 19 décembre. Dans le discours qu’il a prononcé à cette conférence, Mussolini a reconnu l’impossibilité de réunir, dans un même syndicat, ouvriers et patrons. Le « syndicalisme intégral » ne peut, d’après Mussolini, s’appliquer que dans le domaine agricole.

Les fascistes doivent respecter l’indépendance des organisations industrielles en s’efforçant d’empêcher les conflits de classes de se produire. Le sens de ce discours est clair. Les fascistes renoncent non seulement à l’apparence d’une lutte contre les industriels, mais même à leur tentative de concilier, par leur arbitrage et sous leur contrôle, les intérêts de classes ; ils ne se donnent plus pour tâche que d’organiser les ouvriers… pour les livrer pieds et poings liés aux capitalistes.

C’est le commencement de la fin du syndicalisme fasciste. Tout de suite après la conférence, de nombreux propriétaires fonciers ont élevé de vives protestations contre le traitement différent que le fascisme fait à l’industrie et à l’agriculture.

Ils ont dénoncé les violences des organisations syndicales fascistes commises contre les propriétaires afin de les contraindre à respecter des contrats de travail déclarés naturellement par ces derniers absurdes et contraires à l’intérêt national ; ils exigèrent la reconstruction de la Confédération fédérale de l’agriculture, absorbée par la corporation fasciste.

À Parme, les conflits entre fascistes et agrariens ont déjà provoqué toute une série d’incidents. À Reggio Emilia, le député Corgini, ancien sous-secrétaire d’État au gouvernement de Mussolini, a été expulsé par les fascistes.

Il faut noter le succès complet de la tactique adoptée par notre parti pour démasquer devant les masses les dirigeants fascistes, qui n’étaient point avares de gestes grandiloquents contre les industriels.

Les fascistes ont certes encore la satisfaction de voir assister à leurs réunions des milliers d’ouvriers ; mais on a réussi à les mettre au pied du mur ; à leur faire renier leurs propres revendications ; à les discréditer devant les éléments mêmes les plus arriérés des masses laborieuses. Si cette tactique se généralise et s’étend également aux campagnes, la désagrégation du fascisme en sera hâtée, de même que la réorganisation des forces révolutionnaires.

Cette tactique, il est vrai, rencontre des adversaires dans la personne des socialistes réformistes et maximalistes, installés à la direction des Centrales des syndicats légaux, maîtres aussi d’ailleurs des seuls journaux prolétariens qui se publient encore en Italie. Socialistes et maximalistes démontrent ainsi une fois de plus qu’ils ne veulent pas combattre réellement le fascisme.

Certes, on court de nombreux dangers, si l’on veut affronter le fascisme pour lui contester au sein de ses propres organisations le contrôle et la direction des masses.

Est-ce une raison suffisante pour se dérober ? D’autre part, il est certain que de larges masses non seulement d’ouvriers agricoles, mais aussi d’ouvriers d’usines n’ayant aucun autre moyen de lutter contre la bourgeoisie, se laisseraient entraîner par la démagogie fasciste, espérant ainsi faire rendre gorge aux patrons.

L’intransigeance des réformistes et des maximalistes ne porte pas, à la vérité, contre le fascisme, mais contre la partie la plus pauvre et la plus arriérée du prolétariat. Pour comble, cette intransigeance manque de logique et n’admet que trop de concessions pratiques aux détenteurs fascistes du pouvoir.

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Amadeo Bordiga : Sur le cadavre de la démocratie

Lo Stato operaio, 13 août 1923

Dans le récent discours prononcé à la Chambre pour arracher l’approbation de la nouvelle loi électorale, Mussolini a encore une fois répété avec ostentation la critique de la démocratie parlementaire, allant jusqu’à se battre contre les pauvres ombres de Cavallotti et de Brofferio. Et il a fait appel à l’argument, guère nouveau, selon lequel les adversaires les plus radicaux du fascisme sont anti-démocrates et anti-parlementaires et selon lequel en Russie les garanties démocratiques sont abolies pour tous les partis opposés au régime bolchevik.

Il est vrai qu’il y a une espèce de convergence, sur cette question, des points de vue des deux groupes politiques extrêmes. Mais l’argument ne s’adresse qu’à une bien petite partie des opposants du fascisme – les communistes – puisque les autres partis socialistes sont, dans leurs divers comportements théoriques, à la fois imbibés et avides de parlementarisme; quant aux syndicalistes-révolutionnaires et aux anarchistes, a-parlementaires il est vrai, ils s’opposent eux à toutes les dictatures.

C’est seulement à nous, et nous nous en vantons, que la méthode  » russe  » peut être jetée à la tête. Mais nous pouvons développer notre thèse anti-démocratique sans que nous ne donnions pour autant le moindre appui aux entreprises politiques du fascisme, et sans que les extrêmes du cercle politique ne se touchent. Notre attitude dans la lutte contre la démocratie est aussi claire et cohérente que celle des fascistes est contradictoire et douteuse.

Nous sommes par principe contre la démocratie celle-ci entendue comme  » un système de représentation politique et de gouvernement dans lequel les membres de toutes les classes sociales ont des droits égaux ». Etre contre ce système par principe signifie que :

a – dans le régime prolétarien, nous sommes pour la dictature révolutionnaire et l’exclusion des organes de l’Etat des classes non prolétariennes ( en un sens très large ) et également pour la répression des partis contre-révolutionnaires.

b – dans le régime bourgeois, nous dénonçons la démocratie parlementaire comme un appareil destiné à dissimuler la dictature effective des capitalistes.

Ni l’une ni l’autre de ces deux prises de position ne nous empêchent cependant, au moment où cela nous convient et si cela nous convient, de profiter du mécanisme parlementaire électoral et d’exhorter les masses ouvrières à réclamer les garanties démocratiques, unique moyen pour que ces masses se forgent une expérience politique qui permette ensuite de les dépasser.

Par principe, nous sommes opposés à tout mécanisme démocratique, majoritaire, proportionnel ou autre; il suffit de noter que, en Russie, le système électif, non seulement n’est pas de type proportionnel, non seulement ne réalise pas le prétendu idéal de la circonscription unique national, mais il n’est pas non plus à caractère  » direct « ; il est même plutôt  » plural « , c’est-à-dire qu’une voix d’un prolétaire des villes vaut dix – ou plus – voix de paysans des campagnes. Tout cela est un scandale pour les théoriciens de la  » démocratie pour la démocratie « 

Il est certain que si au mot  » démocratie « , au lieu de la signification politique et historique que nous avons indiqué plus haut, on donne une signification purement juridique de  » mécanisme représentatif « , nous pouvons dire que la dictature du prolétariat est une  » démocratie prolétarienne « . Mais plus qu’à la terminologie, nous nous intéressons à la substance.

Notre cohérence est établie : en régime prolétarien, nous sommes pour un minimum de droits à la bourgeoisie; mais en régime bourgeois nous sommes, c’est clair, pour le maximum de droits au prolétariat, tout en sachant que ce maximum est totalement insuffisant tant que le pouvoir reste aux mains de la bourgeoisie.

Nous ne pouvons pas répéter ici nos nombreuses raisons tactiques, mais il est bien certain que l’on ne peut pas prétendre que notre anti-démocratisme nous fait adhérer aux projets électoraux du gouvernement fasciste que, logiquement, nous devons combattre justement pour rendre plus difficile la réalisation du plan du gouvernement qui vise à continuer de protéger avec un vernis constitutionnel une dictature bourgeoise, laquelle ne date pas de la révolution d’octobre mais a été rendue plus solide pour l’œuvre de prévention contre-révolutionnaire.

Si notre ligne est théoriquement et pratiquement cohérente, celle de nos prétendus collègues en  » anti-démocratisme  » est au contraire énormément contradictoire. Un rapide coup d’œil sur un passé récent et sur un avenir en train de naître présentement le montre.

Mussolini et les siens parlent de démocratie avec le plus superbe mépris et répètent à l’envie : le parlementarisme nous dégoûte tout autant qu’il dégoûte les bolcheviks ! Pouah ! Mais n’est-ce pas, parmi tant d’autres, une de ces  » poses  » quotidiennement infligées aux spectateurs du phénomène fasciste ?

Aux actuels champions du mouvement fasciste, nous voulons rappeler que pour eux cette démocratie ( pour laquelle nous n’avons jamais eu de faiblesse et pour laquelle nous promettons de ne jamais en avoir ) a autrefois eu de la valeur !

Il suffit de rappeler 1915. . . .

C’est naturel ! Les temps ont changé, et les opinions de Mussolini et Compagnie ont changé avec lui. Nous entendons hurler dès que nous commençons à rappeler ceci : le fascisme est l’interventionnisme d’il y a huit ou neuf ans, et c’est l’interventionnisme de gauche qui prêchait la croisade pour la démocratie. Conservateurs, libéraux et nationalistes n’eurent qu’une part secondaire dans la campagne pour la guerre qu’ils étaient prêts à faire même avec la Triplice ) comme ils n’eurent et n’ont qu’une part secondaire parmi les forces qui contribuèrent à la naissance du fascisme.

Celui-ci revendique sa filiation idéale et historique à la grande guerre; et comment peut-il prétendre que l’on ne lui rappelle pas aujourd’hui d’avoir, pour la cause de la démocratie, réclamé – et pas par de simples démonstrations platoniques – et imposé le sacrifice de sept cents mille vies d’hommes qui  » ne savaient pas  » que les partisans de la guerre se réservaient le droit, ensuite, de renverser leurs objectifs et de découvrir que la démocratie est une solennelle saloperie ?

Il est inutile d’insister longuement sur ce point. Si nous enquêtions sur les responsabilités personnelles du Duce qui aujourd’hui proclame avec ostentation sa thèse anti-démocratique, nous devrions rappeler une page de l’Avanti ! d’octobre 1914 dans lequel, franchissant ainsi le Rubicon, il faisait contre nous étalage de ses arguments dont le sens était : mais enfin peut-on rester indifférent et ne pas choisir entre le régime des  » junkers  » prussiens, l’autocratie du Kaiser, la force austro-hongroise d’un côté et les démocraties modernes de la France, de la Belgique et de l’Angleterre de l’autre ?

Aujourd’hui, il dit en clignant de l’œil :  » N’est-il pas vrai, messieurs les bolcheviks, que la démocratie est synonyme de bassesse et de corruption  ? « 

Alors qu’auparavant, rappelons-le, nous étions traités de cyniques et vendus aux Allemands… Mais nous avions raison de défendre notre thèse limpide : la guerre n’apporte la démocratie qu’aux vaincus; et même si elle apportait aussi la démocratie aux vainqueurs, nous serions aussi contre cet enjeu illusoire avec lequel on aurait voulu entraîner les masses aux massacres.

Nous voulons dire seulement ceci pour pouvoir aujourd’hui dire pis que pendre de la démocratie, il fallait alors ne pas avoir réclamé, en son nom, un aussi atroce sacrifice.

Mais le passé est le passé, les morts sont morts et voici que certains s’arrogent le droit de parler en leur nom.

Et le fascisme s’arroge le droit, malgré nous, de fouler aux pieds le cadavre du mensonge démocratique. Bien. Il reste cependant à prouver l’incohérence des attitudes actuelles du fascisme dont nous avons parlé et dont justement le discours de Mussolini témoigne de façon caractéristique. Le fascisme, qui prétend avoir fait une révolution, un coup d’Etat, et qui a simplement fait un coup de main, peut-il édifier un régime qui se différencie de la démocratie parlementaire ?

Non, son chef l’a confessé. Il ne peut pas remplacer le parlement. Il promet de respecter les limites des normes constitutionnelles libérales les plus orthodoxes.

Il ne veut pas de lois exceptionnelles. Il veut favoriser les classes travailleuses pourvu qu’elles se rallient au régime dominant. Il est bourré d’idées larges et modernes. Faut-il continuer ? Dans tout ceci il n’y a que le décisif prélude de la réforme démocratique et même réformiste.

Naturellement, toutes les déclarations et promesses du gouvernement fasciste cachent une réalité bien différente. La dictature de la réaction bourgeoise, prête à recourir aux moyens les plus aigus et les plus extrêmes parmi les moyens existants s’ils sont nécessaires, reste en deçà de ces déclarations de générosité et de complaisance.

Mais n’est-ce pas le véritable caractère de la politique démocratique ? Et pour nous, est-ce autre chose que l’habile emploi de la démagogie pour faire le jeu du despotisme capitaliste ?

Comme notre presse le soutient depuis longtemps, le fascisme, méthode synthétique d’administration des intérêts bourgeois, réalise l’usage simultané de la répression et de la démagogie. Tout fait croire que, malgré la réticence de son aile droite, le fascisme collaborera sur un tel terrain avec la démocratie et le réformisme socialistoïde.

Bien avant la séance au cours de laquelle les membres du Parti Populaire s’éclipsèrent de l’opposition et les réformistes saisirent les perches que le Duce leur tendait, nous soutenions déjà cela.

L’idéologie anti-démocratique du fascisme ne contient donc rien de respectable et de vivant.

Parti du mensonge démocratique, le fascisme y retournera; et comme il s’agit d’un cadavre, il en partagera le sort, sans ouvrir au régime actuel les horizons d’une nouvelle histoire.

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Antonio Gramsci : Le conseil d’usine

L’Ordine Nuovo, 5 juin 1920

La révolution prolétarienne n’est pas l’acte arbitraire d’une organisation qui s’affirme révolutionnaire ou d’un système d’organisations qui s’affirment révolutionnaires. La Révolution prolétarienne est un processus historique très long qui s’incarne dans le surgissement et le développement de forces productives déterminées (que nous résumons dans l’expression – prolétariat –) dans un contexte historique déterminé (que nous résumons dans les expressions « mode de propriété individuelle, mode de production capitaliste, système de la fabrique, mode d’organisation de la société dans l’État démocratico-parlementaire »).

Dans une phase déterminée de ce processus, les forces productives nouvelles ne peuvent plus se développer et s’organiser de façon autonome dans les schémas officiels dans lesquels se déroule la vie collective : dans cette phase déterminée intervient l’acte révolutionnaire qui consiste à briser violemment ces schémas, à détruire tout l’appareil du pouvoir économique et politique, dans lequel les forces productives révolutionnaires sont opprimées, c’est-à-dire à anéantir la machine de l’État bourgeois pour constituer un type d’État dans lequel les forces productives libérées trouvent la forme adéquate à leur développement ultérieur et l’organisation nécessaire et suffisante pour la suppression de leurs adversaires.

Le processus réel de la Révolution prolétarienne ne peut être identifié au développement et à l’action des organisations révolutionnaires de type volontaire et contractuel comme le parti politique et les syndicats professionnels qui sont nés dans le camp de la démocratie bourgeoise et de la liberté politique (comme affirmation et développement de la liberté politique).

Ces organisations dans la mesure où elles incarnent une doctrine qu’interprète le processus révolutionnaire et en prévoit (dans certaines limites de probabilité historique) le développement, dans la mesure où elles sont reconnues par les masses comme le reflet et comme un appareil de gouvernement embryonnaire, sont et deviendront de plus en plus les agents directs et responsables des actes successifs de libération que la classe ouvrière tout entière tentera d’accomplir dans le cours du processus révolutionnaire.

Mais elles n’incarnent pas ce processus, elles ne dépassent pas l’État bourgeois, elles n’embrassent pas et ne peuvent pas embrasser tout le pullulement des forces révolutionnaires que le capitalisme déchaîne dans son fonctionnement implacable de machine à exploiter et à opprimer.

Dans la période de prédominance économique et politique de la classe bourgeoise, l’évolution du processus révolutionnaire se fait souterrainement dans l’obscurité de l’usine, dans l’obscurité de la conscience des multitudes immenses que le capitalisme soumet à ses lois. Il n’est pas contrôlable et perceptible, et le deviendra à l’avenir seulement quand les éléments qui le constituent (les sentiments, les velléités, les habitudes, les germes ‘initiative et de conceptions morales) se seront développés et purifiés avec l’évolution de la société et de la situation que la classe ouvrière occupe dans le camp de la Production.

Les organisations révolutionnaires (le parti politique et le syndicat) sont nés dans le camp de la liberté politique, dans le camp de la démocratie bourgeoise, comme affirmation de la liberté et de la démocratie en général, dans un camp dans lequel subsistent les rapports de citoyen à citoyen : le processus révolutionnaire lui se manifeste au niveau de la production, dans l’usine, où les rapports sont des rapports d’oppresseur à opprimé, d’exploiteur à exploité, où il n’existe pas de liberté pour l’ouvrier, où il n’existe pas de démocratie. Le processus révolutionnaire se manifeste là où l’ouvrier n’est rien et veut devenir tout, là où le pouvoir du propriétaire est Illimité, est pouvoir de vie et de mort sur l’ouvrier, sa femme et son fils.

Quand le processus historique de la Révolution ouvrière – immanent dans le mode de vie collective du régime capitaliste, conforme à des lois et se développant nécessairement par la confluence d’une multiplicité d’actions, incontrôlables parce que créées par une situation non voulue et non prévue par l’ouvrier – devient-il contrôlable et repérable ?

Il le devient quand toute la classe ouvrière est devenue révolutionnaire non au sens où elle refuse génériquement de collaborer aux institutions de gouvernement de la classe bourgeoise, non au sens où elle représente une opposition dans le camp de la démocratie, mais au sens où tous les travailleurs qui se retrouvent dans l’usine commencent une action qui nécessairement doit déboucher dans la fondation d’un État ouvrier, qui nécessairement doit conduire à organiser la société d’une façon originale sous une forme universelle qui embrasse toute l’Internationale et par conséquent toute l’humanité.

Nous disons que la période actuelle est révolutionnaire précisément parce que nous constatons que la classe ouvrière, dans toutes les nations, avec toute son énergie – quelles que soient par ailleurs les erreurs, les hésitations propres à une classe opprimée qui n’a pas d’expérience historique et doit inventer presque tout – tend à créer des institutions de type nouveau au niveau ouvrier, à base représentative et selon un schéma industriel.

Nous disons que la période actuelle est révolutionnaire parce que la classe ouvrière tend aveu toutes ses forces, avec toute sa volonté à fonder son État. C’est pourquoi nous disons que la naissance des conseils ouvriers d’usine représente un grand événement historique, le début d’une ère nouvelle dans l’histoire du genre humain. Par là le processus révolutionnaire vient à la lumière, entre dans la phase où il peut être contrôlé et calculé.

Dans la phase libérale du processus historique de la classe bourgeoise et de la société dominée par elle, la cellule élémentaire de l’État était le propriétaire qui dans l’usine subjugue à son profit la classe ouvrière. Dans la phase libérale le propriétaire était aussi entrepreneur et industriel.

Le pouvoir industriel, le fondement du pouvoir industriel était dans l’usine et l’ouvrier n’arrivait pas à libérer sa conscience de la conviction que le propriétaire était nécessaire, car il l’identifiait avec la personne de l’industriel, avec la personne du gestionnaire responsable de la production, responsable par conséquent de son salaire, de son pain, de ses habitudes de vie et de son toit.

Dans la phase impérialiste du processus historique de la classe bourgeoise, le pouvoir industriel sur toute usine se détache de l’usine et se concentre dans un trust, dans un monopole, dans une banque, dans la bureaucratie étatique.

Le pouvoir industriel devient irresponsable et par conséquent plus autocratique, plus impitoyable, plus arbitraire.

Mais l’ouvrier, libéré de la suggestion par le « chef », libéré de l’esprit hiérarchique servile, poussé par les conditions générales dans laquelle se trouve la société en fonction de la nouvelle phase historique, fait des conquêtes inappréciables d’autonomie et d’initiative.

Dans l’usine la classe ouvrière devient un instrument de production déterminé dans une organisation déterminée. C’est par hasard que chaque ouvrier entre dans ce corps constitué pour ce qui concerne la destination de son travail, puisqu’il représente une nécessité déterminée du processus de travail et de production.

C’est seulement pour cela qu’on l’emploie et qu’il peut gagner son pain : il est un engrenage de la machine – division du travail, de la classe ouvrière se déterminant en un instrument de production.

Si l’ouvrier acquiert une conscience claire de sa nécessité déterminée et en fait le fondement d’un appareil représentatif de type étatique, c’est-à-dire non volontaire ou contractuel, par voie d’adhésion, mais absolu, organique, collant à une réalité qu’il est nécessaire de reconnaître pour assurer le pain, le vêtement, le toit, la production industrielle. Si l’ouvrier, si la classe ouvrière font cela, ils font une chose grandiose, ils inaugurent une histoire nouvelle, celle des États ouvriers qui doivent confluer dans la formation de la société communiste, d’un monde organisé conformément à la grande entreprise mécanisée, dans la formation de l’Internationale communiste dans laquelle chaque peuple, chaque partie de l’humanité prennent figure en tant qu’ils exercent une production déterminée et non plus en tant qu’ils sont organisés sous la forme de l’État et dans des frontières déterminées.

En construisant cet appareil représentatif la classe ouvrière procède à l’expropriation de la machine essentielle, de l’instrument de production le plus important, la classe ouvrière elle même, retrouvée, en possession de la conscience de son unité organique et opposée unitairement au capitalisme.

La classe ouvrière affirme ainsi que le pouvoir industriel dans son fondement doit retourner dans l’usine ; elle pose l’usine comme la forme dans laquelle elle se constitue en corps organisé, comme la cellule d’un nouvel État, l’État ouvrier, et comme la base d’un nouveau système représentatif, le système des conseils. L’État ouvrier, dans la mesure où il se donne une configuration productive, crée déjà les conditions de son développement, de sa dissolution en tant qu’État, de son incorporation dans un système mondial, l’Internationale Communiste.

Aujourd’hui, dans le conseil ouvrier d’un grand établissement mécanisé chaque équipe de travail se fond, du point de vue prolétarien, avec les autres équipes, et chaque moment de la production industrielle se fond, d’un point de vue prolétarien, avec les autres moments en marquant le processus productif. De même, dans le monde le charbon anglais se fond avec le pétrole russe, le blé sibérien avec le soufre de Sicile, le riz du Vercellese avec le bois de Styrie… dans un organisme unique sous administration internationale qui gouvernera la richesse du globe au nom de l’humanité tout entière.

En ce sens le conseil ouvrier est la première cellule d’un processus historique qui doit culminer dans l’internationale communiste, non plus comme organisation politique du prolétariat révolutionnaire, mais comme réorganisation de toute la vie collective, nationale et mondiale. Toute action révolutionnaire n’a de valeur, de réalité historique que si elle s’insère dans ce processus, que si elle est conçue comme un acte de libération par rapport aux superstructures bourgeoises qui empêchent et entravent ce processus.

Les rapports qui doivent exister entre le parti politique et le conseil d’usine, entre le syndicat et le conseil d’usine résultent implicitement de cette façon de voir.

Le parti et le syndicat ne doivent pas se poser en tuteurs ou comme superstructures déjà constituées de cette nouvelle institution, dans laquelle le processus historique de la Révolution prend une forme contrôlable. Ils doivent se faire les agents conscients de sa libération par rapport aux forces répressives coiffées par l’État bourgeois, ils doivent se proposer d’organiser les conditions externes générales (politiques) où le processus révolutionnaire se fera plus rapide, où les forces productives libérées trouveront leur expansion maximale.

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Antonio Gramsci : Les origines du cabinet Mussolini

La Correspondance internationale, 2 novembre 1922.

La réaction- Les origines du cabinet Mussolini – La politique de M. Giolitti – Les Paysans – Le Parti socialiste – L’offensive capitaliste date de mars 1920. – Par A. Gramsci (Moscou).

Les éléments de la crise italienne, qui a reçu une solution violente par l’avènement, au pouvoir du parti fasciste, peuvent être brièvement résumés comme suit :

La bourgeoisie italienne a réussi à organiser son État moins par sa propre force intrinsèque que parce qu’elle a été favorisée dans sa victoire sur les classes féodales et semi-féodales par toute une série de conditions d’ordre international (la politique de Napoléon III en 1852-1860, la guerre austro-prussienne de 1866,la défaite de la France à Sedan et le développement que prit à la suite de cet événement l’empire germanique).

L’État bourgeois s’est ainsi développé plus lentement et suivant un processus qu’on ne peut point observer dans beaucoup d’autres pays. Le régime italien ne dépassait pas le pur régime constitutionnel à la veille de la guerre, la division des pouvoirs ne s’était pas encore produite, les prérogatives parlementaires étaient très limitées; il n’existait pas de grands partis politiques parlementaires.

A ce moment, la bourgeoisie italienne devait défendre l’unité et l’intégrité de l’État contre les assauts répétés de forces réactionnaires représentées surtout par l’alliance des grands propriétaires terriens, avec le Vatican.

La grande bourgeoisie industrielle et commerciale, guidée par Giovanni Giolitti, chercha à résoudre le problème par une alliance de toutes les classes urbaines (la première proposition de collaboration gouvernementale fut faite à Turati au cours des premières années du XXe siècle) avec la classe des journaliers agricoles; ce n’était pourtant pas là un progrès dans le développement de l’État constitutionnel dans le sens de la démocratie parlementaire, c’était plutôt des concessions paternelles d’ordre immédiat que le régime faisait aux masses ouvrières organisées en syndicats et en coopératives agricoles.

La guerre mondiale brisa toutes ces tentatives. Giolitti, d’accord avec la Couronne, s’était engagé dès 1912à agir avec l’Allemagne dans la guerre de 1914(la convention militaire signée à Berlin en 1912par le général Pollio, chef de l’État-Major italien, entrait précisément en vigueur le août 1914ce général se suicida pendant la période de la neutralité italienne, dès que la Couronne se montra favorable à la nouvelle orientation politique ententophile).

Giolitti fut violemment écarté par les nouveaux groupes dirigeants, ceux de la lourde industrie, de la grosse agriculture et de l’État-Major; ceux-ci en arrivèrent même à comploter pour le faire fusiller.

Les nouvelles forces politiques, qui devaient apparaître après l’armistice, se consolidèrent pendant la guerre. Les paysans se groupèrent en trois organisations très puissantes. Le Parti socialiste, Le Parti populaire (catholique) et les Associations d’anciens combattants.

Le Parti socialiste organisa plus d’un million de journaliers agricoles et de métayers dans l’Italie centrale et septentrionale; le Parti populaire groupa autant de petits propriétaires et de paysans moyens dans la même zone territoriale ; les associations d’anciens combattants se développèrent surtout dans l’Italie du Sud et dans les régions arriérées et sans grandes traditions politiques. La lutte contre la grosse propriété agraire devint rapidement très intense sur tout le territoire italien; les terres furent envahies, les propriétaires durent émigrer vers les chefs-lieux des régions agraires, à Bologne, Florence, Bari, Naples; dès 1919, ils y commencèrent l’organisation des bataillons civilspour lutter contre la « tyrannie des paysans »dans les campagnes.

Il manquait à ce bouleversement énorme des classes travailleuses des campagnes un mot d’ordre clair et précis, une orientation unique, ferme et déterminée et un programme politique concret.

Le Parti socialiste aurait dû dominer la situation; celle-ci pourtant le dépassa. 60 % des membres du Parti socialiste étaient des paysans; parmi les 156 députés socialistes au Parlement, 110 avaient été élus par les campagnards; sur 2 500 municipalités conquises par le Parti socialiste italien, 2 000 étaient strictement paysannes; les quatre cinquièmes des coopératives administrées par les socialistes étaient des coopératives agricoles.

Le Parti socialiste reflétait le chaos au point de vue toute son activité se réduisait à des déclamations maximalistes, à des déclarations bruyantes au Parlement, à afficher des insignes, à des chants et des fanfares.

Toutes les tentatives faites au sein du Parti socialiste pour faire prédominer les questions ouvrières et l’idéologie prolétarienne furent combattues avec acharnement par les armes les plus déloyales; ainsi, dans la séance du Conseil national socialiste tenue à Milan en avril 1920, Serrati en arriva à dire que la grève générale qui avait éclaté à cette époque dans le Piémont et qui était soutenue par les ouvriers de tous les métiers avait été provoquée artificiellement par des agents irresponsables du gouvernement de Moscou.

En mars 1920, les classes possédantes commencent à organiser la contre-offensive. Le 7 mars fut convoquée à Milan la première Conférence nationale des Industriels italiens, qui créa la Confédération générale de l’Industrie italienne.

Au cours de cette réunion, un plan précis et complet d’action capitaliste unifiée fut élaboré; tout y était prévu, depuis l’organisation disciplinée et méthodique de la classe des fabricants et des commerçants jusqu’à l’étude de tous les instruments de lutte contre les syndicats ouvriers et jusqu’à la réhabilitation politique de Giovanni Giolitti.

Dans les premiers jours d’avril, la nouvelle organisation obtenait déjà son premier succès politique ; le Parti socialiste déclarait anarchique et irresponsable la grande grève du Piémont, qui avait éclaté pour défendre les Comités d’usine et pour obtenir le contrôle ouvrier sur l’industrie; ce parti menaçait de dissoudre la section de Turin, qui avait dirigé cette grève.

Le 15 juin, Giolitti formait son ministère de compromission avec l’État-Major représenté par Bonomi, ministre de la Guerre. Un travail fébrile d’organisation contre-révolutionnaire commença alors en présence de la menace de l’occupation des usines, que prévoyaient même les dirigeants réformistes réunis à la conférence de la Fédération des ouvriers métallurgistes qui se tint à Gênes au cours du même mois 3.

En juillet, le ministère de la Guerre, Bonomi en tête, commença la démobilisation d’environ soixante mille officiers dans les conditions suivantes : les officiers furent démobilisés en conservant les quatre cinquièmes de leur solde; la plus grande partie furent envoyés dans les centres politiques les plus importants; avec l’obligation d’adhérer aux Fasci di Combattimento ; ceux-ci étaient restés jusqu’à ce moment une petite organisation d’éléments socialistes, anarchistes, syndicalistes et républicains favorables à la participation de l’Italie à la guerre aux côtés de l’Entente.

Le gouvernement Giolitti fit d’énormes efforts pour rapprocher la Confédération de l’Industrie et les Associations des agrariens, spécialement celles de l’Italie centrale et septentrionale.

C’est alors qu’apparaissent les premières équipes armées de fascistes et que se produisent les premiers épisodes terroristes. Mais l’occupation des usines par les ouvriers métallurgistes eut lieu a un moment où tout ce travail était en préparation; le gouvernement Giolitti fut forcé de prendre une attitude conciliatrice et de recourir à un traitement homéopathique plutôt qu’à une opération chirurgicale.

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Amadeo Bordiga : Thèses de Rome

Rassegna Comunista, 30 janvier 1922

Amadeo Bordiga – Umberto Terracini : Thèses sur la tactique du Parti communiste d’Italie

Préambule

Les présentes thèses ont pour objet le problème général des critères auxquels le Parti communiste doit obéir dans son action pour réaliser son programme et atteindre son but, de la méthode qu’il doit suivre pour déterminer les initiatives à prendre et la direction à donner à ses mouvements.

Dans les différentes sphères de l’action du Parti (question parlementaire, syndicale, agraire, militaire, nationale et coloniale, etc.), ce problème revêt des aspects particuliers, qui ne seront pas traités ici séparément car ils font l’objet d’autres discussions et résolutions des congrès internationaux et nationaux.

Les présentes thèses partent du programme que le Parti communiste d’Italie a adopté à Livourne et qui est l’expression et le fruit de la doctrine et de la méthode propres à l’Internationale Communiste et au Parti. Ce programme déclare:

Le Parti communiste d’Italie (Section de l’Internationale Communiste) est constitué sur la base des principes suivants:

  1. Une contradiction toujours croissante entre les forces productives et les rapports de production va se développant dans la société capitaliste actuelle, entraînant l’antagonisme d’intérêts et la lutte de classe entre le prolétariat et la bourgeoisie dominante.
     
  2. Les rapports de production actuels sont protégés et défendus par le pouvoir de l’État bourgeois qui, fondé sur le système représentatif de la démocratie, constitue l’organe de défense des intérêts de la classe capitaliste.
     
  3. Le prolétariat ne peut ni briser ni modifier le système des rapports Capitalistes de production dont son exploitation dérive sans abattre le pouvoir bourgeois par la violence.
     
  4. L’organe indispensable de la lutte révolutionnaire du prolétariat est le parti politique de classe.
    Le Parti communiste, groupant dans ses rangs la partie la plus avancée et la plus consciente du prolétariat, unifie les efforts des masses travailleuses en les amenant de la lutte pour des intérêts de groupes et pour des résultats contingents à la lutte pour l’émancipation révolutionnaire du prolétariat.
    Le Parti a pour rôle de répandre dans les masses la conscience révolutionnaire, d’organiser les moyens matériels d’action et de diriger le prolétariat dans le développement de la lutte.
     
  5. La guerre mondiale a été causée par les contradictions internes incurables du régime capitaliste qui ont engendré l’impérialisme moderne. Elle a ouvert une crise dans laquelle la société capitaliste va se désagrégeant et où la lutte de classe ne peut aboutir qu’à un conflit armé entre les masses travailleuses et le pouvoir des différents États bourgeois.
     
  6. Après le renversement du pouvoir bourgeois, le prolétariat ne peut s’organiser en classe dominante qu’en détruisant le vieil appareil État et en instaurant sa propre dictature, c’est-à-dire en fondant les organismes représentatifs de État sur la seule classe productive et en privant la bourgeoisie de tout droit politique.
     
  7. La forme de représentation politique dans État prolétarien est le système des conseils de travailleurs (ouvriers et paysans) déjà en vigueur dans la Révolution russe, commencement de la Révolution prolétarienne mondiale et première réalisation stable d’une dictature du prolétariat.
     
  8. La défense nécessaire de État prolétarien contre toutes les tentatives contre-révolutionnaires ne peut être assurée qu’en enlevant à la bourgeoisie et aux partis ennemis de la dictature prolétarienne tout moyen d’agitation et de propagande politique et en dotant le prolétariat d’une organisation armée pour repousser toute attaque intérieure ou extérieure.
     
  9. Seul État prolétarien pourra intervenir systématiquement dans les rapports de l’économie sociale en réalisant toutes les mesures successives qui assureront le remplacement du système capitaliste par la gestion collective de la production et de la distribution.
     
  10. Cette transformation de l’économie et par conséquent de toutes les activités de la vie sociale aura pour effet, une fois éliminée la division de la société en classes, d’éliminer aussi peu à peu la nécessité de État politique, dont l’appareil se réduira progressivement à celui de l’administration rationnelle des activités humaines.

1. Nature organique du parti communiste

  1. Parti politique de la classe prolétarienne, le Parti communiste se présente dans l’action comme une collectivité opérant selon une orientation unitaire. Les mobiles initiaux qui poussent les éléments et les groupes de cette collectivité à s’organiser pour une action unitaire sont les intérêts immédiats que la situation économique suscite dans les différents groupes de la classe ouvrière. Le rôle du Parti communiste se caractérise essentiellement par l’utilisation des énergies ainsi encadrées en vue d’atteindre des objectifs qui, pour être communs à toute la classe travailleuse et situés au terme de toutes ses luttes successives, dépassent, en les intégrant, les intérêts des groupes particuliers et les revendications immédiates et contingentes que la classe ouvrière peut poser.
     
  2. L’intégration de toutes les poussées élémentaires dans une action unitaire se manifeste à travers deux facteurs principaux: l’un est la conscience critique dont le Parti tire son programme; l’autre est la volonté qui s’exprime dans l’organisation disciplinée et centralisée du Parti, instrument de son action. Il serait faux de croire que cette conscience et cette volonté peuvent être obtenues et doivent être exigées de simples individus, car seule l’intégration des activités de nombreux individus dans un organisme collectif unitaire peuvent permettre de les réaliser.
     
  3. Les déclarations programmatiques des Partis et de l’Internationale communiste contiennent une définition précise de la conscience théorico-critique du mouvement. A cette conscience, comme à cette organisation nationale et internationale, on est parvenu et on parvient par une étude de l’histoire de la société humaine et de sa structure à l’époque capitaliste actuelle conduite sur la base des données et des expériences de la lutte prolétarienne réelle et dans une participation active à celle-ci.
     
  4. La proclamation de ce programme et la désignation des hommes aux différentes fonctions de l’organisation résulte en apparence d’une consultation démocratique des délégués du parti. En réalité, elles sont le produit du processus réel qui, accumulant les éléments d’expérience, préparant et sélectionnant les dirigeants, permet au programme de prendre forme et à la structure du Parti de se hiérarchiser.2. Processus de développement du parti communiste
  5. Le Parti prolétarien s’organise et se développe dans la mesure où la maturité et l’évolution de la société permet à une conscience des intérêts généraux et suprêmes de la classe ouvrière d’apparaître et à une action collective et unitaire de se développer dans ce sens.
    D’autre part, le prolétariat n’apparaît et n’agit comme classe dans l’histoire que lorsque se dessine en lui la tendance à se donner un programme et une méthode commune d’action, c’est-à-dire à s’organiser en parti.
     
  6. Le processus de formation et de développement du parti prolétarien ne présente pas un aspect continu et régulier, mais peut passer, sur le plan national et international, par des phases très complexes et des périodes de crise générale.

    Bien souvent, les Partis prolétariens ont subi une dégénérescence qui a privé leur action de son unité et de sa conformité aux buts révolutionnaires suprêmes, ou du moins a atténué ces caractères indispensables de leur activité au lieu de les accentuer. Celle-ci s’est alors fragmentée dans la poursuite d’avantages limités à tel ou tel groupe ouvrier ou de résultats contingents (réformes), adoptant dés méthodes qui compromettaient le travail révolutionnaire et la préparation du prolétariat à la réalisation de ses finalités de classe.

    Par cette voie, les Partis prolétariens en sont souvent arrivés à ouvrir leurs rangs à des couches et des éléments qui ne pouvaient pas encore se placer sur le terrain de l’action collective unitaire pour les buts suprêmes. Cela s’est toujours accompagné d’une révision et d’une déformation de la doctrine et du programme, et d’un relâchement de la discipline intérieure: ainsi, au lieu de donner au mouvement prolétarien un état-major de chefs aptes et décidés à la lutte, on l’a livré aux mains d’agents larvés de la bourgeoisie.
     
  7. Sous l’influence de situations nouvelles, sous la pression des événements provoquant la classe ouvrière à l’action, il est possible de sortir d’une pareille situation et de retourner au véritable Parti de classe. Ce retour s’effectue sous forme d’une scission de la partie de l’organisation qui, en défendant le programme, en critiquant les expériences défavorables de la lutte et en formant une école et une fraction organisée au sein du vieux parti, a rétabli cette continuité indispensable à la vie d’un organisme unitaire qui se fonde sur la possession d’une conscience et d’une discipline. C’est de cette conscience et de cette discipline que naît le nouveau Parti. Tel est généralement le processus qui a conduit des Partis faillis de la II° Internationale à la naissance de l’Internationale Communiste.
     
  8. Le développement du Parti communiste après le dénouement d’une telle crise peut être défini comme “normal” pour la commodité de l’analyse, ce qui n’exclut pas le retour de phases critiques dans des situations nouvelles. C’est en offrant le maximum de continuité dans la défense du programme et dans la vie de la hiérarchie dirigeante (par-delà le remplacement individuel de chefs infidèles ou usés) que le Parti assure également le maximum de travail efficace et utile pour gagner le prolétariat à la lutte révolutionnaire.

    Il ne s’agit pas seulement d’édifier les masses, et moins encore d’exhiber un Parti intrinsèquement pur et parfait, mais bel et bien d’obtenir le meilleur rendement dans le processus réel. Comme on le verra mieux plus loin, il s’agit, par un travail systématique de propagande et de prosélytisme et surtout par une participation active aux luttes sociales, d’obtenir qu’un nombre toujours croissant de travailleurs passe du terrain des luttes partielles pour des intérêts immédiats au terrain de la lutte organique et unitaire pour la révolution communiste.

    Or c’est uniquement lorsqu’une semblable continuité dé programme et de direction existe dans le Parti qu’il lui est possible non seulement de vaincre la méfiance et les réticences du prolétariat à son égard, mais de canaliser et d’encadrer rapidement et efficacement les nouvelles énergies conquises dans la pensée et l’action communes, pour atteindre à cette unité de mouvement qui est une condition indispensable de la révolution.
     
  9. Pour les mêmes raisons, on doit considérer comme un processus tout à fait anormal l’agrégation au Parti d’autres partis ou fractions détachées de Partie. Un groupe, qui se distinguait jusqu’à un moment donné par une position programmatique différente et par une organisation indépendante, n’apporte pas au Parti communiste des éléments utilement assimilables, mais altère la fermeté de sa position politique et la solidité de sa structure: dans ce cas, l’accroissement des effectifs, loin de correspondre à un accroissement des forces et des capacités du Parti, pourrait bien paralyser son travail d’encadrement des masses, au lieu de le faciliter.

    Il est souhaitable que l’Internationale Communiste déclare au plus tôt qu’elle n’admet pas la moindre dérogation à deux principes fondamentaux d’organisation: il ne peut y avoir dans chaque pays qu’un seul Parti Communiste, et on ne peut adhérer à l’Internationale que par admission individuelle au Parti Communiste du pays donné.3. Rapport entre le parti communiste et la classe prolétarienne
  10. La délimitation et la définition des caractères du Parti de classe, qui fondent sa structure constitutive d’organe de la partie la plus avancée de la classe prolétarienne, n’empêchent pas, mais au contraire exigent qu’il soit rattaché par des liens étroits au reste du prolétariat.
     
  11. La nature de ces rapports se déduit de la dialectique régissant la formation de la conscience de la classe et de l’organisation unitaire du Parti. Cette formation se traduit par le déplacement d’une avant-garde du prolétariat du terrain des mouvements spontanés suscites par dés intérêts partiels de groupe sur le terrain d’une action prolétarienne générale. Mais, bien loin de le faire en niant ces mouvements élémentaires, il assure leur unification et leur dépassement dans l’expérience vivante, en poussant à leur réalisation, en y prenant une part active, en les suivant avec attention dans tout leur développement.
     
  12. L’œuvre de propagande idéologique et de prosélytisme continuellement accomplie par le Parti est donc inséparable de l’action réelle et du mouvement prolétarien sous toutes ses formes. Ce serait une erreur banale de juger que la participation à la lutte pour des résultats contingents et limités entre en contradiction avec la préparation à la lutte révolutionnaire finale et générale. La seule existence de l’organisation unitaire du Parti, avec son indispensable clarté de programme et sa non moins indispensable solidité et discipline d’organisation, garantirait déjà par elle-même que, loin d’attribuer jamais aux revendications partielles la valeur d’une fin en soi, on considère la lutte pour les faire triompher comme un moyen d’acquérir l’expérience et l’entraînement indispensables à une réelle préparation révolutionnaire.
     
  13. Le Parti communiste participe donc à toutes les formes d’organisation économique prolétarienne ouvertes à tous les travailleurs sans distinction de convictions politiques (syndicats, conseils d’entreprise, coopératives, etc.). Sa position fondamentale à l’égard des organismes de cette nature est qu’ils doivent comprendre tous les travailleurs se trouvant dans une situation économique donnée, et c’est en la défendant constamment qu’il y développera le plus utilement son action. Pour cela, le Parti organise ceux de ses militants, qui sont membres de ces organisations, en groupes ou cellules dépendant de lui. Au premier rang dans les actions déclenchées par les associations économiques où ils militent, ceux-ci attirent à eux et donc dans les rangs du Parti les éléments qui, au cours de la lutte, auront suffisamment mûri pour y entrer.

    Ils tendent à entraîner derrière eux la majorité des travailleurs de ces associations et à conquérir les charges directrices, devenant ainsi le véhicule naturel des mots d’ordre du Parti. Le travail qu’ils accomplissent ne se limite pas à la propagande, au prosélytisme et aux campagnes électorales au sein des _ assemblées prolétariennes: c’est un travail de conquête et d’organisation qui se développe dans le vif de la lutte et qui aide les travailleurs à tirer les plus utiles expériences de leur action.
     
  14. Tout le travail et l’encadrement des groupes communistes tend à donner au Parti le contrôle. définitif des organes dirigeant “les associations économiques. Les centrales syndicales nationales, en particulier, apparaissent comme le plus sûr moyen de diriger les mouvements du prolétariat non organisé vers le Parti. Celui-ci considère qu’il a le plus grand intérêt à éviter la scission des syndicats et des autres organisations économiques. C’est pourquoi il ne saurait s’opposer à l’exécution des mouvements décidés par leurs directions sous prétexte qu’elle est dans les mains d’autres partis. Cela ne l’empêchera pas de faire la critique la plus ouverte tant de l’action elle-même que de l’œuvre des chefs.
     
  15. Non seulement le Parti communiste participe, comme il vient d’être dit, à la vie des organisations prolétariennes que les intérêts économiques réels engendrent naturellement; non seulement il favorise leur extension et leur renforcement, mais il s’efforce de mettre en évidence par sa propagande les problèmes qui intéressent réellement les ouvriers et qui, dans le développement de la situation, peuvent donner naissance à de nouveaux organismes de lutte économique. Par tous ces moyens, le Parti élargit et renforce l’influence qu’il exerce sur le prolétariat par mille canaux, en mettant à profit toutes les manifestations et possibilités de manifestations dans la vie sociale.
     
  16. Ce serait une conception complètement erronée du Parti que d’exiger de chacun de ses adhérents considéré isolément une parfaite conscience critique et un total esprit de sacrifice, et de limiter la sphère d’influence du Parti à des unions révolutionnaires de travailleurs constituées dans le domaine économique selon un critère scissionniste, et ne comprenant que les prolétaires qui acceptent des méthodes d’action données. D’autre part, on ne peut exiger qu’à une date donnée ou à la veille d’entreprendre des actions générales, le partie ait réalisé la condition d’encadrer la majorité du prolétariat sous sa direction, ni à plus forte raison dans ses propres rangs.

    Un tel postulat ne peut être posé à priori sans tenir compte du déroulement dialectique du processus de développement du Partie. Cela n’a aucun sens,. même abstrait, de comparer le nombre des ouvriers encadrés dans l’organisation disciplinée et unitaire du Parti ou contrôlés par lui, et celui des ouvriers inorganisés et dispersés ou affiliés à des organismes corporatifs incapables de les unir organiquement. Les conditions auxquelles doivent répondre les rapports entre le Parti et la classe pour que les actions données soient possibles et efficaces, ainsi que les moyens de les réaliser, vont être définis dans la suite de cet exposé.4.  Rapports du parti communiste avec les autres mouvements politiques prolétariens
  17. La fraction du prolétariat qui est organisée dans d’autres partis politiques ou qui sympathise avec eux est particulièrement récalcitrante à un regroupement dans les rangs et sous l’influence du Parti communiste. Tous les partis bourgeois ont des adhérents prolétariens, mais ceux qui nous intéressent ici sont surtout les partis sociaux-démocrates et les courants syndicalistes et anarchistes.
     
  18. Le Parti doit développer une critique incessante du programme de ces mouvements et démontrer leur insuffisances pour l’émancipation du prolétariat. Cette polémique théorique sera d’autant plus efficace que le Parti pourra mieux démontrer que l’expérience confirme les critiques programmatiques anciennement formulées par lui contre ces mouvements. C’est pourquoi, dans les polémiques de cette nature, on ne doit jamais masquer les divergences de méthode, non seulement au sujet des problèmes du moment, mais au sujet des développements ultérieurs de l’action du prolétariat.
     
  19. Par ailleurs, ces polémiques doivent se refléter dans le domaine de l’action.

    Participant aux luttes des organisations économiques prolétariennes même quand elles sont dirigées par les socialistes, les syndicalistes ou les anarchistes, les communistes ne se refuseront pas à en suivre l’action, à moins que la masse entière se rebelle spontanément contre elle. Ils n’en démontreront pas. moins que la méthode erronée de ces chefs condamne cette action à l’impuissance ou à l’utopisme, à un point donné de son développement, alors que la méthode communiste aurait conduit à de meilleurs résultats, aux fins du mouvement révolutionnaire général.

    Dans la polémique, les communistes distingueront toujours entre les chefs et les masses, laissant aux premiers la responsabilité des erreurs et des fautes. Ils ne manqueront pas de dénoncer tout aussi vigoureusement l’œuvre des dirigeants qui, malgré un sincère sentiment révolutionnaire, préconisent une tactique dangereuse et erronée.
     
  20. Le Parti communiste a pour objectif essentiel de gagner du terrain au sein du prolétariat, accroissant ses effectifs et son influence aux dépens des courants et partis politiques prolétariens dissidents. A condition qu’on ne compromette jamais la physionomie programmatique et organisationnelle du Parti, cet objectif sera atteint par une participation à la lutte prolétarienne réelle, sur un terrain qui peut être simultanément d’action commune et d’opposition réciproque avec ceux-ci.
     
  21. Pour attirer à lui les prolétaires adhérant à d’autres mouvements politiques, le Parti communiste ne peut appliquer la méthode consistant à organiser en leur sein des fractions communistes ou de sympathisants communistes. Il est normal d’employer cette méthode pour pénétrer dans les syndicats d’où l’on ne cherche pas à faire sortir des groupes communistes organisés; mais appliquée à des mouvements politiques, elle compromettrait l’unité organique du Parti, pour les raisons dites plus haut à propos du développement de son organisation.
     
  22. Dans la propagande et la polémique, il ne faudra pas oublier que de nombreux travailleurs déjà mûrs pour la conception unitaire et révolutionnaire de la lutte ne se sont fourvoyés dans les rangs syndicalistes et anarchistes qu’en réaction à la dégénérescence des vieux partis sociaux-démocrates. La vigueur de la polémique et de la lutte communistes contre ces derniers sera un facteur de premier ordre pour ramener ces travailleurs sur le terrain révolutionnaire.
     
  23. On ne peut évidemment appartenir en même temps au Parti communiste et à un autre parti politique. L’incompatibilité s’étend à tous les mouvements qui, sans être ni s’intituler partis, ont un caractère politique, et à toutes les associations dont les conditions d’admission sont des thèses politiques, en particulier la franc-maçonnerie.5. Éléments de la tactique du parti communiste tirés de l’examen des situations
  24. Dans les points précédents, les critères généraux qui règlent les rapports entre le Parti communiste et les autres organisations du prolétariat ont été établis en fonction de la nature même du Parti. Avant d’en arriver à la tactique proprement dite, il faut examiner quels éléments l’étude de la situation du mouvement peut apporter à sa détermination. Le programme du Parti communiste prévoit qu’au cours du développement qu’on lui attribue généralement celui-ci accomplira une série d’actions correspondant à des situations successives.

    Il y a donc une étroite connexion entre directives programmatiques et règles tactiques. L’étude de la situation apparaît donc comme un élément complémentaire de la solution des problèmes tactiques, puisque dans sa conscience et son expérience critiques, le Parti avait déjà prévu un certain développement des situations, et donc délimité les possibilités d’action correspondant à chacune d’elles.

    ‘examen de la situation permettra de contrôler l’exactitude de la perspective de développement que le Parti a formulée dans son programme; le jour où cet examen imposerait une révision substantielle de celle-ci le problème ne pourrait se résoudre par une simple volte-face tactique: c’est la vision programmatique elle-même qui subirait inévitablement une rectification, non sans conséquences graves pour l’organisation et la force du Parti. Celui-ci doit donc s’efforcer de prévoir le développement des situations, afin de déployer dans chacune d’elles tout le degré d’influence qu’il sera possible d’exercer; mais les attendre et se laisser indiquer et suggérer par elles des attitudes éclectiques et changeantes est une méthode caractéristique de l’opportunisme social-démocrate.

    Si les Partis communistes se la laissaient jamais imposer, ils souscriraient à la ruine du communisme en tant qu’idéologie et action militantes.
     
  25. Le Parti communiste ne possède d’unité, ne tend à réaliser le développement prévu dans son programme qu’autant qu’il groupe dans ses rangs la fraction du prolétariat qui a surmonté la tendance à se mouvoir uniquement sous l’impulsion immédiate de situations économiques particulières.

    Ce dépassement se réalise précisément par la voie de l’organisation politique. Si la conscience critique et l’initiative volontaire n’ont qu’une valeur très limitée pour les individus, elles se trouvent pleinement réalisées dans la collectivité du Parti, d’autant plus que celui-ci se présente comme un précurseur de ces formes d’association humaine qui, au lieu de subir passivement la loi des faits économiques, seront réellement en mesure de les diriger rationnellement, parce qu’elles auront dépassé l’informe organisation économique actuelle. C’est pourquoi les mouvements d’ensemble du Parti, au lieu d’être immédiatement déterminés par la situation, lui sont liés par une dépendance rationnelle et volontaire.
     
  26. La volonté du Parti ne peut toutefois pas s’exercer de façon capricieuse, ni son initiative s’étendre dans des proportions arbitraires. Les limites qu’il peut et doit fixer à l’une comme à l’autre lui sont données précisément Par son programme et par l’appréciation de la possibilité et de l’opportunité d’engager une action qu’il déduit de l’examen des situations contingentes.
  27. C’est en examinant la situation qu’on jugera des forces respectives du Parti et des mouvements adverses.

    Le premier souci du Parti doit être d’apprécier correctement l’importance de la couche du prolétariat qui le suivrait s’il entreprenait une action ou engageait une lutte. Pour cela, il devra se faire une idée exacte de l’influence de la situation économique sur les masses et des poussées spontanées qu’elle détermine en leur sein, ainsi que du développement que les initiatives du Parti communiste et l’attitude des autres partis peuvent donner à ces poussées.

    Qu’il s’agisse d’une période de prospérité croissante ou au contraire de difficultés et de crises, l’influence que la situation économique exerce sur la combativité de classe du prolétariat est très complexe. Elle ne peut être déduite d’un simple examen de cette situation à un moment donné, car il faut tenir compte de tout le déroulement antérieur, de toutes les oscillations et variations des situations qui ont précédé.

    Par exemple, une période de prospérité peut donner vie à un puissant mouvement syndical qui, si celle-ci est suivie d’une période de crise et d’appauvrissement, peut se porter rapidement sur des positions révolutionnaires, faisant jouer en faveur de la victoire le large encadrement des masses qu’il aura conservé. Par contre, une période d’appauvrissement progressif peut désagréger le mouvement syndical au point que, dans une période ultérieure de prospérité, il n’offre plus matière suffisante à un encadrement révolutionnaire.

    es exemples (qui pourraient d’ailleurs être inversés) prouvent que “les courbes de la situation économique et de la combativité de classe sont déterminées par des lois complexes, la seconde dépendant de la première, mais ne lui ressemblant pas dans la forme”. A la montée de la première peut correspondre indifféremment, dans des cas donnés, la montée ou la descente de la seconde, et inversement.
     
  28. Les éléments intégrants de cette recherche sont très variés.

    Il faudra examiner non seulement la tendance effective du prolétariat à constituer et développer des organisations de classe, mais toutes les réactions, psychologiques y compris, déterminées en son sein d’une part par la situation économique, d’autre part par les attitudes et initiatives sociales et politiques de la classe dominante elle-même et ses partis. Sur le plan politique, l’examen de la situation se complète par celui des positions des différentes classes et partis à l’égard du pouvoir État, et par l’appréciation de leurs forces.

    De ce point de vue, les situations dans lesquelles le Parti communiste peut être amené à agir et qui, dans leur succession normale, le conduisent à augmenter ses effectifs et en même temps à préciser toujours davantage les limites de sa tactique peuvent être classées en cinq grandes phases qui sont: 1. Pouvoir féodal absolutiste. 2. Pouvoir démocratique bourgeois. 3. Gouvernement social-démocrate. 4. Période intermédiaire de guerre civile dans laquelle les bases de État sont ébranlées. 5. Pouvoir prolétarien de la dictature des Conseils.

    En un certain sens, le problème tactique consiste non seulement à choisir la bonne voie pour une action efficace, mais aussi à éviter que l’action du Parti ne sorte des limites opportunes pour revenir à des méthodes qui, répondant à des phases dépassées, arrêteraient le développement du Parti et, bien pis, lui feraient perdre sa préparation révolutionnaire. Les considérations qui suivent se réfèrent à l’action du Parti dans la seconde et troisième phases politiques susmentionnées.
     
  29. Pour vivre d’une vie organique, le Parti communiste doit posséder une méthode critique et une conscience le portant à formuler un programme propre. C’est précisément pour cette raison que le Parti et l’Internationale communiste ne peuvent accorder la plus grande liberté et élasticité de tactique aux centres dirigeants et remettre la détermination de celle-ci à leur seul jugement après examen de la situation. Le programme du Parti n’a pas le caractère d’un simple but que l’on pourrait atteindre par n’importe quelle voie, mais celui d’une perspective historique dans laquelle les voies suivies et les objectifs atteints sont intimement liés.

    Dans les diverses situations, la tactique doit donc être en harmonie avec le programme et, pour cela, les règles tactiques générales pour les situations successives doivent être précisées dans certaines limites, sans doute non rigides, mais toujours plus nettes et moins fluctuantes à mesure que le mouvement se renforce et approche de la victoire finale. C’est seulement ainsi qu’on parviendra au centralisme maximum dans les Partis et l’Internationale, c’est-à-dire que les dispositions prises centralement pour l’action seront acceptées et exécutées sans résistances non seulement par les Partis communistes, mais même par une partie des mouvements de masse qu’ils sont parvenus à encadrer.

    On ne doit en effet pas oublier qu’à la base de l’acceptation de la discipline organique du mouvement, il y a non seulement l’initiative d’individus et de groupes résultant des développements de la situation, mais une progression continue et logique d’expériences les amenant à rectifier leur vision de la voie à suivre pour obtenir la plus grande efficacité dans la lutte contre les conditions de vie que l’organisation sociale actuelle impose au prolétariat. C’est pourquoi, avant d’appeler leurs adhérents et ceux des prolétaires qui les suivent a l’action et au sacrifice d’eux-mêmes, les Partis et l’Internationale doivent exposer de façon systématique l’ensemble de leurs règles tactiques générales et démontrer qu’elles sont la seule voie de la victoire.

    Si le Parti doit donc définir les termes et les limitent de sa tactique, ce n’est pas par désir de théoriser et de schématiser les mouvements complexes qu’il pourra être amené à entreprendre, mais en raison d’une nécessité pratique et organisationnelle. Une telle définition peut sembler restreindre ses possibilités d’action, mais elle seule garantit la continuité et l’unité de son intervention dans la lutte prolétarienne, et c’est pour ces raisons tout à fait concrètes qu’elle doit être décidée.6. Action tactique “indirecte” du parti communiste
  30. Les conditions n’existent pas toujours pour une action tactique qu’on peut appeler “directe”, puisqu’elle a le caractère d’un assaut au pouvoir bourgeois par le Parti communiste et les forces dont il dispose. Loin de se limiter au prosélytisme et à la propagande purs et simples, le Parti peut et doit alors exercer son influence sur les événements en réglant ses rapports avec les autres partis et mouvements sociaux et politiques et en exerçant sur eux sa pression de façon à déterminer un développement de la situation favorable à ses propres buts et à hâter le moment où l’action révolutionnaire décisive sera possible. Les initiatives et attitudes à adopter en pareil cas constituent un problème délicat.

    Pour qu’il soit résolu, la première condition est qu’elles ne soient et ne puissent sembler aucunement en contradiction avec les nécessités ultérieures de la lutte propre du Parti, selon le programme qu’il est le seul à défendre et pour lequel le prolétariat devra lutter au moment décisif. La propagande du Parti n’a pas seulement une valeur théorique; elle résulte surtout de positions que le Parti prend quotidiennement dans la lutte prolétarienne réelle, et elle doit continuellement mettre en évidence la nécessité pour le prolétariat d’embrasser le programme et les méthodes communistes.

    Toute attitude qui causerait ou comporterait le passage au second plan de l’affirmation intégrale de cette propagande et qui ferait de l’obtention de tel ou tel résultat contingent une fin en soi, et non pas un moyen de poursuivre plus avant, conduirait à un affaiblissement de la structure du Parti et à un recul de son influence dans la préparation révolutionnaire des masses.
     
  31. Dans la phase plus haut définie comme celle du pouvoir démocratique bourgeois, les forces politiques sont généralement divisées en deux courants ou “blocs”: la droite et la gauche, qui se disputent la direction de État.

    Les partis sociaux-démocrates coalitionnistes par principe, adhèrent plus ou moins ouvertement, an bloc de gauche. Le Parti communiste n’est pas indifférent aux développements de cette lutte, que ce soit parce qu’elle soulève des points et des revendications qui intéressent les masses prolétariennes et concentrent leur attention, ou parce que sa conclusion par une victoire de la gauche peut réellement aplanir la voie à la révolution prolétarienne.

    Quant au problème de l’opportunité tactique de coalitions avec les éléments politiques de gauche, il faut l’examiner sans apriorisme faussement doctrinal ou sottement sentimental et puritain. On doit partir du fait que le Parti communiste ne dispose d’une initiative de mouvement qu’autant qu’il est capable de poursuivre avec continuité le travail d’organisation et de préparation d’où lui vient l’influence qui lui permet d’appeler les masses à l’action.

    Il ne peut donc se proposer une tactique répondant à un critère occasionnel et momentané, quitte à prévoir une brusque volte-face au moment où elle apparaîtrait dépassée, et un changement de front qui transformerait en ennemis les alliés de la veille. Si le Parti ne veut pas compromettre sa liaison avec les masses et la possibilité de la renforcer au moment où cela sera le plus nécessaire, toutes ses déclarations et attitudes publiques devront traduire sa continuité de méthode et d’intentions, c’est-à-dire être en parfaite harmonie avec la propagande pour la lutte finale et la préparation à celle-ci.
     
  32. Une des tâches essentielles du Parti communiste pour préparer idéologiquement et pratiquement le prolétariat à la prise révolutionnaire du pouvoir. est de critiquer sans pitié le programme de la gauche bourgeoise et tout programme qui voudrait se servir des institutions démocratiques et parlementaires bourgeoises pour résoudre les problèmes sociaux. La plupart du temps, c’est seulement par des falsifications démagogiques que la droite et la gauche bourgeoises parviennent à intéresser le prolétariat à leurs divergences. Les falsifications ne peuvent évidemment être démontrées par la seule critique théorique: c’est dans la pratique et le vif de la lutte qu’elle seront démasquées.

    Le but de la gauche n’est nullement de faire un pas en avant pour atteindre un quelconque échelon intermédiaire entre le système économique et politique capitaliste et le système prolétarien. En général, ses revendication politiques tendent à créer de meilleures conditions de fonctionnement et de défense du capitalisme moderne, tant par leur contenu propre que par l’illusion qu’elles donnent aux masses de pouvoir faire servir les institutions présentes à leur émancipation de classe. Cela vaut pour les revendications d’élargissement du droit de vote et autres garanties et perfectionnement du libéralisme, comme pour la politique anticléricale et l’ensemble de la politique franc-maçonne. Cela vaut également pour les réformes d’ordre économique et social: ou bien elles ne seront pas réalisées, ou elles ne le seront qu’à la condition et dans le but de faire obstacle à la poussée révolutionnaire des masses.
     
  33. Si l’avènement d’un gouvernement de la gauche bourgeoise ou même d’un gouvernement social-démocrate peut être considéré comme un pas vers la lutte finale pour la dictature du prolétariat, ce n’est pas dans le sens qu’il fournit des bases économiques ou politiques utiles, et moins encore accorde au prolétariat une plus grande liberté d’organisation, de préparation et d’action révolutionnaires.

    Le Parti communiste a le devoir de proclamer ce qu’il sait grâce non seulement à la critique marxiste, mais à une sanglante expérience: de tels gouvernements pourraient bien laisser sa liberté de mouvement au prolétariat aussi longtemps qu’il les considérerait et les appuierait comme ses propres représentants, mais ils répondraient par la réaction la plus féroce au premier assaut des masses contre les institutions de État démocratique bourgeois.

    C’est donc dans un tout autre sens que l’avènement de tels gouvernements peut être utile, à savoir dans la mesure où leur œuvre constituera pour le prolétariat une expérience réelle lui permettant de conclure que seule sa propre dictature peut provoquer la défaite du capitalisme. Il est évident que le Parti communiste ne sera en mesure d’utiliser efficacement cette expérience qu’autant qu’il aura dénoncé par avance la faillite de ces gouvernements et conservé une solide organisation indépendante autour de laquelle le prolétariat pourra se regrouper lorsqu’il se verra contraint d’abandonner les groupes et les partis dont il avait initialement soutenu l’expérience gouvernementale.
     
  34. Une coalition du Parti Communiste avec les partis de la gauche bourgeoise ou de la social-démocratie nuirait donc à la préparation révolutionnaire du prolétariat et rendrait l’utilisation d’une expérience gouvernementale de la gauche difficile. En outre, elle retarderait pratiquement beaucoup la victoire du bloc de gauche sur celui de droite. En effet, si la clientèle du centre bourgeois que ces deux blocs se disputent s’oriente à gauche, c’est parce qu’elle est à bon droit convaincue que la gauche n’est pas moins conservatrice et ennemie de la révolution que la droite.

    Elle sait que les concessions proposées par elle sont en majeure partie apparentes, et que lorsqu’elles sont effectives, elles visent à freiner la montée révolutionnaire contre les institutions que la gauche accepte aussi bien que la droite.

    ar conséquent, la présence du Parti Communiste dans la coalition de gauche ferait perdre à celle-ci une grande partie de sa clientèle, surtout électorale, perte que l’appui des communistes ne pourrait compenser. Une telle politique retarderait probablement l’expérience au lieu de l’accélérer.
     
  35. Il est indéniable que le bloc de gauche agite des revendications intéressant les masses et correspondant souvent, dans leur formulation, a leurs exigences réelles. Le Parti communiste ne négligera pas ce fait et ne soutiendra pas la thèse superficielle que de telles concessions sont à refuser, car seules les conquêtes finales et totales de la révolution méritent les sacrifices du prolétariat. Pareille proclamation n’aurait aucun sens, car son seul résultat serait de rejeter ce dernier sous l’influence des démocrates et sociaux-démocrates auxquels il resterait inféodé.

    Le Parti communiste invitera donc les travailleurs à accepter les concessions de la gauche comme une expérience sur l’issue de laquelle il exprimera les prévisions les plus pessimistes, insistant sur la nécessité pour le prolétariat de ne pas mettre en jeu son indépendance politique et d’organisation, s’il ne veut pas sortir ruiné de l’expérience.

    l incitera les massés à exiger des partis sociaux-démocrates qu’ils tiennent leurs engagements, puisqu’ils se portent garants de la possibilité de réaliser les promesses de la gauche bourgeoise. Par sa critique indépendante et ininterrompue, il se préparera à recueillir les fruits du résultat négatif de ces expériences, dénonçant le front unique de toute la bourgeoisie contre le prolétariat révolutionnaire et la complicité des partis soi-disants ouvriers qui, soutenant la coalition avec une partie de la bourgeoisie, se font les agents de celle-ci.
     
  36. Les partis de gauche et en particulier les sociaux-démocrates affichent souvent des revendications d’une nature telle qu’il est utile d’appeler le prolétariat à l’action directe pour les obtenir. En effet, si la lutte était engagée, l’insuffisance des moyens proposés par les sociaux-démocrates pour réaliser leur programme de mesures ouvrières apparaîtrait immédiatement. A ce moment, le Parti communiste pourra agiter ces mêmes revendications en les précisant, en faire un drapeau de lutte de tout le prolétariat qu’il portera en avant pour forcer les partis qui en parlent par simple opportunisme à s’employer à leur réalisation.

    Qu’il s’agisse de revendications économique” ou mémé de caractère politique, le Parti communiste les proposera comme objectif d’une coalition des organisations syndicales. Il évitera cependant la constitution de comités directeurs de lutte et d’agitation dans lesquels il serait représenté et engagé aux côtés d’autres partis, afin de retenir l’attention des masses sur le programme spécifique du communisme et de conserver sa propre liberté de mouvement pour le moment où il devra élargir la plate-forme d’action en débordant les autres partis, abandonnés par les masses après la démonstration de leur impuissance.

    Le front unique syndical ainsi compris offre la possibilité d’actions d’ensemble de toute la classe travailleuse. De telles actions, la méthode communiste ne peut sortir que victorieuse, car elle est la seule capable de donner un contenu au mouvement unitaire du prolétariat, et la seule qui ne partage pas la moindre responsabilité dans l’œuvre des partis qui affichent un appui verbal à la cause du prolétariat par opportunisme et avec des intentions contre-révolutionnaires.
     
  37. La situation que nous envisageons peut prendre l’aspect d’une attaque de la droite bourgeoise contre un gouvernement démocratique ou socialiste. Même dans ce cas, le Parti communiste ne saurait proclamer la moindre solidarité avec des gouvernements de ce genre: s’il les accueille comme une expérience à suivre pour hâter le moment où le prolétariat se convaincra de leurs buts contre-révolutionnaires, il ne peut évidemment les lui présenter comme une conquête à défendre.
     
  38. Il pourra arriver que le gouvernement de gauche laisse des organisations de droite, des bandes blanches de la bourgeoisie mener leur action contre le prolétariat et, bien loin de réclamer l’appui de ce dernier, lui refuse le droit de répondre par les armes. Dans ce cas, les communistes dénonceront la complicité de fait, la véritable division du travail entre le gouvernement libéral et les forces irrégulières de la réaction, la bourgeoisie ne discutant plus alors des avantages respectifs de l’anesthésie démocratico-réformiste et de la répression violente, mais les employant toutes les deux à la fois.

    Dans cette situation, le véritable, le pire ennemi de la préparation révolutionnaire est le gouvernement libéral: il fait croire au prolétariat qu’il le défendra pour sauver la légalité afin que le prolétariat ne s’arme ni ne s’organise. Ainsi, le jour où par la force des choses celui-ci sera mis dans la nécessité de lutter contre les institutions légales présidant à son exploitation, le gouvernement pourra l’écraser sans mal en accord avec les bandes blanches.
     
  39. Il peut aussi se produire que le gouvernement et les partis de gauche qui le composent invitent le prolétariat à participer à la résistance armée contre l’attaque de la droite. Cet appel ne peut que cacher un piège. Le Parti communiste l’accueillera en proclamant que l’armement des prolétaires signifie l’avènement du pouvoir et de État prolétarien, ainsi que la destruction de la bureaucratie étatique et de l’armée traditionnelle, puisque jamais celle-ci n’obéiraient aux ordres d’un gouvernement de gauche légalement instauré dès le moment où il appellerait le peuple à la lutte armée, et que seule la dictature du prolétariat pourrait donc remporter une victoire stable sur les bandes blanches. En conséquence, le Parti communiste ne pratiquera ni ne proclamera le moindre “loyalisme” à l’égard du gouvernement libéral menacé.

    l montrera au contraire aux masses le danger de consolider son pouvoir en lui apportant le soutien du prolétariat contre le soulèvement de la droite ou la tentative de coup État, c’est-à-dire de, consolider l’organisme appelé à s’opposer à l’avance révolutionnaire du prolétariat au moment où celle-ci s’imposera comme la seule issue, en laissant le contrôle de l’armée aux partis gouvernementaux, c’est-à-dire en déposant les armes sans les avoir employées au renversement des formes politiques et étatiques actuelles, contre toutes les forces de la classe bourgeoise.7. Action tactique “directe” du parti communiste
  40. Dans le cas ci-dessus considéré, les revendications présentées par les partis bourgeois de gauche et social-démocrate comme les objectifs à atteindre ou à défendre retenaient l’attention des masses, et le Parti communiste les proposait à son tour avec plus de clarté et d’énergie, tout en critiquant de façon ouverte les moyens proposés par les autres pour les obtenir.

    Mais il est d’autres cas où les besoins immédiats et urgents de la classe ouvrière ne rencontrent qu’indifférence auprès des partis de gauche ou sociaux-démocrates, qu’il s’agisse de conquêtes ou de simple défense. S’il ne dispose pas de forces suffisantes pour appeler directement les masses à l’action en raison de l’influence social-démocrate sur elles, le Parti communiste posera ces revendications et en appellera pour leur conquête au front-unique des syndicats prolétariens, en évitant d’offrir une alliance aux sociaux-démocrates, et même en proclamant qu’ils trahissent même les intérêts contingents et immédiats des travailleurs.

    La réalisation d’une action unitaire trouvera à leur poste les communistes qui militent dans les syndicats, tout en laissant au Parti la possibilité d’intervenir au cas où la lutte prendrait un autre cours, dressant inévitablement contre elle les sociaux-démocrates, et parfois même les syndicalistes et les anarchistes. Si les autres partis prolétariens refusent de réaliser le front unique syndical pour ces revendications, le Parti communiste ne se contentera pas de les critiquer et de démontrer leur complicité avec la bourgeoisie.

    Pour détruire leur influence, il devra surtout participer en première ligne aux actions partielles du prolétariat que la situation ne manquera pas de susciter et dont les objectifs seront ceux pour lesquels le Parti communiste avait proposé le front unique de toutes les organisations locales et de toutes les catégories. Cela lui permettra de démontrer concrètement qu’en s’opposant à l’extension des mouvements, les dirigeants sociaux-démocrates en préparent la défaite. Naturellement, le Parti communiste ne se contentera pas de rejeter sur les autres la responsabilité d’une tactique erronée.

    Avec toute la sagacité et toute la discipline nécessaires, il guettera le moment favorable pour passer outre aux résistances des contre-révolutionnaires, c’est-à-dire l’apparition d’une situation telle dans les masses au cours du développement de la lutte que rien ne les empêcherait plus de suivre un appel du Parti communiste à l’action. Une telle initiative ne peut être prise que centralement, et en aucun cas localement par des organisations du Parti communiste ou par des syndicats contrôlés par les communistes.
     
  41. Plus spécialement, l’expression “tactique directe” désigne l’action du Parti quand la situation l’incite à prendre, indépendamment de tous, l’initiative d’attaquer le pouvoir bourgeois afin de l’abattre ou de lui porter un coup grave. Pour pouvoir entreprendre une pareille action le Parti doit disposer d’une organisation intérieure assez solide pour lui donner la certitude absolue que les directives du centre seront parfaitement suivies.

    Il doit en outre pouvoir compter sur la discipline des forces syndicales contrôlées par lui afin d’être sûr qu’une grande partie des masses le suivra. Il a en outre besoin de formations militaires d’une certaine efficacité et, afin de conserver à coup sûr la direction du mouvement au cas probable où il serait mis hors-la-loi par des mesures d’exception, de tout un appareil d’action illégale, et spécialement d’un réseau de communications et de liaisons que le gouvernement bourgeois ne puisse contrôler.

    Dans une action offensive, c’est le sort d’un très long travail de préparation qui peut se décider. Avant de prendre une si lourde décision, le Parti devra donc étudier à fond la situation. Il ne suffira pas qu’elle lui permette de compter sur la discipline des forces directement encadrées et contrôlées par lui, ni qu’elle l’autorise à prévoir que les liens l’unissant à la fraction la plus vivante du prolétariat ne se briseront pas au cours de la lutte. Il devra également avoir l’assurance que son influence sur les masses et la participation du prolétariat iront croissant au cours de l’action, car le développement de celle-ci réveillera et rendra effectives des tendances naturellement répandues dans les couches profondes de la masse.
     
  42. Il ne sera pas toujours possible de proclamer ouvertement que le mouvement d’ensemble déclenché par le Parti communiste a pour but de renverser le pouvoir bourgeois. Sauf en cas de développement exceptionnellement rapide de la situation. révolutionnaire, le Parti pourra engager l’action sur des mots d’ordre qui ne soient pas encore la prise révolutionnaire du pouvoir, mais ne puissent dans une certaine mesure être réalisés que grâce à elle, bien que les masses ne les considèrent que comme des exigences immédiates et vitales.

    Dans la mesure limitée où ces mots d’ordre sont réalisables par un gouvernement qui ne soit pas encore la dictature du prolétariat, ils laissent au Parti communiste la possibilité d’arrêter l’action à un certain point sans porter atteinte à l’organisation et à la combativité des masses. Cela peut être utile s’il semble impossible de continuer la lutte jusqu’au bout sans compromettre la possibilité de la reprendre efficacement plus tard.
     
  43. Il n’est pas exclu non plus que le Parti juge opportun de lancer directement un mot d’ordre d’action tout en sachant qu’il ne s’agit pas encore de prendre le pouvoir, mais seulement de conduire une bataille dont le prestige et l’organisation de l’adversaire sortiront ébranlés et qui renforcera matériellement et moralement le prolétariat. Dans ce cas, le Parti appellera les masses à la lutte soit pour des objectifs réellement à atteindre, soit sur des objectifs plus limités que ceux qu’il se propose d’atteindre en cas de succès.

    Dans le plan d’action du Parti, ces objectifs devront être ordonnés selon une progression de façon à ce que chaque succès puisse constituer une plate-forme d’attente lui permettant de se renforcer pour les luttes suivantes. On évitera le plus possible la tactique désespérée consistant à se lancer dans la lutte dans des conditions telles que les seules possibilités soient ou bien le triomphe de la révolution, ou bien, dans le cas contraire, la certitude de la défaite et de la dispersion des forces prolétariennes pour une durée imprévisible.

    Les objectifs partiels sont indispensables pour conserver à coup sûr le contrôle de l’action, et on peut les formuler sans entrer en contradiction avec la critique que le Parti fait de leur contenu économique et social quand ils sont considérés comme des fins en soi dont les masses pourraient se satisfaire après les avoir atteintes, et non pas comme l’occasion de luttes qui sont un moyen, un pas vers la victoire finale. Bien entendu, la détermination de ces objectifs et des limites de l’action est toujours un problème terriblement délicat; c’est par l’expérience, et par la sélection de ses chefs, que le Parti devient capable d’assumer cette suprême responsabilité.
     
  44. Le Parti ne doit ni croire ni faire croire que lorsque le prolétariat manque de combativité, il suffise qu’un groupe d’audacieux se lance dans la lutte et tente des coups de main contre les institutions bourgeoises pour que son exemple réveille les masses. C’est dans le développement de la situation économique réelle qu’il faut chercher les raisons qui feront sortir le prolétariat de sa prostration. Si la tactique du Parti peut et doit contribuer à ce réveil, c’est par un travail beaucoup plus profond et continu que ne peut l’être le geste spectaculaire d’une avant-garde lancée à l’assaut.
     
  45. Le Parti se servira toutefois de ses forces et de son encadrement pour des actions menées par des groupes armés, des organisations ouvrières, et même des foules, et bien contrôlées par lui dans leur plan et leur exécution; ayant une valeur démonstrative et défensive, ces actions sont destinées à prouver concrètement aux masses qu’avec de l’organisation et de la préparation il est possible d’affronter certaines résistances et contre-attaques de la classe dominante, qu’elles se manifestent sous la forme d’actions terroristes de groupes armés réactionnaires, ou sous la forme d’interdictions policières contre certaines formes d’organisation et d’activité prolétariennes.

    Le but ne sera pas de provoquer une action générale, mais de rendre à la masse abattue et démoralisée le plus haut degré de combativité par une série d’actions concourant à réveiller en elle les sentiments et le besoin de la lutte.
     
  46. Le Parti évitera absolument qu’au cours de telles action locales la discipline intérieure des organisations syndicales ne soit violée par les organes locaux et par les communistes qui y militent. Ceux-ci, en effet, ne doivent pas en venir à une rupture avec les organes centraux nationaux dirigés par d’autres partis, car ils doivent, comme il a déjà été dit, servir de points d’appuis indispensables pour conquérir ces organes. Cependant le Parti communiste et ses militants suivront attentivement les masses en leur donnant tout leur appui lorsqu’elles répondent spontanément aux provocations bourgeoises, fut-ce en rompant avec la discipline d’inaction et de passivité imposée par les chefs des syndicats réformistes et opportunistes.
     
  47. Dans la situation qui caractérise le moment où le pouvoir de État est ébranlé sur ses bases et est sur le point de tomber, le Parti communiste, déployant ses forces au maximum et menant dans les masses le maximum d’agitation sur les conquêtes suprêmes, ne laissera pas échapper l’occasion d’influer sur les moments d’équilibre instable de la situation en utilisant, tout en gardant une action indépendante, toutes les forces marchant momentanément dans la même direction que lui.

    Quand il sera bien sûr de prendre le contrôle du mouvement dès que l’organisation traditionnelle de État aura cédé, il pourra recourir à des accords transitoires avec d’autres mouvements disposant de forces dans le camp en lutte, sans pourtant faire de ceci l’objet d’une propagande et de mots d’ordre aux masses. Dans tous les cas, la seule mesure de l’opportunité de ces contacts et du bilan qu’on devra ensuite en faire, sera le succès.

    La tactique du Parti communiste n’est jamais dictée par des a priori théoriques ou par des préoccupations éthiques ou esthétiques, mais uniquement par le souci de conformer les moyens aux fins et à la réalité du processus historique, selon cette synthèse dialectique de doctrine et d’action qui est le patrimoine d’un mouvement appelé à devenir le protagoniste du plus vaste renouvellement social, le chef de la plus grande guerre révolutionnaire.

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Amadeo Bordiga : Le principe démocratique

Rassegna Comunista, 28 février 1922.

1.

L’emploi de certains termes dans l’exposition des problèmes du communisme engendre bien souvent des équivoques du fait des sens différents qu’on peut leur donner. C’est le cas des mots démocratie et démocratique. Dans ses affirmations de principe, le communisme marxiste se présente comme une critique et une négation de la démocratie; d’autre part les communistes défendent souvent le caractère démocratique, l’application de la démocratie au sein des organisations prolétariennes : système étatique des conseils ouvriers, syndicats, parti.

Il n’y a évidemment là aucune contradiction, et rien qu’on puisse opposer à l’emploi du dilemme : démocratie bourgeoise ou démocratie prolétarienne, en tant que parfait équivalent de la formule : démocratie bourgeoise ou dictature prolétarienne.

La critique marxiste des postulats de la démocratie bourgeoise se fonde en effet sur la définition des caractères de la société actuelle divisée en classes; elle démontre l’inconsistance théorique et le piège pratique d’un système qui voudrait concilier l’égalité politique avec la division de la société en classes sociales déterminées par la nature du mode de production.

La liberté et l’égalité politiques qui, d’après la théorie libérale, s’expriment dans le droit de vote, n’ont de sens que sur une base excluant la disparité des conditions économiques fondamentales : c’est pourquoi nous communistes, nous en acceptons l’application à l’intérieur des organisations de classe du prolétariat, en soutenant qu’il faut donner un caractère démocratique à leur fonctionnement.

On pourrait souhaiter que des termes différents soient employés dans l’un et l’autre cas, afin de ne pas engendrer d’équivoques et d’éviter de revaloriser un concept chargé de suggestions, et que nous nous efforçons difficilement de démolir.
Même si l’on y renonce, il est cependant utile d’examiner de manière un peu plus approfondie le contenu même du principe démocratique en général, y compris lorsqu’on l’applique à des organisations homogènes du point de vue de classe. Ceci pour éviter le risque d’ériger à nouveau le principe de démocratie en une “catégorie” a priori, en un principe de vérité et de justice absolues qui serait un intrus dans toute notre construction doctrinale, au moment même où nous nous efforçons par notre critique de chasser tout le mensonge et l’arbitraire qui forment le contenu des théories “libérales”.

2.

Une erreur de doctrine est toujours à la base d’une erreur de tactique politique ou, si on veut, elle en est la traduction dans le langage de notre conscience critique collective. C’est ainsi que toute la politique et la tactique pernicieuses de la social-démocratie se reflètent dans l’erreur de principe présentant le socialisme comme l’héritier d’une partie substantielle de la doctrine que le libéralisme a opposée aux vieilles doctrines politiques basées sur le spiritualisme.

En réalité, bien loin d’accepter et de compléter la critique que le libéralisme démocratique avait opposée aux aristocraties et aux monarchies absolues de l’ancien régime, le socialisme marxiste l’a au contraire démolie de fond en comble dès ses premières formulations.

Il ne l’a évidemment pas fait, disons-le tout de suite, pour revendiquer un héritage des doctrines spiritualistes ou idéalistes contre le matérialisme voltairien des révolutionnaires bourgeois, mais pour démontrer qu’en réalité les théoriciens du matérialisme bourgeois se faisaient des illusions lorsqu’ils croyaient être sortis des brumes de la métaphysique appliquée à la sociologie et à la politique et des non-sens de l’idéalisme avec la philosophie politique de l’Encyclopédie; en fait, tout comme leurs prédécesseurs, ils devaient être soumis à la critique véritablement réaliste des phénomènes sociaux et de l’histoire édifiée avec le matérialisme historique de Marx.

Du point de vue théorique, il est également important de démontrer que pour approfondir le fossé entre socialisme et démocratie bourgeoise, pour rendre à la doctrine de la révolution prolétarienne son contenu puissamment révolutionnaire dévoyé par les falsifications de ceux qui forniquent avec la démocratie bourgeoise, il n’est nullement nécessaire de réviser nos principes dans un sens idéaliste ou néo-idéaliste : il suffit simplement de se reporter à la position prise par les maîtres du marxisme face aux mensonges des doctrines libérales et de la philosophie matérialiste bourgeoise.

Pour rester dans notre sujet, nous montrerons que la critique de la démocratie par le socialisme était en substance une critique de la critique démocratique des vieilles philosophies politiques; le marxisme nie leur prétendue opposition universelle et démontre qu’en réalité elles se ressemblent en théorie, de même qu’en pratique le prolétariat n’a pas eu beaucoup à se louer de ce que la direction de la société soit passée des mains de la noblesse féodale monarchiste et religieuse à celles de la jeune bourgeoisie commerciale et industrielle.

Et la démonstration théorique du fait que la nouvelle philosophie bourgeoise, loin d’avoir triomphé des vieilles erreurs des régimes despotiques, n’était elle-même qu’un monument de sophismes nouveaux, correspondait concrètement à la négation contenue dans l’apparition du mouvement révolutionnaire du prolétariat, c’est-à-dire la réfutation de la prétention bourgeoise d’avoir établi pour toujours l’administration de la société sur des bases pacifiques et indéfiniment perfectibles, grâce à l’instauration du droit de vote et du parlementarisme.

Les vieilles doctrines politiques fondées sur des concepts spiritualistes ou même sur la révélation religieuse prétendaient que les forces surnaturelles qui gouvernent la conscience et la volonté des hommes avaient assigné à certains individus, à certaines familles, à certaines castes, la tâche de diriger et d’administrer la vie collective, en leur confiant par investiture divine le précieux dépôt de l’“autorité”.

A cette assertion, la philosophie démocratique qui s’affirma parallèlement à la révolution bourgeoise opposa la proclamation de l’égalité morale, politique, juridique, de tous les citoyens, qu’ils fussent nobles, ecclésiastiques ou plébéiens, et elle voulut transférer la “souveraineté”, du cercle étroit de la caste ou de la dynastie, au cercle universel de la consultation populaire fondée sur le droit de vote, qui permet à la majorité des citoyens de désigner selon sa volonté les dirigeants de l’État.

Les foudres que les prêtres de toutes les religions et les philosophes spiritualistes ont lancé contre cette conception ne suffisent pas à la faire reconnaître comme une victoire définitive de la vérité sur l’erreur obscurantiste, même si le “rationalisme” de cette philosophie politique a longtemps semblé être le dernier mot en fait de science sociale et d’art politique, et même si beaucoup de prétendus socialistes s’en sont proclamés solidaires.

L’affirmation selon laquelle le temps des “privilèges” est révolu depuis qu’on a instauré un système fondant la hiérarchie sociale sur le consentement de la majorité des électeurs ne résiste pas à la critique marxiste, qui projette une tout autre lumière sur la nature des phénomènes sociaux.

Cette affirmation ne peut apparaître comme une séduisante construction logique que si on admet au départ que le vote, c’est-à-dire l’avis, l’opinion, la conscience de chaque électeur, a le même poids au moment de déléguer ses pouvoirs pour l’administration des affaires collectives. Combien une telle conception est peu réaliste et peu “matérialiste”, cela ressort déjà du fait qu’elle considère chaque individu comme une “unité” parfaite au sein d’un système composé d’autant d’unités potentiellement équivalentes et que, au lieu d’apprécier l’opinion de cet individu en fonction de ses multiples conditions de vie, c’est-à-dire de ses rapports avec les autres hommes, elle la théorise a priori dans l’hypothèse de la “souveraineté” de l’individu.

Ceci équivaut encore à situer la conscience des hommes en dehors du reflet concret des faits et des déterminations du milieu, à la considérer comme une étincelle allumée, avec la même providentielle équité, dans chaque organisme, sain ou délabré, affamé ou harmonieusement satisfait dans tous ses besoins, par un indéfinissable être suprême qui dispense la vie. Cet être suprême ne désigne plus le monarque, mais il confère à chacun une faculté égale de le désigner.

En dépit de son rationalisme de façade, la théorie démocratique repose sur une prémisse qui ne le cède en rien pour la puérilité métaphysique à ce “libre arbitre” qui, d’après la loi de l’au-delà catholique, vaut aux hommes la damnation ou le salut. Dans la mesure où elle se situe hors du temps et des contingences historiques, la théorie démocratique n’est donc pas moins entachée de spiritualisme que ne le sont, au plus profond de leur erreur, les philosophies de l’autorité révélée et de la monarchie de droit divin.

A qui voudrait pousser plus loin cette confrontation, il suffira de se souvenir que la doctrine politique démocratique a été présentée, bien des siècles avant la grande révolution et la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, par des penseurs qui se situaient entièrement sur le terrain de l’idéalisme et de la philosophie métaphysique, et que d’ailleurs, si la grande révolution abattit les autels du dieu chrétien au nom de la Raison, ce fut pour faire de cette dernière, volontairement ou non, une nouvelle divinité.

Ce présupposé métaphysique incompatible avec le caractère de la critique marxiste est le propre, non seulement de la doctrine échafaudée par le libéralisme bourgeois, mais de toutes les doctrines constitutionnelles et des plans de société nouvelle fondés sur la “vertu intrinsèque” de certains schémas de rapports sociaux et étatiques. En édifiant sa propre doctrine de l’histoire, le marxisme a en fait démoli du même coup l’idéalisme médiéval, le libéralisme bourgeois et le socialisme utopique.

3.

A ces constructions arbitraires de constitutions sociales, aristocratiques ou démocratiques, autoritaires ou libérales, comme à la conception anarchiste d’une société sans hiérarchie et sans délégation de pouvoirs, qui procède d’erreurs analogues, le communisme critique a opposé une étude bien plus fondée de la nature et des causes des rapports sociaux, considérés dans leur évolution complexe tout au long de l’histoire humaine, une analyse attentive de leurs caractères dans l’époque capitaliste actuelle, et une série d’hypothèses raisonnées sur leur évolution ultérieure, auxquelles vient maintenant s’ajouter la formidable contribution théorique et pratique de la révolution prolétarienne russe.

Il serait superflu de développer ici les conceptions bien connues du déterminisme économique et les arguments qui en justifient l’emploi dans l’interprétation des faits historiques et du mécanisme social. L’apriorisme propre aux conservateurs ou aux utopistes est éliminé par l’introduction des facteurs relevant de la production, de l’économie et des rapports de classe qui en découlent, ce qui permet d’arriver à une explication scientifique des faits d’ordre juridique, politique, militaire, religieux, culturel, qui constituent les diverses manifestations de la vie sociale.

Nous nous contenterons de retracer sommairement l’évolution au cours de l’histoire du mode d’organisation sociale et de regroupement des hommes, non seulement dans l’État, représentation abstraite d’une collectivité unifiant tous les individus, mais aussi dans les différents organismes qui dérivent des rapports entre les hommes.

A la base de l’interprétation de toute hiérarchie sociale, étendue ou limitée, il y a les rapports entre les différents individus, et à la base de ces rapports il y a la division des tâches entre ces individus.

A l’origine, nous pouvons imaginer sans erreur grave l’existence d’une forme de vie complètement inorganisée de l’espèce humaine. Encore peu nombreux, les individus peuvent vivre des produits de la nature sans lui appliquer de techniques ni de travail et dans ces conditions chacun pourrait, pour vivre, se passer de ses semblables. Les seuls rapports existants sont ceux de la reproduction, qui sont communs à toutes les espèces; mais pour l’espèce humaine (et pas seulement pour elle, d’ailleurs) ceux-ci suffisent déjà à constituer un système de rapports avec sa hiérarchie propre : la famille.

Celle-ci peut se fonder sur la polygamie, sur la polyandrie, sur la monogamie. Nous n’entrerons pas ici dans le détail de l’analyse : disons seulement que la famille représente bien un embryon de vie collective organisée, fondée sur une division des tâches découlant directement des facteurs physiologiques, puisque, tandis que la mère nourrit et élève les enfants, le père se consacre à la chasse, à la conquête du butin, à la protection de la famille contre les ennemis extérieurs, etc.

Dans cette phase initiale où la production et l’économie sont presque totalement absentes, ainsi d’ailleurs que dans les phases ultérieures où elles se développent, il est vain de s’arrêter à la question abstraite de savoir si on est en présence de l’unité-individu ou de l’unité-société. L’unité de l’individu a sans aucun doute un sens du point de vue biologique, mais on ne peut en faire le fondement de l’organisation sociale sans tomber dans l’élucubration métaphysique : du point de vue social, en effet, toutes les unités n’ont pas la même valeur, et la collectivité naît de rapports et de groupements dans lesquels le rôle et l’activité de chaque individu ne constituent pas une fonction individuelle mais collective, déterminée par les multiples influences du milieu social.

Même dans le cas élémentaire d’une société inorganisée ou d’une non-société, la simple base physiologique qui produit l’organisation familiale suffit déjà à réfuter la conception arbitraire qui fait de l’Individu une unité indivisible (au sens littéral du terme) et susceptible de se combiner, sur un plan supérieur, avec d’autres unités semblables, sans cesser de s’en distinguer ni de leur être, en un certain sens, équivalente.

Dans ce cas, l’unité-société n’existe évidemment pas non plus, puisque les rapports entre les hommes, même réduits à la pure notion de l’existence d’autrui, sont extrêmement limités et restreints au cercle de la famille ou du clan. Nous pouvons tirer d’avance la conclusion qui s’impose d’elle-même : l’“unité-société” n’a jamais existé et n’existera probablement jamais, si ce n’est comme une “limite” dont l’abolition des frontières de classes et d’États permettra de se rapprocher progressivement.

Partir de l’unité-individu pour en tirer des déductions sociales et échafauder des plans de société, ou même pour nier la société, c’est partir d’un présupposé irréel qui, même dans ses formulations les plus modernes, n’est au fond qu’une reproduction modifiée des concepts de la révélation religieuse, de la création, et de la vie spirituelle indépendante des faits de la vie naturelle et organique. A chaque individu la divinité créatrice ou une force unique régissant les destinées de l’univers a donné cette investiture élémentaire qui en fait une molécule autonome, bien définie, douée de conscience, de volonté, de responsabilité, au sein de l’agrégat social, indépendamment des facteurs accidentels dérivant des influences physiques du milieu.

Cette conception religieuse et idéaliste n’est modifiée qu’en apparence dans la doctrine du libéralisme démocratique ou de l’individualisme libertaire : l’âme en tant qu’étincelle de l’Etre suprême, la souveraineté subjective de chaque électeur, ou l’autonomie illimitée du citoyen de la société sans lois sont autant de sophismes qui, aux yeux de la critique marxiste, pèchent par la même puérilité, aussi résolument “matérialistes” qu’aient pu être les premiers libéraux bourgeois et les anarchistes.

Cette conception trouve son pendant dans l’hypothèse également idéaliste de la parfaite unité sociale, du monisme social, fondée sur la volonté divine qui gouverne et administre la vie de notre espèce. Pour en revenir au stade primitif de vie sociale que nous étions en train de considérer et à l’organisation familiale que nous y avions découverte, nous sommes amenés à conclure que nous pouvons nous passer de ces hypothèses métaphysiques que sont l’unité-individu et l’unité-société pour interpréter la vie de l’espèce et le processus de son évolution.

En revanche, nous pouvons affirmer positivement que nous sommes en présence d’un type de collectivité organisée sur une base unitaire, qui est précisément la famille. Nous nous gardons bien de faire de celle-ci un type fixe ou permanent, et plus encore de l’idéaliser comme forme modèle de collectivité sociale, comme on peut le faire de l’individu dans l’anarchisme ou dans la doctrine de la monarchie absolue; nous constatons simplement l’existence de la famille comme unité première de l’organisation humaine, unité à laquelle d’autres succéderont, qui se modifiera elle-même sous bien des aspects, qui deviendra un élément constitutif d’autres organismes collectifs, ou disparaîtra, on peut le supposer, dans des formes sociales très avancées. Nous ne ressentons pas le moindre besoin de nous déclarer par principe pour ou contre la famille, pas plus que, par exemple, pour ou contre l’État; ce qui nous intéresse, c’est de saisir dans la mesure du possible le sens de l’évolution de ces types d’organisation humaine.

Quand nous nous demandons s’ils vont disparaître un jour, c’est de la façon la plus objective, car il n’entre pas dans notre esprit de les considérer comme sacrés et intangibles, ni comme pernicieux et à détruire, le conservatisme et son contraire (c’est-à-dire la négation de toute forme d’organisation et de hiérarchie sociales) étant, du point de vue critique, aussi faibles l’un que l’autre, et aussi stériles en résultats.

Laissant de côté l’opposition traditionnelle entre les catégories individu et société, nous suivons dans l’étude de l’histoire humaine la formation et l’évolution d’autres unités : les collectivités humaines organisées, regroupements humains vastes ou restreints, fondés sur une division des tâches et une hiérarchie, et qui apparaissent comme les facteurs et les acteurs de la vie sociale. Ces unités peuvent être, dans un certain sens seulement, comparées à des unités organiques, à des organismes vivants dont les cellules, ayant des fonctions et des valeurs différentes, sont représentées par les hommes ou par des groupes humains élémentaires. Il n’y a toutefois pas analogie complète car, tandis que l’organisme vivant a des limites bien définies et subit un processus biologique au cours duquel il se développe, puis meurt, les unités sociales organisées n’ont pas de limites fixes et se renouvellent continuellement, se mêlant les unes aux autres, se décomposant et se recomposant simultanément.

Si nous nous sommes arrêtés sur le premier exemple, fort évident, de l’unité-famille, c’est pour démontrer la chose suivante : si ces unités que nous considérons sont évidemment composées d’individus et si leur composition même est variable, elles n’en agissent pas moins comme des “totalités” organiques et intégrales, si bien que vouloir les décomposer en unités-individus n’a aucun sens réel et relève du mythe. L’élément famille a une vie unitaire qui ne dépend pas du nombre des individus qu’il renferme, mais de leurs rapports : ainsi, pour prendre un exemple banal, une famille composée du chef, des épouses et de quelques vieillards impotents n’a pas la même valeur qu’une autre, comprenant, outre le chef, plusieurs fils jeunes et valides.

A partir de cette première forme d’unité organisée d’individus qu’est la famille, où on trouve le premier exemple de division des tâches, les premières hiérarchies, les premières formes d’autorité, de direction de l’activité des individus et d’administration, l’évolution humaine passe par une foule d’autres formes d’organisation toujours plus complexes et plus vastes.

La raison de cette complexité croissante réside dans la complexité croissante des rapports et des hiérarchies sociales naissant de la différenciation toujours accrue des tâches, elle-même étroitement déterminée par les systèmes de production que la technique et la science mettent à la disposition des activités humaines pour fournir un nombre toujours plus grand de produits (au sens le plus large du terme) aptes à satisfaire les besoins de sociétés humaines plus importantes et évoluant vers des formes supérieures de vie.

Une analyse qui voudrait saisir le processus de formation et de modification des différentes organisations humaines ainsi que le jeu de leurs rapports au sein de toute la société, doit se fonder sur la notion du développement de la technique productive et des rapports économiques qui naissent de la répartition des individus entre les différentes tâches exigées par le mécanisme productif.

La formation et l’évolution des dynasties, des castes, des armées, des États, des empires, des corporations, des partis peuvent et doivent être suivies à travers une étude fondée sur ces éléments-là. On peut penser qu’au sommet de ce développement complexe apparaîtra une forme d’unité organisée dont les limites coïncideront avec celles de l’humanité et qui réalisera une division rationnelle des tâches entre tous les hommes, et on peut discuter du sens et des limites qu’aura le système hiérarchique d’administration collective dans cette forme supérieure de vie sociale de l’humanité.

4.

Pour en venir à l’examen de ces organismes unitaires dont les rapports internes sont fondés sur ce qu’on appelle couramment le “principe démocratique”, nous distinguerons pour simplifier entre les collectivités organisées recevant leur hiérarchie du dehors et celles qui la sélectionnent elles-mêmes en leur propre sein.

Selon la conception religieuse et la pure doctrine de l’autorité, la société humaine serait, à toutes les époques, une collectivite-unité recevant sa hiérarchie des puissances surnaturelles : nous ne reviendrons pas sur la critique d’une pareille sottise métaphysique, qui est contredite par toute notre expérience. C’est la nécessité de la division des tâches qui fait naître de façon naturelle la hiérarchie, et il en va évidemment ainsi dans la famille.

En se transformant en tribu et en horde, celle-ci doit s’organiser pour lutter contre d’autres organisations : le commandement doit être confié aux éléments les plus aptes à tirer le meilleur parti des énergies communes, et c’est ainsi que se forment des hiérarchies militaires. Ce critère du choix dans l’intérêt commun est apparu des milliers d’années avant l’électoralisme démocratique moderne, puisque à l’origine les rois, les chefs militaires et les prêtres étaient élus.

A la longue, cependant, d’autres critères de formation des hiérarchies l’emportèrent, donnant lieu à des privilèges de caste transmis par hérédité familiale, ou encore par l’initiation à des écoles, sectes et cultes fermés, la possession d’un grade motivée par des aptitudes et des fonctions particulières étant en général, du moins dans la pratique normale, le meilleur moyen d’influer sur la transmission de ce grade. Nous n’avons pas l’intention de suivre ici tout le processus de formation des castes, puis des classes, au sein de la société. Disons seulement que leur apparition ne répond plus seulement à la nécessité logique d’une division des tâches, mais au fait que certaines couches occupant une position privilégiée dans le mécanisme économique finissent par monopoliser le pouvoir et l’influence sociale. D’une façon ou d’une autre, toute caste dirigeante se donne à elle-même une organisation, une hiérarchie, et il en va de même pour les classes économiquement privilégiées.

Pour nous limiter à un seul exemple, l’aristocratie terrienne du moyen âge, en se coalisant pour la défense de ses privilèges communs contre les assauts des autres classes, construisit une forme d’organisation culminant dans la monarchie, qui concentrait dans ses mains des pouvoirs publics à la formation desquels les autres couches de la population restaient complètement étrangères. l’État de l’époque féodale est l’organisation de la noblesse féodale appuyée par le clergé.

Le principal instrument de coercition de ces monarchies militaires est l’armée : ici, nous sommes en présence d’un type de collectivité organisée dont la hiérarchie est constituée du dehors, puisque c’est le roi qui décerne les grades et que l’armée est fondée sur l’obéissance passive de tous ses membres.

Toute forme d’État concentre dans une autorité unitaire la capacité d’organiser et d’encadrer toute une série de hiérarchies exécutives : armée, police, magistrature, bureaucratie.

Ainsi, l’unité-État utilise matériellement l’activité d’individus de toutes les classes, mais elle est organisée sur la base d’une seule ou de quelques classes privilégiées qui possèdent le pouvoir d’en constituer les différentes hiérarchies. Les autres classes, et en général tous les groupes d’individus pour qui il n’est que trop évident que l’organisation d’État existante ne garantit nullement, en dépit de ses prétentions, les intérêts et les exigences de tous, cherchent à se donner des organisations propres pour faire prévaloir leurs propres intérêts, en partant d’une constatation élémentaire : l’identité de la position occupée par leurs membres dans la production et la vie économique.

Si, en ce qui concerne évidemment les organisations qui se donnent elles-mêmes leur propre hiérarchie, nous nous demandons de quelle manière cette hiérarchie doit être désignée pour assurer au mieux la défense des intérêts collectifs de tous les membres de l’organisation et pour éviter la formation en son sein de couches privilégiées, nous nous voyons proposer la méthode fondée sur le principe démocratique : consulter tous les individus et se servir de l’avis de la majorité pour désigner ceux d’entre eux qui devront occuper les différents échelons de la hiérarchie.

La critique d’une telle proposition doit être beaucoup plus sévère lorsqu’on prétend l’appliquer à l’ensemble de la société telle qu’elle est aujourd’hui, ou à certaines nations, que lorsqu’il s’agit de l’introduire au sein d’organisations beaucoup plus restreintes, comme les syndicats prolétariens et les partis.

Dans le premier cas elle est à repousser sans hésitation car elle ne repose sur rien, puisqu’elle ne tient pas le moindre compte de la situation des individus dans l’économie, et qu’elle suppose la perfection intrinsèque du système, sans prendre en considération les développements et les évolutions que connaît la collectivité à laquelle on l’applique.

La division de la société en classes que le privilège économique distingue nettement enlève toute valeur à la décision majoritaire. Notre critique réfute la théorie mensongère selon laquelle la machine de l’État démocratique et parlementaire sorti des constitutions libérales modernes serait une organisation de tous les citoyens dans l’intérêt de tous les citoyens.

Du moment qu’il existe des intérêts opposés et des conflits de classe, il n’y a pas d’unité d’organisation possible, et malgré l’apparence extérieure de la souveraineté populaire l’État reste l’organe de la classe économiquement supérieure et l’instrument de défense de ses intérêts.

Malgré l’application du système démocratique à la représentation politique, la société bourgeoise nous apparaît comme un ensemble complexe d’organismes unitaires : beaucoup d’entre eux, qui sont issus des couches privilégiées et tendent à la conservation de l’appareil social actuel, se regroupent autour du puissant organisme centralisé qu’est l’État politique; certains autres peuvent être indifférents ou avoir une attitude changeante à l’égard de l’État; d’autres enfin naissent au sein des couches économiquement opprimées et exploitées, et sont dirigés contre l’État de classe.

Le communisme démontre donc que l’application juridique et politique formelle du principe démocratique et majoritaire à tous les citoyens alors que persiste la division en classes par rapport à l’économie, ne suffit pas à faire de l’État une unité organisative de toute la société ou de toute la nation. Officiellement, c’est ce que la démocratie politique prétend être : en réalité, elle est introduite en tant que forme convenant au pouvoir spécifique de la classe capitaliste et à sa véritable dictature, aux fins de la conservation de ses privilèges.

Il n’est donc pas nécessaire de s’attarder longuement à réfuter l’erreur qui consiste à attribuer le même degré d’indépendance et de maturité au “vote” de chaque électeur, qu’il s’agisse d’un travailleur épuisé par l’excès de fatigue physique ou d’un riche jouisseur, d’un habile capitaine d’industrie ou d’un malheureux prolétaire ignorant les raisons de sa misère et le moyen d’y remédier, en allant une fois de temps en temps, à de longs intervalles, solliciter l’avis des uns et des autres, et en prétendant que le fait d’avoir accompli cette fonction souveraine suffit à assurer le calme et l’obéissance de quiconque se sentira dépouillé et maltraité par les conséquences de la politique et de l’administration de l’État.

5.

Il est donc clair que le principe de démocratie n’a aucune vertu intrinsèque, qu’il ne vaut rien en tant que principe et qu’il est plutôt un simple mécanisme d’organisation, fondé sur cette simple et banale présomption arithmétique : les plus nombreux ont raison et les moins nombreux ont tort. Voyons maintenant si et dans quelle mesure ce mécanisme sert et suffit au fonctionnement d’organisations comprenant des collectivités plus restreintes, non divisées par des antagonismes économiques, et considérées dans leur processus de développement historique.

Ce mécanisme démocratique est-il applicable dans la dictature du prolétariat, c’est-à-dire dans la forme d’État née de la victoire révolutionnaire des classes rebelles au pouvoir des États bourgeois, de telle sorte qu’on pourrait définir cette forme d’État, du fait de son mécanisme interne de délégation des pouvoirs et de formation des hiérarchies, comme une “démocratie prolétarienne” ? La question doit être abordée sans préjugés. Il se peut qu’on arrive à la conclusion que le mécanisme démocratique est utilisable, avec certaines modalités, tant que l’évolution même des choses n’en aura pas produit de plus adapté; mais il faut bien se convaincre que nous n’avons pas la moindre raison d’établir a priori le concept de souveraineté de la “majorité” du prolétariat.

Au lendemain de la révolution, celui-ci n’est pas encore une collectivité totalement homogène et ne constitue pas une seule et unique classe. En Russie, par exemple, le pouvoir est aux mains des classes ouvrière et paysanne, mais pour peu que l’on considère tout le développement du mouvement révolutionnaire, il est facile de montrer que la classe du prolétariat industriel, beaucoup moins nombreuse que les paysans, y joue cependant un rôle bien plus important : il est donc logique que dans les conseils prolétariens, dans le mécanisme des soviets, la voix d’un ouvrier ait beaucoup plus de valeur que celle d’un paysan.

Nous n’avons pas l’intention ici d’examiner à fond les caractéristiques de la constitution de l’État prolétarien. Nous ne le considérons pas sous un aspect immanent, comme les réactionnaires le font de la monarchie de droit divin, les libéraux du parlementarisme fondé sur le suffrage universel, les anarchistes du non-État.

L’État prolétarien, en tant qu’organisation d’une classe contre d’autres classes qui doivent être dépouillées de leurs privilèges économiques, est une force historique réelle qui s’adapte au but qu’elle poursuit, c’est-à-dire aux nécessités qui sont sa raison d’être.

A certains moments l’impulsion pourrait lui être donnée aussi bien par les plus larges consultations de masse que par l’action d’organes exécutifs très restreints munis des pleins pouvoirs; l’essentiel est de donner à cette organisation du pouvoir prolétarien les moyens et les armes nécessaires pour abattre le privilège économique bourgeois et les résistances politiques et militaires bourgeoises, de façon à préparer ensuite la disparition des classes elles-mêmes, et les modifications toujours plus profondes de ses propres tâches et de sa propre structure.

Une chose est sûre : tandis que la démocratie bourgeoise n’a pas d’autre but réel que de priver les grandes masses prolétariennes et petites-bourgeoises de toute influence dans la direction de l’État, réservée aux grandes oligarchies industrielles, bancaires et agrariennes, la dictature prolétarienne, elle, doit pouvoir entraîner dans la lutte qu’elle incarne les couches les plus larges de la masse prolétarienne et même semi-prolétarienne. Mais seuls ceux qui sont influencés par des préjugés peuvent s’imaginer que pour atteindre ce but il suffit d’instaurer un vaste mécanisme de consultation électorale : cela peut être trop, ou le plus souvent ?trop peu, car on inciterait ainsi beaucoup de prolétaires à s’en tenir à cette forme de participation en s’abstenant de prendre part à des manifestations plus actives de la lutte de classe.

D’autre part, l’acuité de la lutte dans certaines phases exige une promptitude de décision et de mouvement, et une centralisation de l’organisation des efforts dans une direction commune. C’est pourquoi, comme l’expérience russe nous le montre avec toute une série d’éléments, l’État prolétarien fonde son appareil constitutionnel sur des caractéristiques qui sont en rupture ouverte avec les canons de la démocratie bourgeoise : les tenants de celle-ci hurlent à la violation des libertés, alors qu’il ne s’agit que de démasquer les préjugés philistins par lesquels la démagogie a toujours assuré le pouvoir des privilégiés.

Dans la dictature du prolétariat, le mécanisme constitutionnel de l’organisation d’État n’est pas seulement consultatif, mais en même temps exécutif, et la participation aux fonctions de la vie politique, sinon de toute la masse des électeurs, du moins d’une large couche de leurs délégués, n’est pas intermittente mais continue. Il est intéressant de constater qu’on y parvient sans nuire, bien au contraire, au caractère unitaire de l’action de tout l’appareil d’État, grâce précisément à des critères opposés à ceux de l’hyper-libéralisme bourgeois : c’est-à-dire en supprimant pratiquement le suffrage direct et la représentation proportionnelle, après avoir foulé aux pieds, comme nous l’avons vu, l’autre dogme sacré du suffrage égalitaire.

Nous ne prétendons pas établir ici que ces nouveaux critères introduits dans le mécanisme représentatif, ou fixés dans une constitution, le soient pour des raisons de principe : dans des circonstances nouvelles, ils pourraient être différents. De toute façon, nous tenons à bien faire comprendre que nous n’attribuons à ces formes d’organisation et de représentation aucune valeur intrinsèque : ce que nous voulons démontrer se traduit dans une thèse marxiste fondamentale que l’on peut énoncer ainsi : “la révolution n’est pas un problème de formes d’organisation”.

La révolution est au contraire un problème de contenu, un problème de mouvement et d’action des forces révolutionnaires dans un processus incessant, que l’on ne peut théoriser en le figeant dans les diverses tentatives de “doctrine constitutionnelle” immuable.

De toute façon, dans le mécanisme des conseils ouvriers, nous ne trouvons pas ce critère propre à la démocratie bourgeoise, qui veut que chaque citoyen désigne directement son délégué à la représentation suprême, le parlement. Il existe au contraire différents degrés de conseils ouvriers et paysans, qui vont s’élargissant territorialement jusqu’au Congrès des soviets. Chaque conseil local ou de district élit ses délégués au conseil supérieur, de même qu’il élit sa propre administration, c’est-à-dire l’organe exécutif correspondant.

A la base, dans les conseils urbains ou ruraux, toute la masse est consultée; dans l’élection des délégués aux conseils supérieurs et aux autres charges, en revanche, chaque groupe d’électeurs vote non pas selon le système proportionnel, mais selon le système majoritaire, en choisissant ses délègues d’après les listes proposées par les partis. D’ailleurs, comme il s’agit le plus souvent d’élire un seul délégué, qui fait le lien entre un degré inférieur et un degré supérieur de conseils, il est évident que le scrutin de liste et la représentation proportionnelle, ces deux dogmes du libéralisme formel, tombent d’eux-mêmes.

A chaque échelon, les conseils doivent donner lieu à des organismes non seulement consultatifs mais aussi administratifs, étroitement lies à l’administration centrale : il est donc naturel qu’à mesure qu’on s’élève vers des représentations plus restreintes, on rencontre non point ces assemblées parlementaires de bavards qui discutent interminablement sans jamais agir, mais des corps restreints et homogènes aptes à diriger l’action et la lutte politique, et à conduire toute la masse ainsi encadrée de manière unitaire sur la voie révolutionnaire.

Ces aptitudes, qu’absolument aucun projet constitutionnel ne peut automatiquement renfermer par lui-même, viennent compléter ce mécanisme grâce à la présence d’un facteur de tout premier ordre, dont le contenu dépasse de très loin la pure forme organisationnelle, et dont la conscience et la volonté collectives et agissantes permettent de fonder le travail sur les nécessités d’un long processus qui avance sans cesse : ce facteur est le parti politique.

Celui-ci est l’organe dont les caractéristiques se rapprochent le plus de celles d’une collectivité unitaire homogène et solidaire dans l’action. En réalité, il ne comprend dans ses rangs qu’une minorité de la masse, mais les traits qui le distinguent de tous les autres organismes de représentation à base très large sont précisément de nature à démontrer que le parti représente mieux que tout autre organe les intérêts et le mouvement collectif.

Dans le parti politique est réalisée la participation continue et ininterrompue de tous les membres à l’exécution du travail commun, ainsi qu’une préparation à la résolution des problèmes de lutte et de reconstruction dont le gros de la masse ne peut avoir conscience qu’au moment où ils se présentent. Pour toutes ces raisons, il est naturel que dans un système de représentation et de délégations qui n’est pas celui du mensonge démocratique mais se fonde sur une couche de la population que des intérêts communs fondamentaux poussent sur la voie de la révolution, les choix tombent spontanément sur les éléments proposés par le parti révolutionnaire, qui est armé pour répondre aux exigences de la lutte et pour résoudre des problèmes auxquels il a pu et il a su se préparer.

Nous montrerons plus loin que, pas plus que pour aucun autre organisme, nous ne considérons ces facultés du parti comme le simple effet du critère particulier qui a présidé à sa constitution.

Le parti peut être ou ne pas être adapté à sa tâche, qui est d’impulser l’action révolutionnaire d’une classe; ce n’est pas n’importe quel parti politique en général, mais un parti bien précis, le parti communiste, qui peut répondre à cette fonction; et le parti communiste lui-même n’est pas garanti à l’avance contre les mille dangers de la dégénérescence et de la dissolution.

Les caractères positifs qui mettent le parti à la hauteur de sa tâche ne résident pas dans le mécanisme de ses statuts, ni dans ses mesures d’organisation interne en elles-mêmes : ils se réalisent à travers son propre processus de développement et sa participation aux luttes et à l’action, en tant que formation d’une orientation commune autour d’une certaine conception du processus historique, d’un programme fondamental qui se précise comme une conscience collective et, en même temps, d’une sûre discipline d’organisation. Le développement de ces idées est contenu dans les thèses sur la tactique du parti présentées au Congrès du Parti Communiste d’Italie, et qui sont connues du lecteur.

Pour en revenir à la nature du mécanisme constitutionnel de la dictature prolétarienne, nous avons déjà dit qu’il était exécutif aussi bien que législatif à tous les échelons; il nous faut ajouter quelque chose afin de préciser à quelles tâches de la vie collective répondent les fonctions et les initiatives exécutives de ce mécanisme, qui expliquent et justifient sa formation ainsi que les rapports existant au sein de son mécanisme élastique en continuelle évolution.

Nous nous référons à la période initiale du pouvoir prolétarien, dont les quatre ans et demi que la dictature prolétarienne vient de vivre en Russie nous offrent une image.

Nous ne voulons pas nous aventurer à rechercher quel sera le système définitif de représentation dans une société communiste non divisée en classes.

A mesure en effet que nous nous en rapprochons, il se dessine une évolution que nous ne pouvons pas prévoir totalement, mais dont nous pouvons seulement entrevoir qu’elle ira dans le sens d’une fusion des divers organes, politiques, administratifs, économiques, en même temps que de l’élimination progressive de tout élément de coercition, et de l’État lui-même en tant qu’instrument de pouvoir d’une classe et en tant qu’arme de lutte contre les autres classes survivantes.

Dans sa période initiale, la dictature prolétarienne a une tâche extrêmement lourde et complexe que l’on peut subdiviser en trois sphères d’action : politique, militaire et économique. Le problème militaire de la défense contre les assauts intérieurs et extérieurs de la contre-révolution, tout comme celui de la reconstruction de l’économie sur des bases collectives, se fondent sur l’existence et sur l’application d’un plan systématique et rationnel d’utilisation de tous les efforts, dans une activité qui tout en utilisant les énergies de toute la masse, mieux : pour les utiliser avec le meilleur rendement doit parvenir à être fortement unitaire.

En conséquence, l’organisme qui mène en première ligne la lutte contre l’ennemi extérieur et intérieur, c’est-à-dire l’armée (et la police) révolutionnaire, doit être fondé sur une discipline et une hiérarchie centralisées dans les mains du pouvoir prolétarien : l’armée rouge reste donc elle aussi une unité organisée recevant sa hiérarchie du dehors, en l’occurrence du gouvernement politique de l’État prolétarien, et on peut en dire autant de la police et des tribunaux révolutionnaires.

Le problème de l’appareil économique que le prolétariat vainqueur édifie pour poser la base du nouveau système de production et de distribution a des aspects plus complexes. Nous ne pouvons que nous limiter à rappeler que la caractéristique qui distingue cette machine administrative rationnelle du chaos de l’économie privée bourgeoise est la centralisation. La gestion de toutes les entreprises doit se faire dans l’intérêt de la collectivité tout entière et en liaison avec les exigences de tout le plan de production et de distribution. D’autre part, l’appareil économique, et avec lui l’organisation de ceux qui y sont attachés, se modifie continuellement du fait non seulement de son développement graduel, mais aussi des crises inévitables dans une période de si vastes transformations accompagnées de luttes politiques et militaires.

Ces considérations nous mènent à la conclusion suivante : dans la période initiale de la dictature prolétarienne, si les conseils des différents échelons doivent désigner leurs délégués aux organes exécutifs locaux en même temps qu’aux organes législatifs des échelons supérieurs, il faut laisser au centre la responsabilité absolue de la défense militaire et, de façon moins rigide, de la campagne économique, tandis que les organes locaux servent à encadrer politiquement les masses pour les faire participer à la réalisation des plans, et à les gagner à l’encadrement militaire et économique, en créant ainsi les conditions d’une activité des masses la plus large et la plus continue possible autour des problèmes de la vie collective, et en la canalisant vers la formation de cette organisation fortement unitaire qu’est l’État prolétarien.

Ces considérations, sur lesquelles nous ne nous étendrons pas davantage, n’ont certes pas pour but de dénier aux organes intermédiaires de la hiérarchie étatique toute possibilité de mouvement et d’initiative : mais nous avons voulu montrer qu’il n’est pas possible de théoriser le schéma de leur formation comme celui d’une adhésion précise aux tâches effectives, militaires ou économiques, de la révolution, en constituant les groupes d’électeurs prolétariens sur la base des entreprises productives ou des divisions de l’armée.

Le mécanisme de ces groupes n’agit pas en venu d’aptitudes spéciales qui seraient inhérentes à son schéma et à son ossature : les unités qui regroupent les électeurs. à la base peuvent donc être formées d’après des critères empiriques; en fait, elles se formeront d’elles-mêmes d’après des critères empiriques, parmi lesquels il peut y avoir la convergence sur le lieu de travail, ou dans le quartier, au sein de la garnison, au front, ou dans d’autres situations de la vie quotidienne, sans qu’aucune puisse être a priori exclue ou au contraire érigée en modèle. Mais de toute façon les organes représentatifs de l’État prolétarien restent fondés sur une subdivision territoriale de circonscriptions au sein desquelles se font les élections.

Toutes ces considérations n’ont rien d’absolu, et cela nous ramène à notre thèse selon laquelle aucun schéma constitutionnel n’a valeur de principe, et la démocratie majoritaire, au sens formel et arithmétique du terme, n’est qu’une méthode possible pour coordonner les rapports qui se présentent au sein des organismes collectifs. De quelque point de vue qu’on se place, il est impossible de lui attribuer un caractère de nécessité ou de justice intrinsèque : ces expressions n ont pour nous, marxistes, aucun sens, et d’ailleurs notre propos n’est pas de remplacer l’appareil démocratique que nous critiquons par un schéma d’appareil d’État qui serait exempt par lui même de défauts et d’erreurs.

6.

Il nous semble en avoir assez dit sur le principe dé démocratie dans son application à l’État bourgeois, où il prétend embrasser toutes les classes, et aussi dans son application à la classe prolétarienne exclusivement, en tant que base de l’État après la victoire révolutionnaire. Il nous reste à dire quelque chose sur l’application du mécanisme démocratique aux organisations qui existent au sein du prolétariat avant (et aussi après) la conquête du pouvoir : les syndicats économiques et le parti politique.

Nous avons établi plus haut qu’une véritable unité d’organisation n’est possible que sur la base d’une homogénéité d’intérêts entre les membres de cette organisation. Puisque l’on adhère aux syndicats et au parti sur la base d’une décision spontanée de participer à un certain type d’actions, il est indiscutable qu’ici on peut examiner le fonctionnement du mécanisme démocratique et majoritaire sans le soumettre à une critique du type de celle qui lui dénie absolument la moindre valeur lorsqu’il s’agit de l’État bourgeois et de sa fallacieuse unification constitutionnelle des différents classes. Cependant, ici non plus, il ne faut pas se laisser fourvoyer par le concept arbitraire de la “sainteté” des décisions de la majorité.

Par rapport au parti, le syndicat se caractérise par une identité plus complète des intérêts matériels et immédiats de ses membres : dans les limites de la catégorie, il atteint une grande homogénéité de composition et, d’organisation à adhésion volontaire, il peut tendre à devenir une organisation à laquelle adhérent automatiquement ou obligatoirement, comme c’est le cas dans l’État prolétarien à une certaine phase de son développement, tous les travailleurs d’une catégorie ou d’une industrie donnée.

Il est certain que dans ce domaine le nombre reste l’élément décisif et que la consultation majoritaire a une grande valeur, mais on ne peut s’en tenir à prendre schématiquement ses résultats en considération, il faut aussi tenir compte des autres facteurs qui interviennent dans la vie de l’organisation syndicale : une hiérarchie bureaucratisée de fonctionnaires qui l’immobilisent sous leur tutelle, et les groupes d’avant-garde que le parti politique révolutionnaire y constitue pour la conduire sur le terrain de l’action révolutionnaire. Dans cette lutte, les communistes démontrent souvent que les fonctionnaires de la bureaucratie syndicale violent l’idée démocratique et se moquent de la volonté de la majorité.

Il est juste de le dénoncer parce que ces chefs syndicaux de droite affichent une mentalité démocratique et qu’il faut les mettre en contradiction avec eux-mêmes, comme on le fait avec les libéraux bourgeois chaque fois qu’ils forcent et qu’ils falsifient la consultation populaire, sans nous imaginer pour autant que si elle était librement effectuée cette consultation résoudrait les problèmes qui pèsent sur le prolétariat.

Il est juste et opportun de le faire parce que dans les moments où les grandes masses se mettent en mouvement sous la pression de la situation économique, il est possible d’écarter l’influence des fonctionnaires syndicaux, qui est une influence extra-prolétarienne (bien que non officiellement) de classes et de pouvoirs étrangers à l’organisation syndicale, et d’augmenter l’influence des groupes révolutionnaires. Mais dans tout cela il n’y a pas de préjugés “constitutionnels” et, pourvu qu’ils soient compris de la masse et puissent lui démontrer qu’ils agissent dans le sens de ses intérêts les mieux compris, les communistes peuvent et doivent se comporter de façon élastique par rapport aux canons de la démocratie interne syndicale.

Par exemple, il n’y a aucune contradiction entre les deux attitudes tactiques qui consistent, d’une part, à assumer la charge de représenter la minorité dans les organes dirigeants du syndicat tant que les statuts nous le permettent et, d’autre part, à affirmer que cette représentation statutaire doit être supprimée pour donner aux organes exécutifs une plus grande efficacité, une fois que nous les avons conquis.

Tout ce qui doit nous guider dans cette question, c’est l’analyse attentive du processus de développement des syndicats dans la phase actuelle : il s’agit d’accélérer leur transformation, d’organes des influences contre-révolutionnaires sur le prolétariat, en organes de lutte révolutionnaire; et les critères d’organisation interne n’ont pas de valeur en eux-mêmes, mais seulement en tant qu’ils se rattachent à cet objectif.

Il nous reste à faire l’analyse de l’organisation parti, dont nous avons cependant déjà touché un mot à propos du mécanisme de l’État ouvrier. Le parti ne part pas d’une identité d’intérêts économiques aussi complète que le syndicat; en revanche, il fonde l’unité de son organisation non pas sur la base de la catégorie, comme ce dernier, mais sur la base bien plus large de la classe tout entière.

Ceci est vrai non seulement dans l’espace, puisque le parti tend à devenir international, mais aussi dans le temps, puisqu’il est l’organe spécifique dont la conscience et l’action reflètent les exigences de la victoire tout au long du processus d’émancipation révolutionnaire du prolétariat. Ce sont ces considérations bien connues qui nous obligent à avoir à l’esprit, quand nous étudions les problèmes de structure et d’organisation interne du parti, tout le processus de sa formation et de sa vie en rapport avec les tâches complexes auxquelles il répond.

A la fin de cet exposé déjà long, nous ne pouvons pas entrer dans les détails à propos du mécanisme qui devrait régir au sein du parti la consultation de la masse des adhérents, leur recrutement, la désignation des responsables dans toute la hiérarchie. Il est certain que pour le moment le mieux est de s’en tenir, en général, au principe majoritaire. Mais comme nous l’avons souligné avec insistance, il n’y a aucune raison d’ériger cet emploi du mécanisme démocratique en principe. A côté de tâches consultatives analogues aux tâches législatives des appareils d’État, le parti a des tâches exécutives qui, aux moments suprêmes de la lutte, correspondent à celles d’une armée, et qui exigent donc le maximum de discipline hiérarchique.

De fait, dans le processus complexe qui nous a amenés à la constitution de partis communistes, la formation de la hiérarchie est un fait réel et dialectique qui a de lointaines origines et qui correspond à tout le passé d’expérience, de fonctionnement du mécanisme du parti. Nous ne pouvons pas affirmer que les choix de la majorité du parti soient a priori aussi heureux que ceux d’un juge infaillible et surnaturel qui donnerait leurs chefs aux collectivités humaines, comme le dieu auquel croient ceux pour qui la participation du Saint-Esprit aux conclaves est une donnée de fait.

Même dans un organisme où, comme dans le parti, la composition de la masse est le résultat d’une sélection, à travers l’adhésion spontanée volontaire et le contrôle du recrutement, la décision de la majorité n’est pas par elle-même la meilleure, et si elle vient contribuer à un meilleur rendement de la hiérarchie opérante, exécutive, du parti, c’est seulement par effet de la coïncidence des efforts dans un travail unitaire et bien orienté.

Nous ne proposerons pas ici de remplacer ce mécanisme par un autre et nous n’examinerons pas en détail ce que pourrait être ce nouveau système. Mais il est certain qu’on peut admettre un mode d’organisation qui se libérerait de plus en plus des conventions du principe démocratique, et qu’il ne faudrait pas le rejeter au nom de phobies injustifiées si on pouvait un jour démontrer que d’autres éléments de décision, de choix, de résolution des problèmes sont plus conformes aux exigences réelles du développement du parti et de son activité dans le cadre du déroulement historique.

Le critère démocratique est pour nous, jusqu’ici, un élément matériel et accidentel dans la construction de notre organisation interne et la formulation de nos statuts de parti : il n’en est pas la plate-forme indispensable. C’est pourquoi, quant à nous, nous n’érigerons pas en principe la formule organisative bien connue du “centralisme démocratique”.

La démocratie ne peut pas être pour nous un principe; le centralisme, lui, en est indubitablement un, puisque les caractères essentiels de l’organisation du parti doivent être l’unité de structure et de mouvement.

Le terme de centralisme suffit à exprimer la continuité de la structure du parti dans l’espace; et pour introduire l’idée essentielle de la continuité dans le temps, c’est-à-dire la continuité du but vers lequel on tend et de la direction dans laquelle on avance à travers des obstacles successifs qui doivent être surmontés, mieux, pour relier dans une même formule. ces deux idées essentielles d’unité, nous proposerions de dire que le parti communiste fonde son organisation sur le “centralisme organique”.

Ainsi, tout en gardant de ce mécanisme accidentel qu’est le mécanisme démocratique ce qui pourra nous servir, nous éliminerons l’usage de ce terme de “démocratie” cher aux pires démagogues mais entaché d’ironie pour les exploités, les opprimés et les trompés, en l’abandonnant, comme il est souhaitable, à l’usage exclusif des bourgeois et des champions du libéralisme dans ses divers accoutrements et ses poses parfois extrémistes.

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Amadeo Bordiga : Le programme fasciste

Il comunista, 30 novembre 1921

En même temps que le manifeste du parti, le quotidien fasciste a publié un article destiné (ainsi qu’une série d’autres) à défendre le mouvement contre l’accusation de n’avoir ni programme ni idéologie ni doctrine qui a été portée de toutes parts contre lui.

Le leader fasciste répond à ce chœur de reproches avec une certaine irritation: Vous réclamez de nous un programme ? Vous le réclamez de moi ? Il ne vous semble pas que j’ai réussi à le formuler dans mon discours de Rome ? et il trouve une parade non dépourvue de valeur polémique : les mouvements politiques qui disent avoir été déçus dans leur attente auraient-ils donc eux-mêmes un programme ?

Après quoi, il établit deux choses: premièrement, c’est justement parce que les partis bourgeois et petit-bourgeois n’ont pas de programme qu’ils en attendaient un du fascisme; deuxièmement, son manque de programme ne doit vas être reproché au fascisme, car il constitue un élément important pour comprendre et définir sa nature. 

Le directeur du quotidien fasciste prétend ensuite montrer que si le fascisme n’a ni tables programmatiques ni canons doctrinaux, c’est parce qu’il relève de la tendance la plus moderne de la pensée philosophique, des théories de la relativité qui, selon lui, auraient fait table rase de l’historicisme pour affirmer la valeur de l’activisme absolu.

Cette découverte du Duce prête largement le flanc à la plaisanterie : depuis de nombreuses années, il n’a fait que du relativisme par intuition, mais, demandons-nous, quel est le politicien qui ne pourrait en dire autant et revendiquer l’étiquette de «relativiste pratique» ? Mieux vaut relever que cette application du relativisme, du scepticisme et de l’activisme à la politique n’a rien de nouveau.

C’est au contraire un repli idéologique très courant qui s’explique objectivement par les exigences de la défense de la classe dominante comme le matérialisme historique nous l’enseigne.

À l’époque de sa décadence, la bourgeoisie est devenue incapable de se tracer une voie (c’est-à-dire non seulement un schéma de l’histoire, mais aussi un ensemble de formules d’action); c’est pourquoi, pour fermer la voie que d’autres classes se proposent d’emprunter, dans leur agressivité révolutionnaire, elle ne trouve rien de mieux que de recourir au scepticisme universel, philosophie caractéristique des époques de décadence.

Laissons de côté la doctrine de la relativité de Einstein, qui concerne la physique…

Son application à la politique et à l’histoire de notre malheureuse planète ne pourrait avoir d’effets bien sensibles: si l’on songe que cette doctrine corrige l’évaluation du temps en fonction de la vitesse de la lumière et que le temps mis par un rayon lumineux à parcourir les plus longues distances mesurables sur notre globe est inférieur à un vingtième de seconde, on comprend que la chronologie des événements terrestres n’en serait aucunement affectée.

Que nous importe de savoir si Mussolini fait du relativisme par intuition depuis dix ans ou bien depuis dix ans plus un vingtième de seconde ?

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Amadeo Bordiga : Le Fascisme

Il comunista, 17 novembre 1921

Le mouvement fasciste a apporté à son congrès [de trois jours à Rome, en 1921, marqué par une grève générale antifasciste d’une semaine] durant  le bagage d’une puissante organisation, et tout en se proposant de déployer spectaculairement ses forces dans la capitale, il a également voulu jeter les bases de son idéologie et de son programme sous les yeux du public, ses dirigeants s’étant imaginés qu’ils avaient le devoir de donner à une organisation aussi développée la justification d’une doctrine et d’une politique « nouvelles ».

L’échec que le fascisme a essuyé avec la grève romaine n’est encore rien à côté de la faillite qui ressort des résultats du congrès en ce qui concerne cette dernière prétention. Il est évident que l’explication et, si l’on veut, la justification du fascisme ne se trouvent pas dans ces constructions programmatiques qui se veulent nouvelles, mais qui se réduisent à zéro aussi bien en tant qu’œuvre collective qu’en tant que tentative personnelle d’un chef: infailliblement destiné à la carrière d' »un homme politique » au sens le plus traditionnel du mot, celui-ci ne sera jamais un « maître ».

Futurisme de la politique, le fascisme ne s’est pas élevé d’un millimètre au-dessus de la médiocrité politique bourgeoise. Pourquoi?

Le Congrès, a-t-on dit, se réduit au discours de Mussolini. Or, ce discours est un avortement. Commençant par l’analyse des autres partis, il n’est pas parvenu à une synthèse qui aurait fait apparaître l’originalité du parti fasciste par rapport à tous les autres.

S’il a réussi dans une certaine mesure à se caractériser par sa violente aversion contre le socialisme et le mouvement ouvrier, on n’a pas vu en quoi sa position est nouvelle par rapport aux idéologies des partis bourgeois traditionnels.

La tentative d’exposer l’idéologie fasciste en appliquant une critique destructrice aux vieux schémas sous forme de brillants paradoxes s’est réduite à une série d’affirmations qui n’étaient ni nouvelles en elles-mêmes, ni reliées par un lien quelconque les unes aux autres dans la synthèse nouvelle qui en était faite, mais ressassaient sans aucune efficacité des arguments de polémique politique écoulés et mis à toutes les sauces par la manie de nouveauté qui tourmente les politiciens de la bourgeoisie décadente d’aujourd’hui.

Nous avons ainsi assisté non point à la révélation solennelle d’une nouvelle vérité (et ce qui vaut pour le discours de Mussolini vaut également pour toute la littérature fasciste), mais à une revue de toute la flore bactérienne qui prospère sur la culture et l’idéologie bourgeoises de notre époque de crise suprême, et à des variations sur des formules volées au syndicalisme, à l’anarchisme, aux restes de la métaphysique spiritualiste et religieuse, bref à tout, sauf, heureusement, à notre horripilant et brutal marxisme bolchevique.

Quelle conclusion tirer du mélange informe d’anti-cléricalisme franc-maçon et de religiosité militante, de libéralisme économique et d’anti-libéralisme politique, grâce auquel le fascisme tente de se distinguer à la fois du programme du parti populaire et du collectivisme communiste?

Quel sens et a-t-il à affirmer qu’on partage avec le communisme la notion anti-démocratique de dictature, quand on ne conçoit cette dictature que comme la contrainte de la « libre » économie sur le prolétariat et qu’on déclare cette « libre » économie plus que jamais nécessaire?

Quel sens et a-t-il à vanter la république du moment qu on fait miroiter la perspective d’un régime pré-parlementaire et dictatorial, et par conséquent ultra-dynastique? Quel sens et a-t-il enfin à opposer à la doctrine du parti libéral celle de la droite historique qui fut plus sérieusement et intimement libérale que ledit parti, à la fois en théorie et en pratique?

Si l’orateur avait tiré de toutes ces énonciations une conclusion qui les eût harmonieusement ordonnées, leurs contradictions n’auraient pas disparu, mais elles auraient du moins prêté à l’ensemble cette force propre aux paradoxes dont toute nouvelle idéologie se pare. Mais comme dans ce cas la synthèse finale manque, il ne reste plus qu’un fatras de vieilles histoires et le bilan est un bilan de faillite.

Le point délicat était de définir la position du fascisme face aux partis bourgeois du centre.

On pouvait tant bien que mal se présenter comme adversaire du parti socialiste et du parti populaire; mais la négation du parti libéral et la nécessité de s’en débarrasser et, dans un certain sens, de se substituer à lui, n’ont pas été théorisées de façon tant soit peu décente ni traduites dans un programme de parti.

Nous ne voulons pas affirmer par là, précisons-le tout de suite, que le fascisme ne peut pas être un parti: il en sera un, conciliant parfaitement ses aversions extravagantes contre la monarchie, en même temps que contre la démocratie parlementaire et contre le… socialisme d’Etat. Nous constatons simplement que le mouvement fasciste dispose d’une organisation bien réelle et solide qui peut être aussi bien politique et électorale que militaire, mais qu’il manque d’une idéologie et d’un programme propres.

Le Congrès et le discours de Mussolini, qui a pourtant fait le maximum pour définir son mouvement, prouvent que le fascisme est impuissant à se définir lui-même. C’est un fait sur lequel nous reviendrons dans notre analyse critique et qui prouve la supériorité du marxisme qui, lui, est parfaitement capable de définir le fascisme

Le terme « idéologie » est un peu métaphysique, mais nous l’emploierons pour désigner le bagage programmatique d’un mouvement, la conscience qu’il a des buts qu’il doit successivement atteindre par son action. Cela implique naturellement une méthode d’interprétation et une conception des faits de la vie sociale et de l’histoire.

A l’époque actuelle, justement parce qu’elle est une classe en déclin, la bourgeoisie a une idéologie dédoublée. Les programmes qu’elle affiche à l’extérieur ne correspondent pas à la conscience intérieure qu’elle a de ses intérêts et de l’action à mener pour les protéger. Lorsque la bourgeoisie était encore une classe révolutionnaire, l’idéologie sociale et politique qui lui était propre, ce libéralisme que le fascisme se dit appelé à supplanter, avait toute sa vigueur.

La bourgeoisie « croyait » et « voulait » selon les tables du programme libéral ou démocratique: son intérêt vital consistait à libérer son système économique des entraves que l’ancien régime mettait à son développement. Elle était convaincue que la réalisation d’un maximum de liberté politique et la concession de tous les droits possibles et imaginables à tous les citoyens jusqu’au dernier coïncidaient non seulement avec l’universalité humanitaire de sa philosophie, mais avec le développement maximum de la vie économique.

En fait, le libéralisme bourgeois ne fut pas seulement une excellente arme politique au moyen de laquelle l’Etat abolit l’économie féodale et les privilèges des deux premiers « états », le clergé et la noblesse. Il fut aussi un moyen non négligeable pour l’Etat parlementaire de remplir sa fonction de classe non seulement contre les forces du passé et leur restauration, mais aussi contre le « quart état » et les attaques du mouvement prolétarien.

Dans la première phase de son histoire, la bourgeoisie n’avait pas encore conscience de cette seconde fonction de la démocratie, c’est-à-dire du fait qu’elle était condamnée à se transformer de facteur révolutionnaire en facteur de conservation à mesure que l’ennemi principal cesserait davantage d’être l’ancien régime pour devenir le prolétariat.

La droite historique italienne, par exemple, n’en avait pas conscience. Les idéologues libéraux ne se contentaient pas de dire que la méthode démocratique de formation de l’appareil d’Etat était dans l’intérêt de tout « le peuple » et assurait une égalité des droits à tous les membres de la société: ils le « croyaient ».

Ils ne comprenaient pas encore que, pour sauver les institutions bourgeoises dont ils étaient les représentants, il pût être nécessaire d’abolir les garanties libérales inscrites dans la doctrine politique et dans les constitutions de la bourgeoisie. Pour eux, l’ennemi de l’Etat ne pouvait qu’être l’ennemi de tous, un délinquant capable de violer le contrat social.

Par la suite, il devint évident pour la classe dominante que le régime démocratique pouvait servir également contre le prolétariat et qu’il était une excellente soupape de sécurité au mécontentement économique de ce dernier; la conviction que le mécanisme libéral servait magnifiquement ses intérêts s’enracina donc de plus en plus dans la conscience de la bourgeoisie.

Elle ne le considéra plus dès lors que comme un moyen et non plus comme une fin abstraite, et elle se rendit compte que l’usage de ce moyen n’est pas incompatible avec la fonction intégratrice de l’Etat bourgeois, ni avec sa fonction de répression même violente contre le mouvement prolétarien.

Mais un Etat libéral, qui pour se défendre doit abolir les garanties de la liberté, apporte la preuve historique de la fausseté de la doctrine libérale elle-même en tant qu’interprétation de la mission historique de la bourgeoisie et de la nature de son appareil de gouvernement.

Ses véritables fins apparaissent au contraire clairement: défendre les intérêts du capitalisme par tous les moyens, c’est-à-dire aussi bien par les diversions politiques de la démocratie que par les répressions armées, quand les premières ne suffisent plus à freiner les mouvements menaçant l’Etat lui-même.

Cette doctrine n’est cependant pas une doctrine « révolutionnaire » de la fonction de l’Etat bourgeois et libéral. Pour mieux dire, ce qui est révolutionnaire, c’est de la formuler, et c’est pourquoi dans la phase historique actuelle, la bourgeoisie doit la mettre en pratique et la nier en théorie.

Pour que l’Etat bourgeois remplisse sa fonction répressive qui est tout naturellement la sienne, il faut que les prétendues vérités de la doctrine libérale aient été implicitement reconnues comme fausses, mais il n’est pas du tout nécessaire de retourner en arrière et de réviser la constitution de l’appareil d’Etat. Ainsi la bourgeoisie n’a pas à se repentir d’avoir été libérale ni à abjurer le libéralisme: c’est par un développement en quelque sorte « biologique » que son organe de domination a été armé et préparé à défendre la cause de la « liberté » au moyen des prisons et des mitrailleuses.

Tant qu’il énonce des programmes et reste sur le terrain politique, un mouvement bourgeois ne peut reconnaître carrément cette nécessité de la classe dominante de se défendre par tous les moyens, et compris ceux qui sont théoriquement exclus par la constitution.

Ce serait une fausse manœuvre du point de vue de la conservation bourgeoise. D’autre part, il est indiscutable que les quatre-vingt dix-neuf pour cent de la classe dominante sentent combien il serait faux, de ce même point de vue, de répudier jusqu’à la forme de la démocratie parlementaire et de réclamer une modification de l’appareil d’Etat, aussi bien dans un sens aristocratique qu’autocratique.

De même qu’aucun Etat pré-napoléonien n’était aussi bien organisé que les Etats démocratiques modernes pour les horreurs de la guerre (et pas seulement du point de vue des moyens techniques), aucun ne serait non plus arrivé à leur cheville pour la répression intérieure et la défense de son existence.

Il est alors logique que dans la période actuelle de répression contre le mouvement révolutionnaire du prolétariat, la participation des citoyens appartenant à la classe bourgeoise (ou à sa clientèle) à la vie politique revête des aspects nouveaux. Les partis constitutionnels organisés de façon à faire sortir des consultations électorales du peuple une réponse favorable au régime capitaliste signée de la majorité ne suffisent plus.

Il faut que la classe sur laquelle l’Etat repose assiste celui-ci dans ses fonctions selon les exigences nouvelles. Le mouvement politique conservateur et contre-révolutionnaire doit s’organiser militairement et remplir une fonction militaire en prévision de la guerre civile.

Il convient à l’Etat que cette organisation se constitue « dans le pays », dans la masse des citoyens parce qu’alors la fonction de répression se concilie mieux avec la défense désespérée de l’illusion qui veut que l’Etat soit le père de tous les citoyens, de tous les partis et de toutes les classes.

Du fait que la méthode révolutionnaire gagne du terrain dans la classe ouvrière, qu’elle la prépare à une lutte et un encadrement militaires et que l’espoir d’une émancipation par les voies légales, c’est-à-dire permises par l’Etat, diminue dans les masses, le Parti de l’ordre est contraint de s’organiser et de s’armer pour se défendre.

A côté de l’Etat, mais en butte à ses protestations bien logiques, ce parti va « plus vite » que le prolétariat à s’armer, il s’arme mieux aussi et il prend l’offensive contre certaines positions occupées par son ennemi et que le régime libéral avaient tolérées: mais il ne faut pas prendre ce phénomène pour la naissance d’un parti adversaire de l’Etat dans ce sens qu’il voudrait s’en emparer pour lui donner des formes pré-libérales!

Telle est pour nous l’explication de la naissance du fascisme. Le fascisme intègre le libéralisme bourgeois au lieu de le détruire. Grâce à son organisation dont il entoure la machine d’Etat officielle, il réalise la double fonction défensive dont la bourgeoisie a besoin.

Si la pression révolutionnaire du prolétariat s’accentue, la bourgeoisie tendra probablement à intensifier au maximum ces deux fonctions défensives qui ne sont pas incompatibles, mais parallèles. Elle affichera la politique démocratique et même social-démocrate la plus audacieuse, tout en lâchant les groupes d’assaut de la contre-révolution sur le prolétariat pour le terroriser.

Mais c’est là un autre aspect de la question qui sert seulement à montrer combien l’anti-thèse entre fascisme et démocratie parlementaire est dépourvue de sens, comme l’activité électorale du fascisme suffit d’ailleurs à le prouver.

Il n’est pas nécessaire d’être un aigle pour devenir un parti électoral et parlementaire. Il n’est pas non plus nécessaire de résoudre le difficile problème d’un programme « nouveau ».

Jamais le fascisme ne pourra formuler sa raison d’être dans des tables programmatiques, ni s’en former une conscience exacte, puisqu’il est lui-même le produit du dédoublement du programme et de la conscience de toute une classe et puisque, s’il devait parler au nom d’une doctrine, il devrait rentrer dans le cadre historique du libéralisme traditionnel qui lui a confié la charge de violer sa doctrine « à usage externe » tout en se réservant celle de la prêcher comme par le passé.

Le fascisme n’a donc pas su se définir lui-même au congrès de Rome et jamais il n’apprendra à le faire (sans pour cela renoncer à vivre et à exercer sa fonction) puisque le secret de sa constitution se résume dans la formule: l’organisation est tout, l’idéologie n’est rien, qui répond dialectiquement à la formule libérale: l’idéologie est tout, l’organisation n’est rien.

Après avoir sommairement démontré que la séparation entre doctrine et organisation caractérise les partis d’une classe décadente, il serait très intéressant de prouver que la synthèse de la théorie et de l’action est le propre des mouvements révolutionnaires montants, proposition corollaire qui répond à un critère rigoureusement réaliste et historique.

Ce qui, si on fait acte d’espoir, conduit à cette conclusion que quand on connaît l’adversaire et les raisons de sa force mieux qu’il ne se connaît lui-même, et que l’on tire sa propre force d’une conscience claire des buts à atteindre, on ne peut pas ne pas vaincre !

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Amadeo Bordiga – Thèses sur le parlementarisme

Thèses sur le parlementarisme, II° congrès de l’Internationale Communiste

  1. Le Parlement est la forme de représentation politique propre au régime capitaliste. La critique de principe que font les communistes marxistes du parlementarisme et de la démocratie bourgeoise en général démontre que le droit de vote ne peut empêcher que tout l’appareil gouvernemental de l’Etat ne constitue le comité de défense des intérêts de la classe capitaliste dominante. En outre, bien que ce droit soit accordé à tous les citoyens de toutes les classes sociales dans les élections aux organes représentatifs de l’Etat, ce dernier ne s’en organise pas moins en instrument historique de la lutte bourgeoise contre la révolution prolétarienne.
  2. Les communistes nient carrément que la classe ouvrière puissent conquérir le pouvoir en obtenant la majorité parlementaire. Seule la lutte révolutionnaire armée lui permettra d’atteindre ses objectifs. La conquête du pouvoir par le prolétariat, point de départ de l’œuvre de construction économique communiste, implique la suppression violente et immédiate des organes démocratiques qui seront remplacés par les organes du pouvoir prolétarien : les Conseils ouvriers. La classe des exploiteurs étant ainsi privée de tout droit politique, le système de gouvernement et de représentation de classe, la dictature du prolétariat, pourra se réaliser. La suppression du parlementarisme est donc un but historique du mouvement communiste. Nous disons plus : la première forme de la société bourgeoise qui doit être renversée, avant la propriété capitaliste et avant la machine bureaucratique et gouvernementale elle-même, c’est précisément la démocratie représentative.
  3. Ceci vaut également pour les institutions municipales et communales de la bourgeoisie qu’il est faux au point de vue théorique d’opposer aux organes de gouvernement, leur appareil étant en fait identique au mécanisme gouvernemental de la bourgeoisie. Le prolétariat révolutionnaire doit également les détruire et les remplacer par les soviets locaux de députés ouvriers.
  4. Alors que l’appareil exécutif militaire et politique de l’Etat bourgeois organise l’action directe contre la révolution prolétarienne, la démocratie constitue un moyen de défense indirecte en répandant dans les masses l’illusion qu’elles peuvent réaliser leur émancipation par un processus pacifique et que l’Etat prolétarien peut lui aussi prendre la forme parlementaire, avec droit de représentation pour la minorité bourgeoise. Le résultat de cette influence démocratique sur les masses prolétariennes a été la corruption du mouvement socialiste de la Deuxième Internationale dans le domaine de la théorie comme dans celui de l’action.
  5. Actuellement, la tâche des communistes dans leur œuvre de préparation idéologique et matérielle de la révolution est avant tout de libérer le prolétariat de ces illusions et de ces préjugés répandus dans ses rangs avec la complicité des vieux leaders social-démocrates qui le détourne de sa voie historique. Dans les pays où le régime existe déjà depuis longtemps et s’est profondément ancré dans les habitudes des masses et dans leur mentalité tout comme dans celle des partis social-démocrates traditionnels, cette tâche revêt une importance particulière et vient au premier rang des problèmes de la préparation révolutionnaire.
  6. Dans la période où la conquête du pouvoir ne se présentait pas comme une possibilité proche pour le mouvement international du prolétariat et où ne se posait pas non plus le problème de sa préparation directe à la dictature, la participation aux élections et l’activité parlementaire pouvait encore offrir des possibilités de propagande, d’agitation, de critique. D’autre part, dans les pays où la révolution bourgeoise est encore en cours et crée des institutions nouvelles, l’intervention des communistes dans les organes représentatifs en formation peut offrir la possibilité d’influer sur le développement des événements pour que la révolution aille jusqu’à la victoire du prolétariat.
  7. Dans la période historique actuelle ( ouverte par la fin de la guerre mondiale avec ses conséquences sur l’organisation sociale bourgeoise ; par la révolution russe, première réalisation de la conquête du pouvoir par le prolétariat, et par la constitution de la nouvelle Internationale en opposition au social-démocratisme des traîtres ) et dans les pays où le régime démocratique a depuis longtemps achevé sa formation, il n’existe plus, au contraire, aucune possibilité d’utiliser la tribune parlementaire pour l’œuvre révolutionnaire des communistes, et la clarté de la propagande non moins que la préparation efficace de la lutte finale pour la dictature exigent que les communistes mènent une agitation pour le boycottage des élections par les ouvriers.
  8. Dans ces conditions historiques, le problème central étant devenu la conquête révolutionnaire du pouvoir par le prolétariat, toute l’activité politique du parti de classe doit être consacrée à ce but direct. Il est nécessaire de briser le mensonge bourgeois qui veut que tout heurt entre les partis politiques adverses, toute lutte pour le pouvoir se déroule dans le cadre du mécanisme démocratique, à travers les élections et les débats parlementaires. On ne pourra y parvenir sans rompre avec la méthode traditionnelle qui consiste à appeler les ouvriers à voter – côte à côte avec les membres de la classe adverse – sans mettre fin au spectacle de délégués du prolétariat travaillant sur le même terrain parlementaire que ses exploiteurs.
  9. La dangereuse conception qui réduit toute action politique à des luttes électorales et à l’activité parlementaire n’a été que trop répandue par la pratique ultra-parlementaire des partis socialistes traditionnels. D’autre part, le dégoût du prolétariat pour cette pratique de trahison à préparé un terrain favorable aux erreurs des syndicalistes et des anarchistes qui dénient toute valeur à l’action politique et aux fonctions du parti. C’est pourquoi les partis communistes n’obtiendront jamais un large succès dans la propagande pour la méthode révolutionnaire marxiste s’ils n’appuient leur travail direct pour la dictature du prolétariat et pour les conseils ouvriers sur l’abandon de tour contact avec l’engrenage de la démocratie bourgeoise.
  10. La très grande importance attribuée en pratique à la campagne électorale et à ses résultats, le fait que pour une période fort longue le parti lui consacre toutes ses forces et toutes ses ressources ( hommes, presse, moyens économiques ) concourt, d’un côté, malgré tous les discours publics et toutes les déclarations théoriques, à renforcer la sensation que c’est bien là l’action centrale pour les buts communistes et, de l’autre, provoque l’abandon presque complet du travail d’organisation et de préparation révolutionnaire, donnant à l’organisation du parti un caractère technique tout à fait contraire aux exigences du travail révolutionnaire légal ou illégal.
  11. Pour les partis qui, par décision de la majorité, sont passés à la Troisième Internationale, le fait de continuer l’action électorale interdit la sélection nécessaire ; or, sans l’élimination des éléments social-démocrates, la Troisième Internationale manquera à sa tâche historique et ne sera pas l’armée disciplinée et homogène de la révolution mondiale.
  12. La nature même des débats au parlement et autres organes démocratiques exclut toute possibilité de passer à la critique de la politique des partis adverses, à une propagande contre le principe même du parlementarisme, à une action qui dépasse les limites du règlement parlementaire. De la même manière il est impossible d’obtenir le mandat qui donne le droit à la parole si l’on refuse de se soumettre à toutes les formalités établies par la procédure électorale. Le succès de l’escrime parlementaire ne sera que fonction de l’habileté à manœuvrer l’arme commune des principes sur lesquels se fonde l’institution elle-même et des astuces du règlement ; de même, le succès de la campagne électorale se jugera toujours et uniquement sur le nombre de voix ou de mandats obtenus.Tous les efforts des partis communistes pour donner un caractère tout à fait différent à la pratique du parlementarisme ne pourront pas ne pas conduire à l’échec les énergies dépensées dans ce travail de Sisyphe. La cause de la révolution communiste exige instamment qu’elles se dépensent au contraire sur le terrain de l’attaque directe du régime de l’exploitation capitaliste.

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Amadeo Bordiga – Thèses de la fraction communiste abstentionniste du P.S. Italien

Thèses de la fraction communiste abstentionniste du P.S. Italien, 27 juin 1920

1.

  1. Le communisme est la doctrine des conditions sociales et historiques de l’émancipation du prolétariat. L’élaboration de cette doctrine commença dans la période des premiers mouvements prolétariens contre les effets du système de production bourgeois; elle prit forme dans la critique marxiste de l’économie capitaliste, la méthode du matérialisme historique, la théorie de la lutte des classes et la conception des développements que présentera le processus historique de la chute du régime capitaliste et de la révolution prolétarienne.
     
  2. C’est sur la base de cette doctrine, dont la première et fondamentale expression systématique est le Manifeste du Parti communiste de 1848, que se constitue le Parti communiste.
     
  3. Au cours de la présente période historique, la situation créée par les rapports de production bourgeois, fondés sur la possession privée des moyens de production et d’échange, sur l’appropriation privée des produits du travail collectif, sur la libre concurrence dans le commerce privé de tous les produits, devient de plus en plus intolérable pour le prolétariat.
     
  4. A ces rapports économiques correspondent les institutions politiques propres au capitalisme l’État à représentation démocratique et parlementaire. Dans une société divisée en classes, l’État est l’organisation du pouvoir de la classe privilégiée sur le plan économique. Bien que la bourgeoisie représente la minorité de la société, l’État démocratique représente le système de la force armée organisée en vue de la conservation des rapports de production capitalistes.
     
  5. La lutte du prolétariat contre l’exploitation capitaliste revêt des formes successives: de la destruction violente des machines à l’organisation de métier pour l’amélioration des conditions de travail, aux Conseils d’usine et aux tentatives de prise de possession des entreprises.
    A travers toutes ces actions particulières, le prolétariat se dirige vers la lutte révolutionnaire décisive contre le pouvoir d’État bourgeois qui empêche que les actuels rapports de production puissent être brises.
     
  6. Cette lutte révolutionnaire est le conflit de toute la classe prolétarienne contre toute la classe bourgeoise. Son instrument est le parti politique de classe, le parti communiste, qui réalise l’organisation consciente de l’avant-garde du prolétariat qui a compris la nécessité d’unifier son action, dans l’espace en dépassant les intérêts des groupes, catégories ou nationalités particulières, dans le temps en subordonnant au résultat final de la lutte les avantages et les conquêtes partiels qui ne modifient pas l’essence de la structure bourgeoise. C’est donc seulement l’organisation en parti politique qui réalise la constitution du prolétariat en classe luttant pour son émancipation.
     
  7. Le but de l’action du Parti communiste est le renversement violent de la domination bourgeoise, la conquête du pouvoir politique par le prolétariat, l’organisation de celui-ci en classe dominante.
     
  8. Alors que la démocratie parlementaire avec la représentation des citoyens de chaque classe est la forme que revêt l’organisation de la bourgeoisie en classe dominante, l’organisation du prolétariat en classe dominante se réalisera par la dictature du prolétariat, c’est-à-dire par un type d’État dont la représentation (système des Conseils ouvriers) sera désignée par les seuls membres de la classe travailleuse (prolétariat industriel et paysans pauvres), les bourgeois étant exclus du droit de vote.
     
  9. Après que la vieille machine bureaucratique, policière et militaire ait été mise en pièces, l’État prolétarien unifiera les forces armées de la classe laborieuse en une organisation chargée de réprimer toutes les tentative contre-révolutionnaires de la classe dépossédée, et de réaliser les mesures d’intervention dans les rapports bourgeois de production et de propriété.
     
  10. Le processus par lequel on passera de l’économie capitaliste à l’économie communiste sera extrêmement complexe, et ses phases seront différentes selon les différents degrés de développement économique. Le terme de ce processus est la réalisation complète de la possession et de la gestion des moyens de production par toute la collectivité unifiée, ainsi que de la distribution centrale et rationnelle des forces productives parmi les diverses branches de la productions et enfin de l’administration centrale par la collectivité dans la répartition des produits.
     
  11. Quand les rapports de l’économie capitaliste auront été entièrement éliminés, l’abolition des classes sera un fait accompli et l’État, en tant qu’appareil politique du pouvoir, aura été remplacé progressivement par l’administration collective rationnelle de l’activité économique et sociale.
     
  12. Le processus de transformation des rapports de production s’accompagnera d’une longue série de mesures sociales reposant sur le principe que la collectivité prend en charge l’existence matérielle et intellectuelle de tous ses membres. De cette manière seront progressivement éliminées toutes les tares dégénératives que le prolétariat a héritées du monde capitaliste et – selon les termes du Manifeste – à la vieille société divisée en classes antagonistes se substituera une association dans laquelle le libre développement de chacun sera la condition du libre développement de tous.
     
  13. Les conditions de la victoire du pouvoir prolétarien dans la lutte pour la réalisation du communisme ne se trouvent pas tant dans l’utilisation rationnelle des compétences pour les tâches techniques, que dans le fait que l’on confie les charges politiques et le contrôle de l’appareil d’État à des hommes qui font passer l’intérêt général et le triomphe final du communisme avant les intérêts limités et particuliers des groupes.

    Puisque précisément le Parti communiste est l’organisation des prolétaires qui ont cette conscience de classe, le but du parti sera de conquérir par sa propagande les charges électives dans l’organisation sociale pour ses adhérents. La dictature du prolétariat sera donc la dictature du Parti communiste, et celui-ci sera un parti de gouvernement dans un sens totalement opposé à celui des vieilles oligarchies, car les communistes endosseront les charges qui exigeront le maximum de renoncement et de sacrifice, et prendront sur eux la part la plus lourde de la tâche révolutionnaire qui incombe au prolétariat dans le dur travail qui enfantera un monde nouveau.

2.

  1. La critique communiste qui s’élabore sans trêve sur la base de ses méthodes fondamentales et la propagande des conclusions auxquelles elle aboutit, ont pour but d’extirper les influences qu’exercent sur les prolétaires les systèmes idéologiques propres aux autres classes et aux autres partis.
     
  2. En premier lieu, le communisme déblaie le terrain des conceptions idéalistes, selon lesquelles les faits du monde de la pensée sont la base – et non le résultat – des rapports réels de la vie de l’humanité et de leur développement. Toutes les formulations religieuses et philosophiques de ce genre sont à considérer comme le bagage idéologique de classes dont la domination, qui précéda l’époque bourgeoise, reposait sur une organisation ecclésiastique, aristocratique ou dynastique, qui ne se justifiait que par une prétendue investiture supra-humaine. Un symptôme de décadence de la bourgeoisie moderne est la réapparition en son sein, sous des formes renouvelées, de ces vieilles idéologies qu’elle avait pourtant elle-même détruites.
    Un communisme qui se fonderait sur des bases idéalistes serait une absurdité inacceptable.
     
  3. De façon plus caractéristique encore, le communisme représente la démolition critique des conceptions du libéralisme et de la démocratie bourgeoise. L’affirmation juridique de la liberté de pensée et de l’égalité politique des citoyens, la conception selon laquelle les institutions fondées sur le droit de la majorité et sur le mécanisme de la représentation électorale universelle sont une base suffisante pour un progrès indéfini et graduel de la société humaine, sont les idéologies qui correspondent au régime de l’économie privée et de la libre concurrence, et aux intérêts de classe des capitalistes.
     
  4. C’est une des illusions de la démocratie bourgeoise que de croire que l’on peut parvenir à une amélioration des conditions de vie des masses au travers d’un développement de l’éducation et de l’instruction par les classes dirigeantes et leurs institutions. L’élévation du niveau intellectuel des grandes masses a, tout au contraire, comme condition un meilleur niveau de vie matérielle, incompatible avec le régime capitaliste; d’autre part, à travers ses écoles, la bourgeoisie tente de répandre justement les idéologies qui tendent à empêcher les masses de reconnaître dans les institutions actuelles l’obstacle à leur émancipation.
     
  5. Une autre des affirmations fondamentales de la démocratie bourgeoise est le principe de nationalité. La formation des États sur une base nationale correspond aux nécessités de classe de la bourgeoisie au moment où elle établit son propre pouvoir, car elle peut ainsi se prévaloir des idéologies nationales et patriotiques, correspondant à certains intérêts communs, dans la période initiale du capitalisme, aux hommes de même race, de même langue et de mêmes coutumes, pour retarder et atténuer l’antagonisme entre l’État capitaliste et les masses prolétariennes. Les irrédentismes nationaux naissent donc d’intérêts essentiellement bourgeois.

    La bourgeoisie elle-même n’hésite pas à fouler aux pieds le principe de nationalité dès que le développement du capitalisme lui impose la conquête, souvent violente, de marchés extérieurs, entraînant ainsi des conflits entre les grands États qui se les disputent. Le communisme dépasse le principe de nationalité, en ce qu’il met en évidence l’analogie de situation dans laquelle se trouvent les travailleurs sans réserves face aux employeurs, quelle que soit la nationalité des uns et des autres; il pose l’union internationale comme type de l’organisation politique que le prolétariat formera quand il accédera à son tour au pouvoir.

    A la lumière donc de la critique communiste, la récente guerre mondiale a été engendrée par l’impérialisme capitaliste. Ceci met en pièces les diverses interprétations tendant à la présenter, du point de vue de l’un ou de l’autre État bourgeois, comme une revendication du droit national de certains peuples, ou comme un conflit d’États démocratiquement plus avancés contre des États organisés en des formes prébourgeoises, ou enfin comme une prétendue nécessité de se défendre contre l’agression ennemie.
     
  6. Le communisme s’oppose également aux conceptions du pacifisme bourgeois et aux illusions wilsoniennes sur la possibilité d’une association mondiale des États, fondée sur le désarmement et l’arbitrage et ayant pour condition l’utopie d’une subdivision des unités étatiques selon les nationalités. Pour les communistes, les guerres ne seront rendues impossibles et les questions nationales résolues que lorsque le régime capitaliste aura été remplacé par la République Internationale Communiste.
     
  7. Sous un troisième aspect, le communisme se présente comme le dépassement des systèmes de socialisme utopique qui proposaient d’éliminer les défauts de l’organisation sociale au moyen de plans achevés de nouvelles constitutions de la société, dont la possibilité de réalisation n’était en aucune façon mise en rapport avec le développement réel de l’histoire et était confiée aux initiatives de potentats ou à l’apostolat de philanthropes.
     
  8. L’élaboration par le prolétariat d’une interprétation théorique propre de la société et de l’histoire, capable de diriger son action contre les rapports sociaux du monde capitaliste, donne continuellement lieu à un foisonnement d’écoles ou de courants plus ou moins influencés par l’immaturité même des conditions de la lutte et par les préjugés bourgeois les plus divers. De tout cela découlent des erreurs et des échecs de l’action prolétarienne; mais c’est avec ce matériel d’expérience que le mouvement communiste parvient à préciser de plus en plus clairement les traits de sa doctrine et de sa tactique, en se différenciant nettement de tous les autres courants qui s’agitent au sein même du prolétariat et en les combattant ouvertement.
     
  9. La constitution de coopératives de production, où le capital appartient aux ouvriers qui y travaillent, ne peut constituer une vois vers la suppression du système capitaliste, car l’acquisition des matières premières et la distribution des produits s’y effectuent selon les lois de l’économie privée, et le crédit, et donc le contrôle du capital privé, finissent par s’exercer sur le capital collectif de la coopérative elle-même.
     
  10. Les organisations économiques professionnelles ne peuvent être considérées par les communistes, ni comme des organes suffisant à la lutte pour la révolution prolétariennes ni comme des organes fondamentaux de l’économie communiste.

    L’organisation en syndicats professionnels sert à neutraliser la concurrence entre les ouvriers de même métier et empêche que les salaires ne tombent au niveau le plus bas; mais, pas plus qu’elle ne peut parvenir à éliminer le profit capitaliste, elle ne peut réaliser l’union des travailleurs de toutes les professions contre le privilège du pouvoir bourgeois. D’autre part, le simple transfert de la propriété des entreprises du patron privé au syndicat ouvrier ne saurait réaliser les postulats économiques du communisme, selon lequel la propriété doit être transférée à toute la collectivité prolétarienne, car c’est là le seul moyen d’éliminer les caractères de l’économie privée dans l’appropriation et la répartition des produits.

    Les communistes considèrent le syndicat comme le lieu d’une première expérience prolétarienne, qui permet aux travailleurs d’aller plus loin, vers l’idée et la pratique de la lutte politique, dont l’organe est le parti de classe.
     
  11. De façon générale, c’est une erreur de croire que la révolution est une question de forme d’organisation des prolétaires selon les regroupements qu’ils forment de par leur position et leurs intérêts dans le cadre du système capitaliste de production. Ce n’est donc pas une modification de la structure des organisations économiques qui peut donner au prolétariat le moyen efficace de son émancipation.

    Les syndicats d’entreprise et les conseils d’usine surgissent comme organes de défense des intérêts des prolétaires des différentes entreprises, lorsque commence a apparaître la possibilité de limiter l’arbitraire capitaliste dans la gestion de celles-ci. Mais l’obtention par ces organisations d’un droit de contrôle plus ou moins large sur la production n’est pas incompatible avec le système capitaliste; il pourrait même être pour celui-ci un dernier recours pour sa conservation.

    Même le transfert de la gestion des entreprises aux conseils d’usine ne constituerait pas (comme nous l’avons dit à propos des syndicats) l’avènement du système communiste. Selon la conception communiste véritable, le contrôle ouvrier sur la production ne se réalisera qu’après le renversement du pouvoir bourgeois et il sera le contrôle de tout le prolétariat unifié dans l’État des conseils sur la marche de chaque entreprise; la gestion communiste de la production sera la direction de toutes les branches et de toutes les unités productives par des organes collectifs rationnels qui représenteront les intérêts de tous les travailleurs associés dans l’œuvre de construction du communisme.
     
  12. Les rapports capitalistes de production ne peuvent pas être modifiés par l’intervention des organes du pouvoir bourgeois. C’est pourquoi le transfert des entreprises privées à l’État ou aux administrations locales ne correspond pas le moins du monde à la conception communiste. Un tel transfert s’accompagne toujours du paiement de la valeur capital des entreprises aux anciens possesseurs qui conservent ainsi intégralement leur droit d’exploitation; les entreprises elles-mêmes continuent de fonctionner comme entreprises privées dans le cadre de l’économie capitaliste elles deviennent souvent des moyens opportuns pour l’œuvre de conservation et de défense de classe développée par l’État bourgeois.
     
  13. L’idée que l’exploitation capitaliste du prolétariat puisse être graduellement atténuée, puis éliminée par l’œuvre législatrice et réformatrice des institutions politiques actuelles, qu’elle soit sollicitée de l’intérieur par les représentants du parti prolétarien dans ces institutions ou même par l’agitation des masses, ne conduit qu’à se rendre complice de la défense des privilèges de la bourgeoisie, qui feint parfois d’en céder une part minime, pour tenter d’apaiser la colère des masses et dévier leurs efforts révolutionnaires dirigés contre les bases du régime capitaliste.
     
  14. La conquête par le prolétariat du pouvoir politique, même considéré comme but intégral de l’action, ne peut être réalisée à travers la conquête de la majorité au sein des organismes électifs bourgeois.

    Grâce aux organes exécutifs de l’État, qui sont ses agents directs, la bourgeoisie assure très facilement la majorité dans les organes électifs à ses mandataires ou aux éléments qui, pour y accéder individuellement ou collectivement, sont tombés dans son jeu et sous son influence. En outre, la participation à de telles institutions comporte l’engagement de respecter les bases juridiques et politiques de la constitution bourgeoise. La valeur purement formelle de cet engagement est toutefois suffisante pour libérer la bourgeoisie même du léger embarras d’une accusation d’illégalité formelle, lorsqu’elle fera logiquement recours à ses moyens réels de défense armée plutôt que d’abandonner le pouvoir et de laisser le prolétariat briser sa machine bureaucratique et militaire de domination.
     
  15. Reconnaître la nécessité de la lutte insurrectionnelle pour la prise du pouvoir, tout en proposant que le prolétariat exerce son pouvoir en concédant à la bourgeoisie une représentation dans les nouveaux organismes politiques (assemblées constituantes ou combinaisons de celles-ci avec le système des conseils ouvriers) est un programme inacceptable et en opposition avec la revendication centrale du communisme: la dictature du prolétariat. Le processus d’expropriation de la bourgeoisie serait aussitôt compromis s’il lui restait encore un moyen d’influencer en quelque manière la constitution des organismes représentatifs de l’État prolétarien expropriateur.

    Cela permettrait à la bourgeoisie d’utiliser les influences qu’elle gardera inévitablement en raison de son expérience et de sa formation technique et intellectuelle pour y greffer son activité politique en vue du rétablissement de son pouvoir dans une contre-révolution. On aurait les mêmes conséquences si on laissait subsister le moindre préjugé démocratique sur l’égalité de traitement que le pouvoir prolétarien devrait appliquer aux bourgeois en ce qui concerne la liberté d’association, de propagande ou de presse.
     
  16. Le programme d’une organisation de représentation politique fondée sur des délégués des catégories professionnelles de toutes les classes sociales, n’est pas, même formellement, une voie menant au système des conseils ouvriers, car celui-ci est caractérisé par l’exclusion des bourgeois du droit électoral, et son organisme central n’est pas désigné par professions, mais par circonscriptions territoriales. La forme de représentation en question constitue plutôt un stade inférieur même par rapport à la démocratie parlementaire actuelle.
     
  17. L’anarchisme s’oppose profondément aux conceptions communistes: il tend à l’instauration immédiate d’une société sans État et sans ordonnancement politique et prône dans l’économie future le fonctionnement autonome des unités de production, en niant tout centre d’organisateur et régulateur des activités humaines dans la production et dans la distribution. Une telle conception est proche de celle de l’économie privée bourgeoise, et reste étrangère au contenu essentiel du communisme.

    En outre, l’élimination immédiate de l’État comme appareil de pouvoir politique équivaut à ne pas opposer de résistance à la contre-révolution, ou bien présuppose l’abolition immédiate des classes, la fameuse expropriation révolutionnaire contemporaine de l’insurrection contre le pouvoir bourgeois.

  18. Une telle possibilité n’existe pas le moins du monde, étant donné la complexité des tâches prolétariennes lors de la substitution de l’économie communiste à l’économie actuelle, et la nécessité qu’un tel processus soit dirigé par un organisme central qui représente l’intérêt général du prolétariat, et subordonne à celui-ci tous les intérêts locaux et particuliers dont le jeu est la force principale de conservation du capitalisme.

3.

  1. La conception communiste et le déterminisme économique ne font pas des communistes des spectateurs passifs du devenir historique, mais au contraire d’infatigables lutteurs. La lutte et l’action deviendraient pourtant inefficaces si elles se séparaient des conclusions de la doctrine et de l’expérience critique communiste.
     
  2. L’œuvre révolutionnaire des communistes se fonde sur l’organisation en parti des prolétaires qui, à la conscience des principes communistes, joignent la décision de consacrer tous leurs efforts à la cause de la révolution. Le parti, organisé internationalement, fonctionne sur la base de la discipline envers les décisions de la majorité et des organes centraux désignés par celle-ci pour diriger le mouvement.
     
  3. La propagande et le prosélytisme, – qui doit être fondé, pour l’admission des nouveaux membres, sur les plus grandes garanties —, sont des activités fondamentales du Parti. Bien qu’il base le succès de son action sur la propagation de ses principes et de ses buts finaux, et bien qu’il lutte dans l’intérêt de l’immense majorité de la société, le mouvement communiste ne fait pas de l’approbation de la majorité une condition préjudicielle de son action. Le critère qui décide de l’opportunité de déclencher une action révolutionnaire est l’évaluation objective de nos propres forces et de celles de nos adversaires, dans leurs rapports complexes où l’élément numérique n’est pas le seul déterminant, ni même le plus important.
     
  4. Le parti communiste développe en son sein un intense travail d’étude et de critique, étroitement relié à l’exigence de l’action et à l’expérience historique, en s’efforçant d’organiser ce travail sur des bases internationales. Au dehors, il développe, en toute circonstance et avec tous les moyens dont il dispose, le travail de diffusion des conclusions de sa propre expérience critique et de réfutation des écoles et partis adverses. Avant tout, le parti exerce son activité de propagande et d’attraction au sein des masses prolétariennes, notamment dans les circonstances où elles se mettent en mouvement pour réagir contre les conditions que leur impose le capitalisme et au sein des organisations formées par les prolétaires en vue de défendre leurs intérêts immédiats.
     
  5. Les communistes pénètrent donc dans les coopératives prolétariennes, les syndicats, les conseils d’usine, y constituant des groupes d’ouvriers communistes et s’efforçant d’y conquérir la majorité et les postes de direction en sorte que la masse des prolétaires encadrée par ces associations subordonne son action aux finalités plus hautes, politiques et révolutionnaires, de la lutte pour le communisme.
     
  6. Le Parti communiste, en revanche, se tient en dehors de toutes les institutions et associations auxquelles bourgeois et ouvriers participent au même titre ou – pire encore – qui sont dirigées et patronnées par des bourgeois (sociétés de secours mutuel, écoles de culture, universités populaires, associations de franc-maçonnerie, etc.), et il cherche à en détourner les prolétaires en en combattant l’action et l’influence.
     
  7. La participation aux élections pour les organismes représentatifs de la démocratie bourgeoise et l’activité parlementaire, bien que présentant en tout temps des dangers incessants de déviation, pouvaient être utilisées pour la propagande et la formation du mouvement dans la période où ne se dessinait pas encore la possibilité de renverser la domination bourgeoise et où par conséquent la tâche du parti se limitait à la critique et à l’opposition. Dans la période actuelle ouverte par la fin de la guerre mondiale, avec les premières révolutions communistes et la création de la IIIe Internationale, les communistes posent comme objectif direct de l’action politique du prolétariat de tous les pays la conquête révolutionnaire du pouvoir, à laquelle doivent être consacrées toutes les forces et toute l’œuvre de préparation du parti.

    Dans cette période, il est inadmissible de participer à ces organismes qui apparaissent comme un puissant moyen défensif de la bourgeoisie, destiné à agir jusque dans les rangs du prolétariat; c’est précisément en opposition à ces organismes, à leur structure comme à leur fonction, que les communistes soutiennent le système des conseils ouvriers et la dictature du prolétariat.

    En raison de la grande importance qu’elle revêt en pratique, il n’est pas possible de concilier l’action électorale avec l’affirmation qu’elle n’est pas le moyen d’atteindre le but principal de l’action du parti: la conquête du pouvoir; et il n’est pas possible d’éviter qu’elle n’absorbe toute l’activité du mouvement en le détournant de la préparation révolutionnaire.
     
  8. La conquête électorale des communes et des administrations locales, qui présente les mêmes inconvénients que le parlementarisme mais à un degré plus élevé encore, ne peut pas être acceptée comme un moyen d’action contre le pouvoir bourgeois, d’une part parce que ces organismes n’ont pas de pouvoir réel, mais sont subordonnés à la machine d’État, d’autre part parce qu’une telle méthode, bien qu’elle puisse donner aujourd’hui quelque embarras à la bourgeoisie dominante en affirmant le principe de l’autonomie locale, d’ailleurs opposé au principe communiste de la centralisation de l’action, préparerait à la bourgeoisie un point d’appui pour sa lutte contre l’établissement du pouvoir prolétarien.
     
  9. Dans la période révolutionnaire, tous les efforts des communistes tendent à conférer le maximum d’intensité et d’efficacité à l’action des masses. Les communistes accompagnent la propagande et la préparation révolutionnaire de grandes et fréquentes manifestations prolétariennes surtout dans les centres importants, et s’efforcent d’utiliser les mouvements économiques pour des manifestations de caractère politique dans lesquelles le prolétariat réaffirme et fortifie sa volonté de renverser le pouvoir de la bourgeoisie.
     
  10. Le Parti communiste porte sa propagande dans les rangs de l’armée bourgeoise. L’antimilitarisme communiste ne se fonde pas sur un humanitarisme stérile, mais a pour but de convaincre les prolétaires que la bourgeoisie les armes pour défendre ses intérêts et pour se servir de leur force contre la cause du prolétariat.
     
  11. Le Parti communiste s’entraîne à agir comme état-major du prolétariat dans la guerre révolutionnaire; c’est pourquoi il prépare et organise son propre réseau d’informations et de communications il soutient et organise surtout l’armement du prolétariat.
     
  12. Le Parti communiste ne conclut pas d’accords ni d’alliances avec d’autres mouvements politiques qui ont en commun avec lui un objectif contingent déterminé, mais en divergent dans le programme d’action ultérieur. Il faut également refuser l’alliance – autrement dit le “front unique” avec toutes les tendances ouvrières qui acceptent l’action insurrectionnelle contre la bourgeoisie, mais divergent du programme communiste dans le développement de l’action ultérieure.

    Il n’y a pas lieu de considérer comme une condition favorable l’augmentation des forces tendant au renversement du pouvoir bourgeois, lorsque restent insuffisantes les forces tendant à la constitution du pouvoir prolétarien sur les directives communistes, qui seules peuvent en assurer la durée et le succès.
     
  13. Les soviets ou conseils des ouvriers, paysans et soldats, constituent les organes du pouvoir prolétarien et ne peuvent exercer leur véritable fonction qu’après le renversement de la domination bourgeoise. Les soviets ne sont pas par eux-mêmes, des organes de lutte révolutionnaire; ils deviennent révolutionnaires quand le parti communiste y conquiert la majorité.
    Les conseils ouvriers peuvent aussi surgir avant la révolution, dans une période de crise aiguë où le pouvoir de l’État est mis sérieusement en danger.

    Dans une situation révolutionnaire, il peut être nécessaire que le parti prenne l’initiative de constituer des soviets, mais cela ne peut être un moyen pour provoquer une telle situation.
    Si le pouvoir de la bourgeoisie se renforce, la survie des conseils peut présenter un danger sérieux pour la lutte révolutionnaire, celui d’une conciliation et d’une combinaison des organes prolétariens avec les institutions de la démocratie bourgeoise.
     
  14. Ce qui distingue les communistes n’est pas de proposer dans toutes les situations et dans tous les épisodes de la lutte de classe la mobilisation immédiate de toutes les forces prolétariennes pour l’insurrection générale, mais de soutenir que la phase insurrectionnelle est l’aboutissement inévitable de la lutte et de préparer le prolétariat à l’affronter dans des conditions favorables pour le succès et le développement ultérieur de la révolution.

    Selon les situations, que le parti peut mieux évaluer que le restant du prolétariat, il peut donc se trouver devant la nécessité d’agir pour précipiter ou pour retarder le moment du heurt décisif.

    En toute hypothèse, la tâche spécifique du Parti est de combattre aussi bien ceux qui, en voulant précipiter à tout prix l’action révolutionnaire, pourraient pousser le prolétariat au désastre, que les opportunistes qui exploitent toutes les circonstances où l’action décisive est déconseillée, pour bloquer définitivement le mouvement révolutionnaire, en détournant l’action des masses sur d’autres objectifs. Le Parti communiste, au contraire, doit l’amener toujours plus sur le terrain d’une préparation efficace à l’inévitable lutte finale armée contre les défenses du principe bourgeois. 

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Antonio Gramsci : Les deux fascismes

L’Ordine Nuovo, 25 août 1921

La crise du fascisme, dont les origines et les causes font couler tant d’encre ces jours-ci, est facilement explicable par un sérieux examen du développement du mouvement fasciste.

Les Fasci de combat, nés au lendemain de la guerre, étaient marqués de ce caractère petit-bourgeois propre aux diverses associations d’anciens combattants qui se sont créées à l’époque. Par leur caractère d’opposition radicale au mouvement socialiste, opposition en partie héritée des luttes du temps de guerre entre le Parti socialiste et les associations interventionnistes, les Fasci obtinrent l’appui des capitalistes et celui des autorités. Leur façon de s’imposer, qui coïncidait avec la nécessité où se trouvaient les agrariens de constituer une garde blanche contre les organisations ouvrières installées dans des positions de plus en plus fortes, permit à l’ensemble des bandes créées et armées par les latifondistes de se ranger sous la même étiquette que les Fasci. Par le développement qu’elles prirent ensuite ces bandes ont conféré en retour aux Fasci leur propre caractère de garde blanche du capitalisme, dirigée contre les organismes de classe du prolétariat.

Le fascisme a toujours conservé ce vice originel. L’ardeur de l’offensive armée a empêché jusqu’à aujourd’hui l’aggravation de la dissension entre les noyaux urbains, petits-bourgeois, essentiellement parlementaires et collaborationnistes et les noyaux ruraux, constitués par des propriétaires terriens, grands et moyens, et par des fermiers directement intéressés à la lutte contre les paysans pauvres et leurs organisations radicalement antisyndicalistes, réactionnaires et plus confiants en l’action armée directe qu’en l’autorité de l’État et en l’efficacité du parlementarisme.

Dans les zones agricoles (Émilie, Toscane, Vénétie, Ombrie) le fascisme a atteint son développement maximal et est parvenu, avec l’appui financier des capitalistes et la protection des autorités civiles et militaires de l’État, à un pouvoir inconditionnel. S’il est vrai que l’offensive impitoyable contre les organismes de classe du prolétariat a servi les capitalistes qui, en l’espace d’un an, ont pu voir tout l’appareil de lutte des syndicats socialistes se briser et perdre toute efficacité, il est cependant incontestable que la violence, en dégénérant, a fini par créer dans les couches moyennes et populaires un sentiment d’hostilité générale au fascisme.

Les événements de Sarzane, de Trévise, de Viterbe, de Roccastrada, ont profondément ébranlé les noyaux fascistes urbains, ceux qui s’incarnent en Mussolini, et qui ont commencé à voir un danger dans la tactique exclusivement négative des Fasci des zones agricoles. Ajoutons que cette tactique avait déjà porté d’excellents fruits en entraînant le Parti socialiste sur un terrain de transactions favorable à la collaboration de classe au sein du pays et du Parlement.

Le conflit latent commence à partir de là à se manifester dans toute sa profondeur. Alors que les noyaux urbains favorables à la collaboration considèrent désormais comme atteint l’objectif qu’ils s’étaient proposé : voir le Parti socialiste abandonner son intransigeance de classe, et se hâtent de sanctionner leur victoire par le pacte de pacification [entre socialistes et fascistes], les capitalistes agraires ne peuvent renoncer à la seule tactique qui puisse leur assurer la « libre » exploitation des classes paysannes, sans être gênés par les grèves et par les organisations. Toute la polémique qui agite le camp fasciste, et oppose partisans et adversaires de la pacification, se ramène à ce conflit dont les sources ne doivent pas être cherchées ailleurs que dans les origines mêmes du mouvement fasciste.

Les prétentions des socialistes italiens qui croient avoir, par leur habile politique de compromis, provoqué la scission au sein du mouvement fasciste, ne sont rien d’autre qu’une preuve de plus de leur démagogie. En réalité, la crise fasciste ne date pas d’aujourd’hui, mais de toujours. Une fois disparues les raisons contingentes qui assuraient l’unité des groupes antiprolétariens, il était fatal que les dissensions se manifestent avec une plus grande évidence. La crise n’est donc pas autre chose que l’élucidation d’une situation de fait préexistante.

Le fascisme sortira de cette crise en se scindant. La partie parlementaire, dirigée par Mussolini, en s’appuyant sur les classes moyennes, employés, petits exploitants et industriels, tentera de les organiser politiquement en s’orientant nécessairement vers une collaboration avec les socialistes et les populaires.

La partie intransigeante, qui est l’expression des impératifs d’une défense directe et armée des intérêts capitalistes agraires, persévérera dans l’action antiprolétarienne qui la caractérise. Pour cette partie-là, qui s’intéresse de plus près à tout ce qui touche à la vie ouvrière, le « pacte de trêve » que les socialistes célèbrent comme une victoire n’aura aucune valeur. La « crise »se ramènera à l’érection hors du mouvement des Fasci d’une fraction composée de petits bourgeois qui ont vainement tenté de justifier le fascisme par un programme politique général de « parti ».

Mais le fascisme, le véritable, celui que les paysans émiliens, vénitiens, toscans, connaissent à travers la douloureuse expérience de ces deux dernières années de terreur blanche, continuera, quitte à changer de nom.

Le devoir des ouvriers et des paysans révolutionnaires est de profiter de la période de calme relatif provoquée par les dissensions internes des bandes fascistes, pour inspirer aux masses opprimées et sans défense une conscience claire de la réelle situation de la lutte de classes et des moyens qui pourraient permettre de venir à bout de l’impudence de la réaction capitaliste.

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Programme du Parti communiste d’Italie (1920)

Programme du Parti communiste d’Italie

  1. Dans l’actuel régime capitaliste se développe un contraste toujours plus important entre les forces productives et les rapports de production, donnant naissance à l’antithèse des intérêts et à la lutte des classes entre le prolétariat et la bourgeoisie dominante.
  2. Les actuels rapports de production sont protégés par le pouvoir de l’État bourgeois, qui créé sur le système représentatif de la démocratie, constitue l’organe pour la défense des intérêts de la classe capitaliste.
  3. Le prolétariat ne peut briser, ni modifier le système des rapports capitalistes de production d’où dérive son exploitation, sans l’abattement violent du pouvoir bourgeois.
  4. L’organe indispensable de la lutte révolutionnaire du prolétariat est le parti politique de classe. Le Parti Communiste, en réunissant en soi la partie la plus avancée et consciente du prolétariat, unit les forces des masses travailleuses, il a le rôle de diffuser dans les masses la conscience révolutionnaire et de diriger dans le déroulement de la lutte le prolétariat.
  5. La guerre mondiale, causée par les incurables contradictions du système capitaliste qui produisirent l’impérialisme moderne, a ouvert la crise de désintégration du capitalisme dans laquelle la lutte de classe ne peut que se résoudre en un conflit armé entre les masses travailleuses et le pouvoir des États bourgeois.
  6. Après la destruction du pouvoir bourgeois, le prolétariat ne peut s’organiser en classe dominante qu’avec la destruction de l’appareil social bourgeois et avec l’instauration de sa propre dictature, c’est-à-dire en basant la représentation élective de l’État sur la seule classe productive et en excluant de tout droit politique la classe bourgeoise.
  7. La forme de représentation politique de l’État prolétarien est le système des conseils de travailleurs, ouvriers et paysans, présents dans la révolution russe, commencement de la révolution prolétarienne et première réalisation stable de la dictature prolétarienne.
  8. La nécessaire défense de l’État prolétarien contre toutes les tentatives contre-révolutionnaires peut être garantie seulement en enlevant à la bourgeoisie et aux partis adversaires à la dictature prolétarienne tous moyens d’agitation et de propagande politique, et avec les organisations armées du prolétariat pour repousser les attaques internes et externes.
  9. Seul l’État prolétarien pourra prendre toutes les mesures nécessaires à l’intervention dans les rapports de l’économie sociale qui permettrons le remplacement du système capitaliste par la gestion collective de la production et de la distribution.
  10. Par effet de cette transformation économique et des transformations résultantes dans toutes les activités de la vie sociale, la division de la société en classe s’éliminant, la nécessité de l’État politique s’éliminera aussi, l’engrenage de celui-ci se réduira progressivement à celui de la rationnelle administration des activités humaines.

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Programme d’action des communistes italiens (1920)

La crise qui depuis longtemps tourmente notre parti, sur laquelle votre attention a, été fréquemment appelée, soit à la suite des récents événements en Italie, soit par suite des délibérations du second Congrès de la 3e Internationale, rend nécessaire et urgent, à l’approche du Congrès du Parti, un effort harmonieux des éléments de gauche du parti pour sortir enfin d’une situation intolérable et qui contraste avec les exigences de la lutte révolutionnaire du prolétariat italien.

Tout cela nous a induits à prendre l’initiative d’un mouvement de préparation au Congrès dans le but d’arriver à une entente harmonieuse entre tous ces camarades qui sentent vraiment la nécessité que le Congrès indique une solution définitive et énergique du vaste problème.

Nous ne nous attarderons pas à vous rappeler quelle est la situation de notre pays : les conditions dans lesquelles il a participé et est sorti de la grande guerre mondiale, pas plus que les épisodes de cette période troublée de l’après-guerre, qui démontrent même à nos adversaires les multiples symptômes de l’irrémédiable désorganisation du régime actuel, et son incapacité à lutter contre les conséquences révolutionnaires de sa propre débâcle.

D’autre part, le frémissement, l’enthousiasme, l’élan rebelle des masses de toutes les couches du prolétariat, croissent tous les jours et se manifestent par de continuelles agitations, par l’ardeur avec laquelle les batailles de classes sont conduites et dans l’aspiration parfois indistincte qu’elles se termineront par la victoire finale de la révolution prolétaire.

La bourgeoisie, quoique consciente de sa propre impuissance à faire face au chaos de son régime social, concentre ses dernières énergies à la défense contre cette marche des masses révolutionnaires. D’un côté, elle organise des corps réguliers et irréguliers pour la répression armée des soulèvements ouvriers. De l’autre, elle développe une politique rusée de concessions apparentes et de mensongère bienveillance envers les désirs des masses.

Les organes qui dirigent l’action prolétaire, auxquels incomberait la tâche de développer une opposition victorieuse à cette politique de conservation bourgeoise, ont, plus d’une fois, montré jusqu’à l’évidence, leur propre insuffisance. L’organisation syndicale recueille, toujours plus, de nombreux groupes de travailleurs.

Cependant que ceux-ci montrent dans les agitations et dans les grèves qu’ils sentent le besoin d’élargir le champ de lutte et de s’avancer vers les conquêtes révolutionnaires, la bureaucratie dirigeante des syndicats imprime à toute l’action les caractères traditionnels de la bataille corporative et l’enserre dans les limites d’une vaine poursuite d’améliorations graduelles des conditions de vie du prolétariat.

Quant au parti politique de la classe ouvrière, le Parti Socialiste, qui devrait avoir la tache de grouper autour de lui toutes les énergies révolutionnaires d’avant-garde, d’imprimer un nouveau caractère et une nouvelle direction aux méthodes de lutte pour la conquête des buts extrêmes du communisme, il se révèle lui aussi incapable d’accomplir sa fonction.

Il est vrai que la majorité du Parti, en adoptant à Bologne le nouveau programme maximailiste et en donnant son adhésion à l’Internationale de Moscou, croyait avoir répondu aux exigences du problème historique, lequel, depuis la fin de la grande guerre, a mis partout face à face les deux conceptions opposées de la lutte prolétarienne : la conception sociale-démocrate, déshonorée par la faillite de la 2e Internationale et par sa collaboration complice avec la bourgeoisie, et la conception communiste, forte des affirmations originales du marxisme et de l’expérience glorieuse de la révolution russe, laquelle, organisée dans la nouvelle Internationale, lançait au prolétariat son mot d’ordre révolutionnaire ; c’est-à-dire : lutte violente pour abattre le régime bourgeois, dictature du prolétariat : régime des soviets.

Mais en réalité, le Parti, illusionné peut-être par la satisfaction légitime d’avoir tenu, pendant la guerre, une attitude différente de celle des autres partis de la 2e Internationale, ne comprit pas la nécessité que le changement formel du programme dût être accompagné d’un renouvellement profond de sa structure et de son action.

Les événements successifs ont démontré à travers des circonstances qu’il est superflu de rappeler, combien le Parti était encore loin d’être à la hauteur de la tâche révolutionnaire que la situation historique lui confiait. Il n’a pas essentiellement modifié ses conceptions politiques, et surtout son action parlementaire, s’en tenant aux méthodes traditionnelles de l’avant-guerre, et a souvent fait le jeu du gouvernement bourgeois.

Au moment où il aurait fallu appliquer des solutions décisives, des hommes restaient au pouvoir dont les conceptions étaient dépassées par les événements et auxquels le parti ne sut arracher ni la direction syndicale, ni la direction parlementaire, et l’on retomba ainsi dans les vieilles méthodes de raccommodement et de négociations.

Les masses prolétaires, désillusionnées, se dirigent donc en partie vers d’autres courants révolutionnaires, militant hors du parti, comme les syndicalistes et les anarchistes, lesquels, quoique ayant sur le processus révolutionnaire des conceptions avec lesquelles des communistes ne peuvent être d’accord, critiquent avec justesse une attitude qui contraste tant avec les exigences révolutionnaires et avec le langage révolutionnaire des chefs du Parti eux-mêmes.

C’est donc à cause des raisons que nous avons rappelées et pour celles que les éléments de gauchee ont déjà, en beaucoup d’occasions, amplement commentées, que le Parti Socialiste Italien s’est révélé incapable de remplir sa tâche, et c’est pour ces raisons que le congrès international de Moscou, en accueillant la requête des camarades italiens de tendance plus avancée a décidé de peser avec clarté et fermeté la question du renouvellement de notre parti, et a fixé les bases sur lesquelles le prochain congrès de notre parti devra travailler pour obtenir un tel résultat.

Quelle est donc la tâche du prochain Congrès ? Quels sont les objectifs que nous devons établir pour arriver à ce que, au lieu de dégénérer en une réunion où se tiennent de vaines palabres, et où l’on pratique de subtiles manœuvres de couloirs, l’on affronte au contraire courageusement le mal et l’on y apporte les remèdes les plus radicaux ?

Nous croyons que ces objectifs et ces intentions devraient être communs à tous les camarades qui partagent non seulement les principes fondamentaux du communisme, l’intention d’appliquer de la façon la plus énergique les délibérations de Moscou, tant à la constitution du parti qu’à son action.

Ces délibérations constitueront la plate-forme commune d’action de ces groupes et de ces courants de gauche, qui, tout en se différenciant sur des détails, sur la conception de certains problèmes de doctrine et de tactique, se trouvent d’accord sur les critiques, faites d’un point de vue révolutionnaire, de l’insuffisance d’action du Parti.

Le programme d’action commun que nous avons en vue pour le Congrès peut, à notre avis, être résumé dans les points principaux qui suivent :

  1. Changement du nom du Parti en celui de Parti Communiste d’Italie (Section de l’Internationale communiste).
  2. Révision du programme accepté à Bologne, quelques points devant être rendus plus conformes aux principes de la 3eInternationale, pour l’opposer encore une fois au programme social-démocrate, dont est partisan la droite du parti.
  3. Exclusion conséquente et formelle de tous les membres ou organisations qui se sont déclarés ou se déclareront contre le programme communiste par leur vote dans les sections ou au Congrès, ou qui par toute autre action se seront mis hors du parti.
  4. Modification des statuts internes du parti, pour y introduire des critères d’homogénéité, de centralisation, de discipline, qui sont la base indispensable de la structure du parti communiste (adoptant parmi les autres innovations, le système d’une période de candidature pour les nouveaux inscrits au parti et celui des révisions périodiques de tous les inscrits. La première de ces innovations devra être mise à exécution immédiatement après le Congrès).
  5. Obligation pour tous les membres du parti à la complète discipline d’action pour toutes les décisions tactiques des Congrès Internationaux et Nationaux, avec octroi des pleins pouvoirs au Comité central désigné par le Congrès pour en observer l’exécution.
  6. Les buts de l’activité du parti seront définis en vue de la réalisation des conceptions établies par le Congrés de Moscou et seront principalement les suivants :
    1. Préparation de l’action insurrectionnelle du prolétariat, en utilisant toutes les possibilités de propagande légale, et en organisant, en même temps et systématiquement le travail illégal, afin de réaliser toutes les prémisses indispensables à l’action et en assurer les moyens matériels.
    2. Organiser dans tous les syndicats, sociétés de métiers, coopératives, fabriques, entreprises agricoles, etc., des groupes communistes reliés à l’organisation du parti pour la propagande, pour leur conquête et pour la préparation révolutionnaire.
    3. Action dans les organisations économiques pour en conquérir la direction au Parti Communiste. Appel aux organisations prolétaires révolutionnaires qui sont en dehors de la Confédération Générale du Travail (CGdL), afin qu’elles y entrent pour soutenir la lutte des communistes contre la direction actuelle et ses dirigeants. Résiliation du pacte d’alliance entre le parti et la CGdL, qui est inspiré des principes social-démocrates, suivant la parité des droits entre parti et Syndicats, afin d’y substituer la direction effective des organisations économiques prolétaires du parti communiste, grâce à la discipline des communistes qui travaillent dans les Syndicats. Sortie de la CGdL de l’Internationale jaune d’Amsterdam aussitôt qu’elle sera conquise aux conceptions du parti communiste et adhésion à la section syndicale de l’Internationale Communiste, comme il est prévu par la constitution de cette dernière
    4. Lutte pour la conquête par le Parti Communiste de la direction du mouvement coopératif, pour le délivrer des influences actuelles bourgeoises et petites-bourgeoises, afin de le rendre solidaire du mouvement révolutionnaire de classes du prolétariat.
    5. Participation aux élections politiques et administratives (conseils municipaux, d’arrondissement, etc.) avec un caractère entièrement opposé à la vieille pratique social-démocrate, dans le but de développer la propagande et l’agitation révolutionnaires, et de hâter la débâcle des organes bourgeois de la démocratie représentative. Révision par les organes du parti, sous la direction du Comité Central, de la composition de tous les organes élus, soit dans les Communes, soit dans les provinces, soit au Parlement avec faculté de les dissoudre. Contrôle et direction permanente de la part du Comité Central, de l’activité de tous ceux qui subsisteront. Le groupe parlementaire sera considéré comme l’organe désigné pour accomplir une fonction spécifique tactique, suivant les indications de la Centrale du Parti, et, il n’aura pas la faculté de se prononcer en tant que corps délibérant sur des questions qui concernent la politique générale du Parti.
    6. Le Comité Central contrôlera toute la propagande, et disciplinera tout spécialement la presse du Parti, dont les comités de rédaction et de direction seront nommés ou confirmés par la Centrale, qui en contrôlera l’œuvre sur la base des délibérations du Congrès.
    7. Etablir un contact étroit avec le mouvement de la jeunesse, suivant les conceptions de l’Internationale Communiste. Intensification de la propagande parmi les femmes.

Nous espérons que ces lignes générales du programme d’action commun recueilleront l’approbation de tous les communistes et qu’ils voudront contribuer activement à en assurer le triomphe par une vaste agitation et par l’organisation de toutes les forces qui se mettront sur ce terrain. A l’œuvre donc, camarades, pour que triomphe au-dessus du faux sentimentalisme d’unité, contre toutes les mesquines questions de personnalités, la cause de la révolution communiste.

Milan, Octobre 1920.

Nicola Bombacci, Amedeo Bordiga, Bruno Fortichiari, Antonio Gramsci, Francesca Misiano, Luigi Polano, Umberto Terracini.

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Antono Gramsci : Rapport sur le mouvement turinois des conseils d’usines

L’Internationale communiste, novembre 1920.

Un des membres de la délégation italienne qui vient de rentrer de Russie soviétique a appris aux travailleurs de Turin que sur la tribune dressée à Kronstadt pour accueillir la délégation on pouvait lire l’inscription suivante :

Vive la grève générale turinoise de 1920 !

C’est une nouvelle que les ouvriers ont apprise avec beaucoup de plaisir et avec une profonde satisfaction. La plupart des membres de la délégation italienne en Russie avaient été opposés à la grève générale d’avril. Ils soutenaient dans leurs articles contre la grève que les ouvriers turinois avaient été victimes d’une illusion et qu’ils avaient surestimé l’importance de leur grève.

Aussi les travailleurs turinois ont-ils appris avec plaisir la manifestation de sympathie des camarades de Kronstadt, et ils se sont dit: « Nos camarades communistes russes ont mieux compris et plus justement estimé l’importance de la grève d’avril que ne l’ont fait les opportunistes italiens, et ils ont ainsi donné à ces derniers une bonne leçon.»

La grève d’avril

Le mouvement turinois du mois d’avril a été en effet un événement exceptionnel, non seulement dans l’histoire du prolétariat italien, mais dans celle du prolétariat européen, nous irons même jusqu’à dire dans l’histoire du prolétariat du monde entier.

Pour la première fois dans l’histoire, en effet, on a vu un prolétariat engager la lutte pour le contrôle de la production sans avoir été poussé à l’action par la faim ou par le chômage. De plus, ce ne fut pas seulement une minorité, une avant-garde de la classe ouvrière qui entreprit la lutte, mais bien la masse entière des travailleurs de Turin qui entra en lice et mena le combat jusqu’au bout en faisant fi des privations et des sacrifices.

La grève des métallurgistes dura un mois, celle des autres catégories de travailleurs dura dix jours.

La grève générale des dix derniers jours s’étendit à tout le Piémont, mobilisant près d’un demi-million d’ouvriers de l’industrie et de l’agriculture, ce qui signifie qu’elle toucha une population de près de quatre millions de personnes.

Les capitalistes italiens déployèrent l’ensemble de leurs forces pour étouffer le mouvement ouvrier turinois; tous les moyens de l’État bourgeois furent mis à leur disposition, alors que les ouvriers se trouvèrent seuls pour soutenir la lutte, sans aucune aide, ni de la direction du Parti socialiste, ni de la Confédération générale du travail. Bien plus, les dirigeants du parti et de la Confédération bafouèrent les travailleurs turinois et firent tout ce qui était en leur pouvoir pour empêcher les travailleurs et les paysans italiens d’entreprendre une quelconque action révolutionnaire par laquelle ils auraient cherché à manifester leur solidarité avec leurs frères turinois, et à leur apporter une aide efficace.

Mais les ouvriers turinois ne se découragèrent pas. Ils supportèrent tout le poids de la réaction capitaliste, ils respectèrent la discipline jusqu’au dernier moment et restèrent, même après la défaite, fidèles au drapeau du communisme et de la révolution mondiale.

Anarchistes et syndicalistes

La propagande des anarchistes et des syndicalistes contre la discipline de parti et contre la dictature du prolétariat n’eut aucune influence sur les masses, même lorsque, par suite de la trahison des dirigeants, la grève se termina sur une défaite. Bien plus, les travailleurs turinois jurèrent d’intensifier la lutte révolutionnaire et de la mener sur deux fronts : d’un côté contre la bourgeoisie victorieuse, de l’autre, contre leurs propres chefs qui les avaient trahis.

La conscience et la discipline révolutionnaire dont les masses turinoises ont fait preuve, ont pour bases historiques les conditions économiques et politiques dans lesquelles s’est développée la lutte de classe à Turin.

Turin est un centre à caractère essentiellement industriel, les ouvriers représentent environ les trois quarts de la population qui s’élève à un demi-million d’habitants; les éléments petits-bourgeois sont en nombre infime. A Turin on trouve en outre une masse compacte d’employés et de techniciens qui sont organisés dans les syndicats, et sont des adhérents de la Bourse du travail. Ils ont été, pendant toutes les grandes grèves, aux côtés des ouvriers et ils ont ainsi acquis, pour la plupart, si ce n’est tous, des réactions de véritables prolétaires, en lutte contre le capital, pour la révolution et pour le communisme.

La production industrielle

Vue du dehors, la production turinoise est parfaitement centralisée et homogène. L’industrie métallurgique, avec environ cinquante mille ouvriers et dix mille employés et techniciens, occupe la première place. Rien que dans les usines Fiat travaillent trente-cinq mille ouvriers, employés et techniciens; dans les usines principales de cette entreprise sont employés seize mille ouvriers qui construisent des automobiles en tout genre, en utilisant les méthodes les plus modernes et les plus perfectionnées.

La production automobile caractérise l’industrie métallurgique turinoise. La plus grande partie du corps des ouvriers est faite d’ouvriers qualifiés et de spécialistes qui n’ont cependant pas la mentalité petite-bourgeoise des ouvriers qualifiés des autres pays, ceux d’Angleterre par exemple.

La production automobile, qui occupe la première place dans l’industrie métallurgique, s’est subordonnée d’autres branches de la production, comme par exemple l’industrie du bois et celle du caoutchouc.

Les métallurgistes forment l’avant-garde du prolétariat turinois. Étant donné les caractéristiques de l’industrie métallurgique, tout mouvement parmi ses ouvriers devient un mouvement général des masses et prend un caractère politique et révolutionnaire, même si, au départ, il n’avait que des objectifs syndicaux.

Turin possède une seule organisation syndicale importante, forte de quatre-vingt-dix mille adhérents : la Bourse du travail. Les groupes anarchistes et syndicalistes existants n’ont presque aucune influence sur la masse ouvrière, qui se range avec fermeté et résolution aux côtés de la section du Parti socialiste, composée pour sa plus grande partie, d’ouvriers communistes.

Le mouvement communiste dispose des organismes de combat que voici : la section du parti, comptant 1 500 adhérents, vingt-huit cercles comptant dix mille membres et vingt-trois organisations de jeunesse comptant deux mille membres.

Dans chaque entreprise existe un groupe communiste permanent avec son propre organisme directeur. Les différents groupes se rassemblent, selon la position topographique de leur entreprise en groupes de quartier, qui aboutissent à un comité directeur qui, au sein de la section du parti, concentre entre ses mains tout le mouvement communiste de la ville et dirige la masse ouvrière.

Turin, capitale de l’Italie

Avant la révolution bourgeoise, qui instaura l’actuel ordre bourgeois en Italie, Turin était la capitale d’un petit État, qui comprenait le Piémont, la Ligurie et la Sardaigne. A cette époque la petite industrie et le commerce prédominaient à Turin.

Après l’unification du royaume d’Italie et le transfert de la capitale à Rome, Turin paraissait menacée de perdre son importance. Mais la ville surmonta rapidement la crise économique et devint un des centres industriels les plus importants d’Italie. On peut dire qu’il y a trois capitales en Italie : Rome, qui est le centre administratif dû l’État bourgeois, Milan, qui est le centre commercial et financier du pays (toutes les banques, les agences commerciales et les bureaux financiers sont concentrés à Milan), et enfin, Turin, qui est le centre industriel, où la production industrielle a atteint le plus haut degré de développement. Au moment du transfert de la capitale à Rome, toute la petite et moyenne bourgeoisie intellectuelle qui avait fourni au nouvel État bourgeois le personnel administratif nécessaire à son fonctionnement, émigra de Turin; par contre, le développement de la grande industrie attira à Turin la fine fleur de la classe ouvrière italienne. Le processus du développement de cette ville est, du point de vue de l’histoire italienne et de la révolution prolétarienne italienne, fort intéressant.

C’est ainsi que le prolétariat turinois devint le dirigeant spirituel des masses ouvrières italiennes qui sont attachées à cette ville par de multiples liens : de parenté, de tradition, d’histoire, mais aussi par leurs aspirations (l’idéal de chaque ouvrier italien est de pouvoir travailler à Turin).

Tout ceci explique pourquoi les masses ouvrières de toute l’Italie désiraient, quitte à aller à l’encontre de la volonté de leurs chefs, manifester leur solidarité avec la grève générale de Turin : elles voient dans cette ville le centre, la capitale de la révolution communiste, le Petrograd de la révolution prolétarienne italienne.

Deux insurrections armées

Pendant la guerre impérialiste de 1914-1918, Turin a vécu deux insurrections armées : la première insurrection, qui éclata au mois de mai de 1915, avait pour objectif d’empêcher l’intervention de l’Italie dans la guerre contre l’Allemagne (c’est à cette occasion que la Maison du peuple fut mise à sac (1)), la seconde insurrection, au mois d’août de 1917, prit le caractère d’une lutte révolutionnaire armée de grande envergure.

L’annonce de la Révolution russe de mars avait été accueillie à Turin avec une joie indescriptible. Les ouvriers pleuraient d’émotion en apprenant que le pouvoir du Tsar avait été renversé par les travailleurs de Petrograd. Mais les travailleurs turinois ne se laissèrent pas prendre à la phraséologie démagogique de Kerenski et des mencheviks. Lorsqu’en juillet [sic] 1917, arriva à Turin la mission envoyée en Europe occidentale par le Soviet de Petrograd, les délégués, Smirnov et Goldenberg, qui se présentèrent devant une foule de cinquante mille ouvriers, furent accueillis par les cris assourdissants de « Vive Lénine ! », « Vive les Bolcheviks ! ».

Goldenberg n’était pas très satisfait de cet accueil; il ne parvenait pas à comprendre de quelle façon le camarade Lénine avait acquis une telle popularité parmi les ouvriers turinois. Et il ne faut pas oublier que cet épisode eut lieu après la répression de la révolte bolchevique de juillet, et que la presse italienne se déchaînait contre les bolcheviks, en les traitant de brigands, d’intrigants, d’agents et d’espions de l’impérialisme allemand.

Depuis l’entrée en guerre de l’Italie (24 mai 1915), le prolétariat turinois n’avait fait aucune manifestation de masse.

Barricades, tranchées, barbelés

L’imposant meeting qui avait été organisé en l’honneur des délégués du Soviet de Petrograd, marqua le début d’une nouvelle période dans les mouvements de masse. Un mois ne s’était pas écoulé que les travailleurs turinois, s’insurgèrent, armes en main, contre l’impérialisme et le militarisme italien. L’insurrection éclata le 23 août 1917. Pendant cinq jours, les ouvriers combattirent dans les rues de la ville. Les insurgés qui disposaient de fusils, de grenades et de mitrailleuses parvinrent même à occuper quelques quartiers de la ville et tentèrent à trois ou quatre reprises de s’emparer du centre où se trouvaient les institutions gouvernementales et les commandements militaires.

Mais deux années de guerre et de réaction avaient affaibli l’organisation du prolétariat, jadis si forte, et les ouvriers, inférieurs en armes, furent vaincus. C’est en vain qu’ils espérèrent en un appui du côté des soldats : ceux-ci se laissèrent ébranler par l’insinuation que la révolte avait été suscitée par les Allemands.

Le peuple dressa des barricades, il creusa des tranchées, il entoura quelques quartiers de barbelés électrifiés, et repoussa pendant cinq jours toutes les attaques des troupes et de la police. Plus de 500 ouvriers tombèrent, plus de 2 000 furent gravement blessés. Après la défaite, les meilleurs éléments furent arrêtés et mis à l’écart, et le mouvement prolétarien perdit en intensité révolutionnaire. Mais les sentiments communistes du prolétariat turinois n’étaient pas éteints.

On peut en trouver une preuve dans l’épisode que voici peu de temps après l’insurrection d’août eurent lieu des élections au conseil d’administration de l’ « Alliance coopérative turinoise » (Alleanza cooperativa torinese), immense organisation qui pourvoit à l’approvisionnement du quart de la population turinoise.

L’Alliance coopérative

L’A.C.T. est composée de la Coopérative des cheminots et de l’Association générale des ouvriers. Depuis plusieurs années la section socialiste avait en main le conseil d’administration, mais la section n’était plus en mesure de mener activement l’agitation au sein des masses ouvrières.

Le capital de l’Alliance était dans sa plus grande partie constitué d’actions de la Coopérative des cheminots, appartenant aux cheminots et à leurs familles. Le développement pris par l’Alliance avait porté la valeur des actions de 50 à 700 lires. Le parti parvint cependant à convaincre les actionnaires qu’une coopérative ouvrière a pour but, non le profit des particuliers, mais le renforcement des moyens de la lutte révolutionnaire, et les actionnaires se contentèrent d’un dividende de trois et demi pour cent sur la valeur nominale de 50 lires, et non sur la valeur réelle de 700 lires.

Après l’insurrection d’août, se forma, avec l’appui de la police et de la presse bourgeoise et réformiste, un comité de cheminots qui se proposa d’arracher au Parti socialiste la majorité qu’il avait dans le conseil d’administration. Aux actionnaires, on promit la liquidation immédiate de la différence de 650 lires entre la valeur nominale et la valeur courante de chaque section; aux cheminots on promit diverses prérogatives dans la distribution des denrées alimentaires.

Les réformistes traîtres et la presse bourgeoise mirent en œuvre tous leurs moyens de propagande et d’agitation afin de transformer la coopérative, d’organisation ouvrière qu’elle était, en une entreprise commerciale de type petit-bourgeois. La classe ouvrière était exposée à des pressions de toute sorte. La censure étouffa la voix de la section socialiste. Mais en dépit de toutes les pressions et de toutes les vexations, les socialistes, qui n’avaient pas un seul instant abandonné leur point de vue (qui était que la coopérative ouvrière était un moyen de la lutte de classe) obtinrent de nouveau la majorité au sein de l’Alliance coopérative.

Le Parti socialiste obtint 700 voix sur 800, bien que dans leur majorité, les électeurs aient été des employés des chemins de fer qu’on s’attendait à voir manifester, après la défaite de l’insurrection d’août, une certaine hésitation, voire des tendances réactionnaires.

Dans l’après-guerre

Après la fin de la guerre impérialiste, le mouvement prolétarien fit de rapides progrès. La masse ouvrière de Turin comprit que la période historique ouverte par la guerre différait profondément de celle qui précédait la guerre. La classe ouvrière turinoise sentit aussitôt que la Ille Internationale est une organisation du prolétariat mondial qui a vocation de prendre la direction de la guerre civile, d’entreprendre la conquête du pouvoir politique, d’instaurer la dictature du prolétariat, de créer un nouvel ordre dans les rapports économiques et sociaux.

Les problèmes de la révolution, qu’ils soient économiques ou politiques, étaient l’objet de discussions dans toutes les assemblées d’ouvriers. Les meilleures forces de l’avant-garde ouvrière se réunirent pour assurer la diffusion d’un hebdomadaire d’inspiration communiste : L’Ordine Nuovo. Dans les colonnes de cet hebdomadaire furent traités les différents problèmes de la révolution : l’organisation révolutionnaire des masses pour gagner les syndicats à la cause du communisme; le transfert de la lutte syndicale du domaine étroitement corporatif et réformiste au terrain de la lutte révolutionnaire, du contrôle de la production et de la dictature du prolétariat. Le problème des Conseils d’usines fut également mis à l’ordre du jour.

Dans les entreprises turinoises existaient déjà de petits comités ouvriers, reconnus par les capitalistes, et certains d’entre eux avaient déjà engagé la lutte contre le fonctionnarisme, l’esprit réformiste et les tendances légalistes des syndicats.

Mais la plupart de ces comités étaient de simples créatures des syndicats; les listes de candidats à ces comités (Comités d’entreprises), étaient proposées par les organisations syndicales, lesquelles choisissaient de préférence des ouvriers de tendance opportuniste, qui ne causeraient pas d’ennuis aux patrons et étoufferaient dans l’œuf toute action de masse.

Les partisans de L’Ordine Nuovo défendirent en tout premier lieu dans leur propagande, la transformation de ces Comités d’entreprise, et soutinrent le principe que les listes de candidats devaient émaner de la masse ouvrière et non provenir des sommets de la bureaucratie syndicale. Ils assignèrent comme tâche aux Conseils d’usines le contrôle de la production, l’armement et la préparation militaire des masses, leur préparation politique et technique. Ces Conseils ne devaient plus jouer leur ancien rôle de chiens de garde préposés à la protection des intérêts des classes dominantes, et devaient cesser de freiner les masses dans leurs actions contre le régime capitaliste.

L’enthousiasme pour les Conseils

La propagande en faveur des Conseils d’usines fut accueillie avec enthousiasme par les masses; en l’espace de six mois, des Conseils d’usines furent constitués dans toutes les usines petites ou grandes de la métallurgie. Les communistes devinrent majoritaires dans le syndicat des métallurgistes; le principe du Conseil d’usine et du contrôle sur la production fut approuvé et accepté par la majorité du Congrès, et par la plus grande partie des syndicats membres de la Bourse du travail.

L’organisation des Conseils d’usines se fonde sur les principes suivants : dans chaque usine, petite ou grande, un organisme est constitué sur la base de la représentation (et non sur l’ancienne base du système bureaucratique); cet organisme incarne la force du prolétariat, il lutte contre l’ordre capitaliste ou contrôle la production, en éduquant toute la masse ouvrière pour la lutte révolutionnaire et pour la création de l’État ouvrier.

Le Conseil d’usine doit être formé selon le modèle de l’organisation par industrie; il doit représenter pour la classe ouvrière le modèle de la société communiste à laquelle on arrivera en passant par la dictature du prolétariat; dans cette société n’existeront plus de différences de classes, tous les rapports sociaux seront réglés selon les exigences techniques de la production et de l’organisation correspondante, et ne seront pas subordonnés à un pouvoir d’État organisé.

La classe ouvrière doit comprendre toute la beauté et toute la noblesse de l’idéal pour lequel elle lutte et se sacrifie; elle doit se rendre compte que, pour atteindre cet idéal, il est nécessaire de passer par certaines étapes; elle doit reconnaître la nécessité de la discipline révolutionnaire et de la dictature.

Chaque entreprise se subdivise en ateliers, et chaque atelier en équipes de métiers : chaque équipe accomplit une partie définie du travail; les ouvriers de chaque équipe élisent un ouvrier et lui donnent un mandat impératif et conditionnel. L’assemblée des délégués de toute l’entreprise forme un Conseil qui élit en son sein un Comité exécutif. L’assemblée des secrétaires politiques des comités exécutifs forme le Comité central des Conseils qui élit en son sein un Comité de ville qui étudie l’organisation de la propagande, l’élaboration des plans de travail, l’approbation des projets et des propositions émanant des différentes entreprises, voire de simples individus, et enfin, assure la direction générale de l’ensemble du mouvement.

Conseils et Comités d’entreprises pendant les grèves

Certaines des attributions des Conseils d’usines ont un caractère essentiellement technique, si ce n’est industriel, comme par exemple le contrôle exercé sur le personnel technique, le licenciement des employés qui se révèlent être des ennemis de la classe ouvrière, la lutte avec la direction pour conquérir des droits et des libertés, le contrôle de la production de l’entreprise et des opérations financières.

Les Conseils d’usines ont rapidement pris racine. Les masses accueillirent volontiers cette forme d’organisation communiste, elles se rangèrent autour des comités exécutifs et appuyèrent énergiquement la lutte contre l’autocratie capitaliste. Bien que ni les industriels, ni la bureaucratie syndicale n’aient accepté de reconnaître les Conseils et les Comités, ceux-ci obtinrent toutefois des succès notables : ils chassèrent les agents et les espions des capitalistes, ils établirent des liaisons avec les employés et avec les techniciens pour obtenir des informations de caractère financier et industriel; dans le cadre de la gestion de l’entreprise, ils concentrèrent entre leurs mains le pouvoir disciplinaire et montrèrent aux masses désunies et désagrégées ce que signifiait la gestion directe des ouvriers dans l’industrie.

L’activité des Conseils et des Comités d’entreprises donna sa mesure pendant les grèves; ces grèves perdirent leur caractère impulsif, fortuit, et devinrent l’expression de l’activité consciente des masses révolutionnaires.

L’organisation technique des Conseils et des Comités d’entreprises, leur capacité d’action firent de tels progrès qu’il fut possible d’obtenir en cinq minutes que les seize mille ouvriers de chez Fiat, dispersés en quarante-deux ateliers, suspendent le travail. Le 3 décembre 1919, les Conseils d’usines donnèrent une preuve tangible de leur capacité à diriger sur une grande échelle des mouvements de masse » : obéissant à un ordre de la section socialiste qui concentrait entre ses mains tous les rouages du mouvement de masse, les Conseils d’usines mobilisèrent, sans aucune préparation, en l’espace d’une heure, cent vingt mille ouvriers, encadrés entreprise par entreprise. Une heure après, l’armée prolétarienne se précipita comme une avalanche jusqu’au centre de la ville et balaya des rues et des places toute la canaille militariste et nationaliste.

La lutte contre les Conseils

A la tête du mouvement pour la constitution des Conseils d’usines se placèrent les communistes qui appartenaient à la section socialiste et aux organisations syndicales; y prirent part également les anarchistes, qui essayèrent d’opposer leur phraséologie ampoulée au langage clair et précis des communistes marxistes.

Le mouvement rencontra cependant l’opposition acharnée des fonctionnaires syndicaux, de la direction du Parti socialiste et de l’Avanti ! Tous ces gens basaient leur polémique sur la différence entre le principe du Conseil d’usine et celui du Soviet. Leurs conclusions eurent un caractère purement théorique, abstrait, bureaucratique.

Derrière leurs phrases sonores se cachait le désir de faire échec à la participation directe des masses à la lutte révolutionnaire, le désir de maintenir la tutelle des organisations syndicales sur les masses. Les membres de la direction du parti se refusèrent toujours à prendre l’initiative d’une action révolutionnaire avant que soit réalisé un plan d’action coordonné, mais ils ne faisaient jamais rien pour préparer et élaborer ce plan.

Le mouvement turinois ne réussit cependant pas à dépasser les dimensions locales, car tout le mécanisme bureaucratique des syndicats fut mis en œuvre pour empêcher que les masses ouvrières des autres régions d’Italie ne suivent l’exemple de Turin. Le mouvement turinois fut bafoué, tourné en dérision, calomnié et critiqué de toutes les façons.

Les violentes critiques des organismes syndicaux et de la direction du Parti socialiste apportèrent un nouvel encouragement aux capitalistes qui ne mirent plus de frein à leur lutte contre le prolétariat turinois et contre les Conseils d’usines. La conférence des industriels qui se tint au mois de mars 1920 à Milan, élabora un plan d’attaque; mais les « tuteurs de la classe ouvrière », les organisations économiques et politiques, ne s’en soucièrent pas.

Abandonné de tous, le prolétariat turinois fut contraint d’affronter tout seul avec ses propres forces, le capitalisme national et le pouvoir de l’État. Turin fut envahie par une armée de policiers; autour de la ville on plaça des canons et des mitrailleuses aux points stratégiques. Et quand tout ce dispositif militaire fut prêt, les capitalistes se mirent à provoquer le prolétariat.

Il est vrai que, face à ces très lourdes conditions de lutte, le prolétariat hésita à accepter le défi; mais quand il fut évident que le heurt était inévitable, la classe ouvrière sortit courageusement de ses positions de repli, et voulut que la lutte soit menée jusqu’à la victoire finale,

Le Conseil national socialiste de Milan

Les métallurgistes firent grève pendant un mois entier, les autres catégories pendant dix jours; dans toute la province l’industrie était arrêtée, les communications paralysées. Mais le prolétariat turinois fut isolé du reste de l’Italie; les organes centraux ne firent rien pour l’aider, ils ne publièrent pas le moindre tract pour expliquer au peuple italien l’importance de la lutte des travailleurs turinois; l’Avanti ! se refusa à publier la déclaration de la section turinoise du parti.

Les camarades turinois furent abreuvés de toute part des épithètes d’anarchistes et d’aventuriers. A cette époque devait se tenir à Turin le Conseil national du parti; mais ce congrès eut lieu à Milan, sous prétexte qu’une ville « en proie à la grève générale» semblait mal venue pour servir de théâtre à des discussions entre socialistes.

En cette occasion se manifesta toute l’impuissance des hommes appelés à diriger le parti; tandis qu’à Turin la masse ouvrière défendait courageusement les Conseils d’usines, première organisation basée sur la démocratie ouvrière, première organisation incarnant le pouvoir politique prolétarien, à Milan on bavardait autour de projets et de méthodes théoriques pour former des Conseils représentant la forme du pouvoir politique qu’il appartiendrait au prolétariat de conquérir : on discutait sur la façon d’organiser des conquêtes qui n’étaient pas encore faites, et on abandonnait le prolétariat turinois à son destin, on laissait à. la bourgeoisie la possibilité de détruire le pouvoir ouvrier déjà conquis!

Les masses prolétariennes italiennes manifestèrent de diverses façons leur solidarité avec les camarades turinois : les cheminots de Pise, de Livourne et de Florence se refusèrent à transporter les troupes dirigées sur Turin, les travailleurs du port et les marins de Livourne et de Gênes sabotèrent le mouvement dans les ports; dans plusieurs villes, le prolétariat se mit en grève en dépit des ordres des syndicats.

La grève générale de Turin et du Piémont s’est heurtée au sabotage et à la résistance des organisations syndicales et du parti lui-même. Elle a eu toutefois une grande importance éducative : elle a démontré, en effet, que l’union effective des ouvriers et des paysans est possible, et elle a confirmé l’urgente nécessité de lutter contre tout le mécanisme bureaucratique des organisations syndicales, qui constituent le plus solide soutien des manœuvres opportunistes des parlementaires et des réformistes visant à l’étouffement de tout mouvement révolutionnaire des masses laborieuses.

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