Poésies de Jules Breton

Jules Breton a écrit de nombreux poèmes en plus de son activité de peintre ; en voici quelques uns.

Beau soir d’hiver

La neige – le pays en est tout recouvert –
Déroule, mer sans fin, sa nappe froide et vierge,
Et, du fond des remous, à l’horizon désert,
Par des vibrations d’azur tendre et d’or vert,
Dans l’éblouissement, la pleine lune émerge.

A l’Occident s’endort le radieux soleil,
Dans l’espace allumant les derniers feux qu’il darde
A travers les vapeurs de son divin sommeil,
Et la lune tressaille à son baiser vermeil
Et, la face rougie et ronde, le regarde.

Et la neige scintille, et sa blancheur de lis
Se teinte sous le flux enflammé qui l’arrose.
L’ombre de ses replis a des pâleurs d’iris,
Et, comme si neigeaient tous les avrils fleuris,
Sourit la plaine immense ineffablement rose.

1883.

Aurore

La glèbe, à son réveil, verte et toute mouillée,
Autour du bourg couvert d’une épaisse feuillée
Où les toits assoupis fument tranquillement ;
Dans la plaine aux replis soyeux que rien ne cerne,
Parmi les lins d’azur, l’oeillette et la luzerne,
Berce les jeunes blés pleins de frissonnement.

Sereine et rafraîchie aux brumes dilatées,
Sous l’humide baiser de leurs traînes lactées, 
Elle semble frémir dans l’ivresse des pleurs,
Et, ceinte des trésors dont son flanc large abonde,
Sourire à l’éternel époux qui la féconde,
Au grand soleil qui sort, vibrant, d’un lit de fleurs.

L’astre vermeil ruisselle en sa gerbe éclatante ;
Chaque fleur, alanguie aux langueurs de l’attente,
Voluptueusement, vers le foyer du jour
Tourne sa tige et tend son avide calice,
Et boit ton charme, Aurore, et rougit de délice…
Et le germe tressaille aux chauds rayons d’amour.

Juillet 1871.

Automne

A Jules Dupré.

La rivière s’écoule avec lenteur. Ses eaux 
Murmurent, près du bord, aux souches des vieux aulnes 
Qui se teignent de sang ; de hauts peupliers jaunes 
Sèment leurs feuilles d’or parmi les blonds roseaux.

Le vent léger, qui croise en mobiles réseaux 
Ses rides d’argent clair, laisse de sombres zones 
Où les arbres, plongeant leurs dômes et leurs cônes, 
Tremblent, comme agités par des milliers d’oiseaux.

Par instants se répète un cri grêle de grive, 
Et, lancé brusquement des herbes de la rive, 
Etincelle un joyau dans l’air limpide et bleu ;

Un chant aigu prolonge une note stridente ; 
C’est le martin-pêcheur qui fuit d’une aile ardente 
Dans un furtif rayon d’émeraude et de feu.

Courrières, 1875

L’Artois

À José-Maria de Heredia.

I

J’aime mon vieil Artois aux plaines infinies,
Champs perdus dans l’espace où s’opposent, mêlés,
Poèmes de fraîcheur et fauves harmonies,
Les lins bleus, lacs de fleurs, aux verdures brunies,
L’oeillette, blanche écume, à l’océan des blés.

Au printemps, les colzas aux gais bouquets de chrome,
De leur note si vive éblouissent les yeux ;
Des mousses de velours émaillent le vieux chaume,
Et sur le seuil béni que la verdure embaume
On voit s’épanouir de beaux enfants joyeux.

Chérubins de village avec leur tête ronde,
Leurs cheveux flamboyants qu’allume le soleil ;
De sa poudre dorée un rayon les inonde.
Quelle folle clameur pousse leur troupe blonde,
Quel rire éblouissant et quel éclat vermeil !

Quand nos ciels argentés et leur douce lumière
Ont fait place à l’azur si sombre de l’été ;
Quand les ormes sont noirs, qu’à sec est la rivière ;
Près du chemin blanchi, quand, grise de poussière,
La fleur se crispe et meurt de soif, d’aridité ;

Dans sa fureur l’Été, soufflant sa chaude haleine,
Exaspère la vie et l’enivre de feu ;
Mais si notre sang bout et brûle notre veine,
Bientôt nous rafraîchit la nuit douce et sereine,
Où les mondes ardents scintillent dans le bleu.

II

Artois aux gais talus où les chardons foisonnent,
Entremêlant aux blés leurs têtes de carmin ;
Je t’aime quand, le soir, les moucherons bourdonnent,
Quand tes cloches, au loin, pieusement résonnent,
Et que j’erre au hasard, tout seul sur le chemin.

J’aime ton grand soleil qui se couche dans l’herbe ;
Humilité, splendeur, tout est là, c’est le Beau ;
Le sol fume ; et c’est l’heure où s’en revient, superbe,
La glaneuse, le front couronné de sa gerbe
Et de cheveux plus noirs que l’aile d’un corbeau.

C’est une enfant des champs, âpre, sauvage et fière ;
Et son galbe fait bien sur ce simple décor,
Alors que son pied nu soulève la poussière,
Qu’agrandie et mêlée au torrent de lumière,
Se dressant sur ses reins, elle prend son essor.

C’est elle. Sur son sein tombent des plis de toile ;
Entre les blonds épis rayonne son oeil noir ;
Aux franges de la nue ainsi brille une étoile ;
Phidias eût rêvé le chef-d’oeuvre que voile
Cette jupe taillée à grands coups d’ébauchoir.

Laissant à l’air flotter l’humble tissu de laine,
Elle passe, et gaîment brille la glane d’or,
Et le soleil rougit sur sa face hautaine.
Bientôt elle se perd dans un pli de la plaine,
Et le regard charmé pense la voir encor.

III

Voici l’ombre qui tombe, et l’ardente fournaise
S’éteint tout doucement dans les flots de la nuit,
Au rideau sourd du bois attachant une braise
Comme un suprême adieu. Tout se voile et s’apaise,
Tout devient idéal, forme, couleur et bruit.

Et la lumière avare aux détails se refuse ;
Le dessin s’ennoblit, et, dans le brun puissant,
Majestueusement le grand accent s’accuse ;
La teinte est plus suave en sa gamme diffuse,
Et la sourdine rend le son plus ravissant.

Miracle d’un instant, heure immatérielle,
Où l’air est un parfum et le vent un soupir !
Au crépuscule ému la laideur même est belle,
Car le mystère est l’art : l’éclat ni l’étincelle
Ne valent un rayon tout prêt à s’assoupir.

Mais la nuit vient voiler les plaines infinies,
L’immensité de brume où s’endorment, mêlés,
Poèmes de fraîcheur et fauves harmonies,
Les lins bleus, lacs de fleurs, les verdures brunies,
L’oeillette, blanche écume, et l’océan des blés.

Tempête

L’orage s’ammoncèle et pèse sur la dune
Dont le flanc sablonneux se dresse comme un mur.
Par instants, le soleil y darde un faisceau dur
De rayons plus blafards qu’un blême éclat de lune.

Les éclairs redoublés tonnent dans l’ombre brune.
Le pêcheur lutte et cherche en vain un abri sûr.
Bondissant en fureur par l’océan obscur,
L’âpre rafale hurle et harcèle la hune.

Les femmes, sur le port, dans le tourbillon noir,
Gémissent, implorant une lueur d’espoir…
Et la tempête tord le haillon qui les couvre.

Tout s’effondre, chaos, gouffre torrentiel !
Sur le croulant déluge, alors, voici que s’ouvre
En sa courbe irisée un splendide arc-en-ciel.

Le soir

A Louis Cabat.

C’est un humble fossé perdu sous le feuillage ; 
Les aunes du bosquet les couvrent à demi ; 
L’insecte, en l’effleurant, trace un léger sillage 
Et s’en vient seul rayer le miroir endormi.

Le soir tombe, et c’est l’heure où se fait le miracle, 
Transfiguration qui change tout en or ; 
Aux yeux charmés tout offre un ravissant spectacle ; 
Le modeste fossé brille plus qu’un trésor.

Le ciel éblouissant, tamisé par les branches, 
A plongé dans l’eau noire un lumineux rayon ; 
Tombant de tous côtés, des étincelles blanches 
Entourent un foyer d’or pâle en fusion.

Aux bords, tout est mystère et douceur infinie. 
On y voit s’assoupir quelques fleurs aux tons froids, 
Et les reflets confus de verdure brunie 
Et d’arbres violets qui descendent tout droits.

Dans la lumière, au loin, des touffes d’émeraude 
Vous laissent deviner la ligne des champs blonds, 
Et le ciel enflammé d’une teinte si chaude, 
Et le soleil tombé qui tremble dans les joncs.

Et dans mon âme émue, alors, quand je compare 
L’humilité du site à sa sublimité, 
Un délire sacré de mon esprit s’empare, 
Et j’entrevois la main de la divinité.

Ce n’est rien et c’est tout. En créant la nature 
Dieu répandit partout la splendeur de l’effet ; 
Aux petits des oiseaux s’il donne la pâture, 
Il prodigue le beau, ce suprême bienfait.

Ce n’est rien et c’est tout. En te voyant j’oublie, 
Pauvre petit fossé qui me troubles si fort,
Mes angoisses de coeur, mes rêves d’Italie, 
Et je me sens meilleur, et je bénis le sort.

Courrières, 1867

Nocturne

À Gabriel Marc.

La nuit se mêle encore à de vagues pâleurs ;
L’étoile naît, jetant son reflet qui se brouille
Dans la mare dormante où croupit la grenouille.
Les champs, les bois n’ont plus ni formes ni couleurs.

Leurs calices fermés, s’assoupissent les fleurs.
Entrevue à travers le brouillard qui la mouille,
La faucille du ciel fond sa corne et se rouille.
La brume égraine en bas les perles de ses pleurs.

Les constellations sont à peine éveillées,
Et les oiseaux, blottis sous les noires feuillées,
Goûtent, le bec sous l’aile, un paisible repos.

Et dans ce grand sommeil de l’être et de la terre,
Longtemps chante, rêveuse et douce, des crapauds
Mélancoliquement la flûte solitaire.

Pendant la moisson

Les hommes sont aux champs et chaque maison vide,
Muette et close aux feux étouffés du soleil,
Sous le poids lourd d’un ciel à l’ardoise pareil,
S’endort dans la torpeur de son ombre livide.

Miroitement aigu dans ce calme de mort,
La tuile qui reluit a des éclairs farouches
Et sur le fumier vibre un tourbillon de mouches,
Sous les traits acérés du rayon qui le mord.

Jetant de faibles cris, la frêle musaraigne,
Dans les jardins, se meurt de soif au long du mur,
Car sur le sol partout incandescent et dur,
Spectre à l’œil dévorant, la sécheresse règne.

Le familier du lieu, l’immobile idiot
Sur sa borne est assis parmi les maigres poules ;
Morne, il écoute, aux champs plombés de chaudes houles,
Crier un invisible et lointain chariot.

Les chiens silencieux vont, viennent dans la rue ;
Une vache parfois pousse un long beuglement,
L’hirondelle fend l’air et décrit brusquement
Un méandre à la courbe aussitôt disparue.

Pas un arbre à l’entour, pas un feuillage vert.
Telle qu’une fournaise ardente et sans issue
Où le brun moissonneur, penché, halète et sue,
Dans un immense ennui la plaine au loin se perd.

Mais voilà, comme un bruit confus de ruche folle,
Qu’un fredon de jeunesse éveille l’écho sourd :
Dans la noire maison de brique au cœur du bourg,
Joyeusement murmure et bourdonne l’école.

Et ce bourdonnement, enfantine fraîcheur,
Mêle son charme à l’air que brûle un feu lugubre :
C’est comme un courant pur au désert insalubre,
Une source bénie où va boire le cœur.

Courrières, 14 juin 1875.

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Sur le réalisme en peinture en France

Le premier point qu’il faut comprendre au sujet du réalisme en peinture en France au XIXe siècle est qu’il n’y a pas eu de mouvement réaliste, seulement une tendance. Cette tendance a été relativement puissante selon les moments et est indéniablement liée aux luttes de classes, avec les chocs populaires de 1848 et de 1871, avec également en perspective la lutte anti-aristocratique de la bourgeoisie elle-même.

Pour cette raison, le second point à comprendre est qu’il existe au sein du réalisme français en peinture deux aspects : le premier est populaire, allant au typique, dans un esprit synthétique, le second étant bourgeois, allant au particulier, dans un esprit expérimental.

Le naturalisme d’Émile Zola en littérature, équivalent de la conception bourgeoise de la vivisection réalisée par Claude Bernard, théorisé par Émile Zola dans Le roman expérimental, est le produit direct de ce second aspect, niant l’universel au nom d’un particulier sur lequel on travaillerait en tentant d’en distiller la substance.

Il est tout à fait juste de constater que cette recherche du particulier était historiquement nécessaire, de par l’impossibilité de la bourgeoisie, au XVIIe siècle, à mettre en avant le matérialisme et l’expérience, en raison du maintien de la chape de plomb clérical-catholique.

La France n’a pas été le pays de Francis Bacon, du matérialisme anglais et de son empirisme, des jardins à l’anglaise mais celui de René Descartes et de sa perspective mathématique, des jardins à la française.

Pour cette raison, Émile Zola représente à la fois une tentative d’aller dans le sens du réel, contre la froideur logique cartésienne, cléricale-féodale, et, en même temps, une négation de l’esprit de synthèse, inversement mis à la même époque en avant par le marxisme et la social-démocratie.

En peinture, en France, la tendance au naturalisme, c’est-à-dire à l’attention expérimentale sur le particulier, a vite tendu à un éloge d’une vie séparée de l’ensemble, à un retour vers un terroir « authentique » faisant face à la société en modernisation.

C’est précisément l’écueil qu’Honoré de Balzac, pourtant romantique, a évité dans sa rédaction des romans de la Comédie Humaine.

On doit ainsi distinguer, de manière dialectique, deux tendances : le réalisme avec une rare direction synthétique, plus couramment une approche « brute » ; le réalisme comme naturalisme à la Émile Zola, avec une déviation « terroir » fortement prononcée.

Léon Lhermitte, Le repas de Midi

Pour cette raison, un véritable musée consacré à la peinture réaliste en France – qui ne peut exister que sous l’impulsion du socialisme, la bourgeoisie célébrant l’impressionnisme, alors que le romantisme a été l’apanage de l’aristocratie – devra se diviser en deux sections, chacune possédant deux aspects.

Cela est nécessaire, afin de bien cerner les différences d’approches, de former un contraste soulignant les différences de fond.

Cela est nécessaire pour contrer la réduction du réalisme à un simple « refus » du « sentimentalisme » romantique.

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Jules Breton, le titan

Avec Jules Breton (1827-1906), on a un titan du réalisme. Il est intéressant de voir comment Émile Zola l’attaque pourtant, à l’occasion de l’exposition de 1878, en rejetant ce qui serait un réalisme idéalisé :

« Jules Breton, de son côté, s’est acquis une célébrité en peignant des paysannes idéales. Il faut voir au Champ-de-Mars les beautés qu’il habille de toile grossière et qui ont l’allure de déesses.

La foule approuve et appelle cela « avoir du style ». Mais c’est du mensonge tout court et rien de plus. J’aime mieux les paysannes de Courbet, non seulement parce qu’elles sont mieux dessinées du point de vue technique, mais aussi parce qu’elles sont plus proches de la réalité.

Remarquez que Jules Breton est comblé de faveurs depuis 1855, abreuvé d’une pluie de médailles et de croix, tandis que Courbet, encore une fois, est mort en exil, poursuivi par les huissiers que le gouvernement français avait lancés sur ses traces. »

Voilà bien une dénonciation montrant le caractère vil d’Émile Zola, qui ne sait pas reconnaître la dignité dans le réel, qui cherche simplement ce qu’il y aurait de particulier, pratiquement de grotesque.

Ce n’est pas là le réalisme, qui cherche le typique, dans l’esprit de synthèse d’une réalité donnée. Voici par exemple La mouette blessée. On y voit très bien ce qu’Émile Zola pourrait y reprocher, à savoir une certaine idéalisation qui n’est en fait que le reflet de la dignité de la situation, la dignité du réel. C’est à cela qu’on voit qu’Émile Zola méprise le peuple, ne prend dans le réel que de « l’expérimental ».

Jules Breton, La mouette blessée

Voici également Le Rappel des glaneuses, datant de 1859, où Émile Zola pourrait faire le même reproche et à quoi on pourrait répondre la même chose : c’est la dignité de la situation qui est présentée, qui transcende le simple particulier pour atteindre le général.

Jules Breton, Le Rappel des glaneuses

Voici trois tableaux éminemment réalistes, Jeune fille tricotant (1860), La fileuse (1870) et La petite couturière (1868). Il n’y a ici pas tant idéalisation qu’expression de la dignité du réel.

Jules Breton, Jeune fille tricotant
Jules Breton, La fileuse
Jules Breton,  La petite couturière

Voici deux œuvres typiques dans leur conceptualisation, avec un fort esprit de synthèse, La lecture (1865) et La fête du grand-père (1864), avec pour le second tableau des velléités d’esthétisation trop apparentes. 

Jules Breton, La lecture
Jules Breton,  La fête du grand-père

Jules Breton a également peint sa version des Glaneuses (1854), suivi du Rappel des glaneuses (1859) sur laquelle il y a lieu de revenir, à la thématique puisée dans la vie paysanne à Courrières, le village natal du peintre, dans l’Artois. On remarquera que dans les deux tableaux, on a la présence d’un garde-champêtre s’ennuyant et surveillant l’activité des femmes de la paysannerie pauvre récupérant les restes des récoltes.

La dignité du travail dans ces œuvres est formidable et il est si révélateur de l’esprit se voulant social de Napoléon III que celui-ci, à la demande de l’impératrice Eugénie, acheta la seconde œuvre en la plaçant sur la liste civile, pour être exposée au Château de Saint-Cloud avant d’être placée en 1862 au Musée des Artistes Vivants, qui deviendra par la suite le Musée du Luxembourg.

Jules Breton, Glaneuses
Jules Breton, Rappel des glaneuses

Ce qui dérangeait Émile Zola, c’est la joie de vivre représentée par Jules Breton ; cette joie de vivre ne tend pourtant pas au « pétainisme », mais a un esprit de dignité.

Il est intéressant de voir que Jules Breton réfutait l’opposition entre objectivisme et subjectivisme, insistant de son côté sur l’inspiration de l’artiste.

Il n’avait aucun recul sur son activité de réalisme, étant porté par la tendance. C’est pour cette raison qu’il a tendance à forcer dans la personnalisation des figures, ce qui n’est pas une esthétisation forcée, une transformation des travailleuses en déesse, comme le prétend Émile Zola.

Voici Le retour des champs (1871) et Les Sarcleuses (1860).

Jules Breton, Le retour des champs
Jules Breton, (1871) Les Sarcleuses

Voici d’autres œuvres où le trait portraitiste personnalisé est bien plus forcé : La glaneuse (1900), Matin (1888), Été (1891), La porteuse d’eau et enfin L’étoile du berger.

Jules Breton, La glaneuse
Jules Breton, Matin
Jules Breton, Été
Jules Breton, La porteuse d’eau
Jules Breton, L’étoile du berger

C’est également vrai pour des tableaux comme Jeune fille gardant des vaches, Une paysanne au repos, qu’on peut opposer à la très vivante, très réussie Fille de pêcheur, raccommodeuse de filets (1878).

Jules Breton, Jeune fille gardant des vaches
Jules Breton, Une paysanne au repos
Jules Breton, Fille de pêcheur, raccommodeuse de filets

Ce formalisme portraitiste a pu aller jusqu’à un formalisme religieux dans la représentation de la vie quotidienne. On a ici Plantation d’un calvaire (1858), Jeunes filles se rendant à la procession (1890), La bénédiction des blés en Artois.

Jules Breton, Plantation d’un calvaire
Jules Breton, Jeunes filles se rendant à la procession
Jules Breton, La bénédiction des blés en Artois

La dimension relativement kitsch de Amour est ici évidente, comme pour ces Laveuses de la côte bretonne ou encore La Saint-Jean (1875).

Jules Breton, Amour
Jules Breton, Laveuses de la côte bretonne
Jules Breton, La Saint-Jean

Il n’en reste pas moins que Jules Breton est un des meilleurs représentants du réalisme de la seconde moitié du XIXe siècle, un titan de l’art développé en France.

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Debat-Ponsan et Bastien-Lepage

Le réalisme est, au XIXe siècle, incontournable pour la bourgeoisie elle-même.Voilà pourquoi on voit le réalisme émerger comme tendance, y compris très partiellement chez des auteurs ne participant pas à cette tendance. Il est impossible de comprendre Le spleen de Paris de Charles Baudelaire sans voir que la démarche est authentiquement réaliste, avec une prose portraitriste absolument éloignée des rimes décadentes des Fleurs du mal. Il en va de même chez de nombreux peintres alors.

Si l’on prend le peintre Édouard Debat-Ponsan (1847-1913), qui a été un éclectique fréquentant la haute bourgeoisie et les grandes figures politiques bourgeoises, on retrouve tout de même chez lui parfois une approche authentiquement réaliste, comme ici, avec Coin de vigne, de 1886 (cliquer pour agrandir), ou bien d’un réalisme bien plus élémentaire, une facture bien plus académique, avec Au puits (1888), Repos dans les champs, Le repos du bouvier (1893), Flirtant (1896), Le dépiquage au rouleau de pierre (1892).

Édouard Debat-Ponsan, Coin de vigne
Édouard Debat-Ponsan, Au puits
Édouard Debat-Ponsan, Repos dans les champs
Édouard Debat-Ponsan, Le repos du bouvier
Édouard Debat-Ponsan, Flirtant
Édouard Debat-Ponsan, Le dépiquage au rouleau de pierre

On notera Nec mergitur ou La Vérité sortant du puits, symbolisant l’affaire Dreyfus et offert à Émile Zola, lui coûtant par ailleurs une partie significative de sa clientèle.

Édouard Debat-Ponsan, Nec mergitur ou La Vérité sortant du puits,

Gustave Brion (1824-1877) est un autre exemple de ce foisonnement réaliste. La récolte des pommes de terre pendant l’inondation du Rhin en 1852 est d’une orientation intéressante.

Gustave Brion, La récolte des pommes de terre pendant l’inondation du Rhin en 1852 

Le Vainqueur de la danse du coq (Mœurs alsaciennes en 1860) de 1871 et Une scène de carnaval, ancien titre : Une Noce en Alsace sont par contre des caricatures de la peinture flamande.

Gustave Brion, Le Vainqueur de la danse du coq (Mœurs alsaciennes en 1860) 
Gustave Brion, Une scène de carnaval

Gustave Brion sera également un éclectique et il sera même illustrateur de la première édition des Misérables, ainsi que de Notre-Dame de Paris, les classiques romantiques – et donc résolument anti-réalistes – de Victor Hugo.

Un peintre également à la croisée des chemins, à la démarche éclectique, est Jules Bastien-Lepage (1848-1884). Voici Les foins, ainsi que La faneuse au repos, ainsi que La récolte des pommes de terre, des œuvres très abouties dans son style tendant pratiquement au grotesque, à l’expressionnisme.

Jules Bastien-Lepage,
Jules Bastien-Lepage,
Jules Bastien-Lepage,

Voici ce qu’en dit le critique d’art Paul Mantz à l’époque :

« Cette paysanne est un monument de sincérité, un type dont on se souviendra toujours. Elle est très hâlée par le soleil, elle est laide ; la tête est carrée et mal dégrossie ; c’est la reproduction implacablement fidèle d’une jeune campagnarde qui ne s’est jamais regardée au miroir de l’idéal. Mais dans cette laideur il y a une âme.

Cette faneuse si vraie par l’attitude, les yeux fixés vers un horizon mystérieux, est absorbée par une pensée confuse, par une sorte de rêverie instinctive et dont l’intensité se double de l’ivresse provoquée par l’odeur des herbes coupées. Le son d’une cloche, l’appel du maître des faucheurs, la tireront bientôt de sa contemplation muette. Elle reprendra son dur travail, elle rentrera dans les fatalités de la vie réelle.

Mais pendant cette rude journée, l’âme aura eu son entracte. De tous les tableaux du Salon, y compris les tableaux religieux, la composition de Bastien-Lepage est celle qui contient le plus de pensée. »

Voici également Pas mèche, Pauvre Fauvette, L’amour au village, et enfin Jeanne d’Arc ainsi que Diogène, deux œuvres vraiment puissantes, dont le réalisme techniquement efficace est déjà malheureusement mis au service du modernisme, de l’expression subjective, etc.

Jules Bastien-Lepage, Pas mèche
Jules Bastien-Lepage, Pauvre Fauvette
Jules Bastien-Lepage, L’amour au village
Jules Bastien-Lepage, Jeanne d’Arc
Jules Bastien-Lepage,
Jules Bastien-Lepage, Diogène

On notera également Le petit colporteur endormi.

Jules Bastien-Lepage, Le petit colporteur endormi.

On peut rapprocher cette dernière œuvre de deux peintures de Fernand Pelez (1848-1913), Sans asile (1883) ainsi que Un martyr ou Le marchand de violettes (1885). 

Fernand Pelez, Sans asile
Fernand Pelez, Un martyr ou Le marchand de violettes (1885). 

Un dernier exemple d’électisme tient en Rosa Bonheur (1822-1899). Cette peintre a eu un vaste succès commercial et une grande reconnaissance, devenant chevalier, puis officier de la Légion d’honneur, étant la première femme à recevoir le titre. Elle fut également Croix de San Carlos du Mexique, octroyée par l’empereur Maximilien et l’impératrice Carlotta, commandeur de l’ordre royal d’Isabelle octroyée par Alphonse XII d’Espagne, Croix de Léopold de Belgique, membre honoraire de la Royal Academy of Watercolorists de Londres et Mérite des beaux-arts de Saxe-Coburg-Gotha, etc.

Ses œuvres ne tiennent, en effet, qu’à un réalisme somme toute vide, vaguement naturaliste, montrant uniquement des animaux mais sans la dignité du réel : on est là finalement dans le pittoresque, le réalisme dévoyé.

Voici Labourage nivernais (1849), qui connut un grand succès, ainsi que Veaux (1879), Muletiers espagnols traversent les Pyrénées (1875) et enfin Le Marché aux Chevaux.

Rosa Bonheur, Labourage nivernais
Rosa Bonheur, Veaux
Rosa Bonheur, Muletiers espagnols traversent les Pyrénées
Rosa Bonheur, Le Marché aux Chevaux.

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Léon Lhermitte, le titan

Léon Lhermitte (1844-1925) est une très haute figure du réalisme du XIXe siècle en France. Né en Picardie, dans l’Aisne, il put mener une véritable carrière d’artiste reconnue, bien que son réalisme le fit cataloguer comme passéiste et l’amena à sombrer dans l’oubli lorsque le modernisme triompha entièrement dans la bourgeoisie.

Dans la seconde partie du XIXe siècle, de par les contradictions historiques, la bourgeoisie ne fut pas en mesure de nier l’activité de Léon Lhermitte, alors que faisait encore rage le conflit avec l’aristocratie. Il reçut la grand médaille à l’exposition universelle de 1889, la légion d’honneur en 1884 puis devint commandeur de la Légion d’honneur en 1910, il participe comme jury à l’Exposition universelle de 1900 à Paris, etc.

Le tableau suivant fut ainsi acheté par l’État dès l’ouverture du Salon de 1882 ; on y voit la cour de la ferme appelée Ru Chailly, près de Château-Thierry das l’Aisne, au moment de La paie des moissonneurs.

Léon Lhermitte, La paie des moissonneurs

On reconnaît une certaine approche esthétisante chez Léon Lhermitte, mais cela n’en reste pas moins un travail réaliste de la plus haute valeur, faisant de lui l’un des plus grands peintres de l’art véritable, bien plus que Gustave Courbet, sans même parler de Jean-François Millet. Voici Les glaneuses (1887), La fenaison, ainsi qu’une oeuvre dont on a malheureusement uniquement une copie du catalogue.

Léon Lhermitte, Les glaneuses
Léon Lhermitte, La fenaison
Léon Lhermitte,

Une œuvre magistrale consiste en Les halles. Le caractère vivant du marché est admirablement bien représenté, on a ici une œuvre essentielle au réalisme de notre pays, rangeant Léon Lhermitte parmi les titans de l’art.

Léon Lhermitte, Les halles

Portons un regard plus précis sur certains aspects de cette fresque magistrale. L’attention des personnes travaillant au marché est parfaitement représentée, on lit une grande intensité.

L’inquiétude de la négociation, de la discussion, propre au marché populaire, est montrée de manière formidable.

La partie suivante du tableau est indéniablement parisienne : même dans la pire des situations au travail, le parisien et la parisienne conservent grâce et esthétisme !

Léon Lhermitte,

Les cadavres d’animaux ne sont, par contre, montrés que de manière assez floue, comme s’il ne s’agissait, somme toute, que d’alimentation. Le peintre n’a pas voulu conserver cet aspect forcément essentiel d’un marché où l’odeur pestilentielle et la vue de cadavres prédominaient nécessairement.

Même les détails pouvant avoir l’air insignifiant pour un bourgeois – tel cet homme commandant un bol de soupe – ne sont pas oubliés.

L’œuvre fut bien entendu aussi vilipendée pour son thème. Voici toutefois des remarques saluant l’œuvre, dans le journal Le Temps du 24 avril 1895, par François Thiébault-Sisson dans son compte-rendu du Salon :

« M. Lhermitte est un vivant exemple de ce qu’une volonté opiniâtre, aidée d’une infatigable conscience, peut fournir. On n’oserait affirmer qu’il fût né pour aborder les grands sujets en peinture. Longtemps confiné dans le crayon, il en avait gardé dans la manœuvre du pinceau une facture hésitante et mince, qui ne permettrait guère de prévoir, dans le peintre d’épisodes rustiques et d’obscurs intérieurs de campagne, le décorateur brillant d’aujourd’hui […]. 

Inutile de décrire la toile destinée à l’Hôtel de Ville. Sans l’avoir vue, tous les Parisiens la connaissent. C’est la grande artère des halles, entre neuf et dix heures du matin, avant que la cloche sonne et rende à la circulation ce gigantesque marché en plein vent. C’est bien là le Ventre de Paris décrit par Emile Zola […].

L’exécution, dans un morceau de cette nature, n’est pas indifférente ; elle doit être, comme le sujet, truculente. Elle l’est. Irréprochablement solide, elle défie, dans la couleur comme dans le dessin, toute critique ; elle est moins tendue que de coutume, elle est même empreinte d’une largeur dont il faut féliciter hautement M. Lhermitte. »

La fileuse est une œuvre indéniablement réussie ; au-delà de l’approche typique, on trouve dans la grâce du mouvement une reconnaissance réelle du travail, de la travailleuse.

Léon Lhermitte, La fileuse

Il est intéressant de voir comment Le vin présente cette boisson comme associée à une vie saine, agréable, rustique, forte, etc. Il y a bien entendu ici une esthétisation, qu’on a vu réactionnaire chez bien des pseudo-réalistes.

Léon Lhermitte, Le vin

Voici Le verre de vin, du même esprit.

Léon Lhermitte, Le verre de vin

Il est intéressant de voir, comme chez les Ambulants russes, que même une thématique religieuse est largement soumise à l’approche réaliste, typique, comme ici avec L’Ami des humbles (Le Souper à Emmaüs).

Léon Lhermitte, L’Ami des humbles (Le Souper à Emmaüs)

La luminosité est une composante essentielle de la peinture de Léon Lhermitte ; malheureusement, c’est au prix d’un certain compromis avec un certain impressionnisme nuisant au réalisme. Voici Le réveil du faucheur, Glaneuses – la fin du jour.

Léon Lhermitte, Le réveil du faucheur
Léon Lhermitte, Glaneuses – la fin du jour

Il est très intéressant de voir comment le naturalisme a littéralement pourri le réalisme, avec son approche expérimentale s’opposant à l’esprit de synthèse. Le tableau suivant de 1889, intitulé La leçon de Claude Bernard, fait l’éloge de la méthode du prince des vivisecteurs, dont Émile Zola fait l’éloge dans son ouvrage théorique Le roman expérimental. 

On y retrouve ici une négation infâme du réel, avec un animal représenté alors qu’il se fait disséquer vivant. L’absence de reconnaissance de la dignité du réel témoigne bien des limites de ce réalisme tournant au naturalisme. Le tableau est d’ailleurs d’un formalisme, dans l’esprit universitaire, tout à fait évident.

Léon Lhermitte, La leçon de Claude Bernard

La tendance à l’impressionnisme, de par l’influence du naturalisme, était inévitable. Voici par exemple Récolte, Glaneuses en avant de vieilles meules, A la fontaine.

Léon Lhermitte, Récolte
Léon Lhermitte, , Glaneuses en avant de vieilles meules
Léon Lhermitte, A la fontaine

Mais voici, pour conclure, des œuvres pertinentes, frappantes, puissantes contributions au réalisme, avec Le marché au pomme de Landerneau, Le marché de Ploudalmézeau, Le repas de Midi.

Léon Lhermitte, Le marché au pomme de Landerneau
Léon Lhermitte, Le marché de Ploudalmézeau
Léon Lhermitte, Le repas de Midi.

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Georges Laugée et Jean-François Millet

Georges Laugée (1853-1937) est un peintre très intéressant de par son réalisme également dévoyé, typiquement dans l’esprit français d’une portraitisation « naturaliste » – au sens d’Émile Zola – d’une scène, c’est-à-dire dans le sens de l’expérience, de l’expérimentation, et non du synthétique.

Ce qui rend la peinture de Georges Laugée si particulière, c’est sa dimension démocratique, qui a certainement à voir avec son intérêt pour l’Aisne en Picardie (avec Saint Quentin et Nauroy) ou son ouverture d’esprit, son mariage se faisant dans le rite protestant à la demande de sa femme.

La journée est finie, En moissonnant les champs ou encore La fin de la journée témoignent bien de la capacité de Georges Laugée à représenter les masses paysannes dans des situations typiques. Le trait reste proche de l’impressionnisme, mais la perspective réaliste reste largement dominante.

Georges Laugée, La journée est finie
Georges Laugée, En moissonnant les champs
Georges Laugée, La fin de la journée 

Georges Laugée n’est pas un peintre du pittoresque ou de la vie paysanne, comme put l’être Julien Dupré. Il n’y a pas d’idéalisation des campagnes et des paysans sur un mode romantique.

Voici des exemples de la peinture idéalisée de Julien Dupré, bien plus proche du romantisme anticapitaliste des années 1930 que du réalisme. On a ici Le repas des moissonneurs, Les porteuses de gerbes (1880), Fille de ferme nourrissant les poules (1880-1910), avec une perspective outrancièrement pré-pétainiste.

Julien Dupré,  Le repas des moissonneurs
Julien Dupré, Les porteuses de gerbes
Julien Dupré, Fille de ferme nourrissant les poules

Il est très intéressant de noter que des musées de tous les Etats-Unis d’Amérique – du Missouri à la Californie, du Kentucky à la Floride, de la Caroline du Sud au Nebraska – se soient arrachés ses œuvres.

Chez Georges Laugée, l’approche est par contre réellement synthétique. La difficulté du travail est clairement montrée, elle n’est pas voilée de romantisme. Voici Dur travail et La récolte des betteraves.

Georges Laugée, Dur travail
Georges Laugée, La récolte des betteraves.

La glaneuse montre bien l’approche typique du peintre. C’est également le cas de La soupe ; La rentrée de la récolte apparaît comme déjà plus stylisée, même si, comme pour Le repas des moissonneurs, cela n’apparaît pas comme gratuit, comme un effet, comme une tentative idéaliste de romantisme, même si la tendance existe relativement, selon les œuvres de Georges Laugée, et plus fortement encore chez son père Désiré François Laugée, lui-même peintre.

Georges Laugée, La glaneuse
Georges Laugée, La soupe
Georges Laugée, La rentrée de la récolte
Georges Laugée, Le repas des moissonneurs,

On notera qu’il est difficile d’avoir un aperçu de l’ensemble des œuvres de Georges Laugée, dont voici également Le jour des pauvres. Cela souligne la nécessité d’un grand musée du réalisme, rassemblant toutes ces œuvres. Pour l’anecdote Julien Dupré se maria avec une sœur de Désiré François Laugée ; de manière plus intéressante, celui-ci était proche de Jean-François Millet (1814-1875).

Le grand souci de Jean-François Millet est clairement son esthétisation. Il y a là un véritable souci, faisant que Jean-François Millet tend nettement à l’impressionnisme, voire à une idéalisation comme celle effectuée par Julien Dupré, débouchant sur une esthétisation pré-pétainiste, idéalisant de manière romantique, avec un style pseudo-réaliste, la vie à la campagne.

Des Glaneuses (1857) est une œuvre fameuse, qui rentre dans le cadre du réalisme, sans idéalisation. On a une représentation typique, avec une synthèse très prononcée lorsqu’on sait que les glaneuses ramassent les restes de la récolte, dans le prolongement d’un droit coutumier remontant au Moyen-Âge.

Jean-François Millet, Des Glaneuses

Ici, on a Le repos des batteurs, La récolte des pommes de terres, ainsi que les Planteurs de pommes de terre, où l’esthétisation commence déjà à prédominer sur le réalisme, sur le typique.

Jean-François Millet, Le repos des batteurs
Jean-François Millet, La récolte des pommes de terres
Jean-François Millet, Planteurs de pommes de terre

Dans les œuvres suivantes, le processus est encore plus accentué, amenant le plus souvent à annuler le réalisme. On a ainsi La fournée, Les botteleurs de foin (1850), La Tondeuse de moutons (1861) et l’oeuvre emblématique de cette approche esthétisante, L’Angélus (1859), à quoi s’ajoute le semeur qui est d’un idéalisme plébéien absolument terrible.

Jean-François Millet, La fournée
Jean-François Millet, Les botteleurs de foin
Jean-François Millet, La Tondeuse de moutons
Jean-François Millet, L’Angélus
Jean-François Millet, Le semeur

L’œuvre de Jean-François Millet tend ainsi à procéder d’une esthétisation idéalisant une sorte de schéma narratif où la figure paysanne serait en quelque sorte pure, idéale. Voici un Homme à la houe, un Berger gardant ses troupeau de moutons, un Paysan avec la branche d’un arbre (Le greffeur).

Jean-François Millet, Homme à la houe
Jean-François Millet, Berger gardant ses troupeau de moutons
Jean-François Millet, Paysan avec la branche d’un arbre (Le greffeur)

On notera avec intérêt ce que dit sur Jean-François Millet un article de 1898 paru à son sujet dans la Revue des Deux Mondes. 

Il y est présenté, non pas comme un réaliste, ce qu’il n’est pas, mais comme le peintre de la paysannerie, dans son caractère rustique censé être authentique. Les propos de Jean-François Millet lui-même qui sont cités montrent que loin de se rattacher au réalisme, au socialisme, il est lié à un prétendu Cri de la terre.

Jean-François Millet, ce grand maître de la peinture rustique, jadis si contesté et que personne ne conteste plus, avait une tendresse particulière pour les arbres fruitiers. Il aimait à les peindre dans toutes les saisons, chargés de fleurs ou de fruits ou dépouillés, dénudés par l’hiver […].

Quand il partit pour Paris, il ignorait son métier, mais il avait acquis à jamais les idées maîtresses qui inspireront et gouverneront son génie, et ce qu’il était en quittant le pays de la Hague, il le sera toujours : « Ce fils de paysan, dit fort bien M. Naegely, avait trouvé autour de lui dès son enfance tout ce qui pouvait aider au développement de son talent, stimuler et fortifier ses aptitudes naturelles…

Il était né chez un peuple primitif, que le monde n’avait point gâté ; ses premières années s’étaient passées dans une atmosphère de foi, de respect et d’amour, et il s’était familiarisé de bonne heure avec la lutte âpre, perpétuelle de l’homme contre les puissances élémentaires. Son éducation fut sérieuse, et la première chose qu’on lui enseigna fut la force, qui est restée la note dominante dans toutes ses œuvres.

Pouvait-il en être autrement quand la force était partout autour de lui, dans le vent qui soufflait en tempête, dans les rocs lézardés, dans les arbres qui bataillaient sans cesse et aussi dans les ouvrages fabriqués par la main des hommes, sans qu’il aperçût dans tout ce qui l’entourait rien de moderne, de faible ou de médiocre qui pût affaiblir cette grande impression ? » […].

Le premier Semeur qu’il exécuta à Barbizon, dans la plaine de Biera, lui était apparu comme un jeune gars de Gréville « accomplissant sa tâche sur les terres escarpées des falaises, au milieu d’une nuée de corbeaux qui s’abattent sur le grain. » C’était Millet, Millet lui-même se ressouvenant de son premier métier. Son Angélus était une de ses œuvres de prédilection ; il y retrouvait, disait-il, toutes les sensations de son enfance.

Le 20 janvier 1863, il écrira à son ami Sensier : « Je vais pouvoir exposer mon Homme à la houe… et, j’espère, une Cardeuse que je travaille en ce moment, et à laquelle je tiens à donner une tournure et un calme que n’ont pas les cardeuses de la banlieue. J’ai encore à piocher durement, mais j’ai le souvenir présent de nos femmes de chez nous, filant et cardant de la laine, et cela me vaut mieux que tout. »

Il peignait rarement d’après le modèle, paraît-il, et ne lui demandait que des renseignemens de détail ; il peignait rarement aussi d’après nature ; il se contentait de noter ses impressions, et tout papier lui était bon pour cela, après quoi, rentré dans l’atelier, grâce à sa tenace mémoire et à sa puissante faculté de vision, son tableau lui apparaissait, et ses tableaux étaient toujours des évocations.

Loin des yeux, dit-on, loin du cœur. Cela n’est vrai que des sentimens médiocres, des tendresses à fleur de peau. En s’éloignant de ce qu’on aime, on se procure le plaisir d’en rêver, la passion s’exalte, et l’étoffe de la nature est brodée par l’imagination. Il y a toujours dans le souvenir une part d’illusion ; il agrandit, il amplifie, il complète […].

Quelqu’un s’avisa de le traiter de socialiste, de révolutionnaire. Ce critique malavisé faisait injure à ses paysans. Ils prennent leur mal, leurs afflictions en patience ; ils souffrent sans se plaindre, ils ne songent point à protester contre leur destinée ; à quoi sert de protester contre un décret immuable ?

Louise Jumelin leur a enseigné que la résignation a ses fiertés et ses douceurs, qu’ils obéissent à une loi dure, mais sacrée, que Dieu s’est mêlé de cette affaire, qu’il a décidé que l’homme mangerait son pain à la sueur de son front : [suit un extrait d’une lettre de Millet à Alfred Sensier, du 30 mai 1863] « On ne peut donc pas tout simplement admettre les idées qui peuvent venir dans l’esprit à la vue de l’homme voué à gagner sa vie à la sueur de son front ? n’en est qui me disent que je nie les charmes de la campagne…

Je vois très bien les auréoles des pissenlits et le soleil qui étale là-bas sa gloire dans les nuages… Je n’en vois pas moins dans la plaine, tout fumans, des chevaux qui labourent, puis, dans un endroit rocheux, un homme tout errené, dont on a entendu les han ! depuis le matin, qui tâche de se redresser un instant pour souffler.

Le drame est enveloppé de splendeurs. Cela n’est pas de mon invention, et il y a longtemps que cette expression, le cri de la terre, est trouvée. »

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Alexandre Antigna et Gustave Caillebotte

Gustave Courbet n’a pas été en mesure de maintenir son réalisme et cela fut également le cas pour toute une série d’autres peintres. On sent ici qu’il a manqué toute une maturité pour faire dépasser la simple volonté de représenter le peuple.

Cette faiblesse est historique ; elle touche l’art, mais également le mouvement ouvrier, qui annonce déjà l’hégémonie réformiste social et syndicaliste « révolutionnaire ».

La confusion concernant cette époque quand on voit également qu’en même temps, la bourgeoisie s’éloigne toujours davantage du réalisme, pour affirmer un subjectivisme qui va devenir l’art moderne, en démarrant par l’impressionnisme.

Il y a ainsi, bien entendu, des éclairs fulgurants, témoignant de l’émergence du réalisme, même s’il ne parvient pas à s’inscrire dans la durée encore, mais ceux-ci doivent être cherchés et compris dans des formes et des artistes contradictoires.

On retrouve notamment ici le peintre Alexandre Antigna (1817-1878) qui, ayant vécu à la même époque que Gustave Courbet, a réalisé des œuvres aux perspectives très intéressantes. Pareillement que chez Gustave Courbet, le réalisme profite de l’élan de 1848, pour devenir toujours plus formel. Il y a un mouvement vers le portrait de la réalité, de la réalité populaire, mais il y a un blocage.

Le tableau suivant est brillant de par son éloquence ; présentant des enfants ramassant des fagots, on y voit une tentative de dépasser le simple reflet du réel pour synthétiser la situation et le ressenti.

Alexandre Antigna, Ramassant du bois 

La forme reste cependant d’orientation académique  : c’est le défaut du peintre, dont le formalisme reste malheureusement prédominant. Il y a une logique d’obéissance à une représentation conventionnelle, limitant la synthèse, réduisant le typique, afin de fournir une œuvre à la forme acceptable, sans accrocs, sans force, où la dignité du réel n’est qu’à l’arrière-plan.

On a le même procédé avec La Halte forcée, allégorie de la situation dramatique de gens du peuple dans une situation d’extrême précarité. On a ici la véritable direction démocratique du portrait réaliste, même si encore une fois, la forme est privilégié, en cédant à la facilité du choc de ce qu’on voit, de l’impression maîtrisée : cela reste de la peinture, une simple représentation.

Alexandre Antigna, La Halte forcée

Cette démarche de présentation du ressenti se présente de la manière la plus pure dans L’Incendie, qui est vraisemblablement le vrai chef d’œuvre d’Alexandre Antigna, de par la réussite de la synthèse des éléments. La réaction de chaque personne, la présentation de la situation, le tout formant un ensemble vivant, réel, à laquelle on a l’impression d’assister, tout en ayant conscience d’être en face d’une scène résolument typique, alors qu’en arrière-plan on comprend qu’il s’agit d’une démonstration de la précarité du peuple.

Alexandre Antigna, L’Incendie,

La peinture Veuve, encore appelée La mort du pauvre, est une tentative d’aller dans la même direction, mais le caractère formel est bien trop présent.

Alexandre Antigna, Veuve

Il en va de même pour la représentation de cette personne morte en collectant des fagots ; le formalisme est par ailleurs tellement fort que la croix de la pierre tombale va de pair avec le jeu de lumière vers le visage, allusion à l’envol de l’âme.

Alexandre Antigna, La Pauvre Femme.

De fait, Alexandre Antigna privilégie le portrait du ressenti à l’esprit de synthèse, ce qui nuit à sa démarche. On voit clairement comment il y a une fixation sur le ressenti – en mode catholique social – dans ce tableau L’Éclair.

Alexandre Antigna, L'Éclair
Alexandre Antigna, L’Éclair

On comprend que le peintre se soit éloigné toujours plus du réalisme et que sa démarche du ressenti ait pu aller dans le sens du romantisme, comme ici avec Marée montante où le réalisme se met au service du pittoresque.

Alexandre Antigna, Marée montante

Il en va de même pour ce Marchand d’images, où la représentation d’une scène indéniablement populaire se résume finalement à un peuple servant de décor à une figure pittoresque se suffisant à elle-même.

Alexandre Antigna, Marchand d’images

Le formalisme d’Alexandre Antigna ​l’amena à être parfaitement intégré dans le système social de son époque, comme en témoigne sa Visite de S.M. L’Empereur [Napoléon III]] aux ouvriers ardoisiers d’Angers, le peintre étant par ailleurs nommé chevalier de la légion d’honneur en 1861.

Alexandre Antigna,
Visite de S.M. L’Empereur [Napoléon III]] aux ouvriers ardoisiers d’Angers

Après le Bain fut un grand succès d’Alexandre Antigna au début de sa carrière ; naturellement, c’est la dimension scandaleuse – érotique et réaliste – de l’œuvre qui frappa. Le formalisme est ici évident et on est à mille lieux du réalisme.

Alexandre Antigna, Après le Bain

Alexandre Antigna s’éloigna de fait toujours davantage du réalisme, évitant toute polémique, montrant qu’il avait été le reflet de l’impact de la révolution de 1848, de sa portée populaire.

Alexandre Antigna, Jeune fille souriant

Chez Gustave Caillebotte (1848-1894), on a le problème pratiquement inverse. C’est également un peintre qui témoigne également de cette tentative d’aller dans le sens du réalisme, tout en échouant, inversement que chez Alexandre Antigna : ce dernier avait des soucis avec l’esprit de synthèse, on le trouve plus présent chez Gustave Caillebotte.

Cependant, Gustave Caillebotte étant issu de la haute bourgeoisie, vivant en oisif pratiquant la collection de timbres, la botanique, la construction de bateaux, il ne parvint à s’en tenir au réalisme. Il va d’ailleurs devenir un mécène important, jouant un rôle capital dans l’émergence de l’impressionnisme qui, comme on le sait, est l’opposé du réalisme et le point de départ du modernisme débouchant sur l’art contemporain.

Gustave Caillebotte a également insisté, en léguant les œuvres qu’il possédait à l’État, qu’elles devaient aller au Louvre : c’était un acte militant, devant porter le modernisme au coeur de l’idéologie dominante, avec des figures du genre comme Claude Monet, Édouard Manet, Edgar Degas, Paul Cézanne, Camille Pisarro, etc.

L’État fera le tri dans les œuvres données à la fin du XIXe siècle, mais finira par assumer haut et fort l’impressionnisme comme une composante essentielle de l’art, notamment avec le musée d’Orsay ouvert en 1986, temple de cet esprit Belle Époque.

On est, avec Gustave Caillebotte, dans la contradiction au sein de la bourgeoisie moderniste, tendant au réalisme mais en même temps déjà prisonnière d’un subjectivisme grandissant.

Les Raboteurs de parquet, de 1875, consiste ainsi indéniablement en une œuvre réaliste de Gustave Caillebotte. On y sent déjà la tendance au subjectivisme, à la célébration de l’impression, mais la démarche reste portraitiste, sur un mode synthétique.

Voici un tableau au même titre, datant de l’année suivante.

Gustave Caillebotte, Les Raboteurs de parquet, 1875
Gustave Caillebotte, Les Raboteurs de parquet, 1876

On peut en dire tout autant du réalisme de Gustave Caillebotte du Jeune homme à la fenêtre, de 1876, avec une pose résolument typique, une très bonne synthèse du Paris vu depuis la bourgeoisie, avec toutefois déjà un aperçu impressionniste.

On peut le comparer avec l’horreur impressionniste qu’est L’homme au balcon, boulevard Haussmann, de 1880, grand bourgeois jusqu’au ridicule.

Gustave Caillebotte,
Gustave Caillebotte,

Le Pont de l’Europe, de 1876, est tout à fait intéressant également, avec pareillement les limites dans la finition réaliste qui sont compensées par le typique, l’esprit de synthèse d’une situation bien particulière, ici un pont à côté de la gare Saint-Lazare à Paris, où l’on remarque que les bourgeois vont dans un sens, les gens du peuple dans l’autre.

Gustave Caillebotte, Le Pont de l’Europe

La complaisance avec le subjectivisme est par contre bien plus ostensible dans Portraits à la campagne, de 1876 et dans Rue de Paris, temps de pluie, de 1877, ainsi que dans Le déjeuner, de 1876.

Gustave Caillebotte, Portraits à la campagne
Gustave Caillebotte, Rue de Paris, temps de pluie
Gustave Caillebotte, Le déjeuner

Les Jardiniers (1875-1877) va dans la même direction, moins fortement peut-être, la tendance étant en tout cas déjà clairement visible dans Femme à sa toilette ou encore Femme nue étendue sur un divan, tous deux de 1873.

Gustave Caillebotte, Les Jardiniers
Gustave Caillebotte, Femme à sa toilette
Gustave Caillebotte, Femme nue étendue sur un divan

Il est très intéressant de voir comment l’impressionnisme consiste, finalement, en un réalisme devenant trivial, fétichisant comme le naturalisme d’Émile Zola des faits déconnectés de l’ensemble. C’est tout à fait frappant dans Canotiers ramant sur l’Yerres (1877), ainsi que dans Baigneur s’apprêtant à plonger (1878) et Homme au bain (1884).

Gustave Caillebotte, Canotiers ramant sur l’Yerres
Gustave Caillebotte, Baigneur s’apprêtant à plonger
Gustave Caillebotte, Homme au bain 

Ce qui est gâché chez Gustave Caillebotte est ainsi vraiment terrible, car il avait un vrai sens de la synthèse dans le portrait, un vrai esprit de concision perdu inévitablement de par le style grand bourgeois de sa propre vie privée. Le portrait de l’orientaliste Henri Cordier (1883) montre que l’esprit représentatif, typique, dans l’esprit de présentation d’un caractère, est bien saisi. Néanmoins, comme on le voit avec Intérieur, Gustave Caillebotte ne sait porter un regard que bourgeois.

Gustave Caillebotte, Henri Cordier
Gustave Caillebotte, Intérieur

L’impressionnisme a aspiré le réalisme, le faisant s’effondrer en subjectivisme toujours plus radical. Le caractère grotesque de Un balcon (1880) est évident, avec ses êtres informes paradant en grands bourgeois sur un balcon, scrutant une avenue parisienne leur appartenant symboliquement. 

Dans un café (1880) est tout autant risible, mais contient cependant tous les germes de l’art moderne : on devine déjà le jeu subjectif de l’artiste, son amusement personnel dans la représentation, etc. Peut-être est-ici le premier tableau vraiment moderne, annonçant toute la suite décadente d’un prétendu art en fait vidé de sa substance, de par sa soumission à la vision bourgeoise du monde, de l’impressionnisme à l’art contemporain.

Gustave Caillebotte, Un balcon
Gustave Caillebotte, Dans un café 

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Gustave Courbet : le pavillon du réalisme

Jules Champfleury fut l’un des principaux théoriciens tentant de formuler le réalisme. Voici ce qu’il dit à ce sujet dans son rapport avec Gustave Courbet, dans une lettre à George Sand.

Jules Champfleury y parle à George Sand de l’initiative de Gustave Courbet lors de l’Exposition universelle de 1855. Cette dernière se tint à Paris sur les Champs-Élysées du 15 mai au 31 octobre 1855, accueillant plus de cinq millions de personnes, 25 États y participant, avec notamment un Palais des Beaux-Arts.

Gustave Courbet ne s’était vu accepter que onze œuvres, aussi construit-il à côté du palais un pavillon de bois, qualifié de pavillon du réalisme, pour y exposer notamment L’atelier du peintre, ainsi qu’une quarantaine d’autres tableaux.

A l’heure qu’il est, madame, on voit à deux pas de l’Exposition de peinture, dans l’avenue Montaigne, un écriteau portant en toutes lettres : DU RÉALISME. G. Courbet. Exposition de quarante tableaux de son œuvre.

C’est une exhibition à la manière anglaise. Un peintre, dont le nom a fait explosion depuis la Révolution de février, a choisi, dans son œuvre, les toiles les plus significatives, et il a fait bâtir un atelier.

C’est une audace incroyable, c’est le renversement de toutes les institutions par la voie du jury, c’est l’appel direct au public, c’est la liberté, disent les uns.

C’est un scandale, c’est l’anarchie, c’est l’art traîné dans la boue, ce sont les tréteaux de la foire, disent les autres.

J’avoue, madame, que je pense comme les premiers, comme tous ceux qui réclament la liberté la plus complète sous toutes ses manifestations. Les jurys, les académies, les concours de toute espèce, ont démontré plus d’une fois leur impuissance à créer des hommes et des œuvres.

Si la liberté du théâtre existait, nous ne verrions pas un Rouvière obligé de jouer Hamlet devant des paysans, dans une grange, faisant sourire l’ombre du vieux Shakspeare, qui se croirait, au dix-neuvième siècle, à Londres, représentant ses pièces dans un bouge de la Cité.

Nous ne savons pas ce qu’il meurt de génies inconnus qui ne savent se plier aux exigences de la société, qui ne peuvent dompter leur sauvagerie et qui se suicident dans les cachots cellulaires de la convention. M. Courbet n’en est pas là : depuis 1848, il a exposé, sans interruption, aux divers Salons, des toiles importantes qui, toujours, ont eu le privilège de raviver les discussions. Le gouvernement républicain lui acheta même une toile importante, l’Après-dînée à Ornans, que j’ai revue, au musée de Lille, à côté des vieux maîtres, et qui tient une place honorable au milieu d’œuvres consacrées.

Cette année, le jury s’est montré avare de place à l’exposition universelle pour les jeunes peintres : l’hospitalité était si grande vis-à-vis des hommes acceptés de la France et des nations étrangères, que la jeunesse en a un peu souffert. J’ai peu de temps pour courir les ateliers, mais j’ai rencontré des toiles refusées qui, en d’autres temps, auraient obtenu certainement de légitimes succès.

M. Courbet, fort de l’opinion publique, qui, depuis cinq ou six ans, joue autour de son nom, aura été blessé des refus du jury, qui tombaient sur ses œuvres les plus importantes, et il en a appelé directement au public. Le raisonnement suivant s’est résumé dans son cerveau : on m’appelle réaliste, je veux démontrer, par une série de tableaux connus, comment je comprends le réalisme. Non content de faire bâtir un atelier, d’y accrocher des toiles, le peintre a lancé un manifeste, et sur sa porte il a écrit : le réalisme.

Si je vous adresse cette lettre, madame, c’est pour la vive curiosité pleine de bonne foi que vous avez montrée pour une doctrine qui prend corps de jour en jour et qui a ses représentants dans tous les arts. Un musicien allemand, M. Wagner, dont on ne connaît pas les œuvres à Paris, a été vivement maltraité, dans les gazettes musicales, par M. Fétis, qui accuse le nouveau compositeur d’être entaché de réalisme. Tous ceux qui apportent quelques aspirations nouvelles sont dits réalistes.

On verra certainement des médecins réalistes, des chimistes réalistes, des manufacturiers réalistes, des historiens réalistes. M. Courbet est un réaliste, je suis un réaliste : puisque les critiques le disent, je les laisse dire. Mais, à ma grande honte, j’avoue n’avoir jamais étudié le code qui contient les lois à l’aide desquelles il est permis au premier venu de produire des œuvres réalistes.

Le nom me fait horreur par sa terminaison pédantesque ; je crains les écoles comme le choléra, et ma plus grande joie est de rencontrer des individualités nettement tranchées. Voilà pourquoi M. Courbet est, à mes yeux, un homme nouveau.

Le peintre lui-même, dans son manifeste, a dit quelques mots excellents : « Le titre de réaliste m’a été imposé comme on a imposé aux hommes de 1830 le titre de romantiques. Les titres, en aucun temps, n’ont donné une idée juste des choses : s’il en était autrement, les œuvres seraient superflues. » Mais vous savez mieux que personne, madame, quelle singulière ville est Paris en fait d’opinions et de discussions.

Le pays le plus intelligent de l’Europe renferme nécessairement le plus d’incapacités, de demi, de tiers et de quart d’intelligence ; doit-on même profaner ce beau nom pour en habiller ces pauvres bavards, ces niais raisonneurs, ces malheureux vivant des gazettes, ces curieux qui se glissent partout, ces impertinents qu’on tremble de voir parler, ces écrivassiers à tant la ligne qui se sont jetés dans les lettres par misère ou par paresse, enfin, cette tourbe de gens inutiles qui juge, raisonne, applaudit, contredit, loue, flatte, critique sans conviction, qui n’est pas la foule et qui se dit la foule.

Avec dix personnes intelligentes on pourrait vider à fond la question du réalisme ; avec cette plèbe d’ignorants, de jaloux, d’impuissants, de critiques, il ne sort que des mots. Je ne vous définirai pas, madame, le réalisme ; je ne sais d’où il vient, où il va, ce qu’il est ; Homère serait un réaliste, puisqu’il a observé et décrit avec exactitude les mœurs de son époque.

Homère, on ne le sait pas assez, fut violemment insulté comme un réaliste dangereux. « A la vérité, dit Cicéron en parlant d’Homère, toutes ces choses sont de pures inventions de ce poëte, qui s’est plu à rabaisser les dieux jusqu’à la condition des hommes ; il eût été mieux d’élever les hommes jusqu’à celle des dieux. » Que dit-on tous les jours dans les journaux ?

S’il me fallait d’autres illustres exemples, je n’aurais qu’à ouvrir le premier volume venu de critique, car, aujourd’hui, il est de mode de réimprimer en volume les inutilités hebdomadaires qui se publient dans les journaux. On y verrait, entre autres, que ce pauvre Gérard de Nerval a été conduit à une mort tragique par le réalisme.

C’est un gentilhomme amateur qui écrit de pareilles misères ; vos drames de campagne sont entachés de réalisme. Ils renferment des paysans. Là est le crime. Dans ces derniers temps, Béranger a été accusé de réalisme. Combien les mots peuvent entraîner les hommes !

M. Courbet est un factieux pour avoir représenté de bonne foi des bourgeois, des paysans, des femmes de village de grandeur naturelle. Ç’a été là le premier point.

On ne veut pas admettre qu’un casseur de pierre vaut un prince : la noblesse se gendarme de ce qu’il est accordé tant de mètres de toile à des gens du peuple ; seuls les souverains ont le droit d’être peints en pied, avec leurs décorations, leurs broderies et leurs physionomies officielles.

Comment ? Un homme d’Ornans, un paysan enfermé dans son cercueil, se permet de rassembler à son enterrement une foule considérable : des fermiers, des gens de bas étage, et on donne à cette représentation le développement que Largillière avait, lui, le droit de donner à des magistrats allant à la messe du Saint-Esprit. Si Velasquez a fait grand, c’étaient des grands seigneurs d’Espagne, des infants, des infantes ; il y a là au moins de la soie, de l’or sur les habits, des décorations et des plumets. Van der Helst a peint des bourgmestres dans toute leur taille, mais ces Flamands épais se sauvent par le costume.

Il paraît que notre costume n’est pas un costume : j’ai honte, vraiment, madame, de m’arrêter à de telles raisons. Le costume de chaque époque est régi par des lois inconnues, hygiéniques, qui se glissent dans la mode, sans que celle-ci s’en rende compte. Tous les cinquante ans, les costumes sont bouleversés en France ; comme les physionomies, ils deviennent historiques et aussi curieux à étudier, aussi singuliers à regarder, que les vêtements d’une peuplade de sauvages.

Les portraits de Gérard, de 1800, qui ont pu sembler vulgaires dans le principe, prennent plus tard une tournure, une physionomie singulières. Ce que les artistes appellent costume, c’est-à-dire, mille brimborions (des plumes, des mouches, des aigrettes, etc.), peut amuser un moment les esprits frivoles ; mais la représentation sérieuse de la personnalité actuelle, les chapeaux ronds, les habits noirs, les souliers vernis ou les sabots de paysans, est bien autrement intéressante.

On m’accordera peut-être ceci, mais on dira : Votre peintre manque d’idéal. Je répondrai à cela tout à l’heure, avec l’aide d’un homme qui a su tirer de l’œuvre de M. Courbet des conclusions pleines d’un grand bon sens.

Les quarante tableaux de l’avenue Montaigne contiennent des paysages, des portraits, des animaux, de grandes scènes domestiques et une œuvre que l’artiste intitule : Allégorie réelle. D’un coup d’œil, il est permis de suivre les progrès qui se sont faits dans l’esprit et le pinceau de M. Courbet.

Avant tout, il est né peintre, c’est-à-dire, que nul ne peut contester son talent robuste et puissant d’ouvrier : il attaque une grande machine avec intrépidité, il peut ne pas séduire tous les yeux, quelques parties peuvent être négligées ou maladroites, mais chacun de ses tableaux est peint ; j’appelle surtout peintres les Flamands et les Espagnols. Véronèse, Rubens, seront toujours de grands peintres, à quelque opinion qu’on appartienne, à quelque point de vue qu’on se place. Aussi je ne connais personne qui songe à nier les qualités de peintre de M. Courbet.

M. Courbet n’abuse point de la sonorité des tons, puisqu’on a transporté la langue musicale dans le domaine de la peinture. L’impression de ses tableaux n’en sera que plus durable. Il est du domaine de toute œuvre sérieuse de ne pas attirer l’attention par des retentissements inutiles : une douce symphonie de Haydn, intime et domestique, vivra encore, qu’on parlera avec dérision des nombreuses trompettes de M. Berlioz.

Les éclats des cuivres en musique ne signifient pas plus que les tonalités bruyantes en peinture. On appelle maladroitement coloristes des maîtres dont la palette est en fureur et contient des éclats, des tons bruyants.

La gamme de M. Courbet est tranquille, imposante et calme ; aussi n’ai-je pas été étonné de retrouver, consacré maintenant à jamais en moi, le fameux Enterrement à Ornans, qui fut le premier coup de canon tiré par le peintre, regardé comme un émeutier dans l’art. Il y a près de huit ans que j’ai imprimé, sur M. Courbet, inconnu, des phrases qui annonçaient sa destinée : je ne les citerai pas, je ne tiens pas plus à avoir raison le premier que de porter les modes le jour de Longchamps.

Deviner les hommes et les œuvres dix ans avant la majorité, pure affaire de dandysme littéraire qui fait perdre beaucoup de temps. Dans ses nombreux morceaux de critique, Stendhal a imprimé, en 1825, des vérités audacieuses, qui l’ont fait trop souffrir. Aujourd’hui même, il est encore en avance de son temps.

« Je parierais, écrit-il à un ami en 1822, que, dans vingt ans, l’on jouera, en France, Shakspeare en prose. » Il y a de cela trente-trois ans, et, bien certainement, madame, nous n’aurons pas cette jouissance de notre vivant. M. Courbet est loin d’être accepté aujourd’hui, il le sera certainement avant quelques années. Ne serait-ce pas jouer le rôle de la mouche du coche, que d’écrire, dans vingt ans, que j’avais deviné M. Courbet ?

Le public ne s’inquiète guère des ânes qui ont poussé des beuglements quand la musique de Rossini fut représentée en France ; le spirituel, l’amoureux Rossini fut traité à ses débuts avec aussi peu de ménagements que M. Courbet. On imprima force injures à propos de ses œuvres comme à propos de l’Enterrement.

A quoi bon avoir raison ? On n’a jamais raison.

Deux bedeaux de village à trogne rouge, deux sacs à vin, serviront de thème à ces critiques frottés de littérature dont je vous parlais tout à l’heure ; opposez-leur, dans le même tableau, les charmants enfants, le groupe des femmes, les pleureuses, aussi belles dans leur douleur que toutes les Antigones de l’antiquité, il est impossible d’avoir raison.

Le soleil donne en plein midi sur des rochers, l’herbe est joyeuse et sourit aux rayons, l’air est frais, l’espace est grand, vous retrouvez la nature des montagnes, vous en aspirez les senteurs ; un plaisant arrive, qui, pour avoir puisé son instruction et son esprit dans le Journal pour rire, bafouera les Demoiselles de village.

La critique est un vilain métier qui paralyse les plus nobles facultés de l’homme, qui les éteint et les annihile : aussi la critique n’a-t-elle une réelle importance que dans les mains d’illustres créateurs : Diderot, Gœthe, vous, madame, Balzac, et d’autres, qui préfèrent baigner tous les matins leurs fibres enthousiastes plutôt que d’arroser des chardons que chaque critique tient renfermés sur sa fenêtre dans un vilain vase.

J’ai retrouvé, à l’avenue Montaigne, ces fameuses baigneuses, plus grosses de scandales que de chairs. Voilà deux ans que ce fameux tapage est éteint, je ne vois plus aujourd’hui qu’une créature peinte solidement qui a le grand tort, pour les amis du convenu, de ne pas rappeler les Vénus anadyomènes de l’antiquité.

M. Proudhon, dans la Philosophie du progrès (1853), jugeait sérieusement les Baigneuses : « L’image du vice comme de la vertu est aussi bien du domaine de la peinture que de la poésie : suivant la leçon que l’artiste veut donner, toute figure, belle ou laide, peut remplir le but de l’art. »

Toute figure belle ou laide, peut remplir le but de l’art ! Et le philosophe continue : « Que le peuple, se reconnaissant à sa misère, apprenne à rougir de sa lâcheté et à détester ses tyrans ; que l’aristocratie, exposée dans sa grasse et obscène nudité, reçoive, sur chacun de ses muscles, la flagellation de son parasitisme, de son insolence et de sa corruption. »

Je passe quelques lignes et j’arrive à la conclusion : « Et que chaque génération, déposant ainsi sur la toile et le marbre le secret de son génie, arrive à la postérité sans autre blâme ni apologie que les œuvres de ses artistes. » Ces quelques mots ne font-ils pas oublier les sottises qu’on ne devrait ni écouter ni entendre, mais qui agacent comme une mouche persistante dans ses bourdonnements ?

L’Atelier du peintre, qui sera fortement discuté, n’est pas le dernier mot de M. Courbet ; séduit par les grands maîtres flamands, espagnols, qui, à toutes les époques, ont groupé autour d’eux leur famille, leurs amis, leurs Mécènes, M. Courbet a voulu tenter de sortir cette fois du domaine de la réalité pure : allégorie réelle, dit-il dans son catalogue.

Voilà deux mots qui jurent ensemble, et qui me troublent un peu. Il faudrait prendre garde de faire plier la langue à des idées symboliques que le pinceau peut essayer à traduire, mais que la grammaire n’adopte pas. Une allégorie ne saurait être réelle, pas plus qu’une réalité ne peut devenir allégorique : la confusion est déjà assez grande à propos de ce fameux mot réalisme, sans qu’il soit nécessaire de l’embrouiller encore davantage.

Le peintre est au milieu de son atelier, près de son chevalet, occupé à peindre un paysage, se reculant de sa toile dans une pose victorieuse et triomphante. Une femme nue est debout près du chevalet. Va-t-elle poser dans ce paysage ? c’est ce qui semble bizarre. A deux pas du peintre est un petit paysan qui tourne le dos au public, dont on ne voit pas la figure et dont la pantomime est si expressive, qu’on devine ses yeux, sa bouche.

Ce petit paysan est la meilleure figure du tableau. Il est tout ahuri de voir sur une toile ces arbres après lesquels il grimpe, cette verdure sur laquelle il se roule, ces rochers sur lesquels il passe son temps au soleil, à courir les nids.

A droite, une femme du monde donnant le bras à son mari vient visiter l’atelier, son petit garçon joue avec des estampes. (M. Courbet est-il bien certain qu’un petit enfant de bourgeois riche entrerait dans un atelier avec ses parents, quand il s’y trouve une femme nue ?) Des poëtes, des musiciens, des philosophes, des amoureux, s’occupent chacun à sa manière pendant le travail de l’artiste. Voilà pour la réalité.

A gauche, des mendiants, des juifs, des femmes allaitant des enfants, des croque-morts, des paillasses, un braconnier regardant avec mépris un chapeau à plumet, un poignard, etc. (défroques du romantisme sans doute), représentent l’allégorie, c’est-à-dire que tous ces personnages des basses classes sont ceux que l’artiste aime à peindre, en s’inspirant de la misère des misérables. Tel est, à la grosse, le fond de ce tableau, auquel je préfère, pour ma part, l’Enterrement à Ornans.

Beaucoup seront de mon avis, les négateurs de M. Courbet les premiers ; mais je ne crains pas de me ranger momentanément avec eux, en expliquant ma pensée. Dans le domaine des arts, il est d’habitude d’assommer les vivants avec les morts, les œuvres nouvelles d’un maître avec ses anciennes. Ceux qui, aux débuts du peintre, auront le plus crié contre l’Enterrement, seront nécessairement ceux qui en feront le plus grand éloge aujourd’hui.

Ne voulant pas être confondu avec les nihilistes, je dois dire que la pensée de l’Enterrement est saisissante, claire pour tous, qu’elle est la représentation d’un enterrement dans une petite ville, et qu’elle reproduit cependant les enterrements de toutes les petites villes.

Le triomphe de l’artiste qui peint des individualités est de répondre aux observations intimes de chacun, de choisir, de telle sorte, un type que chacun croie l’avoir connu et puisse s’écrier : « Celui-là est vrai, je l’ai vu ! » L’Enterrement possède ces facultés au plus haut degré : il émeut, attendrit, fait sourire, donne à penser et laisse dans l’esprit, malgré la fosse entr’ouverte, cette suprême tranquillité que partage le fossoyeur, un type grandiose et philosophique que le peintre a su reproduire dans toute sa beauté d’homme du peuple.

Depuis 1848 M. Courbet a eu le privilége d’étonner la foule : chaque année on s’attend à des surprises, et jusqu’ici le peintre a répondu à ses amis comme à ses ennemis.

En 1848 l’Après-dînée à Ornans, grand tableau d’intérieur de famille, obtint un succès réel sans trop de contestations. Il en est toujours ainsi aux débuts d’un artiste. Puis vinrent les scandales successifs :

1er scandale. — L’Enterrement à Ornans (1850).

2e scandale. — Les Demoiselles de village (1851).

3e scandale. — Les Baigneuses (1852).

4e scandale. — Du Réalisme. — Exhibition particulière. — Manifeste. — Quarante tableaux exposés. — Réunion des divers scandales, etc. (1855).

Or, de tous ces scandales, je préfère l’Enterrement à toutes les autres toiles, à cause de la pensée qui y est enfermée, à cause du drame complet et humain où le grotesque, les larmes, l’égoïsme, l’indifférence, sont traités en grand maître. L’Enterrement à Ornans est un chef-d’œuvre : depuis le Marat assassiné de David, rien, dans cet ordre d’idées, n’a été peint de plus saisissant en France.

Les Baigneuses, les Lutteurs, les Casseurs de pierre, ne renferment pas les idées qu’on a bien voulu y mettre après coup. J’en trouverai plutôt dans les Demoiselles de village et dans les nombreux paysages qui démontrent combien M. Courbet est attaché à son sol natal, sa profonde nationalité locale et le parti qu’il peut en tirer.

On répète encore cette vieille plaisanterie : Vive le laid ! le laid seul est aimable, qu’on met dans la bouche du peintre ; il est surprenant qu’on ose ramasser de pareilles niaiseries, qui furent jetées, il y a déjà trente ans, à la tête de M. Victor Hugo et de son école. Toujours le système de la vieille tragédie renaîtra de ses cendres. Les progrès sont bien lents et nous avons peu marché depuis une trentaine d’années.

Aussi est-il du devoir de tous ceux qui luttent de s’entr’aider, d’attirer au besoin les colères des médiocrités, d’être solides dans leurs opinions, sérieux dans leurs jugements, et de ne pas imiter la prudence du vieillard Fontenelle.

J’ai la main pleine de vérités, je me dépêche de l’ouvrir.

Cette lettre, madame, n’est que l’annonce de quelques autres lettres traitant plus directement des idées nouvelles qui sont dans l’air et que je tâcherai de fixer, m’appliquant surtout à celles relatives à la littérature.

J’ai un peu critiqué l’Atelier du peintre, quoiqu’il y ait un progrès réel dans la manière de M. Courbet : il gagnera sans doute à être revu plus tranquillement dans d’autres moments. Ma première impression a été telle, et je crois généralement à ma première impression. Les bavardages, les commentaires, les critiques de journaux, les amis et les ennemis, viennent ensuite troubler le cerveau à tel point, qu’il est difficile de retrouver la pensée dans sa pureté première : mais au-dessus de l’impression, je mets les travaux mystérieux du temps, qui démolit une œuvre ou la restaure. Chaque œuvre pleine de conviction est traitée avec amour par le temps, qui ne passe son éponge que sur les inutilités de la mode, les jolies imitations du passé et les œuvres de convention.

S’il est une qualité que M. Courbet possède au plus haut degré, c’est la conviction. On ne saurait pas plus la lui dénier que la chaleur au soleil. Il marche d’un pas assuré dans l’art, il montre avec orgueil d’où il est parti, où il est arrivé, ressemblant en ceci à ce riche manufacturier qui avait accroché à son plafond les sabots qui l’avaient amené à Paris.

Le Portrait de l’auteur (étude des Vénitiens), dit-il lui-même dans son catalogue, Tête de jeune fille (pastiche florentin), le Paysage imaginaire (pastiche des Flamands), enfin l’Affût, que l’auteur intitule lui-même plaisamment Paysage d’atelier, sont les sabots avec lesquels il est arrivé d’Ornans et qui lui ont servi à courir après la nature.

Ces quelques tableaux appartiennent au domaine de la convention ; quelles enjambées de géant le peintre a faites depuis cette époque pour quitter ce pays chéri des peintres du quartier Bréda ! Assurément il eût obtenu des succès dans ce pays s’il avait eu la paresse d’y rester, et il aurait grossi la population de cent artistes de talent, dont le succès est si grand aux vitres des marchands de tableaux de la rue Notre-Dame-de-Lorette.

Le facile métier que de faire du joli, du tendre, du coquet, du précieux, du faux idéal, du convenu à l’usage des filles et des banquiers ! M. Courbet n’a pas suivi cette voie, entraîné d’ailleurs par son tempérament. Aussi M. Proudhon lui annonçait-il son sort en 1853.

Le public, disait-il, veut qu’on le fasse beau et qu’on le croie tel.

« Un artiste qui, dans la pratique de son atelier, suivrait les principes d’esthétique ici formulés (je rappelle l’axiome précédent : toute figure belle ou laide peut remplir le but de l’art), serait traité de séditieux, chassé du concours, privé des commandes de l’État et condamné à mourir de faim. »

Cette question de la laideur à propos des Baigneuses, le philosophe la traitait de haut. Il sait combien le moral a de poids sur le physique. Le caricaturiste Daumier voyait le fait du côté grotesque. Les éternels bourgeois qu’il a immortalisés de son crayon et qui vivront à travers les siècles dans toute leur laideur moderne, s’écrient en regardant un tableau de M. Courbet : « Est-il possible de peindre des gens si affreux ? »

Mais au-dessus des bourgeois, qu’on a beaucoup trop vilipendés, il faut placer une classe plus intelligente, qui a tous les vices de l’ancienne aristocratie sans en avoir les qualités. Je veux parler des fils de bourgeois, une race qui a profité de la fortune de médecins, d’avocats, de négociants, qui n’a rien fait, rien appris, qui s’est jetée dans les clubs de jeux, qui a la manie des chevaux, de l’élégance, qui touche à tout, même à l’écritoire, qui achète même une maîtresse et un quart de journal, qui veut commander aux femmes et aux écrivains, c’est en vue de cette race nouvelle que le philosophe Proudhon terminait ses appréciations sur M. Courbet :

« Que le magistrat, le militaire, le marchand, le paysan, que toutes les conditions de la société, se voyant tour à tour dans l’idéalisme de leur dignité et de leur bassesse, apprennent, par la gloire et par la honte, à rectifier leurs idées, à corriger leurs mœurs et à perfectionner leurs institutions. »

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Le style Courbet

Emile Gros-Kost a été un ami de Gustave Courbet et dans Courbet : souvenirs intimes, il a raconté la vie de l’artiste. Gustave Courbet était un fervent noctambule, un caractère entier aisément centré sur sa propre personne. Cela était d’autant plus vrai qu’il ne savait pas écrire sans faute et compensait le manque de raffinement intellectuel par une dimension bourrue.

Voici comment, avec humour et sens de la mégalomanie, il raconte son passage en Allemagne. C’est un témoignage important, allant de pair avec son éloge de l’artiste comme caractère individuel unique.

« — J’arrive à Munich, disait-il…

Une ville assez bien. Des femmes avec de vrais tétons. Toutes grasses, toutes friandes, toutes blondes. Des brasseries partout. Le tabac à bon marché. — Malheureusement, beaucoup d’artistes.

La première question que l’on me pose est celle-ci :

— Apportez-vous des tableaux ?

Je réponds :

— J’apporte une grande soif. Allons prendre une chope.

Nous voilà dans une salle fumeuse où un tas d’indigènes faisaient leurs dévotions à sainte Canette. On me dit:

— Vous voulez une chope ; buvez. Nos vases ne ressemblent pas aux vôtres. Ce ne sont pas de petits dés de femme où l’on hume à grande peine une goutte de liquide. Notre bock vaut un tonneau.

Je bois une chope, deux chopes, trois chopes, — et comme les autres se levaient pour sortir, je les retiens.

— Il n’est pas tard, leur dis-je, nous avons encore le temps de boire une chope.

— Oh ! oh ! s’écrient-ils, nous voyons que vous prenez goût à notre bière. Qu’il en soit comme vous l’avez désiré. Avalons une chope.

Je bois une chope, deux chopes, trois chopes. Mes bonshommes se mettent à parler peinture, et me proposent de venir, avec eux, chez un fameux peintre dont j’ai oublié le nom. Je verrais chez lui des paysages étonnants, admirables.

— Je ne veux pas voir des paysages étonnants, admirables, leur répondis-je. J’en fais. J’aime mieux vider une chope.

— Oh ! oh ! clapirent mes Bavarois, vous voulez nous narguer. Vous êtes sans doute bon buveur, mais vous vous griserez.

— Parions que je ne me grise pas !

— Parions que vous roulez sous la table !

— Gretchen, des chopes !…

Nous bûmes pendant une grande partie de la nuit. De quart d’heure en quart d’heure, un Bavarois s’affalait sur le parquet. On le transportait en face, sur le cours, où la municipalité, apprenant cette grande lutte, avait fait dresser à la hâte, une ambulance.

Après les peintres qui m’avaient amené à la taverne, ce fut le tour des amateurs. Cent cinquante étudiants en droit, deux cents étudiants en médecine, soixante-neuf étudiants en théologie, deux mille brasseurs, cinq cents marchands de porc salé, trois cents fabricants de choucroute, quatre-vingt-deux vétérinaires, cinquante pasteurs, dix-huit mille rentiers demeurèrent sur le carreau.

Je dois rendre hommage à la solide valeur des pasteurs et des étudiants en théologie. Ils firent preuve dans ce péril d’une habileté et d’une science qui leur assurent une haute fortune dans les ordres.

A une heure je me levai. Je cherchai, en vain, dans la salle, sur la place, dans les rues, dans les maisons, dans les catacombes, partout, quelqu’un qui fût capable encore de trinquer avec moi, pour le coup de l’étrier. Personne.

Les femmes s’étaient enfuies avec les enfants. Les hommes gisaient sur le champ de bataille. Je rentrai dans mon hôtel, — et comme j’avais soif, — je dégustai une des bouteilles de vin de Salins que j’avais eu la prudence de mettre dans ma malle, de peur qu’à Munich il n’y eût pas de cabarets.

Le lendemain matin, je fus réveillé par de grande clameurs. C’était la foule rassemblée sous ma fenêtre qui criait : Vive Courbet ! vive le sublime buveur !

Je passai mon pantalon. Je remerciai le peuple avec cette éloquence particulière que vous me connaissez. 

On me jeta des couronnes. On me bombarda de bouquets.

Les amis de la veille dégrisés, mais ayant la pituite, me proposèrent de descendre, pour me porter en triomphe. J’ai toujours été modeste. Je refusai.

Lorsque je quittai Munich, il y avait quatre cent vingt-deux académies réalistes de fondées. »  

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Proudhon et l’art critique de Courbet

Pierre-Joseph Proudhon connaissait bien Gustave Courbet qui venait de la même région ; il existe par ailleurs un tableau de Gustave Courbet le représentant avec ses enfants, intitulé Pierre-joseph Proudhon et ses Enfants.

Dans Du principe de l’art et de sa destination sociale, publié en 1865, juste après sa mort, Pierre-Joseph Proudhon y formule sa conception de l’art, dont Gustave Courbet apparaît comme le plus grand représentant. Il y a ici une convergence dans le refus du réalisme comme système, comme base à développer, au profit d’un regard critique sur le monde, que Pierre-Joseph Proudhon résume en le qualifiant de juridique, de morale, etc. 

Voici les passages les plus importants où il formule cela. Tout d’abord, voici comment Pierre-Joseph Proudhon valorise l’approche brute de Gustave Courbet, en l’opposant à l’esprit de synthèse de la peinture hollandaise.

« Peindre les hommes dans la sincérité de leur nature et de leurs habitudes, dans leurs travaux, dans l’accomplissement de leurs fonctions civiques et domestiques, avec leur physionomie actuelle, surtout sans pose ; les surprendre, pour ainsi dire, dans le déshabillé de leurs consciences, non simplement pour le plaisir de railler, mais comme but d’éducation générale et à titre d’avertissement esthétique : tel me parait être, à moi, le vrai point de départ de l’art moderne.

Ceci n’exclut pas, dans l’avenir, des exhibitions plus flatteuses pour notre amour-propre, plus idéalisées, puisque ainsi l’on entend l’idéal ; mais, je ne le cache point, je ne m’attends plus à voir rien de semblable ; je ne crois pas que par le temps qui court, ni Courbet ni aucun autre y réussisse. Humilions-nous sous le poids de notre indignité.

Ce n’est pas déjà si peu de chose que de savoir nous montrer tels que nous sommes : sous tous ces rapports, j’ose dire qu’à part le fini de l’exécution, dont je ne dis rien, parce qu’une révolution dans la pensée de l’art implique une révolution dans la manière, et qu’à cet égard tout est à faire, la peinture de Courbet est autrement sérieuse et d’une visée plus haute que presque tout ce qu’a laissé l’école hollandaise […].

Courbet s’est donc montré, dans le tableau de l’Enterrement, aussi profond moraliste que profond artiste ; il vous a donné la vérité sanglante, impitoyable ; en révoltant en vous l’idéal, il vous rappelle à votre dignité ; et s’il n’a pas fait une oeuvre sans défaut, il en a fait une incontestablement salutaire et originale, que nous eussions jugée prodigieuse s’il nous restait le moindre sentiment de l’art, si notre âme, notre raison, notre intelligence, notre conscience n’étaient, pour ainsi dire, frappées d’anesthésie.

Que pèsent ici toutes les réserves de la plus malveillante critique ? La composition de l’Enterrement viole toutes les règles… les personnages y forment une sorte de bas-relief désordonné… les têtes, trop accusées au dernier plan, viennent au premier ?… Je vous accorde tout ce que vous voudrez.

En est-il moins vrai que Courbet s’est ouvert dans l’art une nouvelle et immense perspective ; qu’une idée comme celle de l’Enterrement est à elle seule une révélation, et que l’excitation idéaliste qui en résulte est si puissante, qu’on finit par trouver que l’artiste n’a point encore assez fait, comme les Grecs trouvaient que les figures de leurs dieux n’étaient jamais assez belles, et qu’on voudrait faire remettre vingt fois au concours un sujet si nouveau, si accusateur et si émouvant ? »

Voici comment Pierre-Joseph Proudhon valorise l’école critique que représente Gustave Courbet, évitant ainsi d’approfondir la question du réalisme. Proudhon valorise ici Gustave Courbet dans le sens d’une morale laïque : il n’y a pas de réalisme, mais une représentation critique et laïque, à visée moralisante, dans le sens républicain.

«  Nous reprendrons l’examen des tableaux de Courbet ; essayons, avant d’aller plus loin, de déterminer le caractère de l’art dans la période où nous sommes entrés depuis dix ou quinze ans, et de définir la nouvelle école.

Nous avons dit que l’art a son principe et sa raison d’être dans une faculté spéciale de l’homme, la faculté esthétique. Il consiste, avons-nous ajouté, dans une représentation plus ou moins idéalisée de nous-mêmes et des choses, en vue de notre perfectionnement moral et physique.

Il suit de là que l’art ne peut subsister en dehors de la vérité et de la justice; que la science et la morale sont ses chefs de file ; qu’il n’en est même qu’un auxiliaire ; que par conséquent sa première loi est le respect des moeurs et la rationalité.

L’ancienne école, au contraire, tant classique que romantique, soutenait, et des philosophes distingués se sont rangés à cette opinion, que l’art est indépendant de toute condition morale et philosophique, qu’il subsiste par lui-même, comme la faculté qui lui donne naissance c’est cette opinion qu’il s’agit actuellement d’examiner à fond, car c’est elle qui fait toute la difficulté entre les écoles.

L’art, donc, pense-t-il ? raisonne-t-il ? Conclut-il ? A cette question catégorique, l’école romantique, plus hardie encore que sa rivale, a répondu non moins catégoriquement : NON, faisant de ce qu’elle nomme fantaisie, génie, inspiration, soudaineté, et qui n’est autre chose qu’une ignorance systématique, la condition essentielle de l’art.

Ne rien savoir, s’abstenir de raisonner, se garder de réfléchir, ce qui refroidirait la verve et ferait perdre l’inspiration ; prendre la philosophie en horreur, telle a été la maxime des partisans de l’art pour l’art.

Nous ne condamnons pas la science en elle-même, disent-ils ; nous rendons parfaite justice à son utilité, à son honorabilité, et nous ne sommes pas les derniers à en illustrer les représentants. Nous prétendons seulement qu’elle n’est d’aucun secours pour l’art ; qu’elle lui est même fatale.

L’art est tout spontané ; il est inconscient de lui-même ; il s’ignore : c’est intuition pure ; il ne sait ce qui le mène, ni ce qu’il fait, ni où il va […].

C’est contre cette théorie dégradante de l’art pour l’art que Courbet et, avec lui, toute l’école jusqu’à présent nommée réaliste s’élèvent hautement et protestent avec énergie.

— Non, dit-il, – je traduis ici la pensée de Courbet d’après ses ouvrages, plutôt que je ne la cite d’après ses discours – Non, il n’est pas vrai que la seule fin de l’art soit le plaisir, car le plaisir n’est pas une fin ; il n’est pas vrai qu’il n’ait d’autre fin que lui-même, car tout se tient, tout s’enchaîne, tout est solidaire, tout a une fin dans l’humanité et dans la nature : l’idée d’une faculté sans but, d’un principe sans conséquence, d’une cause sans effet, est aussi absurde que celle d’un effet sans cause.

L’art a pour objet de nous conduire à la connaissance de nous-mêmes, par la révélation de toutes nos pensées, même les plus secrètes, de toutes nos tendances, de nos vertus, de nos vices, de nos ridicules, et par là de contribuer au développement de notre dignité, au perfectionnement de notre être.

Il ne nous a pas été donné pour nous repaître de chimères, nous enivrer d’illusions, nous tromper et nous induire à mal avec des mirages, comme l’entendent les classiques, les romantiques et tous les sectateurs d’un vain idéal ; mais pour nous délivrer de ces illusions pernicieuses, en les dénonçant.

L’art nous dit, par l’organe de la nouvelle école, son interprète : Telle pensée, telle action, telle habitude, telle institution, est déclarée, par le droit et par la philosophie, vraie ou fausse, juste ou injuste, vertueuse ou coupable, utile ou nuisible ; je vais démontrer à mon tour, par les moyens dont je dispose, que cette même action est encore belle ou laide, généreuse ou ignoble, gracieuse ou brutale, spirituelle ou bête, suave ou triste, harmonique ou charivarique : en sorte que, lorsque vous aurez recueilli sur un même objet le témoignage de la science, le jugement de la justice et la sanction de l’art, vous aurez sur cet objet la plus haute certitude, et vous l’aimerez ou le détesterez à jamais.

L’art, devenu rationnel et raisonneur, critique et justicier, marchant de pair avec la philosophie positive, la politique positive, la métaphysique positive, ne faisant plus profession d’indifférence, ni en matière de foi, ni en matière de gouvernement, ni en matière de morale, subordonnant l’idéalisme à la raison, ne peut plus être un fauteur de tyrannie, de prostitution et de paupérisme.

Art d’observation, non plus seulement d’inspiration, il mentirait à lui-même, et de propos délibéré se détruirait, ce qui est impossible. L’artiste peut se vendre ; pendant longtemps encore la peinture et la statuaire, comme le roman et le drame, auront leurs infâmes : l’art est désormais incorruptible.

Affranchi du culte absolutiste de la forme, dirigé par l’idée, transformé par la critique, épuré par la morale, l’art rentre aujourd’hui dans sa mission naturelle. C’est en France, dans le pays du droit, qu’il devait trouver son équilibre… Mais nous laisserons échapper encore cette gloire qui nous est offerte. »

Voici comment Pierre-Joseph Proudhon tente finalement de théoriser l’ensemble :

« L’école critique dit : L’art ne s’est occupé jusqu’à présent que des dieux, des héros et des saints : il est temps qu’il s’occupe des simples mortels.

A force d’idéaliser, de symboliser, de se chercher des modèles au-dessus de la condition et de la destinée, il a fini par s’entourer de fictions ; il s’est perdu dans le vide…

Qu’avait donc l’art à faire de nous autres, misérables humains, tourbe servile, ignoble, disgracieuse et laide ? me direz-vous. — Une chose fort intéressante, la plus glorieuse de toutes : il avait à nous améliorer, à nous aider, à nous sauver.

Pour nous améliorer, il faut d’abord nous connaître ; pour nous connaître, il faut nous voir tels que nous sommes, non dans une image fantastique, indirecte, qui n’est plus nous.

Grâce à l’art critique, l’homme deviendra miroir de lui-même, et c’est dans sa propre figure qu’il apprendra à contempler son âme. Or, cette exhibition de l’âme humaine exige plus de pénétration, d’étude, de génie, plus de science d’exécution qu’il n’en a fallu à Phidias et à Raphaël pour produire des chefs-d’oeuvre… »

On a ici l’éloge d’un réalisme brut, moralisant, conforme aux intérêts de la république à tendance sociale dont la bourgeoisie a besoin pour profiter de l’appui des masses contre l’aristocratie agonisante.

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Le réalisme de Courbet

La conception artistique de Gustave Courbet est indéniablement du réalisme ; toutefois, ce réalisme ne saurait être placé hors-contexte. Le réalisme de Gustave Courbet préfigure, au sens strict, le naturalisme d’Émile Zola : il se veut une représentation fidèle de la réalité, sans avoir à se soumettre à un idéalisme abstrait, ce qui ne veut pas dire qu’il soit un réalisme synthétique.

Voici Les casseurs de pierre, un tableau emblématique de l’approche réaliste de Gustave Courbet dans ce qu’elle a de plus systématique, à défaut d’être synthétique, suivi d’une variante.

Dans une lettre de 1850 au théoricien réaliste Jules Champfleury, Gustave Courbet dit au sujet des Casseurs de pierre :

« C’est un tableau de Casseurs de pierres qui se compose de deux personnages très à plaindre ; l’un est un vieillard, vieille machine raidie par le service et l’âge ; la tête basanée et recouverte d’un chapeau de paille noire ; par la poussière et la pluie.

Ses bras qui paraissent à ressort, sont vêtus d’une chemise de grosse toile ; puis, dans son gilet à raies rouges se voit une tabatière en corne cerclée de cuivre ; à son genou posé sur une torche de paille, son pantalon de droguet qui se tiendrait debout tout seul à une large pièce, ses bas bleus usés laissent voir ses talons dans des sabots fêlés.

Celui qui est derrière lui un jeune homme d’une quinzaine d’années ayant la teigne ; des lambeaux de toile sale lui servent de chemise et laissent voir ses bras et ses flancs : son pantalon est retenu par une bretelle en cuir, et il a aux pieds les vieux souliers de son père qui depuis bien longtemps rient par bien des côtés. »

Voilà qui est une perspective bien plus proche du naturalisme d’Émile Zola, que du réalisme comme reflet synthétique de la réalité. C’est que Gustave Courbet représente toute une étape où le réalisme s’affirme, combinant exigence bourgeoise propre au développement du capitalisme et sens démocratique populaire.

À Anvers, lors d’une prise de parole pour défendre sa perspective, il avait ainsi affirmé que :

« Le réalisme est, par essence, l’art démocratique. »

Or, la démocratie est alors aussi portée par la bourgeoisie, tout au moins sa fraction la plus moderniste. S’il y a donc une dimension progressiste dans le réalisme, il n’en reste pas moins que c’est aussi l’expression d’une bourgeoisie moderniste face à la bourgeoisie conservatrice. Gustave Courbet, dans sa manière de voir les choses, a une approche reflétant tout à fait cet esprit moderniste.

A l’occasion, en 1855, d’une exposition temporaire de ses œuvres réalisée de manière autonome, suite au refus du jury du Salon de Paris de certaines de celles-ci, Gustave Courbet expliquait notamment au début du catalogue :

« Le titre de réaliste m’a été imposé comme on a imposé aux hommes de 1830 le titre de romantiques. Les titres en aucun temps n’ont donné une idée juste de choses : s’il en était autrement les oeuvres seraient superflues.

Sans m’expliquer sur la justesse plus ou moins grande d’une qualification que nul, il faut l’espérer, n’est tenu de bien comprendre, je me bornerai à quelques mots de développement pour couper court aux malentendus.

J’ai étudié, en dehors de tout esprit de système et sans parti pris, l’art des anciens et des modernes. Je n’ai pas plus voulu imiter les uns que copier les autres : ma pensée n’a pas été davantage d’arriver au but oiseux de « l’art pour l’art ». Non ! J’ai voulu tout simplement puiser dans l’entière connaissance de la tradition le sentiment raisonné et indépendant de ma propre individualité.

Savoir pour pouvoir, telle fut ma pensée. Être à même de traduire les mœurs, les idées, l’aspect de mon époque, selon mon appréciation, être non seulement un peintre, mais comme un homme, en un mot faire de l’art vivant, tel est mon but. »

D’un côté, on a tendanciellement une direction vers le réalisme socialiste, au sens d’un reflet synthétisé de la réalité, mais de l’autre, on a déjà l’ego de l’artiste « à part », voyant ce qu’il « voit » de manière unique.

Le grand souci est que le réalisme va, en France, s’arrêter à ce niveau. C’est la convergence entre la république et le socialisme qui apparaît déjà ici et d’ailleurs, à l’accusation qui lui est faite d’être un « peintre socialiste », Gustave Courbet répond :

« J’accepte bien volontiers cette dénomination. Je suis non seulement socialiste mais encore plus républicain, et en un mot partisan de toute révolution – et par dessus tout réaliste… Réaliste signifie aussi sincère de la vérité vraie. »

Pour cette raison, Gustave Courbet s’oppose fondamentalement à l’académisme et son éloge du monde grec, des grandes figures historiques idéalisées. Il mène ici une bataille à la fois réaliste et moderniste contre l’académisme. Il affirme ainsi :

« Un artiste n’a ni le droit, ni le moyen de représenter un siècle qu’il n’a pas vu, étudié à vif. Les figures des temps anciens, qui reviennent à satiété dans les œuvres modernes, n’ont aucune valeur.

Ce sont des fantaisies, des rêves d’archéologues. César, Jésus-Christ, Charlemagne et déjà Napoléon Ier se perdent dans les ténèbres de la légende.

Tout au plus serait-il possible de peindre Jésus Christ par approximation en prenant pour modèle un chrétien de nos jours dont la physionomie serait pour ainsi dire le vivant reflet du divin Maître ; mais quelle folie de rechercher dans des iconologies les véritables traits du Christ venu au monde à la fin de l’Empire romain !

La seule histoire à peindre, c’est l’histoire contemporaine. Le fanatisme de la tradition pousse l’artiste à répéter invariablement de vieilles idées, de vieilles formes et lui fait oublier à la fois sa propre personnalité, le présent et l’avenir.

Les statues de Pradier ne sont-elles pas de maigres pastiches de l’art grec ? Les toiles de M. Ingres ne sont-elles pas la caricature de quelques maîtres italiens, imitateurs eux-mêmes de l’antiquité ? Phidias et Raphaël étaient-ils des dieux ?

Et sommes-nous des ânes ? Notre siècle ne se relèvera pas de cette fièvre d’imitation qui l’a mis sur le flanc. « Phidias et Raphaël ont jeté leurs grappins sur nous ».

Les cousins, les héritiers, ou plutôt « les esclaves de ces grands hommes » sont des pédagogues infimes. Que nous enseignent-ils ? Rien. Jamais bon tableau ne sortira de l’Ecole des Beaux-Arts. Voyez la collection des Prix de Rome. Ils sont tous pareils et comme sortis d’un cliché.

Il n’y a donc de précieux que l’originalité, l’indépendance de l’artiste, et la leçon d’actualité que l’on peut tirer de ses ouvrages. A quoi lui servira de faire des tableaux à la manière de Raphaël, du Titien, de Véronèse ou de Rembrandt, si ce n’est à montrer sa prétentieuse impuissance ? »

Cela signifie, très concrètement, que Gustave Courbet s’oppose à la logique académique d’un système de références fondé sur l’antiquité gréco-romaine et sur la peinture italienne, dans la tradition de la Renaissance.

Pour autant, et c’est là le mal français, il ne parvient pas à se rattacher à la peinture flamande et au réalisme français d’Abraham Bosse, des frères Le Nain, dans leur perspective protestante qui était alors progressiste.

Gustave Courbet rompt avec l’académisme et assume de montrer le peuple, mais son réalisme est immédiat, il ne profite pas de l’esprit de synthèse, faisant qu’il n’y parviendra que rarement. Son tableau Bonjour Monsieur Gustave Courbet où il se présente rencontrant son mécène, témoigne de l’ego du peintre, de son refus de se plonger dans la réalité comme ensemble, au profit de la réalité vue par lui-même seulement.

L’incapacité de Gustave Courbet à se rattacher à la perspective historique du réalisme – avec les frères Le Nain, Abraham Bosse, dans la perspective protestante de la peinture flamande – va inévitablement l’amener, au mieux, à un réalisme allant en direction du naturalisme d’Émile Zola, qui sera développé par la suite.

Gustave Courbet peint ainsi des scènes du peuple, mais également de chasse, des femmes nues, des paysages, etc., dans une sorte de grand fourre-tout où il s’égare résolument, basculant plus dans le modernisme que dans le réalisme, annonçant la tendance systématisée par l’impressionnisme.

Voici des peintures de nues témoignant de cette orientation réaliste en partie seulement, se concentrant sur la libération de la représentation de la réalité de l’académisme, tout en basculant dans l’érotisme et l’exotisme de pacotille propre à la bourgeoisie moderniste.

Baigneuses, ou Deux femmes nues, 1858
La Bacchante, entre 1844 et 1847
Les Demoiselles des bords de la Seine (été), 1856-1857
Le Rêve or Le Rêve de jeune fille, 1844
Sommeil, 1866
La Femme au perroquet, 1866
Les Bas blancs, 1861
La Femme au podoscaphe, 1865
L’Amazone, 1856
Les Baigneuses, 1853

Ce réalisme gâché – le tableau Les baigneuses, ci-dessus, est exemplaire à ce niveau – se retrouve dans les paysages et les scène de chasse, notion absurde propre à la passivité et à l’activité bourgeoises, classe s’appropriant la société alors.

Si ces tableaux entrent en rupture complète avec l’académisme et son idéalisme, il ne s’agit pour autant que d’un réalisme dévoyé, d’un subjectivisme au service de la peinture de scènes sans profondeur, sans âme, sans reconnaissance de la dignité du réel, et a fortiori sans esprit de synthèse.

La Falaise d’Étretat après l’orage, 1870
Plage de Normandie, début des années 1870
Le chasseur allemand, 1877
Le renard pris au piège, 1860
La Curée, 1866
Braconniers dans la neige, 1864
L’Hallali du cerf, 1867

Gustave Courbet parvient, par moments, à représenter le peuple, mais on reconnaît immédiatement la vision « plate », non synthétisée, relevant du portrait froid, simplement représentatif, dans l’esprit d’un portrait vivant, sans réelle profondeur historique.

La reconnaissance de la dignité du réel est présente, mais se cantonne, pour prendre une allégorie, dans le syndicalisme, sans aller à la révolution.

Les Cribleuses de blé, 1854
 La pauvresse de village, vers 1866
 Les Demoiselles de village faisant l’aumône, 1851-1852
, L’Aumône d’un mendiant à Ornans, 1868
La fileuse endormie, 1853
La Sieste pendant la saison des foins, 1868
Les Paysans de Flagey, 1850
Une après-dinée à Ornans, 1849
Pompiers courant à un incendie ou Pompiers courant au feu, 1851
Lutteurs, 1853


Le point culminant de cette tendance va être L’origine du monde, où le sens de la provocation s’allie à un réalisme qui a perdu la réalité de vue, pour sombrer dans l’immédiat, le pragmatique. L’œuvre a une démarche profondément anti-religieuse, donnant à l’origine de l’existence humaine une signification matérielle, à l’opposé de la genèse biblique.

Toutefois, la dimension moderniste est ici évidente et le post-modernisme lui-même pourrait, depuis le XXe siècle, revendiquer ouvertement cette œuvre.

On comprend, avec ce basculement subjectiviste, que Gustave Courbet ait refusé de représenter une école, d’assumer de porter le réalisme, affirmant dans une lettre intitulée « Peut-on enseigner l’art » et publiée en 1861 :

« Je ne puis enseigner mon art, ni l’art d’une école quelconque, puisque je nie l’enseignement de l’art, ou que je prétends, en d’autres termes, que l’art est tout individuel, et n’est pour chaque artiste, que le talent résultant de sa propre inspiration et de ses propres études sur la tradition […].

Aucune époque ne saurait être reproduite que par ses propres artistes, je veux dire les artistes qui ont vécu en elle. Je tiens les artistes d’un siècle pour radicalement incompétents à reproduire les choses d’un siècle précédent ou futur, autrement dit à peindre le passé ou l’avenir. C’est en ce sens que je nie l’art historique appliqué au passé….

Je tiens à dire aussi que la peinture est un art essentiellement concret et ne peut consister que dans la représentation des choses réelles et existantes. C’est une langue tout physique, qui se compose, pour moi, de tous les objets visibles, un objet abstrait, non visible, non existant, n’est pas du domaine de la peinture. 

L’imagination en art consiste à savoir trouver l’expression la plus complète d’une chose existante, mais jamais à supposer ou à créer cette chose même.

Le beau est dans la nature, et se rencontre dans la réalité sous les formes les plus diverses…. le beau donné par la nature est supérieur à toutes les conventions de l’artiste. Le beau, comme la vérité, est une chose relative au temps où l’on vit et à l’individu apte à le concevoir. L’expression du beau est en raison directe de la puissance de perception acquise par l’artiste.

Avec de pareilles idées, concevoir le projet d’ouvrir une école pour y enseigner les principes de convention, ce serait rentrer dans des données incomplètes et banales qui ont jusqu’ici dirigé partout l’art moderne […]. Jusqu’ici, l’art national n’a jamais existé. Il n’y eut que des tentatives individuelles et des exercices d’art imitant le passé […]. 

Je ne puis qu’expliquer à des artistes, qui seraient mes collaborateurs et non mes élèves, la méthode par laquelle, selon moi, on devient peintre, par laquelle j’ai tâché moi-même de le devenir dès mon début, en laissant à chacun l’entière direction de son individualité, la pleine liberté de son expression propre dans l’application de cette méthode.

Quand je serai mort, il faudra qu’on dise de moi : celui-là n’a jamais appartenu à aucune école, à aucune église, à aucune institution, à aucune académie, surtout à aucun régime, si ce n’est le régime de la liberté. »

Gustave Courbet se considérait comme un artiste et donc comme un républicain social ; c’est là la signification de sa participation à la Commune de Paris, où il fut élu et nommé président de la Commission artistique préposée à la conservation des musées et des objets d’arts. 

Cela lui valut une déchéance sociale complète à la défaite de la Commune, surtout pour avoir demandé à ce moment-là que soit déboulonné la colonne Vendôme, ce qui sera effectivement fait par la suite.

Le nouveau régime condamnera Gustave Courbet à rembourser la reconstruction, mais celui-ci mourra en exil, après être passé à la prison Sainte-Pélagie, où il réalisa un autoportrait, que voici, suivi d’un autre autoportrait sous-titré Le désespéré et réalisé trente ans auparavant.

Autoportrait à Sainte-Pélagie, 1872
Le Désespéré, 1843-1845

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L’Enterrement d’Ornans de Courbet

En 1850, au Salon de peinture de l’académie des Beaux-Arts, le peintre Gustave Courbet (1819-1877) exposa une grande toile de plus de trois mètres sur pratiquement sept mètres, montrant Un enterrement à Ornans (cliquer pour agrandir)son village natal.

Le cimetière avait dû être placé hors des murs du village, en raison du manque de place, au grand dam de la population. C’est dans un lieu semblant isolé que se déroule l’enterrement, décrit de manière résolument typique, faisant de cette œuvre un classique du réalisme.

Gustave Courbet dira par la suite, à la suite d’une exposition à Anvers, que :

« L’Enterrement d’Ornans a été en réalité l’enterrement du romantisme »

On trouve dans le tableau une division tripartite, avec les officiants, puis les hommes et enfin les femmes. Mais, dans le cadre du réalisme, il y a également un esprit de synthèse de haut niveau qui est réalisé, afin de représenter l’enjeu propre à l’époque.

Deux groupes de deux hommes se font donc face, des deux côtés du trou, représentant les forces sociales en présence, plus précisément celles de la réaction et celles du progrès.

On a le curé, bien habillé et lisant son bréviaire, avec à ses côtés, un genou à terre, le fossoyeur, sa veste et son bonnet étant posé par terre. Juste derrière se trouvent les sacristains, ainsi qu’un propriétaire terrien, possédant des vignes, qui porte la croix, et deux laïcs servant d’aides aux cérémonies, un étant un riche vigneron, l’autre un simple cordonnier.

De l’autre, on a deux figures symbolisant les révolutionnaires : les deux sont habillés dans le costume des révolutionnaires de la première république, celle de 1792-1793, avec l’un ayant des guêtres blanches, le second des bas bleus. Nous sommes en 1849, alors que la République a enfin triomphé en 1848 sur la monarchie qui avait été restaurée en 1814-1815. 

Le chien témoigne également de la fidélité et qu’il soit représenté un fait marquant. Non seulement un enterrement est montré, mais, qui plus est, dans une peinture de 3,15 sur 6,68 mètres, une vaste dimension normalement réservée aux représentations héroïques académiques.

Les révolutionnaires semblent également, notamment celui au premier plan avec la main tendue, comme mener une contre-cérémonie pour le mort. L’opposition culturelle est ainsi figurée dans le tableau et on remarquera le crâne devant la fosse, dont la présence n’est absolument pas réaliste et exprime une dimension symbolique, celle de la bataille pour le sens de la vie.

Entre les deux groupes se tiennent des notables : un juge de paix, un gendarme devenu prêteur sur gages, un meunier enrichi, un avocat, un rentier célibataire, un bourgeois aisé. C’est un aspect important : l’enterrement est, de fait, bourgeois et si la bourgeoisie est représentée comme liée à la réaction, elle ne semble pas être elle-même la réaction.

On a ici le reflet de l’idéologie de la « république sociale » propre au XIXe siècle, idéologie qui aura également un vaste succès par la suite dans notre pays, avec une opposition idéaliste entre réaction-religion et république-mesures sociales.

Gustave Courbet n’est, de fait, un réaliste que dans la mesure où il ne nie pas la réalité. Il entend également montrer ce qui est populaire et c’est cela qui en fait un réaliste, un partisan du peuple. Il n’entend pas faire du peuple un thème en soi, avec ses activités, son existence ; la représentation de la réalité du travail n’est pas son objectif, comme cela a pu l’être chez les frères Le Nain ou chez Abraham Bossse.

Cette approche est tout à fait apparente dans la peinture de 1855, intitulée L’Atelier du peintre. Allégorie Réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique (et morale).

Gustave Courbet s’y est représenté au centre ; selon ses propres termes, voici ce qu’il a représenté :

« C’est l’histoire morale et physique de mon atelier. Première partie : ce sont les gens qui me servent, me soutiennent dans mon idée et participent à mon action.

Ce sont les gens qui vivent de la vie, qui vivent de la mort. C’est la société dans son haut, dans son bas, dans son milieu. En un mot, c’est ma manière de voir la société dans ses intérêts et ses passions.

C’est le monde qui vient se faire peindre chez moi. Vous voyez, ce tableau est sans titre, je vais tâcher de vous en donner une idée plus exacte en vous le décrivant séchement.

La scène se passe dans mon atelier à Paris. Le tableau est divisé en deux parties. Je suis au milieu peignant.

A droite sont les actionnaires, c’est-à-dire les amis, les travailleurs, les amateurs du monde de l’art. A gauche, l’autre monde de la vie triviale, le peuple, la misère, la pauvreté, la richesse, les exploités, les exploiteurs, les gens qui vivent de la mort. »

Les exploités sont donc mis sur le même plan que les exploiteurs, alors qu’à droite on retrouve aux côtés d’intellectuels et de mondains le théoricien du « socialisme français » Pierre-Joseph Proudhon, proche de Gustave Courbet, et également peint par lui, dans une même veine pré-naturaliste à la Émile Zola.

C’est là une lecture idéaliste du monde, l’expression de la conception de l’artiste exigeant le « meilleur » pour la société et dont le besoin « démocratique » de représenter la réalité converge résolument avec la bourgeoisie la plus moderniste.

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Exsurge Domine du 15 juin 1520

[« Bulle contre les erreurs de Martin Luther et de ses disciples »]

Donné à Rome, à Saint-Pierre, l’an de l’Incarnation du Seigneur 1520, de notre pontificat le huitième.

Leo Episcopus Servus Servorum Dei Ad perpetuam rei memoriam.

Levez-Vous, Seigneur, et jugez de votre propre cause.

Rappelez-Vous vos reproches à ceux qui sont remplis de folie tout au long du jour.

Écoutez nos prières car les renards ont surgi cherchant à détruire la vigne dont Vous seul avez foulé le pressoir.

Lorsque Vous étiez sur le point de monter à Votre Père, Vous avez confié le soin, la règle et l’administration de la vigne, une image de l’Église Triomphante, à Pierre, en tant que la Tête et le Vicaire ainsi qu’à ses successeurs.

Le sanglier de la forêt vise à la détruire et toutes les bêtes sauvages se nourrissent d’elle.

Levez-vous, Pierre, et remplissez cette charge pastorale qui Vous a été divinement confiée tel que mentionné ci-dessus.

Prêtez attention à la cause de la Sainte Église Romaine, Mère de toutes les églises et Maîtresse de la Foi, que vous avez consacrée par Votre Sang sur l’ordre de Dieu.

Vous avez prévenu au sujet des enseignants fourbes contre l’Église Romaine qui seraient à la hausse introduisant des sectes ruineuses et attirant sur eux-mêmes un destin tragique rapide. Leurs langues sont de feu, d’un mal sans repos, pleines de venin mortel.

Ils ont un zèle amer, de la discorde dans leur cœur, et se vantent et mentent contre la vérité.

Nous vous prions aussi, Paul, de vous lever. C’était vous qui avez éclairé et illuminé l’Église par votre doctrine et par un martyre comme celui de Pierre.

Maintenant un nouveau Porphyre (1) se lève qui, comme l’ancien qui avait déjà assailli les saints Apôtres, assaille maintenant les saints Pontifes, nos prédécesseurs.

Les menaçant, en violation de votre enseignement au lieu de les implorer, il n’a pas honte de les attaquer, de les déchirer et, quand il désespère de sa cause, il s’abaisse dans les insultes.

Il est comme les hérétiques « dont la dernière défense », comme le disait Jérôme, « est de commencer à cracher du venin de serpent de leurs langues quand ils voient que leurs causes sont en passe d’être condamnées, et sautent aux insultes quand ils voient qu’ils sont vaincus ».

Car, bien que vous ayez dit qu’il doit y avoir des hérésies pour tester les fidèles, elles doivent être par contre détruites à leur naissance par votre intercession et votre aide de sorte qu’elles ne se développent pas ou ne croissent pas solides comme vos loups. Enfin, toute l’Église des saints et le reste de l’Église universelle se lève.

Certains, en mettant de côté sa véritable interprétation de l’Écriture Sainte, sont aveuglés en esprit par le père du mensonge.

Sages à leurs propres yeux, selon l’ancienne pratique des hérétiques, ils interprètent ces mêmes Écritures autrement que le Saint Esprit le demande, inspirés seulement par leur propre sens de l’ambition et pour des raisons d’acclamation populaire, comme l’apôtre le déclare. En fait, ils tordent et dénaturent les Écritures.

En conséquence, selon Jérôme, « Il n’y a plus l’Évangile du Christ mais celui d’un homme ou, ce qui est pire, du diable ».

Que toute cette sainte Église de Dieu, je le dis, se lève, et avec les bienheureux Apôtres intercède auprès de Dieu Tout-Puissant pour purger les erreurs de Ses brebis, pour bannir toutes les hérésies des terres des fidèles et pour qu’Il daigne maintenir la paix et l’unité de Sa sainte Église.

Car nous ne pouvons guère exprimer, dans notre détresse et notre douleur de l’esprit, ce qui atteint nos oreilles depuis un certain temps selon le rapport d’hommes fiables et la rumeur générale ; hélas, nous avons nous-mêmes vu de nos yeux et lu les nombreuses et diverses erreurs.

Certaines d’entre elles ont déjà été condamnées par des Conciles et des Constitutions de nos prédécesseurs, et contiennent même expressément l’hérésie des Grecs et des Bohémiens.

D’autres erreurs sont soit hérétiques, fausses, scandaleuses soit offensantes à des oreilles pieuses, comme séduisantes aux simples d’esprit, émanant de faux représentants de la foi qui, dans leur fière curiosité, aspirent à la gloire du monde et, contrairement à l’enseignement de l’Apôtre, veulent être plus sages qu’ils ne devraient l’être.

Leur bavardage, non appuyé par l’autorité des Écritures, comme le dit Jérôme, ne gagnerait pas de crédibilité à moins qu’ils ne semblent soutenir leur doctrine perverse avec des témoignages divins cependant si mal interprétés. À leurs yeux, la crainte de Dieu est maintenant passée.

Ces erreurs ont, à la suggestion de la race humaine, été relancées et récemment propagées parmi la plus frivole et illustre nation allemande. Nous pleurons davantage que ce soit arrivé là parce que nous et nos prédécesseurs avons toujours tenu cette nation au sein de notre affection.

Car, après que l’empire eût été transféré par l’Église Romaine des Grecs à ces mêmes Allemands, nos prédécesseurs et nous avons toujours pris les porte-parole de l’Église et ses défenseurs parmi eux.

En effet, il est certain que ces Allemands, ayant vraiment rapport avec la foi Catholique, ont toujours été les adversaires les plus acharnés des hérésies, comme en témoignent ces constitutions louables des empereurs allemands en faveur de l’indépendance et la liberté de l’Église, et de l’expulsion et l’extermination de tous les hérétiques d’Allemagne.

Ces constitutions précédemment édictées, puis confirmées par nos prédécesseurs, ont été émises avec les plus grandes pénalités allant même à la perte de terres et de possessions contre toute personne les abritant ou ne les expulsant pas. Si elles avaient été observées aujourd’hui, nous et eux serions évidemment libres de ces troubles.

Témoin à cela est la condamnation et la punition par le Concile de Constance de l’infidélité des Hussites et des Wyclifites ainsi que de Jérôme de Prague. Témoin à cela est le sang des Allemands versé si souvent dans les guerres contre les Bohémiens.

Un exemple ultime est la réfutation, le rejet et la condamnation — pas moins apprises que vraies et saintes — des erreurs ci-dessus, ou beaucoup d’entre elles, par les universités de Cologne et de Louvain, des cultivateurs des plus dévoués et religieux du champ du Seigneur.

Nous pourrions invoquer beaucoup d’autres faits aussi mais nous avons décidés de les omettre de peur d’avoir l’air de composer une histoire.

En vertu de notre fonction pastorale qui nous a été confiée par faveur divine, nous ne pouvons en aucune circonstance tolérer ou ignorer plus longtemps le poison pernicieux des erreurs ci-dessous sans disgrâce à la religion Chrétienne et sans blessure à la foi Orthodoxe.

Nous avons décidé d’inclure certaines de ces erreurs dans le présent document ; leur substance est la suivante :

1. C’est une opinion hérétique mais commune que les Sacrements de la Nouvelle Loi donnent une grâce de pardon à ceux qui ne créent pas d’obstacle.

2. Nier que, chez un enfant après son baptême, le péché demeure, c’est de traiter avec mépris à la fois Paul et le Christ.

3. Les sources inflammables du péché, même s’il n’y a pas eu de péché actuel, retardent le départ de l’âme du corps pour son entrée au ciel.

4. Pour quelqu’un sur le point de mourir, une charité imparfaite entraîne nécessairement une grande crainte qui, à elle seule, est suffisante pour produire la peine du purgatoire et empêcher l’entrée dans le royaume.

5. Qu’il y ait trois parties à la pénitence, à savoir : la contrition, la confession et la satisfaction; il n’y a pas de fondement à cela dans la Sainte Écriture ni chez les Anciens Docteurs Chrétiens sacrés.

6. La contrition, qui est acquise par la discussion, la collecte et la détestation des péchés, par laquelle on réfléchit sur ses années dans l’amertume de son âme, en méditant sur la gravité des péchés, leur nombre, leur bassesse, la perte de la béatitude éternelle et l’acquisition de la damnation éternelle, cette contrition fait de lui un hypocrite et, en effet, un grand plus pécheur.

7. C’est un proverbe des plus véridiques et la doctrine sur les contritions la plus remarquable jusqu’à présent : « Ne plus le faire à l’avenir est la pénitence la plus élevée ; c’est la meilleure pénitence, c’est une nouvelle vie ».

8. En aucun cas, vous ne pouvez présumer confesser les péchés véniels, ni même tous les péchés mortels, parce qu’il est impossible que vous connaissiez tous les péchés mortels. Ainsi, dans l’Église primitive, seuls les péchés mortels manifestes étaient confessés.

9. Tant que nous souhaitons confesser tous les péchés sans exception, nous ne faisons rien d’autre que souhaiter ne laisser rien à la Miséricorde de Dieu à pardonner.

10. Les péchés ne sont pardonnés que si celui se confesse croit qu’ils sont pardonnés lorsque le prêtre les pardonne; au contraire, le péché demeure à moins que celui qui se confesse nn croit qu’il a été pardonné ; car, en effet, la rémission des péchés et l’octroi de la grâce ne suffisent pas mais il est nécessaire de croire aussi qu’il y a eu pardon.

11. En aucun cas, pouvez-vous être rassuré d’être absous à cause de votre contrition mais à cause de la Parole du Christ : « Tout ce que vous délierez, etc ».

Par conséquent, je dis, ayez confiance que vous avez obtenu l’absolution du prêtre et croyez fermement que vous avez été absous et vous serez vraiment absous quoiqu’il en soit de la contrition.

12. Si, par une impossibilité, celui qui s’est confessé n’était pas contrit ou que le prêtre n’a pas donné l’absolution sérieusement mais d’une manière joviale, si pourtant il estime qu’il a été absous, il a été vraiment absous.

13. Dans le sacrement de la pénitence et la rémission des péchés, le Pape ou l’Évêque n’en fait pas davantage que le prêtre le plus humble ; en effet, lorsqu’il n’y a pas de prêtre, tout Chrétien, même une femme ou un enfant, peut également en faire autant.

14. Nul ne doit répondre à un prêtre s’il est contrit, ni le prêtre s’en renseigner.

15. Grande est l’erreur de ceux qui approchent le Sacrement de l’Eucharistie en comptant sur le fait qu’ils se sont confessés, qu’ils ne sont conscients d’aucun péché mortel en eux, qu’ils ont prié à l’avance et qu’ils ont fait des préparations ; tous ceux-là mangent et boivent le jugement pour eux-mêmes. Mais s’ils croient et ont confiance qu’ils obtiendront la grâce, alors cette foi seule les rendra purs et dignes.

16. Il semble avoir été décidé que l’Église en Concile commun ait établi que les laïcs devraient communier sous les deux espèces ; les Bohémiens qui communient sous les deux espèces ne sont pas hérétiques mais schismatiques.

17. Les trésors de l’Église à partir desquels le Pape accorde des indulgences ne sont pas les mérites du Christ ni des saints.

18. Les indulgences sont des pieuses fraudes des fidèles et des rémissions de bonnes œuvres ; et elles sont parmi le nombre de ces choses qui sont autorisées et non du nombre de celles qui sont avantageuses.

19. Les indulgences ne sont d’aucune utilité pour ceux qui en gagnent vraiment pour la rémission de la peine due au péché actuel commis à la vue de la justice divine.

20. Ils sont séduits ceux qui croient que les indulgences sont salutaires et utiles pour le fruit de l’esprit.

21. Les indulgences ne sont nécessaires que pour les crimes publics et ne sont à juste titre concédées qu’aux rudes et aux impatients.

22. Pour six types d’hommes, les indulgences ne sont ni utiles ni nécessaires ; à savoir, pour les morts et ceux qui vont mourir, les infirmes, ceux qui sont légitimement entravés, ceux qui n’ont pas commis de crimes, ceux qui ont commis des crimes mais pas publics, et ceux qui se consacrent à des choses meilleurs.

23. Les excommunications ne sont que des sanctions externes et elles ne privent pas l’homme des prières spirituelles communes de l’Église.

24. Les Chrétiens doivent apprendre à chérir les excommunications plutôt que de les craindre.

25. Le Pontife Romain, successeur de Pierre, n’est pas le Vicaire du Christ sur toutes les églises de l’ensemble du monde, institué par le Christ Lui-même dans le Bienheureux Pierre.

26. La Parole du Christ à Pierre : « Tout ce que vous délierez sur la terre… etc » couvraient uniquement les choses liées par Pierre lui-même.

27. Il est certain que ce n’est pas du pouvoir de l’Église ou du Pape de décider des articles de foi et encore moins sur les lois de la morale ou des bonnes œuvres.

28. Si le Pape avec une grande partie de l’Église pensaient ceci ou cela, il ne se tromperait pas ; et encore, ce n’est pas un péché ou une hérésie de penser le contraire, en particulier sur toute question non nécessaire pour le salut, jusqu’à ce qu’une alternative soit condamnée et qu’une autre soit approuvée par un Concile général.

29. Une façon a été conçue pour que nous puissions affaiblir l’autorité des Conciles, pour contredire librement leurs actions, pour en juger les décrets et déclarer hardiment tout ce qui semble vrai, que ce fut approuvé ou désapprouvé par tout Concile que ce soit.

30. Certains articles de Jean Hus, condamnés au Concile de Constance, sont des plus Chrétiens, entièrement vrais et évangéliques ; ceux-là, l’Église universelle ne pouvait pas les condamner.

31. En toute bonne œuvre, l’homme pèche.

32. Un bon travail très bien fait est un péché véniel.

33. Que les hérétiques soient brûlés, c’est contre la volonté de l’Esprit.

34. Aller à la guerre contre les Turcs, c’est résister à Dieu qui punit nos iniquités à travers eux.

35. Personne n’est certain qu’il ne pèche pas toujours mortellement, en raison du vice le plus caché de l’orgueil.

36. Après le péché, le libre arbitre est une question de titre seulement ; et aussi longtemps que quelqu’un fait ce qui est en lui, il pèche mortellement.

37. Le purgatoire ne peut pas être prouvé par l’Écriture Sainte qui est dans le canon.

38. Les âmes du purgatoire ne sont pas sûres de leur salut, du moins pas toutes ; et il n’a été prouvé ni par des arguments ni par les Écritures qu’elles ne sont plus capables de mériter davantage ou de croître en charité.

39. Les âmes du purgatoire pèchent sans arrêt aussi longtemps qu’ils cherchent le repos et abhorrent la peine.

40. Les âmes libérées du purgatoire par les suffrages des vivants sont moins heureuses que si elles avaient fait satisfaction par elles-mêmes.

41. Les prélats ecclésiastiques et les princes séculiers n’agiraient pas mal s’ils détruisaient tous les sacs d’argent de la mendicité.

Personne qui est sain d’esprit n’ignore comment ces diverses erreurs sont destructrices, pernicieuses, scandaleuses et séduisantes aux esprits pieux et simples, comment elles sont toutes opposées à la charité et au respect envers la sainte Église Romaine qui est la Mère de tous les fidèles et Enseignante de la foi ; comment ces diverses erreurs sont destructrices de la vigueur de la discipline ecclésiastique, c’est à dire l’obéissance.

Cette vertu est la source et l’origine de toutes les vertus et, sans elle, tout le monde est facilement reconnu coupable d’être infidèle.

C’est pourquoi, dans l’énumération ci-dessus, importante comme elle est, nous désirons procéder avec le plus grand soin comme il se doit, et couper l’avance de cette peste et de cette maladie cancéreuse de sorte qu’elle ne se propage pas plus loin dans le champ du Seigneur comme des buissons d’épines nuisibles.

Nous avons donc mené une enquête minutieuse, un examen approfondi et rigoureux, une discussion et une mûre délibération avec chacun des frères, des Cardinaux éminents de la sainte Église Romaine ainsi qu’avec les Prieurs et les Ministres généraux des Ordres religieux, outre de nombreux autres professeurs et maîtres versés en théologie sacrée et en droit civil et canonique.

Nous avons trouvé que ces erreurs ou thèses, telles que mentionnées ci-dessus, ne sont pas Catholiques et ne doivent pas être enseignées comme telles ; mais elles sont contraires à la Doctrine et à la Tradition de l’Église Catholique, et contraires la véritable interprétation des Écritures sacrées reçues de l’Église.

Maintenant Augustin a maintenu que son autorité [ de l’Église ] devait être acceptée si complètement qu’il a dit qu’il n’aurait pas cru à l’Évangile à moins que l’autorité de l’Église Catholique ne se fût portée garante pour lui.

Car, selon ces erreurs, ou l’une ou plusieurs d’entre elles, il ressort clairement que l’Église qui est guidée par le Saint-Esprit serait en erreur et aurait toujours été dans l’erreur.

C’est contraire à ce que le Christ a promis à ses disciples lors de Son Ascension (comme on lit dans le saint Évangile de Matthieu) : « Je serai avec vous jusqu’à la fin du monde » ; c’est contraire aux décisions des Saints Pères ou aux ordonnances formelles et canons des Conciles et des Souverains Pontifes.

Le non-respect de ces canons, d’après le témoignage de Cyprien, sera le carburant et la cause de toute hérésie et de tout schisme.

Avec l’avis et le consentement de nos vénérables frères, avec une mûre délibération sur chacune des thèses ci-dessus, et par l’autorité du Dieu Tout-Puissant, des bienheureux Apôtres Pierre et Paul et de notre propre autorité, nous condamnons, réprouvons et rejetons complètement chacune de ces thèses ou erreurs comme hérétiques, scandaleuses, fausses, offensantes aux oreilles pieuses ou séduisantes aux simples d’esprit, et contraires à la vérité Catholique.

En les énumérant, nous décrétons et déclarons que tous les fidèles des deux sexes doivent les considérer comme condamnées, réprouvées et rejetées … Nous tenons tous les fidèles à la vertu de la sainte obéissance sous peine d’une excommunication majeure automatique ….

En outre, parce que les erreurs précédentes et beaucoup d’autres sont contenues dans les livres ou les écrits de Martin Luther, nous condamnons, réprouvons et rejetons de même complètement les livres ainsi que tous les écrits et sermons du dit Martin, que ce soit en latin ou en toute autre langue, contenant les dites erreurs ou l’une quelconque d’entre elles ; et nous souhaitons qu’ils soient considérés comme tout à fait condamnés, réprouvés et rejetés.

Nous interdisons tous et chacun des fidèles des deux sexes, en vertu de la sainte obéissance et sous les peines ci-dessus qui seraient encourues automatiquement, de les lire, de les faire valoir, de les prêcher, de les louanger, de les imprimer, de les publier ou de les défendre.

Ils subiront ces pénalités s’ils présument les respecter en quelque manière que ce soit, personnellement ou par d’autres personnes, directement ou indirectement, explicitement ou tacitement, en public ou en privé, dans leurs propres maisons ou dans d’autres lieux publics ou privés.

En effet, immédiatement après la publication de cette lettre, ces œuvres, où qu’elles soient, seront recherchées avec soin par les ordinaires et d’autres [ecclésiastiques et réguliers] et seront brûlées publiquement et solennellement en présence des clercs et du peuple, sous peine de chacune des peines ci-dessus.

Pour autant que Martin lui-même est concerné, Ô Bon Dieu, qu’avons-nous oublié ou pas fait ? Qu’avons-nous omis comme charité paternelle pour que nous puissions le rappeler de telles erreurs ? Car, après l’avoir cité, voulant traiter plus gentiment avec lui, nous l’avons prié instamment à travers diverses conférences avec notre légat et à travers nos lettres personnelles d’abandonner ces erreurs.

Nous lui avons même offert un sauf-conduit et de l’argent pour le voyage nécessaire, lui demandant de venir sans crainte ni réticence, qu’une parfaite charité chasserait, pour parler non pas en secret mais ouvertement et en face à face à l’exemple de notre Sauveur et de l’Apôtre Paul.

S’il avait fait cela, nous sommes certains que son cœur aurait été changé et qu’il aurait reconnu ses erreurs.

Il n’aurait pas trouvé toutes ces erreurs à la Curie Romaine qu’il attaque si sauvagement, lui attribuant plus qu’il ne devrait à cause des rumeurs vides d’hommes méchants.

Nous lui aurions montré plus clairement que la lumière du jour que les Pontifes Romains, nos prédécesseurs, qu’il attaque de manière injurieuse au-delà de toute décence, n’ont jamais erré dans leurs canons ou Constitutions qu’il essaie d’assaillir.

Car, selon le prophète, ni l’huile de guérison ni le médecin ne manquent en Galaad.

Mais il a toujours refusé d’écouter et, méprisant la citation précédente et chacun des ouvertures ci-dessus, il a dédaigné de venir. Jusqu’à ce jour il est rebelle. Avec un esprit endurci, il a continué sous censure pendant plus d’un an.

Ce qui est pire, en ajoutant le mal au mal et apprenant la citation, il éclata dans un appel irréfléchi à un futur Concile. C’était bien sûr contraire à la Constitution de Pie II et Jules II, nos prédécesseurs, à savoir que tout appel de cette manière doit être puni par des peines d’hérétiques.

En vain, implore-t-il l’aide d’un Concile puisqu’il admet ouvertement qu’il ne croit pas à un Concile.

Nous pouvons donc, sans autre citation ou retard, procéder contre lui à sa condamnation et à sa damnation comme celui dont la foi est notoirement suspecte et qui est en fait un véritable hérétique avec la pleine gravité de chaque pénalité et censure ci-dessus.

Pourtant, avec les conseils de nos frères, en imitant la Miséricorde de Dieu tout-puissant qui ne souhaite pas la mort du pécheur, mais plutôt qu’il se convertisse et qu’il vive, en oubliant toutes les blessures infligées à nous et au Siège Apostolique, nous avons décidé d’utiliser toute la compassion dont nous sommes capables.

Il est de notre espoir, autant que nous en sommes, qu’il expérimentera un changement de cœur en prenant la route de la douceur que nous avons proposée, qu’il reviendra et qu’il se détournera de ses erreurs. Nous allons le recevoir gentiment comme le fils prodigue de retour dans le giron de l’Église.

Que Martin lui-même et tous ceux qui adhèrent à lui, à ceux qui l’abritent et le soutiennent, par le Cœur Miséricordieux de notre Dieu et par l’Aspersion du Sang de notre Seigneur Jésus Christ, de qui et par qui la rédemption du genre humain et l’édification de l’Église, notre Sainte Mère, a été accomplie, sachent que nous l’exhortons et le supplions de tout notre cœur de cesser de troubler la paix, l’unité et la vérité de l’Église pour lesquelles le Sauveur a prié si ardemment le Père.

Qu’il s’abstienne de ses erreurs pernicieuses afin qu’il puisse nous revenir.

S’ils obéissent vraiment et qu’ils nous certifient par des documents juridiques qu’ils ont obéi, ils trouveront en nous l’affection de l’amour d’un père, l’ouverture de la source des effets de la charité paternelle, et l’ouverture de la source de la miséricorde et de la clémence.

Nous enjoignons Martin, cependant, en attendant, de cesser toute prédication ou fonction de prédicateur. 

Donné à Rome, à Saint-Pierre, l’an de l’Incarnation du Seigneur 1520, de notre pontificat le huitième.

Léon X, Pape

(1) Porphyre. Naissance 234 (Tyr, Phénicie) Décès v. 305 (Rome, Italie) Porphyre pense que le christianisme implique une conception absurde et irrationnelle de la divinité qui le condamnerait, aussi bien du point de vue des religions particulières que du point de vue transcendant de la philosophie.

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Martin Luther – Les «95 thèses» (1517)

Par amour pour la vérité et dans le but de la préciser, les thèses suivantes seront soutenues à Wittemberg, sous la présidence du Révérend Père Martin LUTHER, ermite augustin, maître es Arts, docteur et lecteur de la Sainte Théologie.

Celui-ci prie ceux qui, étant absents, ne pourraient discuter avec lui, de vouloir bien le faire par lettres. Au nom de notre Seigneur Jésus-Christ. Amen.

  1. En disant : Faites pénitence, notre Maître et Seigneur Jésus-Christ a voulu que la vie entière des fidèles fût une pénitence. 
  2. Cette parole ne peut pas s’entendre du sacrement de la pénitence, tel qu’il est administré par le prêtre, c’est à dire de la confession et de la satisfaction. 
  3. Toutefois elle ne signifie pas non plus la seule pénitence intérieure ; celle-ci est nulle, si elle ne produit pas au dehors toutes sortes de mortifications de la chair. 
  4. C’est pourquoi la peine dure aussi longtemps que dure la haine de soi-même, la vraie pénitence intérieure, c’est à dire jusqu’à l’entrée dans le royaume des cieux. 
  5. Le pape ne veut et ne peut remettre d’autres peines que celles qu’il a imposées lui-même de sa propre autorité ou par l’autorité des canons. 
  6. Le pape ne peut remettre aucune peine autrement qu’en déclarant et en confirmant que Dieu l’a remise ; à moins qu’il ne s’agisse des cas à lui réservés. Celui qui méprise son pouvoir dans ces cas particuliers reste dans son péché. 
  7. Dieu ne remet la coulpe à personne sans l’humilier, l’abaisser devant un prêtre, son représentant. 
  8. Les canons pénitentiels ne s’appliquent qu’aux vivants ; et d’après eux, rien ne doit être imposé aux morts. 
  9. Voilà pourquoi le pape agit selon le Saint-Esprit en exceptant toujours dans ses décrets l’article de la mort et celui de la nécessité. 
  10. Les prêtres qui, à l’article de la mort, réservent pour le Purgatoire les canons pénitentiels, agissent mal et d’une façon inintelligente. 
  11. La transformation des peines canoniques en peines du Purgatoire est une ivraie semée certainement pendant que les évêques dormaient. 
  12. Jadis les peines canoniques étaient imposées non après, mais avant l’absolution, comme une épreuve de la véritable contrition. 
  13. La mort délie de tout ; les mourants sont déjà morts aux lois canoniques, et celles-ci ne les atteignent plus. 
  14. Une piété incomplète, un amour imparfait donnent nécessairement une grande crainte au mourant. Plus l’amour est petit, plus grande est la terreur. 
  15. Cette crainte, cette épouvante suffit déjà, sans parler des autres peines, à constituer la peine du Purgatoire, car elle approche le plus de l’horreur du désespoir. 
  16. Il semble qu’entre l’Enfer, le Purgatoire et le Ciel il y ait la même différence qu’entre le désespoir, le quasi-désespoir et la sécurité. 
  17. Il semble que chez les âmes du Purgatoire l’Amour doive grandir à mesure que l’horreur diminue. 
  18. Il ne paraît pas qu’on puisse prouver par des raisons, ou par les Ecritures que les âmes du Purgatoire soient hors d’état de rien mériter ou de croître dans la charité. 
  19. Il n’est pas prouvé non plus que toutes les âmes du Purgatoire soient parfaitement assurées de leur béatitude, bien que nous-mêmes nous en ayons une entière assurance. 
  20. Donc, par la rémission plénière de toutes les peines, le Pape n’entend parler que de celles qu’il a imposées lui-même, et non pas toutes les peines en général. 
  21. C’est pourquoi les prédicateurs des Indulgences se trompent quand ils disent que les indulgences du Pape délivrent l’homme de toutes les peines et le sauvent. 
  22. Car le Pape ne saurait remettre aux âmes du Purgatoire d’autres peines que celles qu’elles auraient dû souffrir dans cette vie en vertu des canons. 
  23. Si la remise entière de toutes les peines peut jamais être accordée, ce ne saurait être qu’en faveur des plus parfaits, c’est-à-dire du plus petit nombre. 
  24. Ainsi cette magnifique et universelle promesse de la rémission de toutes les peines accordées à tous sans distinction, trompe nécessairement la majeure partie du peuple. 
  25. Le même pouvoir que le Pape peut avoir, en général, sur le Purgatoire, chaque évêque le possède en particulier dans son diocèse, chaque pasteur dans sa paroisse. 
  26. Le Pape fait très bien de ne pas donner aux âmes le pardon en vertu du pouvoir des clefs qu’il n’a pas , mais de le donner par le mode de suffrage. 
  27. Ils prêchent des inventions humaines, ceux qui prétendent qu’aussitôt que l’argent résonne dans leur caisse, l’âme s’envole du Purgatoire. 
  28. Ce qui est certain, c’est qu’aussitôt que l’argent résonne, l’avarice et la rapacité grandissent. Quant au suffrage de l’Eglise, il dépend uniquement de la bonne volonté de Dieu. 
  29. Qui sait si toutes les âmes du Purgatoire désirent être délivrées, témoin de ce qu’on rapporte de Saint Séverin et de Saint Paul Pascal. 
  30. Nul n’est certain de la vérité de sa contrition ; encore moins peut-on l’être de l’entière rémission. 
  31. Il est aussi rare de trouver un homme qui achète une vraie indulgence qu’un homme vraiment pénitent. 
  32. Ils seront éternellement damnés avec ceux qui les enseignent, ceux qui pensent que des lettres d’indulgences leur assurent le salut. 
  33. On ne saurait trop se garder de ces hommes qui disent que les indulgences du Pape sont le don inestimable de Dieu par lequel l’homme est réconcilié avec lui. 
  34. Car ces grâces des indulgences ne s’appliquent qu’aux peines de la satisfaction sacramentelle établies par les hommes. 
  35. Ils prêchent une doctrine antichrétienne ceux qui enseignent que pour le rachat des âmes du Purgatoire ou pour obtenir un billet de confession, la contrition n’est pas nécessaire. 
  36. Tout chrétien vraiment contrit a droit à la rémission entière de la peine et du péché, même sans lettre d’indulgences. 
  37. Tout vrai chrétien, vivant ou mort, participe à tous les biens de Christ et de l’Eglise, par la grâce de Dieu, et sans lettres d’indulgences. 
  38. Néanmoins il ne faut pas mépriser la grâce que le Pape dispense ; car elle est, comme je l’ai dit, une déclaration du pardon de Dieu. 
  39. C’est une chose extraordinairement difficile, même pour les plus habiles théologiens, d’exalter en même temps devant le peuple la puissance des indulgences et la nécessité de la contrition. 
  40. La vraie contrition recherche et aime les peines ; l’indulgence, par sa largeur, en débarrasse, et à l’occasion, les fait haïr. 
  41. Il faut prêcher avec prudence les indulgences du Pape, afin que le peuple ne vienne pas à s’imaginer qu’elles sont préférables aux bonnes oeuvres de la charité. 
  42. Il faut enseigner aux chrétiens que dans l’intention du Pape, l’achat des indulgences ne saurait être comparé en aucune manière aux oeuvres de miséricorde. 
  43. Il faut enseigner aux chrétiens que celui qui donne aux pauvres ou prête aux nécessiteux fait mieux que s’il achetait des indulgences. 
  44. Car par l’exercice même de la charité, la charité grandit et l’homme devient meilleur. Les indulgences au contraire n’améliorent pas ; elles ne font qu’affranchir de la peine. 
  45. Il faut enseigner aux chrétiens que celui qui voyant son prochain dans l’indigence, le délaisse pour acheter des indulgences, ne s’achète pas l’indulgence du Pape mais l’indignation de Dieu. 
  46. Il faut enseigner aux chrétiens qu’à moins d’avoir des richesses superflues, leur devoir est d’appliquer ce qu’ils ont aux besoins de leur maison plutôt que de le prodiguer à l’achat des indulgences. 
  47. Il faut enseigner aux chrétiens que l’achat des indulgences est une chose libre, non commandée. 
  48. Il faut enseigner aux chrétiens que le Pape ayant plus besoin de prières que d’argent demande, en distribuant ses indulgences plutôt de ferventes prières que de l’argent. 
  49. Il faut enseigner aux chrétiens que les indulgences du Pape sont bonnes s’ils ne s’y confient pas, mais des plus funestes, si par elles, ils perdent la crainte de Dieu. 
  50. Il faut enseigner aux chrétiens que si le Pape connaissait les exactions des prédicateurs d’indulgences, il préfèrerait voir la basilique de Saint-Pierre réduite en cendres plutôt qu’édifiée avec la chair, le sang, les os de ses brebis. 
  51. Il faut enseigner aux chrétiens que le Pape, fidèle à son devoir, distribuerait tout son bien et vendrait au besoin l’Eglise de Saint-Pierre pour la plupart de ceux auxquels certains prédicateurs d’indulgences enlèvent leur argent. 
  52. Il est chimérique de se confier aux indulgences pour le salut, quand même le commissaire du Pape ou le Pape lui-même y mettraient leur âme en gage. 
  53. Ce sont des ennemis de Christ et du Pape, ceux qui à cause de la prédication des indulgences interdisent dans les autres églises la prédication de la parole de Dieu. 
  54. C’est faire injure à la Parole de Dieu que d’employer dans un sermon autant et même plus de temps à prêcher les indulgences qu’à annoncer cette Parole. 
  55. Voici quelle doit être nécessairement la pensée du Pape ; si l’on accorde aux indulgences qui sont moindres, une cloche, un honneur, une cérémonie, il faut célébrer l’Evangile qui est plus grand, avec cent cloches, cent honneurs, cent cérémonies. 
  56. Les trésors de l’Eglise, d’où le Pape tire ses indulgences, ne sont ni suffisamment définis, ni assez connus du peuple chrétien. 
  57. Ces trésors ne sont certes pas des biens temporels ; car loin de distribuer des biens temporels, les prédicateurs des indulgences en amassent plutôt. 
  58. Ce ne sont pas non plus les mérites de Christ et des saints ; car ceux-ci, sans le Pape, mettent la grâce dans l’homme intérieur, et la croix, la mort et l’enfer dans l’homme intérieur. 
  59. Saint Laurent a dit que les trésors de l’Eglise sont ses pauvres. En cela il a parlé le langage de son époque. 
  60. Nous disons sans témérité que ces trésors, ce sont les clefs données à l’Eglise par les mérites du Christ. 
  61. Il est clair en effet que pour la remise des peines et des cas réservés, le pouvoir du Pape est insuffisant. 
  62. Le véritable trésor de l’Eglise, c’est le très-saint Evangile de la gloire et de la grâce de Dieu. 
  63. Mais ce trésor est avec raison un objet de haine car par lui les premiers deviennent les derniers. 
  64. Le trésor des indulgences est avec raison recherché ; car par lui les derniers deviennent les premiers. 
  65. Les trésors de l’Evangile sont des filets au moyen desquels on pêchait jadis des hommes adonnés aux richesses. 
  66. Les trésors des indulgences sont des filets avec lesquels on pêche maintenant les richesses des hommes. 
  67. Les indulgences dont les prédicateurs vantent et exaltent les mérites ont le très grand mérite de rapporter de l’argent. 
  68. Les grâces qu’elles donnent sont misérables si on les compare à la grâce de Dieu et à la piété de la croix. 
  69. Le devoir des évêques et des pasteurs est d’admettre avec respect les commissaires des indulgences apostoliques. 
  70. Mais c’est bien plus encore leur devoir d’ouvrir leurs yeux et leurs oreilles, pour que ceux-ci ne prêchent pas leurs rêves à la place des ordres du Pape. 
  71. Maudit soit celui qui parle contre la vérité des indulgences apostoliques. 
  72. Mais béni soit celui qui s’inquiète de la licence et des paroles impudentes des prédicateurs d’indulgences. 
  73. De même que le Pape excommunie justement ceux qui machinent contre ses indulgences, 
  74. Il entend à plus forte raison excommunier ceux qui, sous prétexte de défendre les indulgences, machinent contre la sainte charité et contre la vérité. 
  75. C’est du délire que d’exalter les indulgences du Pape jusqu’à prétendre qu’elles délieraient un homme qui, par impossible, aurait violé la mère de Dieu. 
  76. Nous prétendons au contraire que, pour ce qui est de la coulpe, les indulgences ne peuvent pas même remettre le moindre des péchés véniels. 
  77. Dire que Saint Pierre, s’il était Pape de nos jours, ne saurait donner des grâces plus grandes, c’est blasphémer contre Saint Pierre et contre le Pape. 
  78. Nous disons au contraire que lui ou n’importe quel pape possède des grâces plus hautes, savoir : l’Evangile, les vertus, le don des guérisons, etc…(d’après 1 Cor. 12). 
  79. Dire que la croix ornée des armes du Pape égale la croix du Christ, c’est un blasphème. 
  80. Les évêques, les pasteurs, les théologiens qui laissent prononcer de telles paroles devant le peuple en rendront compte. 
  81. Cette prédication imprudente des indulgences rend bien difficile aux hommes même les plus doctes, de défendre l’honneur du Pape contre les calomnies ou même contre les questions insidieuses des laïques. 
  82. Pourquoi, disent-ils, pourquoi le Pape ne délivrent-ils pas d’un seul coup toutes les âmes du Purgatoire, pour les plus justes des motifs, par sainte charité, par compassion pour leurs souffrances, tandis qu’il en délivre à l’infini pour le motif le plus futile, pour un argent indigne, pour la construction de sa basilique ? 
  83. Pourquoi laisse-t-il subsister les services et les anniversaires des morts ? Pourquoi ne rend-il pas ou ne permet-il pas qu’on reprenne les fondations établies en leur faveur, puisqu’il n’est pas juste de prier pour les rachetés. 
  84. Et encore : quelle est cette nouvelle sainteté de Dieu et du Pape que, pour de l’argent, ils donnent à un impie, à un ennemi le pouvoir de délivrer une âme pieuse et aimée de Dieu, tandis qu’ils refusent de délivrer cette âme pieuse et aimée, par compassion pour ses souffrances, par amour et gratuitement ? 
  85. Et encore : pourquoi les canons pénitentiels abrogés de droit et éteints par la mort se rachètent-ils encore pour de l’argent, par la vente d’une indulgence, comme s’ils étaient encore en vigueur ? 
  86. Et encore : pourquoi le Pape n’édifie-t-il pas la basilique de Saint-Pierre de ses propres deniers, plutôt qu’avec l’argent des pauvres fidèles, puisque ses richesses sont aujourd’hui plus grandes que celles de l’homme le plus opulent ? 
  87. Encore : pourquoi le Pape remet-il les péchés ou rend-il participants de sa grâce ceux qui par une contrition parfaite ont déjà obtenu une rémission plénière et la complète participation à ces grâces ? 
  88. Encore : ne serait-il pas d’un plus grand avantage pour l’Eglise, si le Pape, au lieu de distribuer une seule fois ses indulgences et ses grâces, les distribuait cent fois par jour et à tout fidèle ? 
  89. C’est pourquoi si par les indulgences le Pape cherche plus le salut des âmes que de l’argent, pourquoi suspend-il les lettres d’indulgences qu’il a données autrefois, puisque celles-ci ont même efficacité ? 
  90. Vouloir soumettre par la violence ces arguments captieux des laïques, au lieu de les réfuter par de bonnes raisons, c’est exposer l’Eglise et le Pape à la risée des ennemis et c’est rendre les chrétiens malheureux. 
  91. Si, par contre, on avait prêché les indulgences selon l’esprit et le sentiment du Pape, il serait facile de répondre à toutes ces objections ; elles n’auraient pas même été faites. 
  92. Qu’ils disparaissent donc tous, ces prophètes qui disent au peuple de Christ : « Paix, paix » et il n’y a pas de paix ! 
  93. Bienvenus au contraire les prophètes qui disent au peuple de Christ : « Croix, croix » et il n’y a pas de croix ! 
  94. Il faut exhorter les chrétiens à s’appliquer à suivre Christ leur chef à travers les peines, la mort et l’enfer. 
  95. Et à entrer au ciel par beaucoup de tribulations plutôt que de se reposer sur la sécurité d’une fausse paix.  

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L’Allemagne au lendemain de la Réforme

La plus grande erreur qu’il serait possible de faire ici est de penser que la Réforme a triomphé, que la guerre des paysans n’a été qu’un épisode sans importance. Bien au contraire, cette guerre a révélé l’insuffisante maturité de l’affirmation de la nation allemande par Martin Luther.

Dans les faits, le pays est resté religieusement divisé. Les protestants de type luthérien n’ont jamais formé qu’une courte majorité par rapport aux catholiques. Voici une carte pour 1618.

En orange clair on a les luthériens, en orange foncé les calvinistes. En orange normal au niveau de la Suisse on a les partisans de Zwingli, en rose les hussites.

En mauve, on a les catholiques, en mauve clair les zones où les catholiques sont majoritaires. Les zones avec les lignes mauves horizontales sont celles recatholicisées.

Il est intéressant de noter que de par leur réelle charge démocratique historique, l’évangélisme luthérien et le calvinisme ne se maintiennent pas alors que le capitalisme est arrivé est à son stade final, de type impérialiste.

En 2015, les catholiques formaient en Allemagne 28,9 % de la population, l’Église évangélique 27,1 %, alors qu’en 1950, les chiffres étaient respectivement encore de 45,8 % et 50,6 %.

Cet effondrement est à rapprocher de celui des Pays-Bas : les protestants formaient 61,3 % de la population en 1869, les catholiques alors 36,5 %, pour désormais 15 % et 24 %.

En ce qui concerne le bilan pour l’affirmation de la nation allemande, le bilan est donc fortement contrasté.

D’un côté, Martin Luther a lancé un processus qu’il a lui-même accompagné. Ainsi, il a célébré une messe en allemand à Wittenberg le 29 octobre 1525 et il a publié en janvier 1526 la Deutsche Messe und Ordnung des Gottesdients, c’est-à-dire les modes d’organisation de la cérémonie religieuse en allemand, pour le culte le dimanche et les réunions d’exhortation et d’enseignement en semaine.

Lui-même a effectué des contributions dans le domaine de la musique, Jean-Sébastien Bach émergeant directement de ce développement historique. Il a établi des cantiques pour faire participer les masses.

Jean-Sébastien Bach en 1746

Cependant, ces masses restent à l’écart, dans la mesure où le luthérianisme, par la Confession d’Augsbourg de 1530, donne à une partie de l’Église le fait d’être du « bon grain » par l’action de la grâce. Un grand catéchisme fut publié en allemand en avril 1529, en latin en mai, alors qu’en juillet en paraissait un petit pour le clergé.

Il y a donc une direction qui existe dans l’Église évangélique, et qui n’est pas démocratique. D’ailleurs, en pratique, ce sont donc les gouverneurs qui nommeront des inspecteurs, religieux ou laïcs, pour encadrer les paroisses.

Le luthéranisme se développera dans les autres pays comme religion de la monarchie absolue, comme une simple variété d’anglicanisme ; l’Église dano-norvégienne avait ainsi des surintendants nommés par le roi, faisant office d’évêque.

La même chose s’est détournée en Allemagne avec la Prusse. Le grand maître de l’Ordre des Chevaliers Teutoniques, Albert de Brandebourg, est historiquement passé au luthérianisme, mettant un terme à l’existence de l’Ordre et à ses possessions pour se les approprier, lui-même devenant pas moins que le Duc de Prusse.

Les pays allemands vont, en raison ou malgré Martin Luther, passer sous la coupe de la Prusse pour les évangéliques, de l’Autriche des Habsbourg pour les catholiques. C’est le sens de la critique faite à Martin Luther par Karl Marx, en 1843, dans sa Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel, qui aborde également la problématique théologique de l’opposition contradiction intériorité / absence d’extériorité :

« Même au point de vue historique, l’émancipation théorique présente pour l’Allemagne une importance spécifiquement pratique.

En effet, le passé révolutionnaire de l’Allemagne est théorique c’est la Réforme. A cette époque, la révolution débuta dans la tête d’un moine ; aujourd’hui, elle débute dans la tête du philosophe.

Luther a, sans contredit, vaincu la servitude par dévotion, mais en lui substituant la servitude par conviction.

Il a brisé la foi en l’autorité, parce qu’il a restauré l’autorité de la foi.

Il a transformé les prêtres en laïques parce qu’il a métamorphosé les laïques en prêtres.

Il a libéré l’homme de la religiosité extérieure, parce qu’il a fait de la religiosité l’essence même de l’homme. Il a fait tomber les chaînes du corps, parce qu’il a chargé le cœur de chaînes.

Mais, si le protestantisme ne fut pas la vraie solution, ce fut du moins la vraie position du problème. Il ne s’agissait plus, dés lors, de la lutte du laïque contre le prêtre, c’est-à-dire quelqu’un d’extérieur à lui-même ; il s’agissait de la lutte contre son propre prêtre intérieur, contre sa propre nature de prêtre. 

Et si la métamorphose protestante des laïques allemands en prêtres a émancipé les papes laïques, les princes avec leur clergé, les privilégiés et les philistins, la métamorphose philosophique des Allemands-prêtres en hommes émancipera le peuple. 

Mais, tout comme l’émancipation ne s’arrêtera pas aux princes, la sécularisation des biens ne se bornera pas à la spoliation des églises, qui fut pratiquée surtout par la Prusse hypocrite.

A ce moment-là, la guerre des paysans, ce fait le plus radical de l’histoire allemande, se brisa contre la théologie. De nos jours, alors que la théologie a fait elle-même naufrage, le fait le moins libre de l’histoire allemande, notre statu quo, échouera devant la philosophie.

La veille de la Réforme, l’Allemagne officielle était la servante la plus absolue de Rome. La veille de sa révolution, elle est la servante absolue de gens bien inférieurs à Rome, c’est-à-dire de la Prusse et de l’Autriche, des hobereaux et des philistins. »

On retrouve cette logique du luthérianisme comme phénomène n’étant pas allé au bout de lui-même dans les dispositions de Martin Luther. Ce dernier conserve l’autel, les cierges, les ornements, les vêtements sacrés, les vitraux, etc. Il coupe la poire en deux au sujet de la présence du Christ au moment où l’on prend le pain et le vin, en reconnaissant qu’il s’agit du sang et du corps du Christ, tout en restant du pain et du vin.

C’est un conception à mi-chemin du catholicisme et protestantisme authentique. Le grand théologien luthérien Matthias Hoë von Hoënegg appellera d’ailleurs à combattre tant l’un que l’autre, se soumettant entièrement aux intérêts de la haute noblesse allemande.

La conséquence en sera immédiatement terrible. Les pays allemands vont être le jouet de toutes les puissances environnantes, notamment la France et la Suède. Avec la guerre de trente ans, qui dura de 1618 à 1648, la population allemande passa de 18 à 6 millions de personnes.

Ce sera la Prusse qui unifiera par la suite l’Allemagne, de manière autoritaire, par en haut, pavant la voie à l’empire allemand précipitant le pays dans la première guerre mondiale impérialiste, bloquant la culture démocratique, se prolongeant directement dans l’avènement du national-socialisme.

A ce sujet, il est nécessaire de mentionner un fait dont l’importance est extrêmement débattue encore aujourd’hui. A la fin de sa vie, Martin Luther a changé d’opinion sur la population juive : la respectant et cherchant à la convaincre initialement, il est passé à des appels aux meurtres, à l’incendie des écoles juives et des synagogues.

Si ces écrits ont été largement utilisés par le national-socialisme à des fins de propagande, il n’existe pas de continuité directe, ces écrits relevant d’une idéologie diffuse, dans un cadre idéologique par ailleurs déjà antisémite.

Cependant, la question de ce tournant antisémite est inévitablement à mettre en rapport avec la question de l’unité allemande ; il est évident que Martin Luther a témoigné, à la fin de sa vie, d’un anti-capitalisme romantique, attribuant les insuccès à la population juive, aidant la haute noblesse à trouver un paratonnerre à leurs propres méfaits.

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