Amadeo Bordiga : Prendre l’usine ou prendre le pouvoir?

II Soviet, 22 février 1920.

Les agitations des derniers jours en Ligurie ont montré un phénomène qui se répète depuis peu avec une certaine fréquence et qui mérite d’être noté en tant que symptôme d’un état d’esprit spécial des masses travailleuses.

Les ouvriers, plutôt que d’abandonner le travail, se sont, pour ainsi dire, emparés des usines et ont cherché à les faire fonctionner pour leur propre compte ou mieux sans la présence des principaux dirigeants. Ceci veut avant tout dire que les ouvriers s’aperçoivent que la grève est une arme qui ne répond pas à tous les besoins, spécialement dans certaines conditions.

La grève économique, à travers les préjudices causés à l’ouvrier même, exerce une utile action défensive du travailleur à cause des dommages que la cessation du travail cause à l’industriel du fait de la diminution du produit du travail qui lui appartient.

Ceci dans les conditions normales de l’économie capitaliste, lorsque la concurrence avec sa relative baisse des prix oblige à un accroissement continuel de la production elle-même. Aujourd’hui les gros bonnets de l’industrie, spécialement ceux de la métallurgie, sortent d’une période exceptionnelle durant laquelle ils ont réalisés d’énormes gains avec le minimum d’efforts. Pendant la guerre l’état leur fournissait les matières premières et le charbon et était en même temps l’unique acheteur ; l’état lui-même, en militarisant les usines, pourvoyait à la rigoureuse discipline des masses ouvrières.

Quelles conditions plus favorables rêver pour obtenir un bon bilan ? Ces gens ne sont plus disposés aujourd’hui à affronter les difficultés provenant du manque de charbon et de matières premières, de l’instabilité du marché et de l’agitation des masses ouvrières ; ils ne sont spécialement pas disposés à se contenter de gains modestes, dans les proportions où ils les réalisaient avant-guerre, et donc en moindre proportion.

Ils ne se préoccupent donc pas des grèves, qui ne leur déplaisent pas, même si ils protestent en parole contre l’insatisfaction excessive et les prétentions absurdes des ouvriers.

Ces derniers jours, les ouvriers ont compris, et leur action d’appropriation des usines ainsi que leur continuation du travail au lieu de la grève l’ont démontré, qu’ils ne voulaient pas arrêter le travail mais ne voulaient plus travailler comme les patrons le leur disaient. Ils ne veulent plus travailler pour le compte de ces derniers, ils ne veulent plus être exploités, ils veulent travailler pour eux-mêmes, c’est-à-dire dans le seul intérêt des ouvriers.

On doit tenir compte sérieusement de cet état d’esprit qui se développe toujours plus ; nous voudrions simplement qu’il ne se fourvoie pas dans de fausses solutions.

Il s’est dit que là où existaient des conseils d’usine ceux-ci avaient fonctionné en assumant la direction des usines et en faisant poursuivre le travail. Nous ne voudrions pas que la conviction qu’en développant l’institution des conseils d’usine il soit possible de prendre possession des fabriques, et éliminer les capitalistes, puisse s’emparer des masses.

Ce serait la plus dangereuse des illusions. Les usines seront conquises par la classe des travailleurs – et non pas par les ouvriers de l’usine même, ce qui serait facile mais non communiste – seulement lorsque la classe travailleuse dans son ensemble se sera emparée du pouvoir politique. Sans cette conquête, la dissipation des illusions sera effectuée par la garde royale, les carabiniers, etc., c’est-à-dire par la machine d’oppression et de force dont dispose la bourgeoisie, son appareil politique de pouvoir.

Les continuelles et vaines tentatives de la masse travailleuse qui s’épuise quotidiennement en efforts partiels doivent être canalisées, fusionnées, organisées en un grand, unique effort qui vise directement à toucher le cœur de la bourgeoisie ennemie.

Cette fonction ne peut et ne doit être exercée que par un parti communiste, lequel ne doit avoir d’autre but, à l’heure actuelle, que celui de consacrer toute son activité à rendre toujours plus conscientes les masses travailleuses de la nécessité de cette grande action politique, qui est la seule voie par laquelle on peut directement arriver à la possession des usines, et qu’en procédant autrement on s’efforcera en vain de conquérir.

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Amadeo Bordiga : Pour la constitution des conseils ouvriers en Italie

Il Soviet, janvier-février 1920.

I (« Il Soviet », IIIème année, n° 1 du 4-1-1920)

A propos des propositions et des initiatives prises pour la constitution des Soviets en Italie, nous avons recueilli du matériel que nous voulons exposer dans l’ordre. Pour l’instant nous ferons quelques considérations d’ordre général, considérations que nous avons déjà exposé dans les numéros précédents.

Le système de représentation prolétarien, qui a été introduit pour la première fois en Russie, exerce des fonctions de deux ordres politique et économique.

Les fonctions politiques consistent dans la lutte contre la bourgeoisie jusqu’à son élimination totale. Les fonctions économiques consistent dans la création de tout le nouveau mécanisme de la production communiste.

Avec le développement de la révolution, avec l’élimination graduelle des classes parasitaires, les fonctions politiques deviennent toujours moins importantes par rapport aux fonctions économiques mais dans un premier temps, et surtout lorsqu’il s’agit encore de lutter contre le pouvoir bourgeois, l’activité politique est au premier plan.

Le véritable instrument de la lutte de libération du prolétariat, et avant tout de la conquête du pouvoir politique, c’est le parti de classe communiste.

Sous le pouvoir bourgeois, les conseils ouvriers ne peuvent être que des organismes dans lesquels travaille le parti communiste, moteur de la révolution. Dire qu’ils sont les organes de libération du prolétariat sans parler de la fonction du parti, comme dans le programme approuvé par le Congrès de Bologne, nous semble une erreur. Soutenir, comme le font les camarades de « l’Ordine Nuovo » de Turin, qu’avant même la chute de la bourgeoisie les conseils ouvriers sont déjà des organes non seulement de lutte politique mais aussi de préparation économico-technique du système communiste, est un pur et simple retour au gradualisme socialiste celui-ci, qu’il s’appelle réformisme ou syndicalisme, est défini par l’idée fausse que le prolétariat peut s’émanciper en gagnant du terrain dans les rapports économiques alors que le capitalisme détient encore, avec l’Etat, le pouvoir politique.

Nous développerons la critique des deux conceptions que nous avons indiquées.

Le système prolétarien de représentation doit adhérer à tout le processus technique de production.

Ce critère est exact, mais correspond au stade où le prolétariat, déjà au pouvoir, organise la nouvelle économie. Transposez-le tout bonnement en régime bourgeois, et vous n’aurez rien fait de révolutionnaire.

Même dans la période dans laquelle se trouve la Russie, la représentation politique soviétique — c’est-à-dire l’échafaudage qui culmine dans le gouvernement des commissaires du peuple — ne prend pas son départ dans les équipes de travail ou les ateliers des usines, mais dans le Soviet administratif local, élu directement par les travailleurs (regroupés, si possible, par communautés de travail).

Pour fixer les idées, le Soviet de Moscou est élu par les prolétaires de Moscou, à raison de un délégué pour 1.000 ouvriers. Entre ceux-ci et le délégué il n’y a aucun organe intermédiaire. De cette première désignation partent les suivantes, jusqu’au Congrès des Soviets, au Comité Exécutif, au Gouvernement des Commissaires.

Le conseil d’usine prend place dans un engrenage bien différent : celui du contrôle ouvrier de la production.

Par conséquent, le conseil d’usine, formé d’un représentant par atelier, ne désigne pas de représentant de l’usine au Soviet communal, politico-administratif ce représentant est élu directement et indépendamment.

En Russie, les conseils d’usine sont le point de départ d’un autre système de représentation, toujours subordonné au réseau politique des Soviets : celui du contrôle ouvrier de l’économie populaire. La fonction de contrôle dans l’usine n’a une valeur révolutionnaire et expropriatrice qu’une fois le pouvoir central passé dans les mains du prolétariat. Quand la protection étatique bourgeoise est encore debout, le conseil d’usine ne contrôle rien ; les rares fonctions qu’il accomplit sont le résultat de la pratique traditionnelle

a) du réformisme parlementaire,

b) de l’action syndicale de résistance, qui reste un gradualisme réformiste. 

En conclusion nous ne nous opposons pas à la constitution des conseils internes d’usine si leur personnel ou ses organisations le demandent. Mais nous affirmons que l’activité du Parti Communiste doit s’orienter suivant un axe différent la lutte pour la conquête du pouvoir politique.

Cette lutte peut trouver un terrain favorable dans la création d’une représentation ouvrière : mais celle-ci doit consister dans les conseils ouvriers de ville ou de district rural, directement élus par les masses pour être prêts à remplacer les conseils municipaux et les organes locaux du pouvoir étatique au moment de la chute des forces bourgeoises. […]

II (« Il Soviet », IIIème année, n° 2 du 11-1-1920)

Avant de commencer çà discuter du problème pratique de la constitution des Conseils d’ouvriers, de paysans et de soldats, et après les considérations générales de l’article du numéro précédent, nous voulons examiner les lignes programmatiques du système des Soviets telles qu’elles ressortent des documents de la révolution russe, et des déclarations de principe de quelques courants maximalistes italiens, comme le programme approuvé au Congrès de Bologne, la motion présentée à ce Congrès par Leone et d’autres camarades, les publications de « l’Ordine Nuovo » au sujet du mouvement turinois des Conseils d’usine.

Les conseils et le programme bolchevique

Dans les documents de la IIIème Internationale et du Parti Communiste Russe, dans les exposés magistraux de ces formidables théoriciens que sont les chefs du mouvement révolutionnaire russe, Lénine, Zinoviev, Radek, Boukharine, on retrouve l’idée que la révolution n’a pas inventé des formes nouvelles et imprévues, mais a confirmé les prévisions du processus révolutionnaire par la théorie marxiste.

Ce qui est essentiel dans le grandiose développement de la révolution russe, c’est la conquête du pouvoir politique par les masses ouvrières à travers une véritable guerre de classe, et l’instauration de leur dictature.

Les Soviets — faut-il rappeler que le mot soviet signifie simplement conseil, et peut être utilisé pour désigner n’importe quel corps représentatif — sont, c’est là leur signification historique, le système de représentation de classe du prolétariat parvenu à la possession du pouvoir.

Ce sont les organes qui remplacent le parlement et les assemblées administratives bourgeoises, et se substituent progressivement à tous les autres engrenages de l’Etat.

Pour employer les termes du dernier congrès communiste russe, cités par le camarade Zinoviev, les Soviets sont les organisations d’Etat de la classe ouvrière et des paysans pauvres, qui réalisent la dictature du prolétariat durant la phase dans laquelle s’éteignent toutes les vieilles formes d’Etat.

Le système de ces organisations d’Etat tend à donner la représentation à tous les producteurs en tant que membres de la classe ouvrière, mais non en tant que participants à une branche d’industrie ou une catégorie professionnelle : selon le récent manifeste de la IIIème Internationale, les Soviets sont un nouveau type d’organisation vaste, qui embrasse toutes les masses ouvrières indépendamment de leur métier et du degré de leur culture politique. Le réseau administratif des Soviets a comme organismes de base les conseils de ville ou de district rural, et culmine dans le gouvernement des commissaires.

Il est certes vrai que d’autres organes surgissent à côté de ce système dans la phase de la transformation économique, tel le système du contrôle ouvrier de l’économie populaire ; il est vrai aussi, nous l’avons souvent répété, que ce système tendra à absorber le système politique quand l’expropriation de la bourgeoisie sera complète et que cessera la nécessité d’un pouvoir étatique.

Mais dans la période révolutionnaire, comme il résulte de tous les documents des Russes, le problème essentiel est de subordonner dans l’espace et dans le temps, les exigences et les intérêts locaux et de catégorie à l’intérêt général du mouvement révolutionnaire.

Quand la fusion des deux organismes sera advenue, alors le réseau de la production sera complètement communiste et alors le critère — dont on exagère, nous semble-t-il, l’importance — d’une parfaite articulation de la représentation avec tous les mécanismes du système productif se réalisera.

Mais auparavant, quand la bourgeoisie résiste encore, et surtout quand elle est encore au pouvoir, le problème est d’avoir une représentation dans laquelle prévale le critère de l’intérêt général ; et quand l’économie est encore celle de l’individualisme et de la concurrence la seule forme dans laquelle l’intérêt collectif supérieur peut se manifester est une forme de représentation politique dans laquelle agit le parti politique communiste. 

En reparlant de cette question nous montrerons que trop vouloir concrétiser et techniciser la représentation soviétique, surtout là où la bourgeoisie est encore au pouvoir, revient à mettre la charrue avant les bœufs et à retomber dans les vieilles erreurs du syndicalisme et du réformisme.

Pour l’instant, citons les paroles sans équivoque de Zinoviev : Le parti communiste regroupe cette avant-garde du prolétariat qui lutte en connaissance de cause pour la réalisation pratique du programme communiste. Il s’efforce en particulier d’introduire son programme dans les organisations d’Etat, les Soviets, et d’y obtenir une complète domination.

En conclusion, la république soviétique russe est dirigée par les Soviets qui regroupent en leur sein dix millions de travailleurs, sur quelque quatre-vingt millions d’habitants. Mais, substantiellement, les désignations pour les comités exécutifs des Soviets locaux et centraux se font dans les sections et dans les congrès du grand parti communiste qui domine dans les Soviets. Ceci correspond à la vibrante défense des fonctions révolutionnaires des minorités, faite par Radek. Il sera bon de ne pas créer un fétichisme ouvriériste-majoritaire, qui serait tout à l’avantage du réformisme et de la bourgeoisie.

Le parti est, dans la révolution, en première ligne, puisqu’il est potentiellement constitué d’hommes qui pensent et agissent comme membres de la future humanité travailleuse dans laquelle tous seront des producteurs harmonieusement insérés dans un engrenage de fonctions et de représentations.

Le Programme de Bologne et les Conseils

Il est regrettable que dans le programme actuel du parti [voir chap. III point 6] on ne reprenne pas l’affirmation marxiste selon laquelle le parti de classe est l’instrument de l’émancipation prolétarienne. Et qu’il n’y ait que l’anodin codicille : « décide (qui ? Même la grammaire n’a pas été sauvée dans la hâte de délibérer en faveur… des élections) d’informer l’organisation du Parti Socialiste italien à ses principes ».

Mais nous sommes encore plus en désaccord avec le programme quand il dit que les nouveaux organes prolétariens fonctionneront d’abord, sous la domination bourgeoise, comme instruments de la lutte violente de libération, et deviendront ensuite des organismes de transformation sociale et économique, puisqu’on inclut parmi ces organes non seulement les conseils de paysans travailleurs et de soldats, mais jusqu’aux conseils de l’économie publique, organes inconcevables en régime bourgeois.

Les conseils politiques ouvriers eux-mêmes doivent être considérés plutôt comme des institutions au sein desquelles se développe l’action des communistes pour la libération du prolétariat.

Mais récemment encore, le camarade Serrati a déprécié, à la barbe de Marx et de Lénine, le rôle du parti de classe dans la révolution.

« Avec les masses ouvrières – dit Lénine – le parti politique, marxiste, centralisé, avant-garde du prolétariat, guidera le peuple sur la juste voie, pour la victoire de la dictature du prolétariat, pour la démocratie prolétarienne à la place de la démocratie bourgeoise, pour le pouvoir des conseils, pour l’ordre socialiste. »

L’actuel programme du parti se ressent de scrupules libertaires et d’impréparation doctrinale.

Les Conseils et la motion Leone

Cette motion se résume en quatre points, exposés dans le style suggestif de son auteur.

Le premier de ces points est admirablement inspiré par la constatation que la lutte de classe est le moteur réel de l’histoire, et qu’elle a brisé les unions social-nationales.

Mais ensuite, la motion exalte dans les Soviets les organes de la synthèse révolutionnaire, qu’ils auraient la vertu de faire naître presque par le mécanisme même de leur constitution, et affirme que seuls les Soviets peuvent faire triompher les grandes initiatives historiques, par-delà les écoles, les partis, les corporations.

Cette conception de Leone, et des nombreux camarades qui ont signé sa motion, est très différente de la nôtre, déduite du marxisme et des directives de la révolution russe. On surestime ici une forme au lieu d’une force, tout comme les syndicalistes le font pour le syndicat, en attribuant à sa pratique minimaliste la vertu miraculeuse de se fondre dans la révolution sociale.

De même que le syndicalisme a été démoli d’abord par la critique des marxistes véritables, puis par l’expérience des mouvements syndicaux qui, partout, ont collaboré avec le monde bourgeois et lui ont fourni des instruments de conservation, la conception de Leone s’écroule face à l’expérience des conseils ouvriers sociaux-démocrates contre-révolutionnaires, qui sont précisément ceux dans lesquels il n’y a pas eu une pénétration victorieuse du programme politique communiste.

Seul le parti peut condenser en son sein les énergies dynamiques révolutionnaires de la classe. Inutile d’objecter que les partis socialistes ont, eux aussi, transigé, car nous n’exaltons pas la vertu de la forme parti, mais celle du contenu dynamique qui réside dans le seul parti communiste.

Chaque parti est défini par son programme, et ses fonctions n’ont pas de dénominateur commun avec celles des autres partis ; tandis que leurs fonctions rapprochent nécessairement tous les syndicats et, dans le sens technique, tous les conseils ouvriers aussi.

Le malheur des partis social-réformistes ne fut pas d’être des partis, mais de ne pas être communistes et révolutionnaires. 

Ces partis ont dirigé la contre-révolution, tandis que les partis communistes, en les combattant, dirigent et nourrissent l’action révolutionnaire.

Il n’existe donc pas d’organismes qui seraient révolutionnaires grâce à leur forme ; seules existent des forces sociales qui sont révolutionnaires de par la direction dans laquelle elles agissent, et ces forces s’ordonnent dans un parti qui lutte avec un programme.

Les Conseils et l’initiative de l’« Ordine Nuovo » de Turin

D’après nous, les camarades de « l’Ordine Nuovo » vont encore plus loin. Même la formulation du programme du parti ne les satisfait pas, parce qu’ils prétendent que les Soviets, y compris ceux de nature technico-économique (les conseils d’usine) non seulement existent et sont dans le régime bourgeois les organes de la lutte de libération prolétarienne, mais qu’ils sont déjà les organes de la reconstruction de l’économie communiste.

Ils citent en effet un passage du programme du parti en omettant certains mots, de façon à tirer le sens vers leur point de vue :

« Il faut leur opposer de nouveaux organes prolétariens (conseils d’ouvriers, paysans et soldats, conseils de l’économie publique, etc.)… organismes de transformation sociale et économique et de reconstruction du nouvel ordre communiste ».

Mais l’article est déjà long et nous renvoyons au prochain numéro l’exposé de notre profond désaccord avec ce critère, qui à notre avis présente le danger de se résoudre en une simple expérience réformiste par la modification de certaines fonctions des syndicats et peut-être la promulgation d’une loi bourgeoise instituant les conseils ouvriers.

III (« Il Soviet », IIIème année, n° 4 du 1-2-1920)

En conclusion du second article sur la Constitution des Soviets en Italie, nous avons évoqué le mouvement turinois pour la constitution des conseils d’usine.

Nous ne partageons pas le point de vue qui inspire les camarades de « l’Ordine Nuovo » et, tout en appréciant leur travail tenace pour une meilleure conscience des points fondamentaux du communisme, nous pensons qu’ils sont tombés dans des erreurs de principe et de tactique qui n’ont rien de bénin.

Selon eux, le fait essentiel de la révolution réside précisément dans la constitution des nouveaux organes prolétariens de représentation, destinés à la gestion directe de la production, et dont le caractère fondamental réside dans l’adhésion étroite au processus productif.

Nous avons déjà dit qu’à notre avis on insiste trop sur cette idée de la coïncidence formelle entre les représentations de la classe ouvrière et les divers agrégats du système technico-économique de production. Cette coïncidence tendra à se réaliser à un stade très avancé de la révolution communiste, lorsque la production sera socialisée et que toutes les activités particulières qu’elle comprend seront harmonieusement subordonnées aux intérêts généraux et collectifs, et inspirées par eux.

Auparavant, et pendant la période de transition de l’économie capitaliste à l’économie communiste, les regroupements de producteurs traversent une période de transformation permanente, et leurs intérêts peuvent heurter les intérêts généraux collectifs du mouvement révolutionnaire du prolétariat.

Celui-ci trouvera son véritable instrument dans une représentation de la classe ouvrière dans laquelle chacun entre en tant que membre de cette classe, intéressé à un changement radical des rapports sociaux, et non en tant que composante d’une catégorie professionnelle, d’une usine ou d’un quelconque groupe local.

Tant que le pouvoir politique se trouve encore dans les mains de la classe capitaliste, on ne peut obtenir une représentation des intérêts généraux révolutionnaires du prolétariat que sur le terrain politique, dans un parti de classe auquel adhèrent individuellement ceux qui, pour se vouer à la cause de la révolution, ont dépassé la vision étroite de leur intérêt égoïste, de leur intérêt de catégorie, et parfois même de leur intérêt de classe, ce qui signifie que le parti admet aussi dans ses rangs les déserteurs de la classe bourgeoise qui revendiquent le programme communiste.

C’est une grave erreur de croire qu’en transplantant dans l’ambiance prolétarienne actuelle, parmi les salariés du capital, les structures formelles dont on pense qu’elles pourront se former pour la gestion de la production communiste, on crée des forces révolutionnaires par elles-mêmes et par vertu intrinsèque.

Ce fut l’erreur des syndicalistes, et c’est aussi l’erreur des zélateurs trop ardents des conseils d’usine.

Le camarade C. Niccolini a fort opportunément rappelé dans un article de « Comunismo » qu’en Russie, même après le passage du pouvoir au prolétariat, les conseils d’usine ont souvent fait obstacle aux mesures révolutionnaires, opposant encore davantage que les syndicats la pression d’intérêts limités au développement du processus communiste.

Les conseils d’usine ne sont même pas les gérants principaux de la production dans le système de l’économie communiste.

Parmi les organes qui participent à cette tâche (Conseils de l’économie populaire) la représentation des conseils d’usine a moins de poids que celle des syndicats professionnels et que celle, prédominante, du pouvoir étatique prolétarien qui, avec son organisation politique centralisée, est l’instrument et l’agent principal de la révolution, non seulement en ce qui concerne la lutte contre la résistance politique de la classe bourgeoise, mais aussi en ce qui concerne le processus de socialisation de la richesse.

Au stade où nous en sommes, c’est-à-dire quand l’Etat du prolétariat est encore une aspiration programmatique, le problème fondamental est celui de la conquête du pouvoir par le prolétariat ou mieux encore, par le prolétariat communiste, c’est-à-dire par les travailleurs organisés en parti politique de classe et décidés à réaliser la forme historique du pouvoir révolutionnaire, la dictature du prolétariat.

Le camarade A. Tasca lui-même expose clairement son désaccord avec le programme de la majorité maximaliste du Congrès de Bologne, et plus encore avec nous, abstentionnistes, dans le numéro 22 de « l’Ordine Nuovo », dont le passage suivant vaut la peine d’être reproduit :

« Un autre point du nouveau programme du parti mérite d’être examiné : les nouveaux organes prolétariens (conseils d’ouvriers, paysans et soldats, conseils de l’économie publique, etc.) fonctionnant d’abord (sous la domination bourgeoise) comme instruments de la lutte violente de libération, deviennent ensuite des organes de transformation sociale et économique, de reconstruction du nouvel ordre communiste.

Nous avions insisté en commission sur l’erreur d’une telle formulation, qui confie aux nouveaux organes des fonctions différentes suivant un d’abord et un ensuite, séparés par la conquête du pouvoir politique par le prolétariat. Gennari avait promis de corriger en « d’abord essentiellement comme instruments… », mais on voit qu’ensuite il y a renoncé ; et comme, pour des raisons de force majeure, j’ai été absent à la séance finale, je n’ai pas pu le lui faire remettre.

Il y a pourtant dans cette formulation un véritable point de divergence qui, s’il rapproche Gennari, Bombacci, etc., des abstentionnistes, les éloigne de ceux qui croient que les nouveaux organes prolétariens ne peuvent être « instruments de la lutte violente de libération » que dans la mesure où ils sont tout de suite (en non ensuite) des « organes de transformation sociale et économique ».

La libération du prolétariat se réalise précisément à travers le développement de sa capacité à gérer de façon autonome et originale les fonctions de la société créée par lui et pour lui : la libération réside dans la création d’organes tels que, s’ils vivent et fonctionnent, ils provoquent par là même la transformation sociale et économique qui constitue leur but.

Il ne s’agit pas là d’une question de forme, mais d’une question essentielle de contenu. Dans la formulation actuelle, redisons-le, les rédacteurs en arrivent à adhérer à la conception de Bordiga, qui donne plus d’importance à la conquête du pouvoir qu’à la formation des Soviets, auxquels il reconnaît pour l’instant une fonction davantage « politique » stricto sensu, plutôt qu’une fonction organique de « transformation économique et sociale ».

De même que Bordiga considère que le Soviet intégral ne sera créé que durant la période de la dictature du prolétariat, Gennari, Bombacci, etc., considèrent que seule la conquête du pouvoir (qui prend donc un caractère politique, ce qui nous ramène aux « pouvoirs publics », déjà dépassés) peut donner aux Soviets leur fonction véritable et entière.

Selon nous c’est précisément là le point central qui devra conduire, tôt ou tard, à une nouvelle révision du programme voté récemment ».

Selon Tasca, la classe ouvrière peut donc construire les étapes de sa libération avant même d’arracher le pouvoir politique à la bourgeoisie. 

Plus loin, Tasca laisse entendre que cette conquête pourra même avoir lieu sans violence, quand le prolétariat aura développé cette œuvre de préparation technique et d’éducation sociale qu’est censée représenter précisément la méthode révolutionnaire concrète préconisée par les camarades de « l’Ordine Nuovo ».

Nous ne nous étendrons pas sur la démonstration du fait que cette conception tend vers celle du réformisme, et s’éloigne des points fondamentaux du marxisme révolutionnaire pour qui la révolution n’est pas déterminée par l’éducation, la culture, la capacité technique du prolétariat, mais par les crises inhérentes au système capitaliste de production.

Tout comme Enrico Leone, Tasca et ses amis surestiment l’apparition dans la révolution russe d’une nouvelle représentation sociale, le Soviet, censé constituer, par la vertu même de sa formation, une solution historique originale de la lutte de classe prolétarienne contre le capital.

Mais les Soviets — fort bien définis par le camarade Zinoviev comme les organisations d’Etat de la classe ouvrière — ne sont rien d’autre que les organes du pouvoir prolétarien qui exercent la dictature révolutionnaire de la classe ouvrière, pivot du système marxiste, dont la première expérience positive fut la Commune de Paris de 1871.

Les Soviets sont la forme, non la cause de la révolution.

En dehors de cette divergence, un autre point nous sépare des camarades turinois.

Les Soviets, organes d’Etat du prolétariat victorieux, sont bien autre chose que les conseils d’usine, et ces derniers ne constituent pas le premier échelon du système politique soviétique. En réalité, cette équivoque se retrouve dans la déclaration de principe votée à la première assemblée des Commissaires d’atelier des usines turinoises, qui commence ainsi :

« Les commissaires d’usine sont les seuls et véritables représentants sociaux (économiques et politiques) de toute la classe prolétarienne, parce que élus au suffrage universel par tous les travailleurs sur le lieu même du travail.

Aux divers échelons de leurs constitution, les commissaires représentent l’union de tous les travailleurs telle qu’elle se réalise dans les organismes de production (équipe – atelier – usine – union des usines d’une industrie donnée – union des entreprises de production de l’industrie mécanique et agricole d’un district, d’une province, d’une nation, du monde) dont les conseils et le système des conseils représentent le pouvoir et la direction sociale ».

Cette déclaration est inacceptable, puisque le pouvoir prolétarien se forme directement dans les Soviets municipaux des villes et des campagnes, sans passer par l’intermédiaire des conseils et comités d’usine, ainsi que nous l’avons dit à plusieurs reprises, et comme cela ressort de la claire présentation du système soviétique russe publiée par « l’Ordine Nuovo » lui-même.

Les Conseils d’usine sont des organismes destinés à représenter les intérêts de groupes d’ouvriers pendant la période de la transformation révolutionnaire de la production, et ils représentent non seulement l’aspiration de tel ou tel groupe à se libérer du capitaliste privé par la socialisation de la production, mais également la préoccupation sur la manière dont les intérêts de ce groupe se feront valoir lors du processus de socialisation, discipliné par la volonté organisée de toute la collectivité des travailleurs.

Les intérêts des travailleurs, pendant la période où le système capitaliste est stable et ou il ne s’agit que de pousser à des améliorations salariales, ont été représentés par les syndicats de métiers. Ils continuent à exister pendant la période révolutionnaire, et il est naturel qu’ils se confrontent aux conseils d’usine qui surgissent lorsque se rapproche l’abolition du capitalisme privé, comme c’est advenu à Turin.

Ce n’est donc pas une question de principes révolutionnaires que de savoir si les ouvriers non organisés doivent ou non participer aux élections.

Si il est logique que ceux ci y participent, étant donné la nature même des conseils d’usine, il ne sous parait pas logique de mélanger, comme on l’a fait à Turin, les organisations et fonctions des syndicats et des conseils, en imposant aux sections de Turin de la Fédération de la métallurgie d’élire leur propre conseil de direction des assemblées des commissaires d’ateliers.

De toute manière, les rapports entre conseils et syndicats, qui sont les représentants d’intérêts particuliers de groupes d’ouvriers, continueront à être complexes. Nous ne pourrons les harmoniser qu’à une étape très avancée de l’économie communiste, lorsque la possibilité d’opposition entre les intérêts d’un groupe de producteurs et l’intérêt général de la marche de la production sera fortement réduite.

Ce qu’il nous importe d’établir, c’est que la révolution communiste est conduite et dirigée par une représentation politique de la classe ouvrière, qui, avant le renversement du pouvoir bourgeois, est un parti politique ; ensuite, c’est le réseau du système des Soviets politiques, élus directement par les masses auxquelles on propose de désigner des représentants ayant un programme politique général bien défini, au lieu d’exprimer les intérêts limités d’une catégorie ou d’une usine.

Le système russe est arrangé de façon à former le Soviet municipal d’une ville avec un délégué pour chaque regroupement de prolétaires qui votent pour un seul nom. Mais ces délégués sont proposés aux électeurs par le parti politique, et il en va de même pour les représentants du deuxième et troisième échelon dans les organismes supérieurs du système étatique.

C’est donc toujours un parti politique — le parti communiste — qui sollicite et obtient des électeurs le mandat d’administrer le pouvoir.

Nous ne disons certes pas que les schémas russes doivent être adoptés tels quels partout, mais nous pensons qu il faut tendre à se rapprocher, plus même qu’en Russie, du principe directeur de la représentation révolutionnaire : le dépassement des intérêts égoïstes et particuliers dans l’intérêt collectif.

Peut-il être opportun pour la lutte révolutionnaire de constituer dès à présent les rouages d’une représentation politique de la classe ouvrière ? C’est le problème que nous aborderons dans le prochain article, en discutant du projet élaboré par la direction du parti à ce propos, restant bien clair qu’ainsi qu’on le reconnaît partiellement dans ce projet, cette représentation serait bien autre chose que le système des conseils et comités d’entreprises qui ont commencé à se former à Turin.

IV (« Il Soviet », IIIème année, n° 5 du 8-2-1920)

Nous croyons avoir suffisamment insisté sur la différence entre Conseils d’usine et Conseils politico-administratifs des ouvriers et paysans. Le Conseil d’usine est la représentation des intérêts des ouvriers limités au cercle restreint d’une entreprise. En régime communiste, c’est le point de départ du système du « contrôle ouvrier » qui représente une partie du système des « Conseils de l’économie » destinés à la direction technique et économique de la production.

Mais les Conseils d’usine n’ont aucune influence sur le système des Soviets politiques, dépositaires du pouvoir prolétarien.

En régime bourgeois, on ne peut donc voir dans le conseil d’usine — pas plus qu’on ne peut le voir dans le syndicat professionnel — un organe pour la conquête du pouvoir politique.

Si on veut y voir un organe tendant à émanciper le prolétariat par une autre voie que celle de la conquête révolutionnaire du pouvoir, on retombe dans l’erreur syndicaliste — et les camarades de « l’Ordine Nuovo » n’ont guère de raisons pour soutenir, dans leur polémique avec « Guerra di Classe », que le mouvement des Conseils d’usine tel qu’ils le théorisent n’est pas en un certain sens du syndicalisme.

Le marxisme se caractérise par la répartition anticipée de la lutte d’émancipation du prolétariat en grandes phases historiques, dans lesquelles les activités politique et économique ont respectivement des poids extrêmement différents lutte pour le pouvoir – exercice du pouvoir (dictature du prolétariat) dans la transformation de l’économie – société sans classes et sans Etat politique.

Vouloir faire coïncider dans la fonction des organes de libération du prolétariat les moments du processus politique avec ceux du processus économique, c’est ajouter foi à cette caricature petite-bourgeoise du marxisme qu’on peut appeler économisme, et qui relève du réformisme et du syndicalisme — et la surestimation du Conseil d’usine n’est qu’une autre incarnation de cette vieille erreur qui rattache le petit-bourgeois Proudhon aux nombreux révisionnistes qui ont cru dépasser Marx.

En régime bourgeois, le Conseil d’usine est donc un représentant des intérêts des ouvriers d’une entreprise, tout comme il le sera en régime communiste. Il surgit lorsque les circonstances l’exigent, à travers les modifications de l’organisation économique prolétarienne. Mais, peut-être encore plus que le syndicat, il prête le flanc aux diversions du réformisme.

La vieille tendance minimaliste à l’arbitrage obligatoire, à l’intéressement des ouvriers aux profits du capital, et donc à leur intervention dans la direction et l’administration de l’usine, pourrait trouver dans les Conseils d’usine une base pour l’élaboration d’une législation sociale anti-révolutionnaire.

C’est ce qui se produit actuellement en Allemagne malgré l’opposition des Indépendants, qui ne contestent cependant pas le principe mais seulement des modalités de cette loi — à l’inverse des communistes, pour qui le régime démocratique ne peut donner vie à un quelconque contrôle du prolétariat sur les fonctions capitalistes.

Il reste donc clair qu’il est insensé de parler de contrôle ouvrier tant que le pouvoir politique n’est pas dans les mains de l’Etat prolétarien, au nom et par la force duquel un tel contrôle pourra être exercé, comme prélude à la socialisation des entreprises et à leur administration par les organes adéquats de la collectivité.

Les Conseils de travailleurs – ouvriers, paysans et, lorsque c’est le cas, soldats – sont, c’est bien clair, les organes politiques du prolétariat, les bases de l’Etat prolétarien.

Les Conseils locaux de ville et de campagne prennent la place des conseils municipaux du régime bourgeois. Les Soviets provinciaux et régionaux prennent la place des conseils régionaux actuels, à la différence que les premiers sont désignés par des élections de second degré des Soviets locaux. Le Congrès des Soviets d’un Etat et le Comité Exécutif Central se substituent au parlement bourgeois mais sont élus par des élections de troisième et quatrième degré, et non directement.

Il n’est pas question d’insister ici sur les autres différences, dont une des principales est le droit de révocation des délégués par les électeurs à tout moment.

La nécessité d’avoir un mécanisme facile pour ces révocations fait que les élections ne sont pas des élections de liste mais l’élection d’un délégué par un groupe d’électeurs vivant, si possible, réunis par leurs conditions de travail.

Mais la caractéristique fondamentale de tout le système ne réside pas dans cette modalité, qui n’a pas de vertu miraculeuse, mais dans le critère établissant le droit électoral, actif et passif, aux seuls travailleurs, et le niant aux bourgeois.

En ce qui concerne la formation des Soviets municipaux, on tombe souvent dans deux erreurs.

L’une, c’est de penser que les délégués à ces Soviets doivent être élus par les conseils d’usine ou les comités d’usine (commissions exécutives des commissaires d’ateliers) alors qu’au contraire (c’est volontairement que nous répétons certains points) ces délégués sont élus directement par la masse des électeurs. Cette erreur se retrouve dans le projet de Bombacci pour la constitution des Soviets en Italie au paragraphe 6.

L’autre erreur, c’est de penser que le Soviet est un organisme constitué avec des représentants désignés tout simplement par le Parti socialiste, par les syndicats et les conseils d’entreprise. Les propositions du camarade Ambrosini, par exemple, tombent dans cette erreur.

Une telle méthode peut à la rigueur servir à former rapidement et provisoirement les Soviets, si c’est nécessaire, mais ne correspond pas à leur structure définitive.

En Russie, un petit pourcentage de délégués aux Soviets vient ainsi s’ajouter à ceux élus directement par les prolétaires électeurs.

Mais en réalité, le Parti Communiste et d’autres partis obtiennent leurs représentants en proposant aux électeurs des membres éprouvés de leurs organisations et en agitant face aux électeurs leur programme.

Un Soviet, selon nous, n’est révolutionnaire que lorsque la majorité de ses membres est inscrite au Parti Communiste.

Tout ceci, bien entendu, se réfère à la période de la dictature prolétarienne. Et surgit donc la question : quelle utilité, quelles fonctions, quels caractéristiques doivent avoir les conseils ouvriers, alors qu’existe encore la dictature de la bourgeoisie ?

En Europe centrale, les Conseils ouvriers coexistent actuellement avec l’Etat démocratique bourgeois, d’autant plus contre-révolutionnaire qu’il est républicain et social-démocrate. Quelle valeur a cette représentation du prolétariat, quand elle n’est pas le dépositaire du pouvoir et la base de l’Etat ? Agit-elle au moins comme un organe de lutte efficace pour la réalisation de la dictature prolétarienne ?

Un article du camarade autrichien Otto Maschl dans « Nouvelle Internationale » de Genève répond à cette question.

Il affirme qu’en Autriche les Conseils se sont paralysés eux-mêmes, qu’ils ont abdiqué et remis le pouvoir dans les mains de l’assemblée nationale bourgeoise. 

En Allemagne, au contraire, après que, selon Maschl, les majoritaires et les indépendants en soient sortis, ceux-ci devinrent de véritables centres de bataille pour l’émancipation prolétarienne, et Noske dut les écraser pour que la social-démocratie puisse gouverner.

En Autriche, toujours selon Maschl, l’existence des Conseils au milieu de la démocratie, ou plutôt l’existence de la démocratie malgré les conseils, prouve que ces Conseils ouvriers sont loin d’être ce qui, en Russie, s’appelle Soviet. Et il émet des doutes sur la possibilité de surgissement, au moment de la révolution, de Soviets véritablement révolutionnaires, qui deviennent les dépositaires du pouvoir prolétarien, à la place des conseils actuels domestiqués.

Le programme du Parti approuvé à Bologne déclare que les Soviets doivent être constitués en Italie comme organes de la lutte révo1utionnaire. Le projet Bombacci tend à développer cette proposition de formation des Soviets de façon concrète.

Avant de nous occuper des aspects particuliers, nous discuterons les concepts généraux dont le camarade Bombacci s’est inspiré.

Tout d’abord, nous demandons — et qu’on ne nous traite pas de pédants — un éclaircissement. Dans la phrase : « c’est seulement une institution nationale plus large des Soviets qui pourra canaliser la période actuelle vers la lutte révolutionnaire finale contre le régime bourgeois et sa fausse illusion démocratique : le parlementarisme », faut-il comprendre que le parlementarisme est cette institution plus large, ou cette illusion démocratique ?

Nous craignons que la première interprétation soit à retenir, car elle correspond au chapitre traitant du programme d’action des Soviets, qui est un étrange mélange des fonctions de ceux-ci avec l’activité parlementaire du Parti.

Si c’est sur ce terrain équivoque que les Conseils à constituer doivent agir, il vaut certainement mieux ne rien constituer du tout.

Que les Soviets servent à élaborer des projets de législation socialiste et révolutionnaire que les députés socialistes proposeront à l’Etat bourgeois, voilà en effet une proposition qui fait la paire avec celle relative au soviétisme communalo-électoraliste de notre D.L.

Pour l’instant, nous nous bornons à rappeler à nos camarades, auteurs de tels projets, une des conclusions de Lénine qui figure dans la déclaration approuvée au Congrès de Moscou : « Il faut rompre avec ceux qui trompent le prolétariat en proclamant qu’il peut réaliser ses conquêtes dans le cadre bourgeois, ou en proposant une combinaison ou une collaboration entre les instruments de domination de la bourgeoisie et les nouveaux organes prolétariens ».

Si les premiers visés sont les sociaux-démocrates — qui ont encore droit de cité dans notre parti — ne faut-il pas reconnaître dans les seconds les maximalistes électoralistes, préoccupés de justifier l’activité parlementaire et municipale par de monstrueux projets pseudo-soviétistes ?

Nos camarades de la fraction qui l’a emporté à Bologne ne voient-ils pas qu’ils sont bien en dehors même de cet électoralisme communiste qu’on pourrait opposer — avec les arguments de Lénine et de certains communistes allemands — à notre irréductible abstentionnisme de principe ?

V (Il Soviet, IIIème année, n° 7 du 22-2-1920)

Avec cet article nous voulons conclure notre exposé, quitte à reprendre la discussion lors de polémiques avec les camarades qui, sur d’autres journaux, ont effectué des observations sur notre point de vue.

La discussion s’est désormais généralisée à toute la presse socialiste. Ce que nous avons lu de meilleur sont les articles de C. Niccolini sur l’ » Avanti ! », écrits avec une grande clarté et pourvus d’une véritable conception communiste, et avec lesquels nous sommes parfaitement d’accord.

Les Soviets, les conseils d’ouvriers, paysans (et soldats), sont la forme que prend la représentation du prolétariat dans l’exercice du pouvoir après le renversement de l’Etat capitaliste.

Avant la conquête du pouvoir, quand la bourgeoisie domine encore politiquement, il peut arriver que certaines conditions historiques, qui correspondent probablement à de sérieuses convulsions de l’organisation institutionnelle de l’Etat bourgeois et de la société, provoquent l’apparition des Soviets, et il peut être tout à fait opportun que les communistes poussent et aident à la naissance de ces nouveaux organes du prolétariat.

Il doit cependant rester bien clair que leur formation ne peut pas résulter d’un procédé artificiel ou de l’application d’une recette — et que de toute façon, le fait que les conseils ouvriers, qui seront la forme de la révolution prolétarienne, se soient constitués ne signifie pas que le problème de la révolution ait été résolu, ni même que les conditions infaillibles de la révolution aient été réalisées. Elle peut faillir — nous en donnerons des exemples — même là où les conseils existent, s’ils ne sont pas imprégnés de la conscience politique et historique communiste, condensés, dirais-je, dans le parti politique communiste.

Le problème fondamental de la révolution est donc celui de la tendance du prolétariat à abattre l’Etat bourgeois et à prendre en main le pouvoir. Cette tendance existe dans les vastes masses de la classe ouvrière en tant que résultat direct des rapports économiques d’exploitation par le capital qui détermine, pour le prolétariat, une situation intolérable, et le poussent à dépasser les formes sociales existantes.

Mais le but des communistes est de diriger cette violente réaction des foules et de lui donner une meilleure efficacité. Les communistes – comme le disait déjà le « Manifeste » – connaissent mieux que le reste du prolétariat les conditions de la lutte des classes et de l’émancipation du prolétariat ; la critique qu’ils font de l’histoire et de la constitution de la société leur donnent la possibilité de prévoir avec une assez grande exactitude le développement du processus révolutionnaire.

C’est pourquoi les communistes construisent le parti politique de classe qui se propose l’unification des forces prolétariennes, l’organisation du prolétariat en classe dominante à travers la conquête révolutionnaire du pouvoir.

Quand la révolution est proche et que dans la réalité de la vie sociale ses conditions sont mûres, il faut qu’existe un fort parti communiste, qui doit avoir une conscience extrêmement précise des événements qui se préparent.

Les organes révolutionnaires qui, après la chute de la bourgeoisie, exercent le pouvoir prolétarien et représentent les bases de l’Etat révolutionnaire, sont ce qu’ils doivent être dans la mesure où ils sont dirigés par les travailleurs conscients de la nécessité de la dictature de leur classe — c’est-à-dire par les travailleurs communistes. Là où cela ne serait pas le cas, ces organes cèderaient le pouvoir conquis et la contre-révolution triompherait.

Voilà pourquoi, si ces organes doivent surgir et si les communistes doivent à un moment donné s’occuper de leur formation, il ne faut pas croire qu’ils constituent un moyen de contourner les positions de la bourgeoisie et de venir à bout facilement, presque automatiquement, de sa résistance et de sa défense du pouvoir.

Les soviets, organes d’Etat du prolétariat victorieux, peuvent-ils être des organes de la lutte révolutionnaire du prolétariat lorsque le capitalisme domine encore dans l’Etat ? Oui, mais au sens qu’ils peuvent constituer, à un certain stade, un terrain adéquat pour la lutte révolutionnaire que mène le parti. Et à ce stade, le parti tend à se constituer ce terrain, ce regroupement de forces.

En sommes-nous, aujourd’hui en Italie, à ce stade de la lutte ?

Nous pensons que nous en sommes très proches, mais qu’il y a un stade préalable qu’il faut dépasser d’abord.

Le parti communiste, qui devrait agir dans les Soviets, n’existe pas encore, Nous ne disons pas que les Soviets l’attendront pour surgir : il pourra se faire que les événements se présentent autrement. Mais alors, un grave danger se dessinera : l’immaturité du parti fera tomber ces organismes dans les mains des réformistes, des complices de la bourgeoisie, des saboteurs ou des falsificateurs de la révolution.

Et alors nous pensons que le problème de constituer en Italie un véritable parti communiste est beaucoup plus urgent que celui de créer les Soviets.

On peut également accepter d’étudier ensemble ces deux problèmes, et poser les conditions pour les affronter ensemble sans retard, mais sans fixer une date schématique pour une inauguration quasi officielle des Soviets en Italie.

Déterminer la formation d’un parti véritablement communiste signifie sélectionner les communistes, les séparer des réformistes et sociaux-démocrates. Certains camarades pensent que la proposition même de former les Soviets peut offrir le terrain de cette sélection. Nous ne le croyons pas — précisément parce que le Soviet n’est pas, d’après nous, un organe révolutionnaire par essence.

De toute façon, si la naissance des soviets doit être une source de clarification politique, nous ne voyons pas comment on pourrait y arriver sur la base d’une entente — comme dans le projet Bombacci — entre réformistes, maximalistes, syndicalistes et anarchistes.

Par contre, le fait de mettre au premier plan de nouveaux organismes anticipant sur les formes futures, tels les conseils d’usine, ou les Soviets, ne pourra jamais créer un mouvement révolutionnaire sain et efficace en Italie ; c’est une tentative aussi illusoire que celle de soustraire l’esprit révolutionnaire au réformisme en le transportant dans les syndicats, considérés comme noyaux de la société future.

Cette sélection, nous ne la réaliserons pas grâce à une nouvelle recette, qui ne fait peur à personne, mais bien par l’abandon des vieilles « recettes », des méthodes pernicieuses et fatales. Pour les raisons bien connues, nous pensons que cette méthode à abandonner, en faisant en sorte qu’avec elle les non-communistes soient éliminés de nos rangs, c’est la méthode électorale — nous ne voyons pas d’autre voie pour la naissance d’un parti communiste digne d’adhérer à Moscou.

Travaillons dans ce sens — en commençant, comme dit très justement Niccolini, par élaborer une conscience, une culture politique parmi les chefs, à travers une étude sérieuse des problèmes de la révolution, non entravée par la bâtarde activité électorale, parlementaire, minimaliste.

Travaillons dans ce sens-là — faisons davantage de propagande pour la conquête du pouvoir, pour la conscience de ce que sera la révolution, de ce que seront ses organes, de l’action véritable des Soviets — et nous aurons véritablement travaillé pour constituer les conseils du prolétariat et conquérir en eux la direction révolutionnaire qui ouvrira les voies lumineuses du communisme. 

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Antono Gramsci : Aux délégués d’ateliers de l’usine Fiat-centre et de l’usine Brevetti-Fiat

L’Ordine Nuovo, 13 septembre 1919, signé « L’Ordine Nuovo ».

Camarades,

La nouvelle forme prise dans votre usine par le comité d’entreprise, avec la nomination de délégués d’ateliers ainsi que les discussions qui ont précédé et accompagne cette transformation, ne sont pas passées inaperçues dans le monde ouvrier ni dans le monde patronal turinois. Dans l’un des camps, les ouvriers d’autres établissements de la ville et de la province s’appliquent à vous imiter, dans l’autre, les propriétaires et leurs agents directs, les dirigeants des grandes entreprises industrielles, observent ce mouvement avec un intérêt croissant, et ils se demandent, et ils vous demandent, quel peut être son but, quel est le programme que la classe ouvrière turinoise se propose de réaliser.

Nous savons que notre journal n’a pas peu contribué à provoquer ce mouvement. Dans ses colonnes, non seulement la question a été examinée d’un point de vue théorique et général, mais encore les résultats des expériences des autres pays ont été rassemblés et exposés, afin de fournir des éléments à l’étude des applications pratiques. Nous savons cependant que si notre œuvre a eu une valeur, c’est dans la mesure où elle a répondu à un besoin, où elle a favorisé la concrétisation d’une aspiration latente dans la conscience des masses laborieuses. C’est pourquoi nous sommes parvenus si rapidement à un accord, c’est pourquoi nous avons pu passer avec autant d’assurance de la discussion à la réalisation.

Le besoin et les aspirations qui sont à la source de ce mouvement rénovateur de l’organisation ouvrière que vous avez entamé, se trouvent inscrits, nous le croyons, dans les faits eux-mêmes, ils sont une conséquence directe du point qu’a atteint, dans son développement, l’organisme social basé sur l’appropriation privée des moyens d’échange et de production.

De nos jours, l’ouvrier d’usine et le paysan des campagnes, aussi bien le mineur anglais que lemoujik russe, pressentent de façon plus ou moins sûre, éprouvent de façon plus ou moins directe cette vérité que les théoriciens avaient prévue, et dont ils commencent à acquérir une certitude toujours plus grande lorsqu’ils observent les événements de cette période de l’humanité : nous en sommes arrivés au point où la classe laborieuse, si elle ne veut manquer au devoir de réorganisation qui est inscrit dans sa destinée historique et dans sa volonté, doit commencer à s’organiser de façon positive et adaptée au but à atteindre.

Et s’il est vrai que la société nouvelle sera basée sur le travail et sur la coordination des énergies des producteurs, les lieux où l’on travaille, ceux où les producteurs vivent et œuvrent en commun, seront demain les centres de l’organisme social, et devront remplacer les rouages directeurs de la société d’aujourd’hui.

Aux premiers temps de la lutte ouvrière, l’organisation par corps de métiers était celle qui se prêtait le mieux aux objectifs défensifs, aux nécessités des luttes pour l’amélioration économique et pour l’établissement immédiat d’une discipline ; aujourd’hui, alors que les objectifs de la réorganisation commencent à se dessiner et à prendre chaque jour une plus grande consistance entre les mains des ouvriers, il faut que soit créée, à côté de cette première organisation, une organisation usine par usine, qui sera la véritable école des capacités réorganisatrices des travailleurs.

La masse ouvrière doit se préparer effectivement afin d’acquérir une complète maîtrise de soi, et le premier pas à franchir dans cette voie consiste à être plus solidement disciplinée à l’intérieur de l’usine, à l’être de façon autonome, spontanée et libre.

Et l’on ne peut, certes, nier que la discipline qui sera instaurée par le nouveau système conduira à une amélioration de la production, mais ceci n’est pas autre chose que la confirmation de cette thèse du socialisme qui affirme que plus les forces humaines productives, en s’émancipant de l’esclavage auquel le capitalisme voudrait les condamner pour toujours, prennent conscience d’elles-mêmes, se libèrent, et s’organisent librement, plus les modalités de leur utilisation tendent à s’améliorer : l’homme travaillera toujours mieux que l’esclave.

A ceux qui objectent que. par ce biais on en vient à collaborer avec nos adversaires, avec les propriétaires des entreprises, nous répondons que c’est là, au contraire, le seul moyen de leur faire sentir de façon concrète que la fin de leur domination est proche, parce que la classe ouvrière conçoit désormais la possibilité de se débrouiller seule, et de se bien débrouiller, et qu’elle acquiert même la certitude, de jour en jour plus claire, qu’elle est seule capable de sauver le monde entier de la ruine et de la désolation. C’est pourquoi toute action que vous entreprendrez, tout combat qui sera livré sous votre conduite sera éclairé par la lumière de ce but suprême qui est présent à vos esprits et anime vos intentions.

C’est ainsi que même les actions apparemment sans importance par lesquelles s’exercera le mandat qui vous sera conféré, prendront une très grande valeur.

Élus par une masse ouvrière qui comprend encore de nombreux éléments inorganisés, votre premier soin sera certainement de les faire entrer dans les rangs de l’organisation, travail qui, du reste, sera rendu facile s’ils trouvent en vous quelqu’un de toujours prêt à les défendre, à les guider, à les intégrer à la vie de l’usine. Vous leur montrerez par l’exemple que la force de l’ouvrier est tout entière dans l’union et dans la solidarité avec ses camarades.

C’est à vous également qu’incombera la mission d’être vigilants afin que dans les ateliers soient respectées les règles de travail fixées par les fédérations professionnelles et ratifiées par les concordats, car dans ce domaine, une dérogation, même légère, aux principes établis, peut parfois constituer une atteinte grave aux droits et à la personnalité de l’ouvrier dont vous serez les défenseurs et les gardiens rigoureux et fidèles.

Et comme vous vivrez vous-mêmes continuellement parmi les ouvriers et au cœur du travail, vous serez en mesure de connaître les modifications qu’il faudra peu à peu apporter aux règlements, modifications qui seront imposées, tant par le progrès technique de la production, que par l’accroissement du degré de conscience et des capacités professionnelles des travailleurs eux-mêmes.

De cette façon se constituera peu à peu une coutume d’usine, premier germe de la véritable et effective législation du travail, c’est-à-dire de cet ensemble de lois que les producteurs élaboreront, et qu’ils se donneront à eux-mêmes.

Nous sommes certains que l’importance de ce fait ne vous échappe pas, qu’il apparaît comme évident à l’esprit de tous les ouvriers qui, avec promptitude et enthousiasme, ont compris la valeur et le sens de l’œuvre que vous vous proposez d’entreprendre car c’est le commencement de l’intervention active des forces mêmes du travail dans le domaine technique et dans celui de la discipline.

Dans le domaine technique, vous pourrez tout d’abord accomplir un très utile travail d’information, en rassemblant des données et des éléments précieux tant pour les fédérations professionnelles que pour les administrations centrales de direction des nouvelles organisations d’usines.

Vous veillerez en outre à ce que les ouvriers des divers ateliers acquièrent une capacité toujours accrue, et vous ferez disparaître les sentiments mesquins de jalousie professionnelle qui créent encore entre eux la division et la discorde.

Vous les entraînerez ainsi pour le jour où, ne devant plus travailler pour un patron mais pour eux-mêmes, il leur sera nécessaire d’être unis et solidaires, afin d’accroître la force de la grande armée prolétarienne, dont ils sont les cellules premières.

Pourquoi ne pourriez-vous pas arriver à ce que se créent, dans l’usine même, des ateliers spécialisés dans l’instruction, véritables écoles professionnelles, où chaque ouvrier pourrait, en échappant à l’abrutissement de la fatigue, ouvrir son esprit à la connaissance des divers procédés de production et se perfectionner ?

Certainement, la discipline sera indispensable pour accomplir tout cela, mais la discipline que vous demanderez à la masse ouvrière sera bien différente de celle que le patron imposait et à laquelle il prétendait, fort de ce droit de propriété qui lui conférait sa position de privilégié. Vous serez forts d’un autre droit : celui du travail, qui, après avoir été pendant des siècles un instrument entre les mains de ceux qui l’exploitaient, veut aujourd’hui s’affranchir, veut se diriger lui-même.

Votre pouvoir, opposé à celui des patrons et de leurs acolytes, représentera en face des forces du passé, les libres forces de l’avenir, qui attendent leur heure et la préparent, en sachant qu’elle sera l’heure de la rédemption de tous les esclavages.

Et c’est ainsi que les organismes centraux qui seront créés pour chaque groupe d’ateliers, pour chaque groupe d’usines, pour chaque ville, pour chaque région, et qui aboutiront au Conseil ouvrier national suprême, poursuivront, élargiront, intensifieront l’œuvre de contrôle, de préparation et d’organisation de la classe tout entière avec, comme objectif, la prise du pouvoir et la conquête du gouvernement.

Le chemin ne sera ni court, ni facile, nous le savons beaucoup de difficultés surgiront et vous seront opposées, et pour en triompher, il vous faudra faire usage de grande habileté, il faudra peut-être parfois faire appel à l’intervention de la force de classe organisée, il faudra toujours être animés et poussés à l’action par une grande foi.

Mais ce qui est le plus important, camarades, c’est que les ouvriers guidés par vous et par ceux qui suivront votre exemple, acquièrent la conviction profonde qu’ils marchent désormais, certains du but à atteindre, sur la grande route de l’avenir.

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Antonio Gramsci : Le Vatican

La Correspondance internationale, 12 mars 1924

Le Vatican est sans doute la plus vaste et la plus puissante organisation privée qui ait jamais existé au monde. Il a, par certains aspects, le caractère d’un État, il est reconnu comme tel par nombre de gouvernements. Quoique le démembrement de la monarchie austro-hongroise ait considérablement diminué son influence, il n’en demeure pas moins une des forces politiques les plus efficientes de l’histoire moderne. La base d’organisation du Vatican est en Italie. C’est là que résident les organes dirigeants des organisations catholiques dont le réseau complexe s’étend sur une grande partie du globe.

L’appareil ecclésiastique du Vatican se, compose, en Italie, d’environ 200 000 personnes, ce chiffre est imposant, surtout si l’on pense qu’il comprend des milliers et des milliers de personnes, supérieures par leur intelligence, leur culture, leur habileté, consommée dans l’art de l’intrigue et dans la préparation et la conduite méthodique et silencieuse des desseins politiques. Beaucoup de ces hommes incarnent les plus vieilles traditions d’organisation de masses et de propagande que l’histoire connaisse.

Le Vatican est, par conséquent, la plus grande force réactionnaire existant en Italie, force d’autant plus redoutable qu’elle est insidieuse et insaisissable. Le fascisme, avant de tenter son coup d’État, dut se mettre d’accord avec lui. On dit que le Vatican, quoique très intéressé à l’avènement du fascisme au pouvoir, a fait payer très convenablement l’appui qu’il allait donner au fascio. Le sauvetage de la Banque de Rome où étaient déposés tous les fonds ecclésiastiques a coûté, à ce qu’on dit, plus d’un milliard de lires au peuple italien.

Comme on parle souvent du Vatican et de son influence sans connaître exactement sa structure et sa force d’organisation réelle, il n’est pas sans intérêt d’en donner quelque idée précise. Le Vatican est un ennemi international du prolétariat révolutionnaire. Il est évident que le prolétariat italien devra résoudre en grande partie par ses propres moyens le problème de la papauté ; mais il est également évident qu’il n’y arrivera pas tout seul, sans le concours efficace du prolétariat international.

L’organisation ecclésiastique du Vatican reflète bien son caractère international. Elle constitue la base du pouvoir de la papauté en Italie et dans le monde. En Italie, nous trouvons deux types d’organisation catholique différents : 1° l’organisation de masse, religieuse par excellence, officiellement basée sur la hiérarchie ecclésiastique ; c’est l’« Union populaire des catholiques italiens » ou, comme l’appellent communément les journaux, l’« Action catholique 2 » ; 2° un parti politique, le « Parti populaire italien », qui fut sur le point de soulever un grand conflit avec l’« Action catholique ». Il devenait en effet, de plus en plus, l’organisation du bas clergé et des paysans pauvres, tandis que l’«Action catholique » se trouve entre les mains de l’aristocratie, des grands propriétaires, et des autorités ecclésiastiques supérieures, réactionnaires et sympathiques au fascisme.

Le pape est le chef suprême tant de l’appareil ecclésiastique que de l’« Action catholique ». Cette dernière ne connaît ni congrès nationaux ni autres formes d’organisation démocratique. Elle ignore, du moins officiellement, tendances, fractions et courants d’idées différents.

Elle est construite hiérarchiquement de la base au sommet. Par contre, le « Parti populaire » est officiellement indépendant des autorités cléricales, accueille dans ses rangs même des non-catholiques – tout en se donnant entre autres pour programme la défense de la religion -, subit toutes les vicissitudes auxquelles est soumis un parti de masse, a déjà connu plus d’une scission, est le théâtre de luttes de tendances acharnées qui reflètent les conflits de classes des masses rurales italiennes.

Pie XI, le pape actuel, est le 260e successeur de saint Pierre. Avant d’être élu pape, il avait été cardinal à Milan. Au point de vue politique, il appartenait à cette espèce de réactionnaires italiens qu’on connaît sous le nom de « modérés lombards », groupe composé d’aristocrates, de grands propriétaires et de gros industriels qui se placent plus à droite que le Corriere della Sera.

Le  pape actuel, quand il s’appelait encore Félicien Ratti et qu’il était cardinal à Milan, manifesta maintes fois ses sympathies pour le fascisme et Mussolini. Les « modérés » milanais intervinrent auprès de Ratti, élu pape, pour assurer son appui au fascisme, au moment du coup d’État.

Au Vatican, le pape est secondé par le Sacré Collège, composé de 60 cardinaux, nommés par le pape et qui à leur tour désignent le pape chaque fois que le trône de saint Pierre devient vacant. De ces 60 cardinaux, 30 au moins sont toujours pris dans le clergé italien, pour assurer l’élection d’un pape de nationalité italienne.

Après viennent les Espagnols avec 6 cardinaux, les Français qui en ont 5, etc. L’administration internationale de l’Église est confiée à un collège de patriarches et archevêques qui se partagent les différents rites nationaux reconnus officiellement.

La cour pontificale rappelle l’organisation gouvernementale d’un grand État. Environ 200 fonctionnaires ecclésiastiques président les différents départements et sections ou font partie des diverses commissions, etc. La plus importante des sections, c’est, sans doute, le secrétariat d’État qui dirige les affaires politiques et diplomatiques du Vatican.

À sa tête se trouve le cardinal Pierre Gasparri qui avait déjà exercé les fonctions de secrétaire d’État auprès de deux prédécesseurs de Pie XI. Le Parti populaire fut constitué sous sa  production. C’est un homme puissant, très doué et, à ce qu’on dit, d’esprit démocratique. La vérité est qu’il a été en butte aux attaques furieuses des journaux fascistes qui ont même exigé sa démission. 26 États ont leurs représentants auprès du Vatican, qui à son tour, est représenté auprès de 37 États.

C’est en Italie et particulièrement à Rome que se trouve la direction centrale de 215 ordres religieux, dont 89 masculins et 126 féminins, dont un grand nombre existent depuis 1 000 et même 1 500 ans et qui possèdent des couvents et forment des congrégations dans tous les pays. Les bénédictins, par exemple, qui se sont spécialisés dans l’éducation, avaient dans leur ordre, en 1920, 7 100 moines, répartis dans 160 couvents, et 11 800 religieuses. L’ordre masculin est administré par un primat et compte les dignitaires suivants : un cardinal, 6 archevêques, 9 évêques et 121 prieurs.

Les bénédictins entretiennent 800 églises et 170 écoles. Ce n’est qu’un des 215 ordres catholiques ! La Sainte Société de Jésus compte officiellement 17 540 membres dont 8 586 pères, 4 957 étudiants et 3 997 frères laïques. Les jésuites sont très puissants en Italie. Grâce à leurs intrigues, ils réussissent quelquefois à faire sentir leur influence jusque dans les rangs des partis prolétariens.

Pendant la guerre, ils cherchèrent, par l’intermédiaire de François Ciccotti, alors correspondant de l’Avanti ! à Rome, aujourd’hui partisan de Nitti, à obtenir de Serrati que l’Avanti  !  cessât sa campagne contre leur ordre qui s’était emparé de toutes les écoles privées de Turin.

À Rome réside encore la Congrégation de la Propagande de la Foi catholique qui, par ses missionnaires, cherche à propager le catholicisme dans tous les pays. Elle a à son service 16 000 hommes et 30 000 femmes missionnaires, 6 000 prêtres indigènes et 29 000 catéchistes, ceci seulement dans les pays non chrétiens. Elle entretient, en outre, 30 000 églises, 147 séminaires, avec 6 000 élèves, 24 000 écoles populaires, 409 hôpitaux, 1 183 dispensaires médicaux, 1 263 orphelinats et 63 imprimeries.

La grande institution mondiale l’« Apostolat de la Prière » est la création des Jésuites. Elle embrasse 26 millions d’adhérents, divisés en des groupes de 15 personnes avec à la tête chacun un « fervent » et une « fervente ». Elle édite une publication centrale périodique qui paraît en 51 éditions diverses et en 39 langues, dont 6 dialectes de l’Inde, un de Madagascar, etc., a 1 million et demi d’abonnés et est tirée à 10 millions d’exemplaires.

L’« Apostolat de la Prière » est, sans doute, une des meilleures organisations de propagande religieuse. Ses méthodes seraient très intéressantes à étudier. Elle réussit par des moyens très simples à exercer une énorme influence sur les larges masses de la population rurale, excitant leur fanatisme religieux et leur suggérant la politique qui convient aux intérêts de l’Église. Une de ses publications, certainement la plus répandue, coûtait avant la guerre deux sous par an.

C’était une petite feuille illustrée de caractère à la fois religieux et politique. Je me rappelle avoir lu en 1922, dans un numéro de cette feuille, le passage suivant : « Nous recommandons à tous nos lecteurs de prier pour les fabricants de sucre traîtreusement attaqués par les soi-disant antiprotectionnistes, c’est-à-dire les francs-maçons et les mécréants. »

C’était l’époque où le parti démocrate en Italie menait une vive campagne contre le protectionnisme douanier, heurtant ainsi les intérêts des sucriers. Les propagandistes du libre-échange étaient, à cette époque, souvent attaqués par les paysans, inspirés par les jésuites de l’« Apostolat de la Prière ».

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Guillaume Apollinaire : Nos amis les futuristes

Guillaume Apollinaire, article Nos amis les futuristes publié dans la revue Les Soirées de Paris, février 1914

La nouvelle technique des mots en liberté sortie de Rimbaud, de Mallarmé, des symbolistes en général et du style télégraphique en particulier, a, grâce à Marinetti, une grande vogue en Italie; on voit même quelques poètes l’employer en France sous forme de simultanéités semblables aux chœurs qui figurent dans les livrets d’opéra.

Cette dernière façon de poétiser pourrait trouver son précurseur dans la personne de Jules Romains, qui, en 1909, fit répéter, en vue d’une récitation pendant une conférence des Indépendants, un poème intitulé L’Eglise. Il devait se réciter à quatre voix qui se répondaient, se mêlaient en d’authentiques simultanéités, irréalisables autrement que dans la récitation directe, ou sa reproduction par le moyen du phonographe.

Avant peu, les poètes pourront, au moyen des disques, lancer à travers le monde de véritables poèmes symphoniques. Grâces en soient rendues à l’inventeur du phonographe, Charles Cros, qui aura ainsi fourni au monde un moyen d’expression plus puissant, plus directe que la voix d’un homme imitée par l’écriture ou la typographie.

Grâces en soient rendues aux musiciens, grâces en soient rendues à Jules Romains qui tenta une symphonie récitée en faisant répéter son poème polyphonique L’Eglise, au mois d’avril 1908, par Mlles Jane Eyre et Maud Sterny, MM. Marcel Olin et Aulanier.

A la poésie horizontale que l’on n’abandonnera point pour cela, s’ajoutera une poésie verticale, ou polyphonique, dont on peut attendre des œuvres fortes et imprévues.

Les mots en liberté, eux, peuvent bouleverser les syntaxes, les rendre plus souples, plus brèves; ils peuvent généraliser l’emploi du style télégraphique. Mais quant à l’esprit même, au sens intime et moderne et sublime de la poésie, rien de changé, sinon qu’il y a plus de rapidité, plus de facettes descriptibles et décrites, mais tout de même éloignement de la nature, car les gens ne parlent point au moyen de mots en liberté.

Les mots en liberté de Marinetti amènent un renouvellement de la description et à ce titre ils ont de l’importance, ils amènent également un retour offensif de la description et ainsi ils sont didactiques et antilyriques.

Certes, on s’en servira pour tout ce qui est didactique et descriptif, afin de peindre fortement et plus complètement qu’autrefois.

Et ainsi, s’ils apportent une liberté que le vers libre n’a pas donnée, ils ne remplacent pas la phrase, ni surtout le vers: rythmique ou cadencé, pair ou impair, pour l’expression directe.

Et pour renouveler l’inspiration, la rendre plus fraîche, plus vivante et plus orphique, je crois que le poète devra s’en rapporter à la nature, à la vie. S’il se bornait même, sans souci didactique, à noter le mystère qu’il voit ou qu’il entend, il s’habituerait à la vie même comme l’ont fait au dix-neuvième siècle les romanciers qui ont ainsi porté très haut leur art, et la décadence du roman est venue au moment même où les écrivains ont cessé d’observer la vérité extérieure qui est l’orphisme même de l’art.

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Manifeste du futurisme (janvier 1909)

Manifeste du futurisme, publié le 11 janvier 1909 dans Le Figaro.

Fondation et Manifeste du Futurisme : Nous avions veillé toute la nuit, mes amis et moi, sous des lampes de mosquée dont les coupoles de cuivre aussi ajourées que notre âme avaient pourtant des cœurs électriques.

Et tout en piétinant notre native paresse sur d’opulents tapis Persans, nous avions discuté aux frontières extrêmes de la logique et griffé le papier de démentes écritures. Un immense orgueil. gonflait nos poitrines, à nous sentir debout tout seuls, comme des phares ou comme des sentinelles avancées, face à l’armée des étoiles ennemies, qui campent dans leurs bivouacs célestes.

Seuls avec les mécaniciens dans les infernales chaufferies des grands navires, seuls avec les noirs fantômes qui fourragent dans le ventre rouge des locomotives affolées, seuls avec les ivrognes battant des ailes contre les murs!

Et nous voilà brusquement distraits par le roulement des énormes tram¬ways à double étage, qui passent sursautants, bariolés de lumières, tels les hameaux en fate que le Pô débordé ébranle tout à coup et déracine, pour les entraîner, sur les cascades et les remous d’un déluge, jusqu’à la mer. Puis le silence s’aggrava. Comme nous écoutions la prière exténuée du vieux canal et crisser les os des palais moribonds dans leur barbe de verdure, soudain rugirent sous nos fenêtres les automobiles affamées. – Allons, dis-je, mes amis ! Partons !

Enfin la Mythologie et l’Idéal mystique sont surpassés. Nous allons assister à la naissance du Centaure et nous verrons bientôt voler les premiers Anges ! Il faudra ébranler les portes de la vie pour en essayer les gonds et les verrous !… Partons! Voilà bien le premier soleil levant sur la terre !…

Rien n’égale la splendeur de son épée rouge qui s’escrime pour la première fois, dans nos ténèbres millénaires. Nous nous approchâmes des trois machines renâclantes pour flatter leur poitrail. Je m’allongeai sur la mienne comme un cadavre dans sa bière, mais je ressuscitai soudain sous le volant – couperet de guillotine – qui menaçait mon estomac.

Le grand balai de la folie nous arracha à nous-mêmes et nous poussa à travers les rues escarpées et profondes comme des torrents desséchés. Ça et là des lampes malheureuses, aux fenêtres, nous enseignaient à mépriser nos yeux mathématiques. – Le flair, cri ai-je, le flair suffit aux fauves!…

Et nous chassions, tels de jeunes lions, la Mort au pelage noir tacheté de croix pâles, qui courait devant nous dans le vaste ciel mauve, palpable et vivant. Et pourtant nous n avions pas de Maîtresse idéale dressant sa taille jus¬qu’aux nuages, ni de Reine cruelle à qui offrir nos cadavres tordus en bagues byzantines !…

Rien pour mourir si ce n’est le désir de nous débarrasser enfin de notre trop pesant courage! Nous allions écrasant sur le seuil des maisons les chiens de garde, qui s’aplatissaient arrondis sous nos pneus brûlants, comme un faux-col sous un fer à repasser.

La Mort amadouée me devançait à chaque virage pour m’offrir gentiment la patte, et tour à tour se couchait au ras de terre avec un bruit de mâchoires stridentes en me coulant des regards veloutés au fond des flaques. – Sortons de la Sagesse comme d’une gangue hideuse et entrons, comme des fruits pimentés d’orgueil, dans la bouche immense et torse du vent !…

Donnons-nous à manger à l’Inconnu, non par désespoir, mais simplement pour enrichir les insondables réservoirs de l’Absurde.

Comme j’avais dit ces mots, je virai brusquement sur moi-même avec l’ivresse folle des caniches qui se mordent la queue, et voilà tout à coup que deux cyclistes me désapprouvèrent, titubant devant moi ainsi que deux raison¬nements persuasifs et pourtant contradictoires. Leur ondoiement stupide discutait sur mon terrain…

Quel ennui! Pouah !… Je coupai court, et par dégoût, je me flanquai – vlan! – cul pardessus tête, dans un fossé… Oh, maternel fossé, à moitié plein d’une eau vaseuse ! Fossé d’usine ! J’ai savouré a pleine bouche ta boue fortifiante qui me rappelle la sainte mamelle noire de ma nourrice soudanaise!

Comme je dressai mon corps, fangeuse et malodorante vadrouille, je sentis le fer rouge de la joie me percer délicieusement le cœur. Une foule de pêcheurs à la ligne et de naturalistes podagres s’était ameutée d’épouvante autour du prodige. D’une âme patiente et tatillonne, ils élevèrent très haut d’énormes éperviers de fer, pour pêcher mon automobile, pareille à un grand requin embourbé.

Elle émergea lentement en abandonnant dans le fossé, telles des écailles, Sa lourde carrosserie de bon sens et son capitonnage de confort. On le croyait mort, mon bon requin, mais je le réveillai d’une seule caresse sur son dos toutpuissant, et le voilà ressuscité, courant à toute vitesse sur ses nageoires.

Alors, le visage masqué de la bonne boue des usines, pleine de scories de métal, de sueurs inutiles et de suie céleste, portant nos bras foulés en écharpe, parmi la complainte des sages pécheurs à la ligne et des naturalistes navrés, nous dictames nos premières volontés à tous les hommes vivants de la terre:

1. Nous voulons chanter l’amour du danger, l’habitude de l’énergie et de la témérité.

2. Les éléments essentiels de notre poésie seront. le courage, l’audace et la révolte.

3. La littérature ayant jusqu’ici magnifié l’immobilité pensive, l’extase et le sommeil, nous voulons exalter le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing.

4. Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle la beauté de la vitesse. Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l’haleine explosive… Une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace.

5. Nous voulons chanter l’homme qui tient le volant, dont la tige idéale traverse la Terre, lancée elle-même sur le circuit de son orbite.

6. Il faut que le poète se dépense avec chaleur, éclat et prodigalité, pour augmenter la ferveur enthousiaste des éléments primordiaux.

7. Il n’y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef-d’œuvre sans un caractère agressif. La poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se coucher devant l’homme.

8. Nous sommes sur le promontoire extrême des siècles !… A quoi bon regarder derrière nous, du moment qu’il nous faut défoncer les vantaux mysté¬rieux de l’Impossible? Le Temps et l’Espace sont morts hier. Nous vivons déjà dans l’absolu, puisque nous avons déjà créé l’éternelle vitesse omniprésente.

9. Nous voulons glorifier la guerre – seule hygiène du monde, – le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles Idées qui tuent, et le mépris de la femme.

10. Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires.

11. Nous chanterons les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte; les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes; la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques; les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument; les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des fleuves ensoleillés; les paquebots aventureux flairant l’horizon; les locomotives au grand poitrail, qui piaffent sur les rails, tels d’énormes chevaux d’acier bridés de longs tuyaux, et le vol glissant des aéroplanes, dont l’hélice a des claque¬ments de drapeau et des applaudissements de foule enthousiaste.

C’est en Italie que nous lançons ce manifeste de violence culbutante et incendiaire, par lequel nous fondons aujourd’hui le Futurisme, parce que nous voulons délivrer l’Italie de Sa gangrène de professeurs, d’archéologues, de cicé¬rones et d’antiquaires.

L’Italie a été trop longtemps le grand marché des brocanteurs. Nous vou¬Ions le débarrasser des musées innombrables qui la couvrent d’innombrables cimetières. Musées, cimetières!… Identiques vraiment dans leur sinistre coudoiement de corps qui ne se connaissent pas.

Dortoirs publics où l’on dort à jamais côte à côte avec des êtres hais ou inconnus. Férocité réciproque des peintres et des sculpteurs s’entre-tuant à coups de lignes et de couleurs dans le même musée.

Qu’on y fasse une visite chaque année comme on va voir ses morts une fois par an… Nous pouvons bien l’admettre !… Qu’on dépose même des fleurs une fois par an aux pieds de la Joconde, nous le concevons !… Mais que l’on aille promener quotidiennement dans les musées nos tristesses, nos courages fragiles et notre inquiétude, nous ne l’admettons pas!..

Voulez-vous donc vous empoisonner? Voulez-vous donc pourrir? Que peut-on bien trouver dans un vieux tableau si ce n’est la contorsion pénible de l’artiste s’efforçant de briser les barrières infranchissables à son désir d’exprimer entièrement son rêve ?

Admirer un vieux tableau c’est verser notre sensibilité dans une urne funé¬raire, au lieu de la lancer en avant par jets violents de création et d’action. Voulez-vous donc gâcher ainsi vos meilleures forces dans une admiration inutile du passé, dont vous sortez forcément épuisés, amoindris, piétinés ?

En vérité la fréquentation quotidienne des musées, des bibliothèques et des académies (ces cimetières d’efforts perdus, ces calvaires de rêves crucifiés, ces registres d’élans brisés!…) est pour les artistes ce qu’est la tutelle prolongée des parents pour des jeunes gens intelligents, ivres de leur talent et de leur volonté ambitieuse.

Pour des moribonds, des invalides et des prisonniers, passe encore. C’est peut être un baume à leurs blessures que l’admirable passé, du moment que l’avenir leur est interdit… Mais nous n’en voulons pas, nous, les jeunes, les forts et les vivants futuristes ! Viennent donc les bons incendiaires aux doigts carbonisés!…

Les voici! Les voici!… Et boutez donc le feu aux rayons des bibliothèques! Détournez le cours des canaux pour inonder les caveaux des musées!… Oh qu’elles nagent à la dérive, les toiles glorieuses! A vous les pioches et les marteaux!

Sapez les fondements des villes vénérables! Les plus âgés d’entre nous ont trente ans; nous avons donc au moins dix ans pour accomplir notre tache. Quand nous aurons quarante ans, que de plus jeunes et plus vaillants que nous veuillent bien nous jeter au panier comme des manuscrits inutiles !…

Ils viendront contre nous de très loin, de partout, en bondissant sur la cadence légère de leurs premiers poèmes, griffant l’air de leurs doigts crochus, et humant, aux portes des académies, la bonne odeur de nos esprits pourrissants, déjà promis aux catacombes des bibliothèques. Mais nous ne serons pas là.

Ils nous trouveront enfin, par un nuit d’hiver, en pleine campagne, sous un triste hangar pianoté par la pluie monotone, accroupis près de nos aéroplanes trépidants, en train de chauffer nos mains sur le misérable feu que feront nos livres d’aujourd’hui flambant gaiement sous le vol étincelant de leurs images.

Ils s’ameuteront autour de nous, haletants d’angoisse et de dépit, et tous exaspérés par notre fier courage infatigable s’élanceront pour nous tuer, avec d’autant plus de haine que leur cœur sera ivre d’amour et d’admiration pour nous. Et la forte et la saine Injustice éclatera radieusement dans leurs yeux.

Car l’art ne peut être que violence, cruauté et injustice. Les plus âgés d’entre nous ont trente ans, et pourtant nous avons déjà gaspillé des trésors, des trésors de force, d’amour, de courage et d’âpre volonté, à la hâte, en délire, sans compter, à tour de bras, à perdre haleine. Regardez-nous! Nous ne sommes pas essoufflés… Notre cœur n’a pas la moindre fatigue! Car il s’est nourri de feu, de haine et de vitesse !…

Ça vous étonne? C’est que vous ne vous souvenez même pas d’avoir vécu! Debout sur la cime du monde, nous lançons encore une fois le défi aux étoiles! Vos objections? Assez! Assez! Je les connais!

C’est entendu! Nous savons bien ce que notre belle et fausse intelligence nous affirme. – Nous ne sommes, dit-elle, que le résumé et le prolongement de nos ancêtres. – Peut-être! Soit!… Qu’importe?… Mais nous ne voulons pas entendre! Gardez-vous de répéter ces mots infâmes! Levez plutôt la tête! Debout sur la cime du monde, nous lançons encore une fois le défi aux étoiles!

Milan – Via Senato, 2

Filippo Tommaso Marinetti

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Insurrection nationale et instauration de la république italienne

La ligne du PCI, depuis que le régime a vacillé avec le « coup » contre Benito Mussolini et l’intervention militaire des Alliés en Italie même, est très claire : il faut unifier les masses pour chasser l’envahisseur allemand.

Les Instructions pour tous les camarades et pour toutes les formations du parti, écrites par Palmiro Togliatti en 1944, affirment les points suivants :

« 1) ligne générale du Parti pour le moment présent : Insurrection nationale du peuple dans toutes les régions occupées pour la libération du pays et l’écrasement des envahisseurs allemands et des traîtres fascistes.

2) Le parti réalise cette ligne sur la base de l’unité des forces populaires antifascistes et nationales. Par la conviction et par l’exemple il entraîne et dirige l’insurrection nationale de toutes ces forces organisées aujourd’hui dans les Comités de libération.

L’insurrection que nous voulons ne doit pas être celle d’un parti ou d’une partie seulement du front antifasciste mais de tout le peuple, de toute la nation. Les Comités de libération doivent donc être les organismes de direction politique du mouvement. L’alliance étroite avec les socialistes, le contact étroit avec les démocrates de gauche, avec les masses catholiques, avec les officiers et les soldats patriotes doit permettre aux communistes de s’acquitter de leur fonction d’avant-garde dans la préparation de la lutte en vue de celle-ci.

Nous voulons l’unité de tout l’antifascisme et de toute la nation dans la lutte contre l’envahisseur allemand et les traîtres fascistes parce que c’est dans cette unité que nous voyons la garantie de notre victoire. »

Cette position reflète l’histoire du PCI : s’étant maintenu malgré le fascisme – et c’est le seul parti politique à y être parvenu, au prix du sang et de l’emprisonnement – il reflète la position ouvrière consistant à assumer jusqu’au bout la lutte.

Palmiro Togliatti

De fait, en plus de la guerre des partisans et de l’intervention des forces alliées en Italie, le grand événement est la titanesque grève se déroulant dans le nord de l’Italie, au tout début de mars 1944. Elle touche un million de personnes, dans une zone qui est celle de la République Sociale Italienne de Benito Mussolini.

Les grandes usines sont celles de Fiat, des aciéries, de la Breda, d’Ansaldo, de Magneti, de Pirelli, de Falck, d’Alfa Romeo, de l’Elettromeccanica, etc., à Milan, Turin, Gênes, villes où la condition ouvrière est terrible avec la misère, mais aussi les destructions dues aux bombardement, notamment avec Turin qui est à moitié détruite, alors que Milan connaît 200 000 sans abris.

Le PCI ne disposait alors que de petits noyaux au sein des usines, d’entre 5 et 40 personnes (sur entre 1000 et 14 000 ouvriers environ), mais qui ne sont pas isolés et disposent de très nombreux sympathisants.

Il grandit par conséquent à grande vitesse : dès la fin de 1944, il dispose déjà de plus de 76 000 membres, sans compter les partisans qui sont au moins 15 000. Et il profite du prestige toujours plus immense en Italie de l’Armée rouge, le PCI menant bien entendu la propagande au sujet des victoires effectuées, alors que l’Allemagne nazie s’effondre.

L’Unité peut ainsi titrer :

« Par la grève générale, par les combats de rue et par l’action armée, vers l’épreuve décisive ».

Il y a toutefois un problème fondamental : les partisans ne sont pas en mesure de conserver les territoires conquis, d’en faire des bases rouges comme ce fut le cas en Chine. La Grande-Bretagne fait tout pour empêcher que les partisans y parviennent afin que le pays ne bascule pas dans le camp communiste et de fait les partisans ne parviennent pas à maintenir leurs zones si l’Armée nazie décide de mener des opérations sérieuses de ratissage.

Le dirigeant communiste raconte à ce sujet que :

« On n’a pas réussi à obtenir des Alliés ou à se procurer nous-mêmes les moyens de libérer de manière permanente de vastes zones de territoire. Les zones libres duraient à peine un à deux mois…

La Résistance à eu ces limites parce qu’elle n’est pas parvenue à donner des perspectives et des mots d’ordre socialistes, parce qu’elle n’a pas mieux établi un programme de réformes de structures à mettre en place après la libération, parce que s’est réalisée une unité plutôt qu’une autre, parce qu’on a mis sur le canon des fusils le drapeau tricolore au lieu du drapeau rouge.

La raison fondamentale réside dans le fait qu’on n’a pas réussi dans les conditions dans lesquelles on opérait, à faire de la Résistance un mouvement plus large, plus fort, avec des formations de partisans plus nombreuses, plus aguerries et puissamment armées, qui soient en mesure de libérer de manière stable des régions entières et de faire en sorte qu’à leur arrivée, des Anglo-américains se trouvent devant une armée organisée et un pouvoir populaire effectivement et solidement conquis. »

L’exemple grec va par la suite traumatiser le PCI : l’écrasement de la Résistance grecque par les forces anglaises va servir de contre-exemple absolu, ce qui sera également nécessairement vrai pour le PCF.

La présence de troupes alliées anglo-américaines empêche une progression de la guerre des partisans, alors que seule une réelle avancée militaire autonome aurait permis de ne pas être subordonné à elles.

Dès les succès véritables, le commandement allié entendra rassembler les partisans dans des camps afin de les désarmer, de leur fournir des attestations, de les renvoyer chez eux.

La guerre des partisans lancée par le PCI apparaît alors à la fois comme une libération anti-nazie, mais aussi comme un appoint à la pénétration anglo-américaine en Italie.

L’anglais Winston Churchill avait tout fait pour que le gouvernement de Pietro Badoglio serve de tampon, empêchant les masses populaires de faire irruption politiquement.

Voici ce qu’il expliqua dans un discours aux députés britanniques :

« C’est à Rome [non encore libérée à ce moment-là] qu’un gouvernement italien peut être formé sur de plus larges bases. Je ne peux pas dire qu’un tel gouvernement sera une aide pour les Alliés autant que le gouvernement actuel.

Naturellement, ce pourrait être également un gouvernement qui, pour s’attirer la sympathie des Italiens, tenterait de résister, pour peu qu’il ose, aux demandes qui lui seront adressées dans l’intérêt des armées alliées.

Il me déplairait, par conséquent, d’assister à un changement insatisfaisant à un moment où la bataille est à son comble, oscillant entre la victoire et la défaite. Quand il faut tenir en main une cafetière bouillante, il vaut mieux ne pas casser l’anse jusqu’à ce qu’on soit sûr d’en avoir une aussi commode et pratique, au moins jusqu’à ce qu’on ait un torchon à portée de la main. »

L’URSS avait pourtant tenter d’aider le PCI, en reconnaissant en mars 1944 le gouvernement de Pietro Badoglio, qui avait été initialement soutenu par la Grande-Bretagne, épaulée des États-Unis.

Cela renversait la perspective et débloqua totalement la situation pour le PCI et la gauche en général, qui put alors tenter de déborder le gouvernement en y adhérant, au lieu d’être simplement à l’extérieur, sans possibilité d’action politique aucune.

Dès le 12 avril, le roi Victor Emmanuel III fut obligé d’abdiquer en faveur de son fils, alors que le 21 avril le gouvernement de ¨Pietro Badoglio intègre les forces antifascistes, avec un ministre de l’intérieur démocratie-chrétien. Palmiro Togliatti devint alors ministre sans portefeuille et le PCI disposa aussi du ministère de l’Agriculture et des Eaux et Forêts, de deux sous-secrétariat.

Surtout, et c’est là une clef de cette avancée, le gouvernement Badoglio ne parle plus de « chambre des députés devant être élue », mais d’une « Assemblée constituante et législative », ce qui est un immense succès pour le PCI, qui s’inscrit dans la vie politique comme alternative au régime précédent.

Cependant, le PCI est incapable de formuler un projet étatique. Il lui manque une vision générale sur ce plan. Palmiro Togliatti ne l’a pas et Antonio Gramsci n’a pas été en mesure de la formuler non plus.

Voici comment Palmiro Togliatti, dans une conférence à la fédération communiste de Rome, présente sa manière de voir les choses :

« Avant toute chose, et c’est là l’essentiel, le parti nouveau est un parti de la classe ouvrière et du peuple qui ne se limite plus seulement à la critique et à la propagande mais qui intervient dans la vie du pays par une action positive et constructive qui commence par les cellules d’usine et de villages et doit arriver jusqu’au Comité central, jusqu’à des hommes que nous déléguons pour représenter la classe ouvrière et le Parti au gouvernement.

Il est clair, donc, que quand nous parlons de parti nouveau nous entendons, avant toute autre chose, un parti qui soit capable de traduire dans sa politique, dans son organisation et dans son action de tous les jours, ce profond changement qui s’est produit dans la position de la classe ouvrière par rapport aux problèmes de la vie nationale.

Une fois abandonnée la position de seule opposition et de critique qu’elle a eue par le passé, la classe ouvrière entend aujourd’hui assumer elle-même, à côté des autres forces démocratiques conséquentes, une fonction dirigeants dans la lutte de libération du pays et dans la construction d’un régime démocratique.

Le nouveau parti est le parti qui est capable de traduire ces nouvelles positions de la classe ouvrière, de la traduire en actes à travers sa politique, à travers son action et donc en transformant, dans ce but, son organisation. En même temps, le nouveau parti que nous avons en tête doit être un parti national italien, c’est-à-dire un parti qui pose et résorbe le problème de l’émancipation du travail dans le cadre de notre vie et de notre liberté nationale, en faisant nôtres toutes les tendances progressistes de la nation. »

Cette définition est la même que celle de Maurice Thorez en France et elle fait du PCI un parti authentiquement social-démocrate, au sens historique du terme, nullement un Parti Communiste avec comme ligne le renversement du régime.

Le PCI – tout comme le PCF – considère qu’en ayant intégré le processus de formation du nouvel État, il peut peser sur lui, aboutir à une vraie « démocratie ». C’est là une conception opportuniste, qui va à l’opposé du principe de la démocratie populaire comme rupture.

Ce qui frappe alors, ce sont deux choses. Tout d’abord, le PCI devient un parti de masses. Dès novembre 1944, il a en son sein plus de 342 000 personnes, puis pratiquement 479 000 en décembre. En 1946, il dépasse le million et en 1947, le chiffre sera de 2 279 000.

Mais, et justement, le PCI n’a cette même année 1947 que 50 000 personnes dans le Mezzogiorno. C’est ce même Mezzogiorno qui soutiendra la monarchie lors du référendum à son sujet, en juin 1946. La République gagne, avec 12,7 millions de voix, mais la monarchie ne perd que de peu, avec 10,7 millions de voix, triomphant dans le sud.

La base du régime n’a pas changé et la seconde chose qui frappe, c’est qu’il n’y a pas de défascisation, pas de réformes agraires, pas d’écrasement de la mafia.

Le Vatican reste intact et dispose d’un parti nouveau, la démocratie chrétienne, qui obtient 35,2 % des voix en 1946, le PSI suivant avec 20,7 % des voix, le PCI étant encore derrière avec 18,9 % des voix.

C’est l’ouverture d’une période qui sera caricaturée par l’affrontement entre le maire communiste Peppone et le religieux Don Camillo dans le village de Brescello, mais qui sera surtout marquée par la gestion du pays par la démocratie chrétienne, en étroite relation avec l’impérialisme américain plaçant même des bases de l’OTAN dans le pays.

Dès 1948, le Front démocratique populaire issu de l’unité PCI-PSI et se présentant comme la « liste Garibaldi », comme le prolongement des Brigades de la Résistance partisane, est battu avec 30,98 % des voix (8,1 millions de votants) par la démocratie chrétienne et ses 48,51 % des voix (12,7 millions de votants).

L’échec se révèle d’autant plus patent si l’on sait que jamais il n’y eut de procès des criminels de guerre allemand ayant commis des massacres de grande ampleur en Italie.

Parmi les plus connus, on a le massacre en octobre 1944 de 1839 habitants du village de Marzabotto par la 16e Panzergrenadierdivision SS Reichsführer-SS, qui fut également responsable en août 1944 dans le district de Sant’Anna di Stazzema de l’assassinat de 561 personnes, femmes et enfants compris.

Si ces opérations visaient à terroriser la population, il y avait également les représailles anti-partisanes, comme avec le massacre des Fosses ardéatines, en mars 1944, où 335 otages sont massacrés.

Ce dernier crime fut le seul à connaître deux épisodes juridiques. Le premier fut la condamnation du chef de la gestapo à Rome, Herbert Kappler, à la prison à vie, celui-ci s’échappant en 1977 et se réfugiant en Allemagne de l’Ouest, qui le protégera. Un autre procès eut lieu à la fin des années 1990, où deux personnes sont condamnées à la prison à vie, peines commuées en résidence surveillée.

De la même manière, il n’y eut aucune défascisation, c’est-à-dire aucune épuration, aucune remise en cause des monuments fascistes, de sa culture qui s’était diffusée, etc., sauf dans les cas où il y avait eu un soutien ouvert à l’Allemagne nazie. Les fascistes formèrent même un nouveau parti, le Movimento Sociale Italiano – Destra Nazionale, parvenant à disposer d’environ 400 000 adhérants dans les années 1970.

L’histoire fasciste fut récupérée, au fur et à mesure : l’amirauté a reconnu en 2006 les nageurs de combat de la Xe Flottiglia MAS, au service de la République Sociale Italienne et particulièrement criminelle, comme des « vétérans », les intégrant dans l’histoire officielle.

La république italienne n’est donc pas née antifasciste, mais anti « nazifasciste » et encore cela est-il à relativiser, seul l’aspect nationaliste italien primant réellement.

Il apparaît ici que l’exécution par les partisans de Benito Mussolini, le 28 avril 1945, fut une erreur. Il fut reconnu alors qu’il fuyait avec l’Armée nazie ; exécuté, il fut ensuite pendu par les pieds avec 14 autres fascistes, à la place Loreto de Milan, en allusion à 15 antifascistes exécutés montrés au même endroit l’année précédente.

Or, il aurait fallu que son exécution suive un procès qui aurait été celui du régime. Le succès de l’initiative partisane se transforma en son contraire, en force d’appoint du nouveau régime, en raison d’une mauvaise compréhension de la question de l’État.

La démocratie chrétienne et le Vatican, avec les impérialismes britannique et américain, purent ainsi poser la République italienne comme base d’une réconciliation, niant le passé mussolinien en le masquant derrière le combat contre le « nazifascisme » et en le présentant comme une simple « parenthèse », un accident de parcours.

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L’Italie fasciste et l’antifascisme : la guerre des partisans

Le paradoxe du gouvernement de Pietro Badoglio, c’est que lorsque l’armistice fut organisé avec les alliés et déclaré le 8 septembre au soir, il dut fuir Rome, ce qui fut également le cas pour le Roi. Le commandement militaire lui-même s’enfuit en pleine panique, sans prévenir aucun ministre, abandonnant des documents secrets, le sceau de l’état-major, etc.

C’est ce qui fut appelé la défense manquée de Rome, et cela alors que 80 000 soldats italiens étaient présents en périphérie. Le 9 septembre, dans la matinée, l’Armée allemande a déjà le contrôle de la capitale italienne.

En pratique, l’Armée italienne a disparu du jour au lendemain, 400 000 soldats devenant des prisonniers des Alliés, 600 000 de l’Armée allemande. Néanmoins, dans l’Armée italienne, des milliers de soldats et d’officiers décidèrent de s’opposer à l’intervention allemande forte de 120 000 hommes. Si leur tentative fut un échec, elle galvanisa ce qui apparaît comme une résistance nationale anti-allemande.

Le paradoxe est donc que cette intervention allemande qui suit l’effondrement du fascisme italien pour le sauver dans le nord de l’Italie doit faire face, justement, à un soulèvement populaire qui profite dudit effondrement d’un côté, et qui de l’autre ne veut pas de domination allemande.

Encore cela est-il à relativiser : tout d’abord, parce que dans le Sud, les Alliés font tout pour empêcher l’émergence d’un nouveau pouvoir, ensuite parce que la désorganisation complète du pays et la passivité générale font que les situations se règlent au jour le jour.

Ce qui est par contre absolument clair, c’est la volonté du Parti Communiste Italien d’aller à la lutte armée. Le quotidien Corriere Della Sera donne cette information, 23 septembre 1943, provenant du quartier général allemand :

« Partisans slovènes unis à des communistes italiens et à des groupes et des bandes de la région croate, tentent, à l’est de Venise, en Istrie et en Slovénie de gagner du terrain en profitant de la trahison de Badoglio. Les troupes allemandes, soutenues par les unités nationales fascistes et des habitants volontaires ont occupé les localités les plus importantes et les voies de communication et attaquent les rebelles qui ont l’intention de voler et de faire du butin. »

Le Parti Communiste Italien profite en effet de la situation pour se réorganiser dans tout le pays et organiser la guerre des partisans.

A cet effet sont généralisées les Brigate d’assalto « Garibaldi », Brigades d’Assaut Garibaldi, sur le modèle des Francs-Tireurs et Partisans français et des Brigades Internationales, dirigés par Luigi Longo et Pietro Secchia, dont la moitié des membres sont communistes, ainsi que la quasi-totalité des troupes de choc, les Gruppi di azione Patriottica (Groupes d’Action Patriotique).

Voici comment les Brigades Garibaldi sont présentées, en novembre 1943 dans la revue Le combattant, dans l’article « Les détachements Garibaldi sont des détachements modèles » :

« Pourquoi des détachements d’assaut ? parce qu’ils sont créés pour l’action armée, pour l’assaut, pour l’attaque audacieuse. Des détachements d’assaut parce qu’ils donnent une organisation et une discipline de fer qui correspond aux tâches qu’ils se proposent.

Des détachements d’assaut Garibaldi parce que leur action patriotique s’inscrit dans les meilleures traditions populaires et nationales italiennes, des Garibaldiens du Risorgimento aux glorieuses Brigades Garibaldi d’Espagne dont les glorieux survivants sont maintenant à la tête des meilleurs détachements de partisans. »

Voici, à titre d’exemple, les trois « baptêmes » des Brigade d’Assaut Garibaldi de la ville de Reggio d’Émilie :

« Le commandant de brigade a décidé d’appeler votre détachement du nom d’un garibaldien tombé récemment sous le feu allemand, Orlandino Guerrino. Né dans les montagnes où se mène notre guerre, il s’est montré un véritable enfant de cette montagne…

Sa chair ensanglantée par la mitrailleuse ennemie, sa figure morale de garibaldien sont comme un drapeau derrière lequel nous devons tous nous rassembler…

Garibaldiens du détachement Orlandino Guerrino, faites voir à nos ennemis barbares que son sacrifice n’a pas été vain. »

« Garibaldiens, le commandant de brigade a voulu appeler votre détachement du nom de Zambonini Enrico pour rappeler son héroïque figure de prolétaire combattant…

A peine a-t-il entendu le grondement de la bataille sur la terre d’Espagne que son sens le plus élevé du devoir de travailleur le poussa à y participer.

Il soutint à Guadalajara le même combat que nous menons ici, aujourd’hui. Sa foi n’a jamais faibli. Garibaldiens du détachement Zambonini Enrico, vengez-le ! »

« Garibaldiens : Dughetti Fiorio est le nom de votre détachement. Que sa figure de Garibaldien, blessé, capturé et fusillé par les fascistes soit votre drapeau…

Les fascistes l’ont tué inutilement après qu’il ait été blessé et vous, Garibaldiens, vous anéantirez avec impétuosité et courage. ces hyènes qui nous offensent en marchant sur notre sol sacré.

Mort aux Allemands et aux fascistes ! Et vive l’Italie ! Le commandant et le commissaire de brigade. »

Plus de 50 000 personnes participeront à ces Brigades, sur un total de plus de 100 000 partisans ; aux 575 Brigades d’Assaut Garibaldi, il faut ajouter 54 Brigate del popolo formées par le Parti Populaire qui donnera la Démocratie chrétienne, 70 Brigate Matteotti du Partito Socialista Italiano di Unità Proletaria fondé à gauche du PSU, 198 Brigate Giustizia e Libertà du Partito d’Azione radical républicain, 255 Brigate autonome formées par des militaires, etc.

En mars 1944, il y a 36 000 partisans en tout dans les montagne ; en mai le total est déjà de 100 000. Au total, 42 000 tomberont dans la lutte contre l’Allemagne nazie et la République Sociale Italienne de Benito Mussolini, affrontant les ratissages, les terribles tortures en cas de capture, afin le poteau d’exécution.

Une structure nationale – le Comitato di Liberazione Nazionale – chapeautait l’ensemble de ces formations, étant lui même divisé en un Comitato di Liberazione Nazionale Alta Italia pour la partie nord et un Comitato di Liberazione Nazionale Centrale pour le centre et le sud.

Le PCI, fort de l’expérience admirable réalisée dans la République espagnole, souligne l’importance des commissaires politiques afin de renforcer le niveau des brigades. Ces commissaires politiques sont ceux de la Brigade ; si les communistes doivent former un noyau autant que possible dans la brigade, la division des rôles est clairement établie.

Les Directives pour la constitution et le fonctionnement des noyaux du Parti, en mars 1944, soulignent ainsi :

« La tâche du noyau est d’assurer la vie du parti dans chaque unité, la compréhension et l’acceptation de la ligne du parti en ce qui concerne la lutte de libération nationale, la collaboration sans réserve avec le commandant et le commissaire de l’unité, quel qu’il soit.

Il faut recruter de nouveaux membres pour le parti. Le noyau a aussi le pouvoir de proposer des éloges et des blâmes ou des expulsions (…).

Le noyau du parti doit mener son travail avec beaucoup de tact et d’habileté, il ne doit pas faire sentir sa présence par des manifestations susceptibles de heurter ou d’indisposer les partisans qui ne sont pas membres du parti, ne pas se substituer au commandant ni aux organes dirigeants des formations (…).

Commandant, commissaire politique, dirigeant du parti, doivent collaborer étroitement, en gardant bien distinctes leurs attributions et leurs tâches : le commandant doit s’occuper essentiellement de l’organisation et du côté militaire de la formation.

Le commissaire politique doit s’occuper essentiellement du moral des combattants et de leur éducation politique ainsi que de l’orientation sur les questions plus importantes de la lutte de libération nationale. Le responsable politique doit s’occuper essentiellement du travail du parti.

Dans la mesure où ils sont tous trois des camarades, le Commandant, le commissaire politique et le responsable du parti doivent constituer un triangle pour examiner en commun les solutions des questions générales les plus importantes qui concernent la vie et l’action des formations…

Dans le processus d’unité, quand le commandant, le commissaire et le responsable du P. sont tous trois membres du parti, ils sont responsables solidairement devant le parti ».

Le PCI profite à ce niveau de cadres très décidés, avec les 1500 cadres formant le noyau dur qui proviennent des prisons, des camps de relégation ou encore de l’exil ; ils forment l’armature historique de la guérilla organisée par le PCI ayant tout donné tout ce qu’il peut pour maintenir le drapeau en Italie même durant les années 1930.

Giuliano Pajetta, par exemple, né en 1915, a été organisateur de la Jeunesse Communiste de l’immigration italienne en France, commissaire politique dans les Brigades Internationales, membre de la résistance française dans les FTP. Capturé en 1942 il est libéré par le maquis en 1944. Il rentre en Italie participer à la Résistance puis de nouveau capturé et envoyé au camp de Mauthausen.

Le PCI a lui-même 20 000 membres, pratiquement tous en zone occupée par l’Armée allemande ; autour de ce noyau dur, il y a la classe ouvrière qui est au premier rang pour mener la bataille ; quant aux gens rejoignant les partisans, ils sont jeunes, voire très jeunes dans leur écrasante majorité. Parallèlement à cela, il y a de multiples fronts qui naissent, pour les femmes, la jeunesse, dans les usines.

Il y a toutefois un problème : l’Angleterre fait tout pour que le roi ne soit pas renversé et pour faire en sorte que le gouvernement Badoglio reste en place, ce qui sera effectivement le cas jusqu’au 18 juin 1944. Les Alliés en général n’ont pas de position à ce sujet, tout le monde étant dans l’expectative du débarquement en France, qui scellera précisément le destin du maréchal Pietro Badoglio.

On a ainsi le paradoxe que le Parti Communiste Italien mène un combat contre l’occupant allemand et la république sociale italienne de Mussolini qui en est le satellite, alors que le reste du pays non occupé dispose d’un régime qui s’est effondré, mais dispose encore de structures officielles.

On doit bien voir ici que l’Italie n’a jamais été centralisée jusqu’alors et que le Mezzogiorno dispose de multiples forces centrifuges, tels les indépendantistes de Sicile et de Sardaigne mis sous le coude par l’impérialisme anglais pour contrer éventuellement une Italie devenant communiste, ainsi que les diverses mafias qui par leurs ramifications aux États-Unis d’Amérique ont de bons liens avec l’impérialisme américain.

Le Mezzogiorno a toujours été d’ailleurs le point faible du PCI, de par la base paysanne massive et cela joue d’autant plus que la misère noire règne dans ces régions, ramenant la vie quotidienne à une bataille pour la survie, alors que le prix des pâtes est passé de 3 lires le kilo en 1940 à 120 lires en 1943, le pain pareillement de 2,9 à 100 lires, le litre d’huile de 8 à 100 lires, le kilo de viande de 15 à 170 lires, etc.

Dans ce contexte explosif, les trotskystes et bordiguistes renforcent leur propagande, dénonçant le PCI comme soumis à la bourgeoisie et niant la lutte anti-nazie, appelant à la révolution et touchant des secteurs communistes sensible à une propagande maximaliste. Alors que l’URSS exige sans cesse que les Alliés fassent un débarquement à l’ouest, des maximalistes vont jusqu’à affirmer qu’il faut l’empêcher pour que l’armée rouge batte seule les nazis et qu’ainsi la révolution triomphe, etc.

Les différents organes de cette propagande – les maximalistes Bandiera RossaStella Rossa ou encore les bordiguistes de Prométhée qui eux s’opposent ouvertement à la Résistance – ne feront pas long feu, mais ils provoqueront diverses troubles, notamment à Naples, qui sera pourtant une ville se libérant toute seule, au prix du sang, de l’occupation allemande.

Les impérialismes britanniques et américain sont conscients de cela et dans la foulée ils avaient interdit à la demande de Pietro Badoglio une réunion des Comité de Libération Nationale des régions libérées à Naples en décembre 1943, celle se déroulant finalement le 28 janvier 1944 à Bari.

Le maintien du gouvernement Badoglio avait une fonction très claire : retarder l’émergence d’institutions nouvelles, maintenant les masses dans la passivité et l’attentisme par rapport à la suite des événements, freiner à tout prix la réapparition de la vie politique en connaissance du fait que le PCI est le seul à disposer d’une tradition continue en Italie.

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La République Sociale Italienne comme État total

Au sens strict, le fascisme est un modernisme poussé par la partie nord de l’Italie, industrialisée et ayant accepté un compromis avec le féodalisme du sud. Le respect de la royauté a fait partie de ce compromis.

Giovanni Gentile a été l’artisan de ce compromis, notamment avec une réforme de l’école. Désireux de mettre en avant la « morale », il avait fait en sorte que dans les « gymnases », c’est-à-dire les lycées, 70 % des cours relèvent des sciences humaines (italien, latin, grec, histoire, philosophie), comprises comme des « méthodes », des « règles », le par cœur étant la principale démarche.

Le catéchisme catholique fut également enseigné dans les écoles primaires, Giovanni Gentile considérant que le catholicisme était la forme culturelle historique de la Nation italienne ; néanmoins, le Vatican récupéra toujours plus de prérogatives intellectuelles et culturelles dans l’État italien.

Au cours de ce processus, les loges maçonniques furent interdites et détruites, dès 1925, comme représentantes d’idéologies parallèles d’influence semi-secrète.

Lorsque par contre l’Italie du sud fut passée dans le camp de l’alliance avec les États-Unis d’Amérique et que la partie nord fut marquée par l’intervention militaire allemande, le fascisme connut une intense transformation.

Une rupture historique se produit avec la partie sud, c’est-à-dire avec les forces portant la monarchie et le catholicisme.

C’est pour cette raison que Benito Mussolini fonde, en septembre 1943, dans la partie nord de l’Italie (ainsi que le « centre »), la « République Sociale Italienne », souvent appelée République de Salò, du nom de la ville hébergeant le gouvernement.

Cette république se définit comme un Stato Nazionale Repubblicano, un État National Républicain ; en pratique, il naît comme protectorat allemand : l’Armée allemande décide de tout, sa présence est financée massivement par le régime et Benito Mussolini lui-même, qui avait été emprisonné par des partisans de l’alliance avec les États-Unis, fut libéré par un commando de l’Armée nazie pour être placé comme dirigeant.

L’économie devint une économie de guerre et le régime celui de la mobilisation générale, avec chaque travailleur devant adhérer à la Confédération Générale du Travail, de la Technique et des Arts, cette double opération étant maquillée en vague de « socialisation », de « nationalisation » des entreprises de plus de 100 employés, de « retour aux origines du fascisme » sous l’égide d’un Parti Fasciste Républicain le dirigeant.

En réalité, on a ici un esprit national-révolutionnaire de guerre totale qui est très éloigné du républicanisme romain pacifique du fascisme des débuts.

Pour cette raison, il y a une mise à l’écart de Giovanni Gentile, qui avait déjà vu sa position, dans les années 1930, affaibli par l’influence grandissante du catholicisme. Il resta cependant jusqu’au bout fidèle au régime, tentant de faire valoir sa propre position.

L’état d’urgence propre à l’État National Républicain exigeait par contre un autre esprit et cela aboutit à l’émergence de théoriciens de la mobilisation totale, c’est-à-dire de nationaux-révolutionnaires.

On a ici deux figures principales : tout d’abord le renégat communiste Nicola Bombacci (1879-1945), qui théorise l’État total comme « vrai » socialisme, le régime de Salò se revendiquant être contre la « ploutocratie mondiale », pour une propriété privée encadrée par l’État.

Dans la Manifeste de Vérone du régime il est précisé que :

« Dans l’économie nationale, tout ce qui sort de l’intérêt particulier pour entrer dans l’intérêt collectif, appartient à la sphère des actions qui relèvent de l’Etat. »

Ensuite, on a le théoricien racialiste et mystique Julius Evola (1898-1974), dont l’émergence converge avec la participation ouverte et agressive du nouveau régime à la destruction de la population juive d’Europe.

Théoricien de la « révolte contre le monde moderne », Julius Evola est un conservateur révolutionnaire, se revendiquant de la « Tradition ». Partisan lui aussi de la mobilisation totale, de la formation d’une « nation de guerriers », il l’était dans uns sens résolument élitiste, à l’opposé de la perspective de masses de Nicola Bombacci.

Pour cette raison, après 1945, Julius Evola sera le principal théoricien de la « nouvelle droite », appelant à être dans ce monde sans y participer, afin de garder ses valeurs élitaires, ce qu’il résumera avec la formule « chevaucher le tigre » ou encore le mot d’ordre « Ce sur quoi je ne peux rien, ne peut rien sur moi ».

En 1951, il formulera de la manière suivante sa conception :

« J’ai défendu, et je défends, des “idées fascistes”, non en tant qu’elles étaient “fascistes”, mais dans la mesure où elles reprenaient une tradition supérieure et antérieure au fascisme, où elles appartenaient à l’héritage de la conception hiérarchique, aristocratique et traditionnelle de l’État — conception ayant un caractère universel et qui s’est maintenue en Europe jusqu’à la Révolution française. »

Dans les années amenant à l’intégration du fascisme italien, comme mobilisation totale, comme protectorat de l’Allemagne nazie, Julius Evola tenta de théoriser ce passage, au moyen d’ouvrages comme, en 1941, avec Synthèse de doctrine de la raceÉléments pour une éducation racialeLa Doctrine aryenne du combat et de la victoire.

Cette dynamique fut soutenue par Benito Mussolini, mais l’effondrement du régime empêcha l’avènement de Julius Evola, qui dut fuir en Allemagne nazie, sa « critique de droite du fascisme », dans le sens d’un élitisme dans le cadre d’une mobilisation totale, apparaissant comme un rêve fou.

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L’Italie fasciste et l’antifascisme : l’incompréhension de la question du régime

1943 est l’année de l’effondrement interne du fascisme italien. Rien qu’en mars ont lieu des grèves en masse, à Turin tout d’abord, puis Milan, Venise afin de se diffuser, pour toucher 100 000 ouvriers protestant contre leurs conditions de vie et exigeant la paix. Les centaines d’arrestations ne suffisent pas à ébrécher un mouvement témoignant d’une véritable relance de la lutte de classe ; elles nuisent par contre grandement aux réseaux communistes.

Toutefois, les impérialistes connaissent également la situation et ils ont intégré ce fait. En juillet 1943, le 10, les Alliés organisent un débarquement en Sicile, ayant pris au préalable de nombreux contacts avec la mafia italienne pour aider à assurer une transition. L’Armée fasciste ne fait pas le poids avec ses 18 divisions mal équipées, ainsi que 8 autres en garnisons dans les îles, alors que 34 autres sont actives en France, en Grèce et dans les Balkans.

Dans la foulée, 25 juillet 1943, le Grand Conseil du fascisme démet Benito Mussolini et l’emprisonne. L’Armée allemande le libère et occupe le Nord et le Centre de l’Italie, qui deviennent la « République Sociale Italienne », alors que la zone sud reste à la monarchie, désormais soutenue par les Alliés. Benito Mussolini devient alors la cible d’absolument tout le monde, présenté comme le principal voire le seule coupable de la dérive ayant faite de l’Italie une alliée soumise à l’Allemagne nazie.

Le militaire Pietro Badoglio devient chef du gouvernement et l’Italie déclare la guerre à l’Allemagne. Cette dictature militaire de 45 jours est toutefois ambivalente ; elle n’est qu’un intermède brutal, une tentative sanglante de maintenir un fascisme sans Benito Mussolini ni discours fasciste, accompagnée de 93 morts, 536 blessés, 2276 arrestations. 

Par la suite, on a une sorte de gouvernement temporaire instaurant les libertés élémentaires : la transition entre fascisme et démocratie bourgeoisie était assuré, mais sous l’égide des alliés.

Le régime fasciste s’est effondré ; il n’a pas été renversé. Il n’y aucune effusion de sang, pratiquement, dans ce qui est simplement une passation de pouvoir. Au cours de ce processus, il y a des grèves ouvrières, la presse de gauche réapparaît, des prisonniers politiques sont libérés. 

Naturellement, le PCI profite énormément de cette vague populaire qui se déroule partout ; en trois semaines, il a déjà pratiquement 20 000 membres organisés. Mais lui-même appartient de manière unilatérale au courant qui veut pactiser avec les fascistes ayant rompu avec Benito Mussolini.

Voici ainsi les revendications faites par le PCI, de manière conjointe avec le Parti Socialiste Italien et le Partito d’Azione, parti antifasciste non communiste et non catholique, de type radical socialiste républicain et issu de Giustizia e Libertà, lors du gouvernement des 45 jours de Pietro Badoglio.

Elles sont justes, mais elles ne posent pas la question du cadre du régime : tous les partis sont républicains, mais en allant pas jusqu’à vouloir rompte avec la monarchie, ils se bloquent la formation d’un bloc du type Front populaire comme au moment de la guerre d’Espagne.

« Le PCI, le PSI et le P d’A déclarent l’entière responsabilité du « régime Badoglio » :

a) pour l’échec de la conclusion d’un armistice immédiat.

b) Pour la non défense contre le danger de l’invasion allemande toujours possible, en faisant appel aux forces populaires.

c) pour l’absence de retour des libertés démocratiques et la non liquidation effective du régime fasciste

d) pour la non libération de tous les détenus politiques et, en vue des développements possibles de la dangereuse situation intérieure et internationale qu’une telle politique n’a pas allégés mais aggravés,et pour le manque de toute autorité active pour résoudre les problèmes créés par la situation elle-même…

C’est pour ces raisons que le PCI, le PSI et le P d’A décident de constituer un Comité permanent de vigilance et de défense pour la liberté et la paix du peuple italien. »

C’est que le PCI ne raisonne pas en terme de Front populaire ou de Démocratie populaire ; il espère que le régime va tomber d’un coup ou tout au moins très rapidement.

C’est l’idée fixe depuis les années 1920. Si Amadeo Bordiga pensait qu’il y aurait directement la dictature du prolétariat et Antonio Gramsci (et à sa suite Palmiro Togliatti) une Assemblée constituante, ce ne fut jamais considéré comme une étape en tant que telle. 

Aussi le PCI est-il prêt à accepter, au grand dam du PC d’URSS (bolchévik) ainsi que du PCF, à ce que l’un de ses membres, Giovanni Roveda, devienne vice-commissaire à la question syndicale, uniquement sur le plan technique, du gouvernement Badoglio.

Cette position permet il est vrai de participer à la poussée du PSI et du Partito d’Azione et de voir ainsi 3000 de ses propres membres emprisonnés sortir de relégation et de prison, donnant un nouveau grand élan à sa base militante, avec des cadres enfermés depuis 5, 10, 15, presque 20 ans, qui se sont entraidés et formés lors de leur enfermement. Leur libération intervient juste avant une offensive de l’Allemagne nazie, qui aurait amené les prisonniers à une mort certaine.

Voici cependant l’explication pour le moins alambiquée du PCI:

« L’acceptation d’une telle charge de ta part a certainement été soumise à l’approbation du parti : c’est pourquoi nous ne la considérons pas comme un acte personnel, mais comme une décision du parti qui engage sa position et sa responsabilité politique face au gouvernement et aux masses travailleuses.

Maintenant, parmi les différentes hypothèses que nous pouvons faire sur ces conditions, la manière et le déroulement par lesquels tu as été engagé pour une telle fonction, un point reste ferme : il ne peut et ne doit pas signifier une collaboration politique avec l’actuel gouvernement.

Nous revendiquons la paix et la liberté et le gouvernement Badoglio nous donne la guerre et l’état de siège. C’est du moins ainsi jusqu’à présent. Il n’y a que deux cas où nous pouvons nous ranger pour sa défense : face à une tentative de rébellion des fascistes et dans l’éventualité que les forces allemandes se transforment en armée d’occupation. En dehors de ces deux cas, peu probables pour le moment, nous ne pouvons avoir qu’une attitude d’opposition parce que le régime passé survit encore trop dans le gouvernement Badoglio…

La charge que l’on t’a confiée est acceptable dans la mesure où tu la conçois comme la représentation de la volonté des masses travailleuses. Donc, pas en tant qu’agent du gouvernement face aux masses, mais représentant de celui-ci face à et contre l’actuel gouvernement. »

Le PCI explique qu’il accepte qu’un de ses membres participe au gouvernement fasciste gérant la fin du fascisme et ayant renversé Benito Mussolini, pour être cependant contre lui. C’est une position incompréhensible, à part si l’on saisit que tout est vu par le prisme de l’opposition unique à l’Allemagne nazie. 

L’Unité du 22 août 1943 a ainsi comme titre en pleine page Les Allemands hors d’Italie et on y lit :

« Le peuple qui a eu la force de chasser les fascistes italiens veut maintenant chasser résolument lesfascistes allemands.

Si le gouvernement Badoglio ne respecte pas le sentiment de la nation, s’il ne veut pas ou ne sait pas défendre l’indépendance du pays, s’il a peur, avec le souffle de la liberté, de remettre en état les capacités de lutte et de reconstruction qui existent dans le pays et qui se sont manifestées dans la guerre contre le tyrannie fasciste, ce sera le devoir du front national des partis antifascistes de mobiliser les forces populaires pour défendre l’indépendance et conquérir la paix.

Les Allemands veulent écraser la volonté du peuple italien, ils veulent faire des Italiens de la chair à canon pour leur impérialisme croulant et transformer notre pays en bastion sanglant qui protège leur terre, ils veulent sauver les fascistes renversés par le peuple. Que l’on déclare les Allemands ennemis de l’Italie, que l’on appelle le peuple à la lutte pour la défense de son indépendance et pour la sauvegarde de ses villes, qu’on lui donne la liberté de s’organiser et le peuple répondra : Présent !. Les communistes italiens seront alors en première ligne. »

C’est là un positionnement en faveur d’un Front populaire, mais dans un cadre erroné : le PCI se fait embarqué par un régime tendant à devenir démocratique bourgeois en se liant à l’impérialisme américain et à l’impérialisme britannique, trouvant une nouvelle dynamique, ce que le PCI ne voit pas.

Pour le PCI, il s’agit seulement de pouvoir continuer à s’élancer, le reste venant de lui-même. Juste avant l’armistice de l’Italie avec les Alliés, le PCI témoigne qu’il s’est mis à la remorque des Alliés en général, sans considération des aspects secondaires, donnant comme mot d’ordre dans L’Unité du 7 septembre 1943 « la paix se gagne en chassant les Allemands de notre territoire » et expliquant :

«  La classe ouvrière sait quelle doit assumer dans cette lutte une place d’avant-garde et affronter et supporter de grands sacrifices. Elle est décidée et prête au combat, certaine d’avoir avec elle, dans une union intime et solide, toutes les autres classes de la nation qui veulent sauver la patrie. »

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Du Parti Communiste d’Italie au Parti Communiste italien

Le fascisme épuise sa crédibilité alors que la crise sociale s’approfondit et que la guerre impérialiste devient la seule orientation véritable du régime. Le PCI a quant à lui décider de lutter pour conquérir les masses ; en comprenant qu’il doit lutter y compris au sein de syndicats ou de la jeunesse fascistes, il a compris que le radicalisme verbal bordiguiste était une faille. Il assume le travail de fond et dans ce cadre, le PCI assume ainsi enfin la ligne du Front populaire, ce qui est d’autant plus facile que l’Italie fasciste s’allie totalement à l’Allemagne nazie.

La résolution du Comité Central, intitulée « Contre l’Axe Rome Berlin », de septembre 1937, dit ainsi :

« Le Parti déclare que le devoir du prolétariat italien dans la période actuelle est de prendre la direction de la lutte populaire pour la conquête de la démocratie, pour l’avènement, en Italie, d’une république démocratique.

Le parti communiste doit se faire l’initiateur d’une alliance de tous les partis, des organisations, des mouvements antifascistes républicains (socialistes, républicains, giellistes etc…) disposés à lutter pour la paix, pour la démocratie, pour la république.

Il doit travailleur à l’unification de ce bloc avec toutes les forces antifascistes non républicaines (libéraux, démocrates, « populistes » etc..) et avec les mouvements antifascistes spontanés qui naissent et qui naîtront dans le peuple et qui luttent pour la paix et la démocratie.  

Il doit travailler à coordonner l’action du plus large front antifasciste avec les mouvements d’une opposition fasciste à la politique de guerre du gouvernement qui surgissent et surgiront au sein du fascisme. »

Agir reste cependant très difficile dans les conditions de répression terroriste. Aussi, l’Internationale Communiste procède elle-même à la réorganisation de la direction du PCI, avec un nouveau Comité Central en 1938, une conférence du Parti en 1939. Le dirigeant reste Palmiro Togliatti, qui fut présent longtemps en Espagne, en même temps que des centaines d’antifascistes participant aux Brigades Internationales. 

Le PCI est prêt pour le combat dans une nouvelle période, marquée par le début du conflit inter-impérialiste ouvert, la Tchécoslovaquie tombant comme première victime. Le fascisme italien a du mal à maintenir son économie : si on prend l’année 1938 comme base 100 pour les prix, ceux-ci passent à 115 en 1939, 144 en 1940, 201 en 1944.

La colère populaire grandit toujours plus et d’ailleurs les larges masses italiennes refusent la guerre, encore plus alors que c’est l’Allemagne qui mène le jeu. Le régime le sait, mais il sait qu’il est déjà trop tard pour s’opposer maintenant à lui, alors que le Parti National Fasciste a 3,6 millions d’adhérents, ses organisations féminines un million de femmes, celles de jeunesses huit millions de jeunes, celles estudiantines pratiquement 120 000 étudiants.

Encore cela n’est-il que le noyau dur : en pratique, plus de 23 millions de personnes sont liées, d’une manière, ou d’une autre, à un organisme généré par le fascisme. L’opposition étant illégale, il est très difficile de s’organiser et le PCI souffre en permanence de dizaines d’arrestations. Ici, les masses paient grandement le prix du fait que 600 000 personnes progressistes aient quitté l’Italie fasciste, quittant le terrain de la lutte de classes de leur pays.

Le noyau tentant de maintenir le lien avec le pays est par ailleurs brisé lorsque la France, le principal pays d’accueil, est défait par l’Allemagne nazie, qui s’empresse de traquer les antifascistes, emprisonnant surtout les communistes, alors que les démocrates de Justice & Liberté émigrent aux États-Unis. Lorsqu’en juin 1940, plus de 1,6 million d’hommes sont mobilisés, cela force aussi la jeunesse à rejoindre l’armée et par conséquent démantèle les velléités de rébellion.

La situation est donc paradoxale : le PCI maintient son existence, son combat continue, il comprend enfin le principe du Front populaire, mais la guerre amène un saut qualitatif au moment précis où le fascisme commençait à se « banaliser » aux yeux des masses, à perdre son aura.

Cela va être de très lourde conséquence pour le PCI. En effet, jusqu’à présent, le PCI appelait jusqu’à présent à ce que soit formée une Assemblée constituante, base d’un régime démocratique aux contours indéfinis, que le PCI conçoit comme une phase de transition de courte durée avant le socialisme. Plus le temps a passé, plus le PCI a dû élargir les contours de son front, afin d’être en mesure de mobiliser tout de même au moins un peu contre le fascisme.

Or, avec la guerre, le front devient encore plus large. La question n’est plus seulement celle de la classe ouvrière, mais du destin de l’Italie. On a un bon aperçu de la nouvelle position du PCI, avec les propos de Palmiro Togliatti, le 2 juillet 1941, su les ondes de Radio Milan, basé à Moscou :

« Nous, Italiens, nous avons à gagner de la ruine d’Hitler. Et entendez-moi bien : tous, tous les Italiens de toutes conditions sociales.

C’est ce que pensent du moins ces industriels qui voient leurs affaires ruinées par la brutale concurrence allemande.

C’est ce que pensent les commerçants à qui on a fermé aujourd’hui les marchés européens dominés par les envahisseurs allemands.

C’est ce que pensent les catholiques qui voient dans le fascisme allemand l’ennemi de leurs traditions et de leurs idéaux de fraternité.

C’est ce que pensent toutes les mères italiennes à qui on arrache leurs fils et leurs maris pour les envoyer mourir sous le drapeau à croix gammée. C’est ce que pense le peuple pour qui la guerre signifie gêne, privations, faim.

C’est ce que pensent les Italiens qui aspirent à être de nouveau un peuple libre. Il n’y a qu’un petit groupe d’hommes en Italie qui a peur de voir s’écrouler le fascisme allemand, c’est le groupe des aventuriers, des gens incapables et corrompus qui entoure Mussolini et dont Mussolini est le chef.

Ce sont eux les responsables de la ruine actuelle de l’Italie et de la servitude du peuple italien. Ce sont eux les responsables des défaites subies en Afrique et en Grèce. Ce sont eux qui gouvernement mal l’Italie et l’oppriment pour le compte de l’étranger. Au plus vite le peuple italien se libérera de cette bande d’aventuriers, mieux cela vaudra pour le sort de notre pays. »

Or, cette ligne est erronée, car elle nie que le fascisme italien a sa propre dynamique expansionniste, qu’elle est elle-même impérialiste. Tout est mis sur le dos de l’impérialisme allemand : tactiquement, cela aurait pu être un levier pour gagner ceux et celles ne voulant pas suivre l’impérialisme allemand, mais là c’est une stratégie qui va, de fait, être poursuivie jusqu’en 1945. 

Le PCI a ainsi deux aspects : d’un côté, il est le fruit de toute la période précédente, assumant la lutte révolutionnaire, de l’autre il saisit mal la question du front et va se mettre à la remorque du courant considérant que l’Italie s’est faite embarquée malgré elle dans la guerre, à la suite de l’Allemagne nazie.

Le PCI se retrouve ici avec la question de l’interprétation de l’Italie, de l’analyse de son histoire, qui n’a malheureusement pas été réalisée. Il n’y a pas de pensée-guide et l’arrestation d’Antonio Gramsci a sans nul doute bloqué tout un processus historique. Car, dans les faits, le PCI a bien compris que le régime allait s’effondrer et qu’il fallait être capable de construire un front prend à prendre le pouvoir à ce moment-là. En Italie, dès 1942 les choses sont d’ailleurs claires à ce sujet.

Les bombardements anglais frappant les villes traumatisent une population qui considère que la guerre n’est pas la sienne ; 100 000 logements sont détruits. 

Benito Mussolini lui-même, dans son « rapport historique » à la Nation, est obligé de reconnaître la perte de 40 000 soldats sur le front, de 2000 personnes dans les bombardements, de 232 000 soldats faits prisonniers alors que 37 000 sont portés disparus. De fait, le système de ravitaillement s’effondre à l’échelle nationale. La même année, le corps italien envoyé sur le corps de l’est est écrasé par la contre-offensive soviétique, le régime reconnaissant lui-même 84 300 morts ou disparus et 29 600 gelés.

C’est l’arrière-plan qui fait que le PCI a commencé à lancer l’appel à s’armer, à saboter, à aller vers la guérilla. Sur les ondes de Radio Milan, PalmiroTogliatti explique ainsi en mars 1942 :

« Depuis que la guerre contre l’URSS a commencé, un mot a acquis une popularité inouïe dans le monde entier : le mot Partisan.

Qu’est-ce qu’un Partisan ? C’est un citoyen qui défend les armes à la main sa patrie contre l’envahisseur étranger.

Mais il ne le fait pas comme soldat dans les rangs de l’armée régulière et sur un front, mais loin du front, derrière lui, sur l’arrière de l’armée ennemie d’invasion. C’est pourquoi son champ de bataille parmi les plus divers, les plus compliqués que l’on puisse imaginer.

C’est la campagne où, embusqué, il surprend une unité ennemie en déplacement et la décime.

C’est la voie ferrée où une explosion inattendue fait sauter le pont ou le viaduc au moment précis où passe un train militaire.

C’est la rue d’un village où apparaît à l’improviste un groupe d’hommes armés qui harcèle à coups de grenades le siège d’un commando et disparaît de manière tout aussi inattendue.

C’est la ville où les entrepôts militaires prennent feu, où les centrales électriques qui font fonctionner les usines sautent, où les dépôts de munitions explosent l’un après l’autre.

Les armes des partisans sont toutes celles qui peuvent servir à endommager l’ennemi : des ciseaux pour couper des fils électriques, le couteau qui tue en silence, jusqu’à la bombe à main ou à la mitraillette. Le partisan a un objectif, une loi : porter des coups à l’ennemi de toutes les manières possibles, l’empêcher de se déplacer librement, ralentir et paralyser ses mouvements, l’anéantir. »

Le processus de formation d’unités armées va cependant occuper toute une période. Ainsi, L’Unité du 28 février 1943 titre en pleine page :

« Nous commémorons le XXVe anniversaire de l’Armée Rouge en commençant la lutte armée pour la paix et la liberté. »

Toutefois, il n’y a alors pas encore d’unités partisanes à part un petit noyau d’une quinzaine de personnes formant, en mars, sous la direction de Mario « Max » Karis, le détachement Garibaldi, à Trieste, grâce à l’appui yougoslave, notamment les Slovènes formant également une minorité pourchassée par l’Italie mussolinienne. Le PCI ne parvient pas à s’extirper encore massivement de la répression, qui continue de frapper de plein fouet : entre avril 1943 et avril 1943, 2600 personnes ont été arrêtées, 300 passant par le Tribunal spécial.

Cependant, si la nécessité du front a été construit et si le trotskysme a été réfuté, l’antifascisme comme tactique tend à être remplacée par une stratégie prônant une Constitution. Le discours précédant chaque transmission de Radio Milan représente cette ligne :

« Italiens, Italiennes, écoutez !

C’est Radio Milan Liberté qui parle. C’est le peuple italien libre qui parle ! Milan Liberté est la voix des Italiens qui luttent pour briser le joug du fascisme et libérer l’Italie de son esclavage et de la barbarie hitlérienne…

Milan Liberté est la radio de tous les Italiens. Elle est celle des démocrates, des catholiques, des socialistes et des communistes, celle de tous les vrais Italiens. Elle parle aussi au nom de tous ces fascistes qui n’en peuvent plus de tous les mensonges et des fanfaronnades de Mussolini, qui comprennent que cet homme funeste les a trompés et les a conduits à la ruine.

Pour la liberté, pour l’honneur du pays, pour nous libérer de l’esclavage allemand, pour briser le joug du fascisme, Italiens ! Réveillez-vous, unissez-vous, combattez ! »

Le fait de dire que Benito Mussolini a trompé les masses est correct, mais il y a ici un court-circuitage de l’autocritique nécessaire, de la remise en cause des fondements de l’idéologie fasciste, ainsi qu’une juste compréhension du rôle de la bourgeoisie et du Vatican.

De fait, tout un pan de la bourgeoisie et le Vatican décide de faire en sorte de passer dans le camp anglo-américain, en mettant de côté Benito Mussolini. L’objectif est une paix séparée et bien sûr la base du régime ne doit pas changer réellement.

Le PCI a conscience de cela, mais considère le risque comme secondaire, Dans La vie du Parti, il explique en juin 1943 :

« Conscients de la gravité de l’heure, anxieux du destin de la patrie, le PC renouvelle à tous les Italiens, à quelque courant politique ou religieux qu’ils appartiennent, son chaleureux appel à s’unir dans un vaste Front national d’action et à lutter avec de nouvelles énergies.

1) Pour briser les pactes militaires qui ont asservi l’Italie à l’Allemagne

2) Pour une paix séparée immédiate dans le respect de l’indépendance nationale

3) Pour la destruction de l’odieux régime fasciste, pour la restauration de la liberté et de la démocratie.

Le Parti communiste italien qui revendique l’honneur d’avoir brandi le drapeau de l’union de tout le peuple italien au début de la guerre, est comme toujours à son poste de combat, prêt à tous les accords avec les forces saines du pays et à toutes les actions susceptibles d’accélérer la fin de la guerre et la conquête de la liberté et de l’indépendance nationale, déclare solennellement être disposé à assumer, sur le plan de la collaboration politique avec tous les regroupements nationaux, les responsabilités qui en découlent. »

Un tel positionnement demande une énorme capacité idéologique et culturelle, que n’a pas le PCI, contrairement à certains partis d’Europe de l’Est, qui de leur côté sauront aller vers la Démocratie populaire, le Parti Communiste de Tchécoslovaquie étant le modèle en ce qui concerne cette question.

Qui plus est, l’Internationale Communiste se dissout, abandonnant la conception d’un Parti Communiste mondial centralisé, considérant que les sections doivent disposer d’autonomie complète.

Pour le Parti Communiste d’Italie – qui devient alors le Parti Communiste italien – cela signifie se lancer seul dans une démarche qu’il n’est pas en mesure d’assumer.

=>Retour au dossier sur l’Italie fasciste et l’antifascisme

Fascisme italien : la guerre et l’expansionnisme

L’Italie ayant émergé sur le tard comme puissance impérialiste, le « partage du monde » était déjà en grande partie réalisé et le pays eut un rôle colonial mineur comparé à l’Angleterre ou la France, se contentant des zones secondaires. La toute première colonie italienne fut établie en Érythrée par l’armateur Rubattino en 1882 ; dix ans tard, au terme d’une rude concurrence avec les britanniques, s’ajouta la Somalie voisine.

Une option disponible pour les Italiens était également de se confronter aux forces coloniales déjà existantes pour leur arracher des territoires. Ce fut le cas de la guerre de 1911 contre l’Empire Ottoman, l’Italie de Giolitti arrachant la Tripolitaine, la Cyrénaïque ainsi que le Dodécanèse grec.

Toutefois, l’entreprise coloniale italienne marqua un coup d’arrêt en 1896, avec l’invasion de l’Éthiopie qui tourna mal et se solda par la retentissante défaite d’Adoue face aux troupes de Menelik II.

Cette bataille marqua un coup d’arrêt brutal aux tentatives d’expansions italiennes en Afrique et resta comme un symbole, exploité plus tard par Benito Mussolini pour mobiliser lors de la seconde vague colonialiste, dans les années 1930.

A l’entrée de la Première Guerre mondiale, les diplomates italiens annoncent leurs revendications africaines en cas de soutien à l’Entente : la Tanzanie allemande, l’Érythrée française et la région du Jubaland au nord du Kenya (sous contrôle anglais).

Ces compensations sont actées par le traité de Londres en 1915, mais seul le Jubaland sera finalement cédé par l’Angleterre en juin 1925. Cet événement viendra évidemment renforcer le sentiment de la « victoire mutilée » entretenu par le mouvement fasciste.

C’est une fois le nouveau régime stabilisé en Italie que les fascistes peuvent à nouveau se tourner vers l’Afrique et faire renaître de ses cendres le projet colonial.

Jusqu’en 1929, le colonialisme italien sera officiellement qualifié d’ « expansionnisme », ce concept étant plus compatible avec le statut de « nation prolétaire » véhiculé par le régime, face aux autres puissances, elles, impérialistes.

Le projet colonial offrait aussi au fascisme une solution à la forte émigration que connaissait le pays depuis le début du siècle. En 1935, l’Érythrée était par exemple peuplée de 3.000 italiens, et ce chiffre atteignit les 75.000 seulement quatre ans plus tard.

La capitale Asmara (dite la petite Rome) et les autres capitales coloniales comme Mogadiscio ou Tripoli ont été tout spécialement marquées par cette forte immigration.  

La Libye fournit un exemple assez documenté de la colonisation agraire, pratiquée par l’Italie avant et pendant le fascisme.

Dès le début des années 1920, le gouvernement recense puis saisit les terres cultivables autour de Tripoli et les distribue à des grandes compagnies agricoles italiennes, par lots d’au moins 100 hectares, créant ainsi de nouveaux latifondi tout le long de la côte. En 1934, une fois les rebellions tribales écrasées, le programme colonial reprit, avec cette fois l’État aux commandes.

L’apogée des annexions fascistes italiennes

Benito Mussolini confie à Italo Balbo le poste de gouverneur de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine, aussitôt unifiées. Une campagne de colonisation « démographique » massive est lancée avec comme objectif l’installation de 500 000 colons dans ce qui était désormais appelé la « Quatrième Côte d’Italie ».

L’État prend en charge la distribution de petits lots de terre aux migrants (pour beaucoup des ouvriers agricoles et des journaliers originaires du Mezzogiorno ou de Vénétie).

Quelques années plus tard, chaque famille s’installant recevra jusqu’à 25 hectares de terre, une maison, un groupe électrogène et un puits. L’État italien s’employa dans le même temps à détruire la structure économique tribale partout dans le pays, en saisissant les parcelles cultivables restantes et en déplaçant les populations vers des réserves.

En 1937, une citoyenneté « spéciale » fut créée pour certains libyens et des villages fondés par dizaines, certains pour les colons, d’autres, séparés, pour les locaux. Les Italiens habitant la Libye se concentraient pourtant en majorité dans les grandes villes (plus de 30% pour Tripoli ou Benghazi). En 1939, on atteignit les 110 000 colons, mais le nombre décrut dès le début de la guerre et la rapide débâcle.

Le 2 octobre 1935, après des années de mobilisation des masses autour de la revanche d’Adoue, l’Italie se lança dans une nouvelle invasion de l’Éthiopie.

La mission civilisatrice était alors aussi mise en avant, sur fond du mythe de l’Empire Romain éternel, ainsi que le thème de l’injustice, d’une nation flouée, cherchant seulement à obtenir sa « place au soleil ».

Le cinéma Impero à Asmara en Érythrée

Juste après le déclenchement de l’invasion, la Société Des Nations (sorte d’ancêtre des Nations Unies dont faisait partie certaines des principales grandes puissances européennes) imposa des sanctions économiques au commerce italien. 

Benito Mussolini fit à cette occasion un discours typique, annonçant en même temps la politique d’autarcie qui prenait effet à ce moment :

Chemises noires de la Révolution ! Hommes et femmes de toute l’Italie ! Italiens dispersés dans le monde, au delà des monts et au delà des mers : écoutez !

Un heure solennelle va sonner pour l’histoire de notre Patrie.

Vingt millions d’hommes occupent en ce moment même les places de toute l’Italie. Jamais on a vu, dans l’histoire du genre humain, spectacle plus gigantesque. Vingt millions d’hommes : un seul cœur, une seule volonté, une seule décision. Leur manifestation doit démontrer, et démontre au monde, que l’Italie et le Fascisme constituent une entité parfaite, absolue, inaltérable.

Ne peuvent croire le contraire que des cerveaux perdus dans les brumes de l’illusion, ou encrassés d’ignorance sur les gens et les choses de l’Italie, de cette Italie de 1935, an XIII de l’ère fasciste.

Depuis de nombreux mois, la roue du destin, sous l’impulsion de notre calme détermination, avance vers l’objectif : son rythme se fait plus véloce en ces heures et elle est désormais inarrêtable ! Ce n’est pas seulement une armée qui tend vers ses objectifs, mais un peuple entier de 44 millions d’âmes, contre lequel on tente de fomenter la plus noire des injustices : celle de nous ôter notre place au soleil.

Quand, en 1915, l’Italie se jeta dans la gueule du loup et confondit ses intérêts avec ceux des Alliés, que d’exaltation de notre courage, et que de promesses furent faites ! Mais après la victoire commune, à laquelle l’Italie avait donné la contribution suprême de 670 000 morts, 400 000 mutilés et un million de morts, autour de la table ne revinrent à l’Italie que des miettes du riche butin colonial.

Nous avons patienté treize ans, durant lesquels s’est resserrée la corde des égoïsmes qui étouffe notre vitalité. Pour l’Ethiopie nous avons patienté quarante ans ! Maintenant ca suffit !

Et la Ligue des Nations, au lieu de reconnaître nos droits, évoque des sanctions.

Jusqu’à preuve du contraire, je refuse de croire que l’authentique et généreux peuple de France puisse adhérer à des sanctions contre l’Italie. Les six mille morts de Bligny, tombés lors d’un assaut héroïque qui arracha une reconnaissance et une admiration même du commandement ennemi.

Je me refuse, de même, à croire que l’authentique peuple de Grande Bretagne, qui n’a jamais connu de litige avec l’Italie, soit disposé au risque de jeter l’Europe sur la route de la catastrophe, pour défendre un pays africain universellement connu pour son manque total de civilité.

Aux sanctions économiques nous opposerons notre discipline, notre sobriété, notre esprit de sacrifice. Aux sanctions militaires nous répondrons avec des mesures militaires, aux actes de guerres nous répondrons avec des actes de guerre. Que personne ne pense nous faire plier sans avoir à durement combattre. Un peuple jaloux de son honneur ne peut user d’un langage ou d’une attitude différente !

Mais, pour que ce soit répété de manière encore plus catégorique, et j’en prend l’engagement le plus sacré devant vous tous, nous ferons tout notre possible pour que ce conflit à caractère colonial ne prenne pas la forme et la portée d’un conflit européen. Cela peut être le vœu de ceux qui fomentent une nouvelle guerre, mais ce n’est pas le nôtre.

Jamais le peuple italien n’avait autant révélé ses qualités morales et la puissance de son caractère qu’en cette époque historique. E c’est contre ce peuple, auquel l’humanité doit certaines de ses plus grandes conquêtes, c’est contre ce peuple de poètes, d’artistes, de héros, de saints, de navigateurs, d’explorateurs, c’est contre ce peuple qu’on ose parler de sanctions.

Italie prolétaire et fasciste, Italie de Vittorio Veneto et de la Révolution, debout! Fais que le cri de ta décision emplisse les cieux, et conforte les soldats qui attendent en Afrique, qu’il serve de boussole à nos amis et d’avertissement à nos ennemis au quatre coins du monde, cri de justice, cri de victoire !

Après sept mois de guerre, l’armée italienne prit Addis-Abeba et le Duce annonça aussitôt la « Pax Romana », référence directe à l’Empire romain, avec Victor Emmanuel III prenant le titre d’Empereur d’Ethiopie. La thématique de l’Empire Romain enfin réveillée, le « destin civilisateur » de l’Italie fut de plus en plus présent dans les discours officiels : c’en était fini de la « nation prolétaire », l’heure est désormais à l’affirmation de l’Empire.

Un plan de jonction entre la Libye et la Somalie verra le jour sans jamais pouvoir être appliqué. En août 1940, l’Empire d’Italie attaquera les positions britanniques en Égypte et en Somalie, mais l’offensive sera rapidement contenue et en 1941, toute l’Afrique Orientale Italienne est occupée par ses ennemis.

Du côté de la Méditerranée, le projet était de rétablir à terme un contrôle sur le « Mare Nostrum », même si rien ne sera mis en œuvre jusqu’au déclenchement de la seconde guerre mondiale. En juillet 1940, l’ambassadeur italien en Allemagne présenta à Adolf Hitler les demandes suivantes :

– en Méditerranée : annexion de la Corse, Nice, Malte, Corfou et la Ciamuria, d’un protectorat sur la Tunisie, du contrôle des ressources pétrolières au Liban, Palestine, Syrie et Transjordanie ;

– en Afrique et dans la péninsule arabique: annexion de la Somalie britannique, de l’Afrique équatoriale française jusqu’au Tchad, du Kenya, de l’Ouganda ainsi que du Yémen.

Notons bien qu’aucune décision officielle ne fut prise et ces demandes restèrent donc formelles.

En avril 1939, l’Italie annexa facilement l’Albanie (son ancien protectorat jusqu’en 1920), puis lança presque dans la foulée une offensive sur la Grèce, qui s’avéra désastreuse.

Comme en Yougoslavie, l’Armée italienne se montra incapable d’envahir ces États toute seule et dut s’appuyer sur l’Allemagne, qui prit alors les choses en main.

L’Italie obtiendra tout de même une partie de la Dalmatie, un protectorat sur le Monténégro et certaines îles sur la mer Adriatique. Son Armée hérita aussi de l’occupation de la majeure partie de la Grèce métropolitaine (sans Athènes).

En 1943, avec l’arrestation de Benito Mussolini et le réalignement du gouvernement fasciste, l’Albanie, le Dodécanèse, la Dalmatie, Nice, la Savoie et toutes les autres zones sous contrôle italien en Europe furentt transférées à l’Allemagne, jusqu’à la défaite finale de l’Axe. Au final, le pic de l’expansionnisme italien n’aura duré que quelques mois au début de la guerre, et la plupart des revendications de cet Empire idéalisé restées sur le papier.

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Lettres aux frères en chemise noire

Le document suivant reflète la tentative du PCI de mener un travail de masse dans l’Italie fasciste, cherchant à scinder, à démanteler les mobilisations réactionnaires, à lézarder la muraille fasciste. Le document est de 1936, alors que l’Italie fasciste s’est déjà lancée dans des conquêtes militaires en Afrique.

Aux ouvriers et aux paysans,

Aux soldats, aux marins, aux aviateurs, aux miliciens,

aux ex-combattants et aux volontaires de la guerre abyssine,

aux artisans, aux petits industriels et aux petits commerçants,

aux employés et aux techniciens,

aux intellectuels,

aux jeunes,

aux femmes,

à tout le peuple italien!

Italiens!

L’annonce de la fin de la guerre d’Afrique a été saluée par vous avec joie, car dans vos coeurs s’est allumée l’espérance de voir finalement s’améliorer vos pénibles conditions de vie.

On nous a répeté que les sacrifices de la guerre étaient nécessaires pour assurer le bien-être au peuple italien, pour garantir le pain et le travail à tous nos ouvriers, pour réaliser – comme disait Mussolini – « la plus haute des justices sociales, qui, depuis la nuit des temps, est le plus grand désir des masses en lutte âpre et quotidienne avec les necessités de la vie les plus élémentaires », pour donner des terres à nos paysans, pour créer les conditions de la paix.

De nombreux mois sont passés depuis la fin de la guerre en Afrique et aucune des promesses qui nous ont été faites n’a été tenue. Au contraire, les conditions des masses ont empiré avec la fin de la guerre africaine, pendant que, pour notre pays, croit de jour en jour la menace d’être entrainés dans une guerre encore plus grande, dans une guerre mondiale.

Pourquoi les promesses qui ont été faites au peuple n’ont elles jamais été tenues? Pourquoi notre peuple n’arrive t’il pas à se remettre debout et se retrouve jeté dans des guerres à répétition qui devraient le sauver de la misère, mais qui pourtant augmentent toujours plus sa misère?

Italiens!

La cause de nos maux et de nos misères repose dans le fait que l’Italie est dominée par une poignée de grands capitalistes, parasites du travail de la Nation, lesquels ne reculent pas devant l’affamement du peuple, pour s’assurer des gains toujours supérieurs, et poussent le pays à la guerre, pour élargir le champ de leurs spéculations et augmenter leurs profits.

Cette poignée de grands capitalistes parasites ont fait des affaires en or avec la guerre abyssine, mais maintenant ils chassent les ouvriers des usines, ils veulent faire payer au peuple italien les frais de la guerre et de la colonisation, et il menacent de nous entrainer dans une guerre plus grande encore.

Seulement l’union fraternelle du peuple italien, realisée à travers la réconciliation entre fascistes et non fascistes, pourra abattre la puissance des requins de notre pays et pourra arracher les promesses qui pendant plusieurs années ont été faites aux masses populaires et qui n’ont jamais été tenues.

L’Italie peut nourrir tous ses enfants.

Italiens!

Notre pays peut nourrir tous ses enfants et il ne doit pas craindre, comme un malheur, l’augmentation de la population.

Regardez, enfants d’Italie, nos frères, regardez les joyaux de l’industrie turinoise, les milliers de cheminées de Milan et de Lombardie, les chantiers de Ligure et de Campanie, la multitudes d’usines réparties dans la Péninsule, desquelles sortent des voitures parfaites et des produits magnifiques qui n’ont rien à envier à ceux produits dans les autres pays.

Toute cette richesse c’est vous que l’avez créé, ouvriers italiens: elle a été créée par votre travail intelligent et tenace, couplé au génie de nos ingénieurs et de nos techniciens. Regardez, enfants d’Italie, nos campagnes où s’est accumulé le travail séculaire de générations de paysans.

Oui, notre pays est celui du soleil, du ciel bleu et des fleurs, mais notre Italie est belle surtout parce que nos paysans l’ont embellie de leur travail.

C’est vous qui avez créé ces oeuvres, avec votre travail, ouvriers italiens, vous qui avez fait donner à notre peuple le nom de « peuple des constructeurs ». Nous avons raison de nous en enorgueillir.

Cette Italie si belle, ces richesses sont le fruit du travail de nos ouvriers, de nos journaliers, de nos ingénieurs, de nos techniciens, de nos artistes, du génie de nos gens.

Mais cette richesse n’appartient pas à qui l’a créée. Elle est entre les mains de quelques centaines de familles, de grands financiers et de grands capitalistes, de grands propriétaires terriens, qui sont les patrons effectifs de toute la richesse du pays, qui dominent l’économie du pays.

Cette poignée de dominateurs du pays sont les responsables de la misère du peuple, des crises, du chômage. Ils ne se préoccupent pas des besoins du peuple, mais de leurs profits.

A ces gens, peu importe que des millions d’ouvriers et des journaliers soient sans travail, que des milliers et des milliers de jeunes vivent dans l’oisiveté forcée, que la jeunesse sortie des écoles ne trouvent pas d’occupation, alors qu’en utilisant plutôt toute cette grande force, aujourd’hui gaspillée, on pourrait multiplier les richesses du pays.

Les requins capitalistes affament le peuple, ils jettent sur la paille les ouvriers, ils augmentent l’exploitation des ouvriers qui travaillent et ils abaissent leur salaires, provoquent la ruine des paysans, des petits industriels, des petits commerçants, et des artisans; et quand le peuple est tombé dans la misère ils lui disent qu’il faut faire la guerre, qu’il faut aller se faire tuer pour remplir leur chambres fortes.

Les requins ne veulent pas payer les conséquences de la crise qu’ils ont provoqué, ils se font donc payer par toute la Nation les milliards nécessaires à colmater le passif de leurs entreprises! Les requins imposent au peuple une dépense annuelle de six milliards de Lires pour la préparation de la guerre!

Et pour entraver le peuple affamé, pour pouvoir leur imposer les plus durs sacrifices, les requins ont besoin d’un fort appareil de police qui coûte au pays plus d’un milliard par an.

Quarante-trois millions d’italiens travaillent et peinent pour enrichir une poignée de parasites. Ce sont ces grands magnats du capital qui empêchent l’union de notre peuple, poussant les fascistes et les anti-fascistes les uns contre les autres, pour nous exploiter tous avec encore plus de liberté.

Ce sont ces parasites du travail national et du génie italien qu’ils ont enlevé la liberté au peuple, qui ont bâillonné les travailleurs, les techniciens, les intellectuels, fascistes et non-fascistes, pour les exploiter mieux et les asservir. Ce sont ces grands pillards de la richesse du pays qui ont corrompu notre vie publique et enrichissent certains hauts fonctionnaires et hiérarques d’Etat et du Parti fasciste, – qui hier étaient pauvres et aujourd’hui ont des villas, des automobiles et des capitaux placés – , pour s’en faire des instruments serviables, ce sont ces brigands qui nous poussent à la guerre, parce que la guerre augmente énormément leurs profits et elle leur offre la possibilité de nouvelles arnaques et de grandes accumulations de richesse.

Peuple Italien!

Unis-toi pour libérer l’Italie de cette canaille qui dispose de l’existence de quarante-quatre millions d’italiens, qui affame notre pays et le mène à sa ruine, à la guerre permanente, unis-toi pour faire payer aux requins le prix de la guerre et de la colonisation!

Peuple Italien!

Nous, communistes italiens, combattons pour renverser la domination capitaliste sur notre pays, pour arracher des mains des capitalistes qui les monopolisent les richesses de notre pays et les rendre au peuple qui les a produites; nois combattons pour fonder en Italie un Etat dans lequel chaque citoyen aurait le droit au travail et à recevoir une rémunération selon la quantité et la qualité du travail qu’il fournit, dans lequel chaque citoyen aurait droit à un congé payé ainsi qu’à toute la sécurité sociale et à la retraite, aux frais de l’Etat; un Etat dans lequel chaque citoyen aurait droit à l’instruction gratuite, de l’école élémentaire au supérieur; un Etat des travailleurs libres dans lequel tous les citoyens auraient la plus totale liberté politique, de pensée, d’organisation et de presse, un Etat qui soit entre les mains des travailleurs, gouverné par les travailleurs.

Dans un tel Etat, le chômage serait éradiqué pour toujours, les crises abolies, les richesses du pays seraient mises à profit par tout le peuple.

Nos jeunes, nos ingénieurs, nos techniciens auraient un immense champ pour développer leurs capacités, et tous travailleraient un nombre réduit d’heures par jour, leur permettant d’améliorer leurs conditions matérielles et culturelles.

Les paysans ne peineront plus sur une terre qui ne leur appartienne pas. La culture qui aujourd’hui est restreinte et comprimée connaîtrait un développement jamais atteint dans notre pays.

Nous voulons fonder une Italie forte, libre et heureuse, comme est forte, libre et heureuse l’Union Soviéique, où aujourd’hui 170 millions de travailleurs discutent d’une nouvelle Constitution, la Charte de la Liberté, le Statut d’une société de travailleurs libres.

La victoire du programme des communistes, en Italie, sera la liberté assurée par la discipline consciente du peuple maitre de son propre destin, sera le pain, le bien-être et la culture garantie à toute la population laborieuse, sera la politique de la paix et de la fraternité entre les peuples, garantie par le peuple lui même au pouvoir.

Nous, communistes, défendons les intérêts de toutes les couches populaires, les intérêts de la Nation toute entière.

Parce que la Nation c’est le peuple, c’est le travail, c’est l’ingénierie italienne; parce que la Nation italienne c’est la somme de toutes les souffrances et des luttes séculières de notre peuple pour le bien-être, pour la paix, pour la liberté; parce que le Parti Communiste, luttant pour la liberté du peuple son élévation matérielle et culturelle, contre la poignée de parasites qui l’affament et l’oppriment, est le continuateur et l’héritier des traditions révolutionnaires du Risorgimento national, l’héritier et le continuateur de l’oeuvre de Garibaldi, de Mameli, de Pisacane, des Cairoli, des Bandiera, des milliers de martyrs et de héros qui combattirent, non seulement pour l’indépendance nationale de l’Italie, mais pour conquérir au peuple le bien-être matériel et la liberté politique.

Dans la lutte pour ce grand idéal de justice et de liberté, des dizaines de communistes sont tombés, et des milliers ont été condamnés ces dernières années à des peines monstrueuses. Des centaines de ces héros combattants pour la cause du peuple languissent dans les prisons et dans des iles éloignées. Des dizaines d’entre eux sont emprisonnés depuis déjà dix ans.

Des hommes comme Antonio Gramsci, Umberto Terracini, Mauro Scoccimarro, Gerolamo Li Causi, Giovanni Parodi, Battista Santhià, Adele Bei, et des centaines d’autres, la fine fleur de la classe ouvrière et du peuple italien, les défenseurs héroïques de la culture italienne et des intérêts du pays, qu’ils aiment d’un amour sans égal et auquel ils ont dédié leur vie, n’ont reculé devant aucun risque pour proclamer la nécessité de réconciliation du peuple italien pour faire de l’Italie un pays fort, libre et heureux.

Mais ce programme ne pourra être réalisé sans la volonté du peuple. Aujourd’hui le peuple ne voit pas encore comme possible la lutte pour un tel programme.

Aujourd’hui le peuple veut résoudre les problèmes plus urgents et actuels qui l’angoissent, il veut résoudre les problèmes plus urgents du pain, du travail, de la paix et de la liberté pour tous, et nous sommes comme le peuple, nous appelons à son union et à la réconciliation pour la conquête de ces revendications indiluables.

Le programme fasciste du 1919 n’a pas été réalisé!

Peuple italien!

Fascistes de la vieille garde!

Jeunes fascistes!

Nous, communistes, faisons notre le programme fasciste de 1919, qui est un programme de paix, de liberté, de défense des intérêts des travailleurs, et vous disons:

Luttons unis pour la réalisation de ce programme. Rien de ce qui a été promis en 1919 n’a été tenu.

Les syndicats, auparavant soumis à la libre direction des ouvriers, sont réduits à la fonction d’empêcher les ouvriers de faire pression sur le patronat pour défendre les droits des travailleurs.

L’assemblée parlementaire est commandée par les requins et leurs fonctionnaires, et aucune voix indépendante ne s’y fait entendre pour la défense des intérêts sacrés du peuple.

Vous rendez hommage à la mémoire de Filippo Corridoni. Mais l’idéal pour lequel Corridono combattit toute sa vie fut celui de conquérir pour la classes ouvrière le droit d’être maîtresse de son propre destin, le syndicalisme de Corridoni exprime la lutte des exploités contre les exploiteurs, et il rêvait de la victoire des exploités, de leur libération de l’oppression capitaliste.

Fascistes de la vieille garde!

Jeunes fascistes!

Nous proclamons que nous sommes prêts à combattre à vos cotés et à ceux de tout le peuple italien pour la réalisation du programme fasciste de 1919, et pour chaque revendication qui exprime un intérêt immédiat, particulier ou général, des travailleurs et du peuple italien.

Nous sommes disposés à lutter avec quiconque veut vraiment se battre contre la poignée de parasites qui opprime la Nation et contre les hiérarques qui les servent.

Pour que notre lutte soit couronnée de succès nous devons vouloir la réconciliation du peuple italien, réétablissant l’unité de la Nation, pour la sauvegarde de notre Nation, dépassant la division criminelle créée au sein de notre peuple par qui a intérêt à y briser la fraternité.

Nous devons unir la classe ouvrière et créer autour de celle ci l’unité du peuple, marchant ainsi unis, comme des frères, pour le pain, pour le travail, pour la tere, pour la paix et pour la liberté.

Travailleur fasciste, nous te tendons la main car, avec toi, nous voulons construire l’Italie du travail. L’heure est venue de prendre la matraque contre les capitalistes.

Nous ne voulons plus abattre le fascisme. Nous devons réétablir la confiance réciproque entre les italiens, liquider les rancoeurs passées, cesser la pratique honteuse de l’espionnage qui augmente la méfiance: aucun de nous n’entend conspirer contre son propre pays, nous voulons tous défendre les intérêts de ce pays que nous aimons.

Amnistie complète pour tous les fils du peuple qui furent condamnés pour délit d’opinion. Abolition des lois contre la liberté et du Tribunal Special, qui frappent les défenseurs du peuple, qui défendent les intérêts des ennemis du peuple et de l’Italie.

Donnons nous la main, fils de la Nation italienne! Donnons nous la main, fascistes et communistes, catholiques et socialistes, hommes de toutes les opinions.

Donnons nous la main et marchons cote à cote pour arracher le droit d’être citoyens d’un pays civile qui est le notre. Nous souffrons des mêmes peines.

Nous avons la même ambition: celle de faire une Italie forte, libre et heureuse. Que chaque syndicat, chaque association devienne le centre de notre unité retrouvée et opérante, de notre volonté de briser la puissance du petit groupe de parasites capitalistes qui nous affament et nous oppriment.

Signé: Palmiro Togliatti, Ruggero Greco, Egidio Gennai, Giuseppe Vittorio, Anselmo Marabini, Giovanni Germanetto, Guido Picelli, Giuseppe Dozza, Mario Montagnana, Luigi Longo, Giuseppe Berti, Edoardo D’Onofrio, Teresa Noce, Emilio Sereni, Ambrogio Donini, Agostino Novella, Luigi Amadesi, Rita Montagnana, Ilio Barontini, Aldo Lampredi, Celeste Negarville, Vittorio Vidali (les signatures de ces dirigeants étaient accompagnées de 32 autres signatures de moindre importance)

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Italie fasciste et l’antifascisme : face à la démagogie fasciste

La mort d’Antonio Gramsci, le 27 avril 1937, apparaît comme le moment qui clôt toute une période. Antonio Gramsci, qui était bossu, avait une santé très faible en général et la détention a fait des dernières années de sa vie un enfer, alors qu’il souffrait de dépression cardiaque, de tuberculose pulmonaire, d’arthrite, d’hypertension, d’une hernie ombilicale, d’une pyorrhée alvéolaire qui lui a fait perdre plusieurs dents.

Les conditions infectes de son emprisonnement étaient supervisées directement par Benito Mussolini ; il s’agissait d’empêcher que le PCI puisse profiter, de quelque manière que ce soit, de son dirigeant emprisonné.

A cela s’ajoute le trotskysme, qui à l’international est à l’offensive et qui sous sa forme bordiguiste contamine de larges secteurs du PCI ; à Paris le 9 août 1935 au métro Belleville, il y a même un militant trotskyste, Guido Beiso, qui assassine le communiste Camillo Montanari.

Les années 1930 marquent donc un tournant pour le Parti Communiste d’Italie. Cependant, il prend bien le virage ; il maintient le cap. Son abnégation est complète, son travail de fond bien développé, porté par 2400 personnes.

Sa lutte fait qu’il y a encore un peu moins de 1500 personnes mises en « relégation » dans le pays par le régime afin de les mettre à l’écart – 10 000 au total passeront par là, alors que des milliers de personnes sont encore pourchassées et arrêtées au fil des ans, au rythme d’environ 1000 par an.

Toutefois le régime conserve une certaine stabilité. La contestation verbale et activiste s’effiloche tout au long des années 1930. Il n’y a pas de répression sanglante, simplement un démantèlement méthodique et une prise à la gorge administrative, qui lentement mais sûrement anéantit toute opposition.

Au total, sous le fascisme, 160 000 personnes auront ainsi été « réprimandés », avec les menaces qu’on devine. Sur le plan des dénonciations faites au Tribunal Spécial, 21 000 auront été faites, avec 5155 condamnations, surtout des communistes.

L’expansionnisme organisé par Benito Mussolini, l’alliance avec Adolf Hitler, le nationalisme généralisé, l’intervention italienne contre la République espagnole, les tensions militaires en Europe… Tout cela fait que le régime a les moyens de pratiquer la fuite en avant.

Le régime s’exhibe même dans une mostra della rivoluzione fascista, visitée par quatre millions de personnes au palais des expositions à Rome, d’octobre 1932 à octobre 1934, avec des rééditions en 1937, en 1939, ainsi qu’en 1942.

Il s’agissait à la base de célébrer la marche sur Rome, inaugurant la première année du nouveau calendrier fasciste.

L’exposition de 1932 présente donc 19 salles, une par année depuis la « marche » inaugurant la nouvelle direction qu’a prise le pays.

Le régime est absolument sûr de lui ; Benito Mussolini a même pu affirmer, juste avant le plébiscite de 1934 où le régime est soutenu à 97 %, que « l’antifascisme est terminé ».

La présentation qu’on fait de lui est toujours plus mystique. Ugo D’Andrea, dans Mussolini, moteur du siècle, raconte ainsi en 1937 :

« Le visage de Mussolini est façonné par son esprit. Examinez-le sur les photographies du temps de sa première jeunesse et sur celles d’aujourd’hui : vous voyez l’étudiant pauvre, l’exilé, l’agitateur, le soldat, le chef du parti, le constructeur. Son visage est modelé par son esprit. Celui-ci remplit la forme, l’anime, lui donne son aspect et son expression. J’eus la première sensation de sa magique vertu de transfiguration au mois de mai 1936, au Sénat quand on acclamait la loi de l’Empire. L’homme avait la rigidité et l’éternité de la pierre, et la véritable puissance du bronze. Et le regard, le regard qui révélait l’esprit ferme, immuable, irrévocable. Il était César vivant… »

C’est là l’aboutissement d’un processus où l’État fasciste est considéré comme quelque chose exprimant de manière la meilleure la nécessité historique propre au peuple italien. Giovanni Gentile, le principal philosophe de l’État fasciste, expliquait de son côté, déjà en 1928, dans l’article L’essence du fascisme :

« Le peuple italien s’est engagé sur cette route avec une passion qui s’est emparée de l’esprit de la foule et dont il n’y a pas d’exemple dans l’Histoire. Il marche, strict, vers une discipline qu’il n’avait jamais connue, sans hésiter, sans discuter, les yeux tournés vers l’homme héroïque aux dons extraordinaires et admirables des grands constructeurs de peuples, qui va de l’avant avec assurance, entouré de l’aura d’un mythe, quasiment un homme marqué par Dieu, infatigable et infaillible, instrument utilisé par la Providence pour créer une nouvelle civilisation. »

Asvero Gravelli, dans Un et plusieurs : interprétation spirituelle de Mussolini, en 1938, résume cette tendance par les formules :

« Mussolini est le plus grand souverain de toutes les créatures souveraines de deux époques :le Moyen-Âge et les temps modernes. »

« Dieu et l’Histoire sont deux termes qui, aujourd’hui s’identifient à Mussolini. »

Dans ce contexte terrible, le PCI est seul à lutter encore réellement en Italie. A ce titre, comme il ne peut plus rien faire légalement et que les structures clandestines sont affaiblies par la répression, il doit tenter de trouver une voie.

Il s’engage alors à tenter de gagner « cette couche importante du fascisme qui n’est pas enrégimentée de force, qui constitue la véritable ossature politique du régime fasciste, son lien avec les masses ». Cela amène le PCI à tenter de monter les slogans sociaux démagogiques du fascisme contre le fascisme lui-même, au grand dam du PSI par exemple qui, vivant uniquement hors d’Italie, rejette cette démarche.

Il s’agit de montrer que les promesses n’ont pas été tenues, que derrière le discours fasciste, tout est creux.

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Gentile, la liberté et l’Etat

Qu’est-ce que la société italienne fasciste ? Est-elle un « totalitarisme » ? En fait, la société italienne reste une société où les valeurs libérales prédominent au plan individuel ; le fascisme se veut même le meilleur porteur du libéralisme.

Cependant, selon l’idéologie fasciste, seul l’État est le garant des droits individuels. C’est ici qu’on retrouve la philosophie de Giovanni Gentile, le maître d’oeuvre idéologique du régime. Selon Giovanni Gentile, la philosophie de la praxis est conforme à la réalité : ce n’est qu’en s’actualisant dans la pratique que la conscience est réalité.

Giovanni Gentile

L’actualisme de Giovanni Gentile consiste donc à faire de la pratique un fétiche constitutueur de l’intégralité de la conscience ; on n’existe qu’en agissant, dans l’action elle-même. L’esprit se donne naissance à lui-même par la pratique immédiate et sans intermédiaire, la praxis.

L’esprit s’actualise dans la praxis, fusionnant avec elle ; au sens strict, pour Giovanni Gentile il s’agit d’une seule et même chose. On ne peut se connaître qu’en agissant : on a très exactement la même démarche que celle de Luigi Pirandello, de Filippo Tommaso Marinetti ou bien du fascisme.

Voici ce que dit Giovanni Gentile, dans son verbiage typique, à la limite de l’incompréhensible et dans une logique incessante de répétitions :

« De sorte que immanent à l’autoconscience, mais distinct d’elle comme son principe dynamique et créateur, il y a un noyau originaire, qui peut seul expliquer la dialectique spirituelle comme unité de réalité et d’idée, ainsi que cet élan intérieur vers l’être, où nous sentons tout palpiter, au plus profond de nous-mêmes, notre propre vie. »

Par conséquent, les droits individuels ne sont rien sans l’État, car l’État permet le droit et pose par là le cadre de ce qui est possible. L’existence se réalisant par la pratique, dans la volonté de quelque chose qui est possible, alors l’État total pose la possibilité de la liberté la plus absolue.

Les individus forment un peuple qui lui-même a une volonté, ouvrant des espaces toujours plus grands :

« La politique n’est pas du droit mais de la morale : elle n’est ni vouloir abstrait ni voulu abstrait. Elle est vouloir en acte. C’est le vouloir d’un peuple, en tant que ce peuple a un vouloir.

Ce qui veut dire : dans la mesure où il a une conscience unifiée, mais aussi une conscience qui soit autoconscience, personnalité et donc volonté.

La volonté d’un peuple, qui se sent une nation (et se veut comme tel), est l’État. »

Au sein du fascisme italien, l’État engloutit par conséquent littéralement la population au sein du PNF, qui n’est pas tant le parti unique que le seul parti, rassemblant les masses dans leur fusion avec l’État, État lui-même dirigé par un Grand Conseil.

A partir de décembre 1932, l’adhésion au PNF est obligatoire l’admission aux concours de la fonction publique, de même à partir de juin 1933 pour travailler dans les organismes régionaux et liés à l’État, et à partir de 1938 pour pouvoir être salarié des administrations.

Le nombre de membres des faisceaux était de 299 876 en 1922 à 682 979 en 1923, 939 997 en 1926, 1 034 999 en 1927. Le chiffre passa ensuite à 2 633 514 en 1939, sur 43,7 millions de personnes.

En 1942, 60 % de la population, soit 27 millions de personnes, avait adhéré au PNF ou à des organisations lui étant liées, comme la Gioventu Italiana del Littorio, rassemblant la jeunesse, qui avait par exemple, en 1941, 8 millions de membres.

L’idéal fasciste, c’est une république à la romaine, avec des citoyens appartenant à des couches sociales bien déterminées et collaborant entre elles. Le PNF n’est alors qu’un organisme s’occupant de la politique, une administration, et non pas un parti au sens partisan du terme.

En septembre 1929, Benito Mussolini explique cela de la manière suivante :

« Le parti n’est qu’une force civile et volontaire aux ordres de l’État, tout comme la Milice volontaire à la sûreté nationale est une force armée aux ordres de l’État.

Si dans le fascisme tout est dans l’État, le parti lui-même ne peut échapper à cette inexorable nécessité, et doit donc collaborer et être subordonné aux organes de l’État. »

A partir de 1925, le PNF ne tient plus de congrès, le dernier remontant à 1921, soit avant la « marche sur Rome ». La hiérarchie devient rigide, la base n’a plus aucun droit, à part celui de « croire, combattre, obéir », d’avoir une obéissance « aveugle, absolue, respectueuse ».

Quant à la direction, elle ne changera plus : sur les 700 secrétaires fédéraux des années 1920, 1930 et 1940, 80 % étaient déjà inscrits avant 1922.

C’est une oligarchie nationaliste qui décide de la politique, mais cette politique est présentée comme la seule possible. La soumission est ici présentée non pas comme une servitude, comme une répression de l’individu, mais comme son apothéose : en vénérant l’État, ce sont ses propres droits individuels – qui n’existent que par l’État – que l’individu sacralise.

Plus l’État est fort et systématique, plus les droits sont systématiques ; ce qui compte ce n’est pas ce qu’on fait, mais qu’on soit en mesure de faire quelque chose : là est la clef du fascisme. C’est la raison pour laquelle Mussolini affirmait que :

« La vie tel que la conçoit le fasciste est grave, austère, religieuse. Le fasciste méprise la vie commode. Il croit encore et toujours à la sainteté et à l’héroïsme ».

C’est pour cette raison que Giovanni Gentile affirma de son côté :

« Mathématicien ou prêtre ou économiste ou arracheur de dents ou poète ou éboueur, l’homme comme fragment de l’humanité c’est intolérable. Nous voulons les mathématiques, mais dans l’homme ; nous voulons la religion, l’économie, la poésie, toutes les choses, mais dans l’homme. »

« Dans l’homme » cela signifie chez Giovanni Gentile dans l’esprit s’affirmant par l’action ; tout est prétexte à l’acte créateur de la personnalité.

On est là dans le culte de l’action, seule création de l’esprit et esprit de création. Rejoindre le PNF devient donc un simple moyen de rejoindre de manière citoyenne l’État. Pour Giovanni Gentile, le libéralisme consistait en « l’État comme liberté et la liberté en tant qu’Etat » ; il fut ainsi l’idéologue d’une sorte de caricature de la république romaine comme apothéose de la philosophie de Hegel où le citoyen intègre l’État comme aboutissement culturel.

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