Blaise Pascal – Les Provinciales, Cinquième lettre (1656)

Cinquième lettre

Écrite à un provincial

Par un de ses amis.

De Paris, le 20 mars 1656.

Monsieur,

Voici ce que je vous ai promis : voici les premiers traits de la morale des bons Pères Jésuites, de ces hommes éminents en doctrine et en sagesse qui sont tous conduits par la sagesse divine, qui est plus assurée que toute la Philosophie. Vous pensez peut-être que je raille : je le dis sérieusement, ou plutôt ce sont eux-mêmes qui le disent dans leur livre intitulé : Imago primi saeculi. Je ne fais que copier leurs paroles, aussi bien que dans la suite de cet éloge : C’est une société d’hommes, ou plutôt d’anges, qui a été prédite par Isaïe en ces paroles : Allez, anges prompts et légers. La prophétie n’en est-elle pas claire ? Ce sont des esprits d’aigles ; c’est une troupe de phénix, un auteur ayant montré depuis peu qu’il y en a plusieurs. Ils ont changé la face de la Chrétienté. Il le faut croire puisqu’ils le disent. Et vous l’allez bien voir dans la suite de ce discours, qui vous apprendra leurs maximes.

J’ai voulu m’en instruire de bonne sorte. Je ne me suis pas fié à ce que notre ami m’en avait appris. J’ai voulu les voir eux-mêmes ; mais j’ai trouvé qu’il ne m’avait rien dit que de vrai. Je pense qu’il ne ment jamais. Vous le verrez par le récit de ces conférences.

Dans celle que j’eus avec lui, il me dit de si étranges choses, que j’avais peine à le croire ; mais il me les montra dans les livres de ces Pères : de sorte qu’il ne me resta à dire pour leur défense, sinon que c’étaient les sentiments de quelques particuliers qu’il n’était pas juste d’imputer au corps. Et, en effet, je l’assurai que j’en connaissais qui sont aussi sévères que ceux qu’il me citait sont relâchés. Ce fut sur cela qu’il me découvrit l’esprit de la Société, qui n’est pas connu de tout le monde, et vous serez peut-être bien aise de l’apprendre. Voici ce qu’il me dit.

Vous pensez beaucoup faire en leur faveur, de montrer qu’ils ont de leurs Pères aussi conformes aux maximes évangéliques que les autres y sont contraires ; et vous concluez de là que ces opinions larges n’appartiennent pas à toute la Société. Je le sais bien ; car si cela était, ils n’en souffriraient pas qui y fussent si contraires. Mais puisqu’ils en ont aussi qui sont dans une doctrine si licencieuse, concluez-en de même que l’esprit de la Société n’est pas celui de la sévérité chrétienne ; car, si cela était, ils n’en souffriraient pas qui y fussent si opposés. Eh quoi ! lui répondis-je, quel peut donc être le dessein du corps entier ? C’est sans doute qu’ils n’en ont aucun d’arrêté, et que chacun a la liberté de dire à l’aventure ce qu’il pense. Cela ne peut pas être, me répondit-il ; un si grand corps ne subsisterait pas dans une conduite téméraire, et sans une âme qui le gouverne et qui règle tous ses mouvements : outre qu’ils ont un ordre particulier de ne rien imprimer sans l’aveu de leurs supérieurs. Mais quoi ! lui dis-je, comment les mêmes supérieurs peuvent-ils consentir à des maximes si différentes ? C’est ce qu’il faut vous apprendre, me répliqua-t-il.

Sachez donc que leur objet n’est pas de corrompre les mœurs : ce n’est pas leur dessein. Mais ils n’ont pas aussi pour unique but celui de les réformer : ce serait une mauvaise politique. Voici quelle est leur pensée. Ils ont assez bonne opinion d’eux-mêmes pour croire qu’il est utile et comme nécessaire au bien de la religion que leur crédit s’étende partout, et qu’ils gouvernent toutes les consciences.

Et parce que les maximes évangéliques et sévères sont propres pour gouverner quelques sortes de personnes, ils s’en servent dans ces occasions où elles leur sont favorables. Mais comme ces mêmes maximes ne s’accordent pas au dessein de la plupart des gens, ils les laissent à l’égard de ceux-là, afin d’avoir de quoi satisfaire tout le monde.

C’est pour cette raison qu’ayant à faire à des personnes de toutes sortes de conditions et des nations si différentes, il est nécessaire qu’ils aient des casuistes assortis à toute cette diversité.

De ce principe vous jugez aisément que s’ils n’avaient que des casuistes relâchés, ils ruineraient leur principal dessein, qui est d’embrasser tout le monde, puisque ceux qui sont véritablement pieux cherchent une conduite plus sûre. Mais comme il n’y [en] a pas beaucoup de cette sorte, ils n’ont pas besoin de beaucoup de directeurs sévères pour les conduire. Ils en ont peu pour peu ; au lieu que la foule des casuistes relâchés s’offre à la foule de ceux qui cherchent le relâchement.

C’est par cette conduite obligeante et accommodante, comme l’appelle le Père Petau, qu’ils tendent les bras à tout le monde : car, s’il se présente à eux quelqu’un qui soit tout résolu de rendre des biens mal acquis, ne craignez pas qu’ils l’en détournent ; ils loueront, au contraire, et confirmeront une si sainte résolution ; mais qu’il en vienne un autre qui veuille avoir l’absolution sans restituer, la chose sera bien difficile, s’ils n’en fournissent des moyens dont ils se rendront les garants.

Par là ils conservent tous leurs amis et se défendent contre tous leurs ennemis ; car si on leur reproche leur extrême relâchement, ils produisent incontinent au public leurs directeurs austères, avec quelques livres qu’ils ont faits de la rigueur de la loi chrétienne ; et les simples, et ceux qui n’approfondissent pas plus avant les choses, se contentent de ces preuves.

Ainsi ils en ont pour toutes sortes de personnes et répondent si bien selon ce qu’on leur demande, que, quand ils se trouvent en des pays où un Dieu crucifié passe pour folie, ils suppriment le scandale de la Croix et ne prêchent que Jésus-Christ glorieux, et non pas Jésus-Christ souffrant : comme ils ont fait dans les Indes et dans la Chine, où ils ont permis aux Chrétiens l’idolâtrie même, par cette subtile invention, de leur faire cacher sous leurs habits une image de Jésus-Christ, à laquelle ils leur enseignent de rapporter mentalement les adorations publiques qu’ils rendent à l’idole Chacimchoan et à leur Keum-fucum, comme Gravina, Dominicain, le leur reproche, et comme le témoigne le Mémoire, en espagnol, présenté au roi d’Espagne Philippe IV, par les Cordeliers des îles Philippines, rapporté par Thomas Hurtado dans son livre du Martyre de la foi, page 427. De telle sorte que la congrégation des cardinaux de Propaganda fide fut obligée de défendre particulièrement aux Jésuites, sur peine d’excommunication, de permettre des adorations d’idoles sous aucun prétexte, et de cacher le mystère de la Croix à ceux qu’ils instruisent de la religion, leur commandant expressément de n’en recevoir aucun au baptême qu’après cette connaissance, et leur ordonnant d’exposer dans leurs églises l’image du Crucifix, comme il est porté amplement dans le décret de cette congrégation, donné le 9 juillet 1646, signé par le cardinal Capponi.

Voilà de quelle sorte ils se sont répandus par toute la terre à la faveur de la doctrine des opinions probables, qui est la source et la base de tout ce dérèglement. C’est ce qu’il faut que vous appreniez d’eux-mêmes ; car ils ne le cachent à personne, non plus que tout ce que vous venez d’entendre, avec cette seule différence, qu’ils couvrent leur prudence humaine et politique du prétexte d’une prudence divine et chrétienne ; comme si la foi, et la tradition qui la maintient, n’était pas toujours une et invariable dans tous les temps et dans tous les lieux ; comme si c’était à la règle à se fléchir pour convenir au sujet qui doit lui être conforme ; et comme si les âmes n’avaient, pour se purifier de leurs taches, qu’à corrompre la loi du Seigneur ; au lieu que la loi du Seigneur, qui est sans tache et toute sainte, est celle qui doit convertir les âmes, et les conformer à ses salutaires instructions !

Allez donc, je vous prie, voir ces bons Pères, et je m’assure que vous remarquerez aisément, dans le relâchement de leur morale, la cause de leur doctrine touchant la grâce. Vous y verrez les vertus chrétiennes si inconnues et si dépourvues de la charité, qui en est l’âme et la vie ; vous y verrez tant de crimes palliés, et tant de désordres soufferts, que vous ne trouverez plus étrange qu’ils soutiennent que tous les hommes ont toujours assez de grâce pour vivre dans la piété de la manière qu’ils l’entendent. Comme leur morale est toute païenne, la nature suffit pour l’observer. Quand nous soutenons la nécessité de la grâce efficace, nous lui donnons d’autres vertus pour objet. Ce n’est pas simplement pour guérir les vices par d’autres vices ; ce n’est pas seulement pour faire pratiquer aux hommes les devoirs extérieurs de la religion ; c’est pour une vertu plus haute que celle des Pharisiens et des plus sages du Paganisme. La loi et la raison sont des grâces suffisantes pour ces effets. Mais, pour dégager l’âme de l’amour du monde, pour la retirer de ce qu’elle a de plus cher, pour la faire mourir à soi-même, pour la porter et l’attacher uniquement et invariablement à Dieu, ce n’est l’ouvrage que d’une main toute-puissante. Et il est aussi peu raisonnable de prétendre que l’on a toujours un plein pouvoir, qu’il le serait de nier que ces vertus, destituées d’amour de Dieu, lesquelles ces bons Pères confondent avec les vertus chrétiennes, ne sont pas en notre puissance.

Voilà comment il me parla, et avec beaucoup de douleur ; car il s’afflige sérieusement de tous ces désordres. Pour moi, j’estimai ces bons Pères de l’excellence de leur politique, et je fus, selon son conseil, trouver un bon casuiste de la Société. C’est une de mes anciennes connaissances, que je voulus renouveler exprès. Et comme j’étais instruit de la manière dont il les fallait traiter, je n’eus pas de peine à le mettre en train. Il me fit d’abord mille caresses, car il m’aime toujours ; et après quelques discours indifférents, je pris occasion du temps où nous sommes pour apprendre de lui quelque chose sur le jeûne, afin d’entrer insensiblement en matière. Je lui témoignai donc que j’avais de la peine à le supporter. Il m’exhorta à me faire violence ; mais, comme je continuai à me plaindre, il en fut touché, et se mit à chercher quelque cause de dispense. Il m’en offrit en effet plusieurs qui ne me convenaient point, lorsqu’il s’avisa enfin de me demander si je n’avais pas de peine à dormir sans souper. Oui, lui dis-je, mon Père, et cela m’oblige souvent à faire collation à midi et à souper le soir. Je suis bien aise, me répliqua-t-il, d’avoir trouvé ce moyen de vous soulager sans péché : allez, vous n’êtes point obligé à jeûner. Je ne veux pas que vous m’en croyiez ; venez à la bibliothèque. J’y fus, et là, en prenant un livre : En voici la preuve, me dit-il, et Dieu sait quelle ! C’est Escobar. Qui est Escobar, lui dis-je, mon Père ? Quoi ! vous ne savez pas qui est Escobar de notre Société, qui a compilé cette Théologie morale de vingt-quatre de nos Pères ; sur quoi il fait, dans la préface, une allégorie de ce livre à celui de l’Apocalypse qui était scellé de sept sceaux ? Et il dit que Jésus l’offre ainsi scellé aux quatre animaux, Suarez, Vasquez, Molina, Valentia, en présence de vingt-quatre Jésuites qui représentent les vingt-quatre vieillards ? Il lut toute cette allégorie, qu’il trouvait bien juste, et par où il me donnait une grande idée de l’excellence de cet ouvrage. Ayant ensuite cherché son passage du jeûne : Le voici, me dit-il, au tr. I, ex. 13, n. 67. Celui qui ne peut dormir s’il n’a soupé, est il obligé de jeûner ? Nullement. N’êtes-vous pas content ? Non pas tout à fait, lui dis-je ; car je puis bien supporter le jeûne en faisant collation le matin et soupant le soir. Voyez donc la suite, me dit-il ; ils ont pensé à tout. Et que dira-t on, si on peut bien se passer d’une collation le matin en soupant le soir ? Me voilà. On n’est point encore obligé à jeûner, car personne n’est obligé à changer l’ordre de ses repas. Ô la bonne raison, lui dis-je, Mais, dites-moi, continua-t-il, usez-vous de beaucoup de vin ? Non, mon Père, lui dis-je, je ne le puis souffrir. Je vous disais cela, me répondit-il, pour vous avertir que vous en pourriez boire le matin, et quand il vous plairait, sans rompre le jeûne ; et cela soutient toujours. En voici la décision au même lieu, n. 75 : Peut-on, sans rompre le jeûne, boire du vin à telle heure qu’on voudra, et même en grande quantité ? On le peut, et même de l’hypocras. Je ne me souvenais pas de cet hypocras, dit-il ; il faut que je le mette sur mon recueil. Voilà un honnête homme, lui dis-je, qu’Escobar. Tout le monde l’aime, répondit le Père : il fait de si jolies questions ! Voyez celle-ci, qui est au même endroit, n. 38 Si un homme doute qu’il ait vingt-un ans, est-il obligé de jeûner ? Non. Mais si j’ai vingt-un ans cette nuit à une heure après minuit, et qu’il soit demain jeûne, serai-je obligé de jeûner demain ? Non ; car vous pourriez manger autant qu’il vous plairait depuis minuit jusqu’à une heure, puisque vous n’auriez pas encore vingt-un ans et ainsi ayant droit de rompre le jeûne, vous n’y êtes point obligé. Ô que cela est divertissant ! lui dis-je. On ne s’en peut tirer, me répondit-il ; je passe les jours et les nuits à le lire, je ne fais autre chose. Le bon Père, voyant que j’y prenais plaisir, en fut ravi, et continuant : Voyez, dit-il, encore ce trait de Filiutius, qui est un de ces vingt-quatre Jésuites, t. 2, tr. 27, part. 2, c. 6, n. 123 : Celui qui est fatigué à quelque chose, comme à poursuivre une fille, est-il, obligé de jeûner ? Nullement. Mais s’il s’est fatigué exprès pour être par là dispensé du jeune, y sera-t-il tenu ? Encore qu’il ait eu ce dessein formé, il n’y sera point obligé. Eh bien ! l’eussiez-vous cru ? me dit-il. En vérité, mon Père, lui dis-je, je ne le crois pas bien encore. Et quoi ! n’est-ce pas un péché de ne pas jeûner quand on le peut ? Et est-il permis de rechercher les occasions de pécher ? ou plutôt n’est-on pas obligé de les fuir ? Cela serait assez commode. Non pas toujours, me dit-il, c’est selon. Selon quoi ? lui dis-je. Ho, ho ! repartit le Père. Et si on recevait quelque incommodité en fuyant les occasions, y serait-on obligé à votre avis ? Ce n’est pas au moins celui du P. Bauny que voici, p. 1084 : On ne doit pas refuser l’absolution à ceux qui demeurent dans les occasions prochaines du péché, s’ils sont en tel état qu’ils ne puissent les quitter sans donner sujet au monde de parler, ou sans qu’ils en reçussent eux-mêmes de l’incommodité. Je m’en réjouis, mon Père ; il ne reste plus qu’à dire qu’on peut rechercher les occasions de propos délibéré, puisqu’il est permis de ne les pas fuir. Cela même est aussi quelquefois permis, ajouta-t-il. Le célèbre casuiste Bazile Ponce l’a dit et le P. Bauny le cite et approuve son sentiment, que voici dans le Traité de la Pénitence, q. 4, p. 94 : On peut rechercher une occasion directement et pour elle-même, primo et per se, quand le bien spirituel ou temporel de nous ou de notre prochain nous y porte.

Vraiment, lui dis-je, il me semble que je rêve, quand j’entends des religieux parler de cette sorte ! Eh quoi, mon Père, dites-moi, en conscience, êtes-vous dans ce sentiment-là ? Non, vraiment, me dit le Père. Vous parlez donc, continuai-je, contre votre conscience ? Point du tout, dit-il : je ne parlais pas en cela selon ma conscience, mais selon celle de Ponce et du P. Bauny, et vous pourriez les suivre en sûreté car ce sont d’habiles gens. Quoi ! mon Père, parce qu’ils ont mis ces trois lignes dans leurs livres, sera-t-il devenu permis de rechercher les occasions de pécher ? Je croyais ne devoir prendre pour règle que l’Écriture et la tradition de l’Église, mais non pas vos casuistes. Ô bon Dieu, s’écria le Père, vous me faites souvenir de ces Jansénistes ! Est-ce que le P. Bauny et Bazile Ponce ne peuvent pas rendre leur opinion probable ? Je ne me contente pas du probable, lui dis-je, je cherche le sûr. Je vois bien, me dit le bon Père, que vous ne savez pas ce que c’est que la doctrine des opinions probables, vous parleriez autrement si vous la saviez. Ah ! vraiment, il faut que je vous en instruise. Vous n’aurez pas perdu votre temps d’être venu ici, sans cela vous ne pouviez rien entendre. C’est le fondement et l’À B C de toute notre morale. Je fus ravi de le voir tombé dans ce que je souhaitais ; et, le lui ayant témoigné, je le priai de m’expliquer ce que c’était qu’une opinion probable. Nos auteurs vous y répondront mieux que moi, dit-il. Voici comme ils en parlent tous généralement, et entre autres, nos vingt-quatre, in princ. ex. 3, n. 8 : Une opinion est appelée probable, lorsqu’elle est fondée sur des raisons de quelque considération. D’où il arrive quelquefois qu’un seul docteur fort grave peut rendre une opinion probable. Et en voici la raison : car un homme adonné particulièrement à l’étude ne s’attacherait pas à une opinion, s’il n’y était attiré par une raison bonne et suffisante. Et ainsi, lui dis-je, un seul docteur peut tourner les consciences et les bouleverser à son gré, et toujours en sûreté. Il n’en faut pas rire, me dit-il, ni penser combattre cette doctrine. Quand les jansénistes l’ont voulu faire, ils ont perdu leur temps. Elle est trop bien établie. Écoutez Sanchez, qui est un des plus célèbres de nos Pères, Som. Liv. I, chap. IX, n. 7 : Vous douterez peut-être si l’autorité d’un seul docteur bon et savant rend une opinion probable : à quoi je réponds qu’oui ; et c’est ce qu’assurent Angelus, Sylv., Navarre, Emmanuel Sa, etc. Et voici comme on le prouve. Une opinion probable est celle qui a un fondement considérable : or l’autorité d’un homme savant et pieux n’est pas de petite considération, mais plutôt de grande considération ; car, écoutez bien cette raison : Si le témoignage d’un tel homme est de grand poids pour nous assurer qu’une chose se soit passée, par exemple, à Rome, pourquoi ne le sera-t-il pas de même dans un doute de morale ?

La plaisante comparaison, lui dis-je, des choses du monde à celles de la conscience ! Ayez patience ; Sanchez répond à cela dans les lignes qui suivent immédiatement. Et la restriction qu’y apportent certains auteurs ne me plaît pas : que l’autorité d’un tel docteur est suffisante dans les choses de droit humain, mais non pas dans celles de droit divin ; car elle est de grand poids dans les uns et dans les autres.

Mon Père, lui dis-je franchement, je ne puis faire cas de cette règle. Qui m’a assuré que dans la liberté que vos docteurs se donnent d’examiner les choses par la raison, ce qui paraîtra sûr à l’un le paraisse à tous les autres ? La diversité des jugements est si grande… Vous ne l’entendez pas, dit le Père en m’interrompant ; aussi sont-ils fort souvent de différents avis ; mais cela n’y fait rien : chacun rend le sien probable et sûr. Vraiment l’on sait bien qu’ils ne sont pas tous de même sentiment ; et cela n’en est que mieux. Ils ne s’accordent au contraire presque jamais. Il y a peu de questions où vous ne trouviez que l’un dit oui, l’autre dit non. Et en tous ces cas-là, l’une et l’autre des opinions contraires est probable ; et c’est pourquoi Diana dit sur un certain sujet, Part. 3, To. IV ; R. 244 : Ponce et Sanchez sont de contraires avis ; mais, parce qu’ils étaient tous deux savants, chacun rend son opinion probable.

Mais, mon Père, lui dis-je, on doit être bien embarrassé à choisir alors ! Point du tout, dit-il, il n’y a qu’à suivre l’avis qui agrée le plus. Et quoi ! si l’autre est plus probable ? Il n’importe, me dit-il. Et si l’autre est plus sûr ? Il n’importe, me dit encore le Père ; le voici bien expliqué. C’est Emmanuel Sa de notre Société, dans son Aphorisme de Dubio, p. 183 : On peut faire ce qu’on pense être permis selon une opinion probable, quoique le contraire soit plus sûr. Or l’opinion d’un seul docteur grave y suffi. Et si une opinion est tout ensemble et moins probable et moins sûre, sera-t-il permis de la suivre, en quittant ce que l’on croit être plus probable et plus sûr ? Oui, encore une fois, me dit-il, écoutez Filiutius, ce grand Jésuite de Rome, Mor. quaest Tr. 21, c. 4, n. 128 : Il est permis de suivre l’opinion la moins probable, quoiqu’elle soit la moins sûre ; c’est l’opinion commune des nouveaux auteurs. Cela n’est-il pas clair ? Nous voici bien au large, lui dis-je, mon Révérend Père, grâces à vos opinions probables. Nous avons une belle liberté de conscience. Et vous autres casuistes, avez-vous la même liberté dans vos réponses ? Oui, me dit-il, nous répondons aussi ce qu’il nous plaît, ou plutôt ce qu’il plaît à ceux qui nous interrogent ; car voici nos règles, prises de nos Pères Layman, Theol. Mor. l. I, tr. I, c. 2, § 2, n. 7 ; Vasquez, Dist. 62, c. 9, n. 47 ; Sanchez ; in Sum., L. I, c. 9, n. 23 ; et de nos vingt-quatre, Princ. ex. 3, n. 24. Voici les paroles de Layman, que le livre de nos vingt-quatre a suivies : Un docteur étant consulté peut donner un conseil, non seulement probable selon son opinion, mais contraire à son opinion, s’il est estimé probable par d’autres, lorsque cet avis contraire au sien se rencontre plus favorable et plus agréable à celui qui le consulte, si forte haec illi favorabilior seu exoptatior sit. Mais je dis de plus qu’il ne sera point hors de raison qu’il donne à ceux qui le consultent un avis tenu pour probable par quelque personne savante, quand même il s’assurerait qu’il serait absolument faux.

Tout de bon, mon Père, votre doctrine est bien commode. Quoi ! avoir à répondre oui et non à son choix ? On ne peut assez priser un tel avantage. Et je vois bien maintenant à quoi vous servent les opinions contraires que vos docteurs ont sur chaque matière, car l’une vous sert toujours, et l’autre ne vous nuit jamais. Si vous ne trouvez votre compte d’un côté, vous vous jetez de l’autre, et toujours en sûreté. Cela est vrai, dit-il ; et ainsi nous pouvons toujours dire avec Diana, qui trouva le P. Bauny pour lui lorsque le P. Lugo lui était contraire : Saepe, premente deo, fert deus alter opem. Si quelque dieu nous presse, un autre nous délivre. J’entends bien, lui dis-je ; mais il me vient une difficulté dans l’esprit : c’est qu’après avoir consulté un de vos docteurs et pris de lui une opinion un peu large, on sera peut-être attrapé si on rencontre un confesseur qui n’en soit pas, et qui refuse l’absolution si on ne change de sentiment. N’y avez-vous point donné ordre, mon Père ? En doutez-vous ? me répondit-il. On les a obligés à absoudre leurs pénitents qui ont des opinions probables, sur peine de péché mortel, afin qu’ils n’y manquent pas. C’est ce qu’ont bien montré nos Pères, et entre autres le P. Bauny, Tr. 4, de Poenit. q. 13, p. 93. Quand le pénitent, dit-il, suit une opinion probable, le confesseur le doit absoudre, quoique son opinion soit contraire à celle du pénitent. Mais il ne dit pas que ce soit un péché mortel de ne le pas absoudre. Que vous êtes prompt ! me dit-il ; écoutez la suite ; il en fait une conclusion expresse : Refuser l’absolution à un pénitent qui agit selon une opinion probable est un péché qui, de sa nature, est mortel. Et il cite, pour confirmer ce sentiment, trois des plus fameux de nos Pères, Suarez to. 4. d. 32. sect. 5., Vasquez disp. 62. c. 7., et Sanchez n. 29.

Ô mon Père, lui dis-je, voilà qui est bien prudemment ordonné ! Il n’y a plus rien à craindre. Un confesseur n’oserait plus y manquer. Je ne savais pas que vous eussiez le pouvoir d’ordonner sur peine de damnation. Je croyais que vous ne saviez qu’ôter les péchés ; je ne pensais pas que vous en sussiez introduire ; mais vous avez tout pouvoir, à ce que je vois. Vous ne parlez pas proprement, me dit-il. Nous n’introduisons pas les péchés, nous ne faisons que les remarquer. J’ai déjà bien reconnu deux ou trois fois que vous n’êtes pas bon scolastique. Quoi qu’il en soit, mon Père, voilà mon doute bien résolu. Mais j’en ai un autre encore à vous proposer : c’est que je ne sais comment vous pouvez faire, quand les Pères de l’Église sont contraires aux sentiments de quelqu’un de vos casuistes.

Vous l’entendez bien peu, me dit-il. Les Pères étaient bons pour la morale de leur temps ; mais ils sont trop éloignés pour celle du nôtre. Ce ne sont plus eux qui la règlent, ce sont les nouveaux casuistes. Écoutez notre Père Cellot, de Hier. Lib. 8, cap. 16, p. 714, qui suit en cela notre fameux Père Reginaldus : Dans les questions de morale, les nouveaux casuistes sont préférables aux anciens Pères, quoiqu’ils fussent plus proches des Apôtres. Et c’est en suivant cette maxime que Diana parle de cette sorte, P. 5, Tr. 8, R. 31. Les bénéficiers sont-ils obligés de restituer leur revenu dont ils disposent mal ? Les anciens disaient qu’oui, mais les nouveaux disent que non : ne quittons donc pas cette opinion qui décharge de l’obligation de restituer. Voilà de belles paroles, lui dis-je, et pleines de consolation pour bien du monde. Nous laissons les Pères, me dit-il, à ceux qui traitent la Positive ; mais pour nous qui gouvernons les consciences, nous les lisons peu, et ne citons dans nos écrits que les nouveaux casuistes. Voyez Diana, qui a tant écrit ; il a mis à l’entrée de ses livres la liste des auteurs qu’il rapporte. Il y en a 296, dont le plus ancien est depuis quatre-vingts ans. Cela est donc venu au monde depuis votre Société ? lui dis-je. Environ, me répondit-il. C’est-à-dire, mon Père, qu’à votre arrivée on a vu disparaître saint Augustin, saint Chrysostome, saint Ambroise, saint Jérôme, et les autres, pour ce qui est de la morale. Mais au moins que je sache les noms de ceux qui leur ont succédé ; qui sont-ils, ces nouveaux auteurs ? Ce sont des gens bien habiles et bien célèbres, me dit-il. C’est Villalobos, Coninck, Llamas, Achokier, Dealkozer, Dellacrux, Veracruz, Ugolin, Tambourin, Fernandez, Martinez, Suarez, Henriquez, Vasquez, Lopez, Gomez, Sanchez, de Vechis, de Grassis, de Grassalis, de Pitigianis, de Graphaeis, Squilanti, Bizozeri, Barcola, de Bobadilla, Simancha, Perez de Lara, Aldretta, Lorca de Scarcia, Quaranta, Scophra, Pedrezza, Cabrezza, Bisbe, Dias, de Clavasio, Villagut, Adam à Manden, Iribarne, Binsfeld, Volfangi à Vorberg, Vosthery, Strevesdorf. Ô mon Père ! lui dis-je tout effrayé, tous ces gens-là étaient-ils chrétiens ? Comment, chrétiens ! me répondit-il. Ne vous disais-je pas que ce sont les seuls par lesquels nous gouvernons aujourd’hui la chrétienté ? Cela me fit pitié, mais je ne lui en témoignai rien, et lui demandai seulement si tous ces auteurs-là étaient Jésuites. Non, me dit-il, mais il n’importe ; ils n’ont pas laissé de dire de bonnes choses. Ce n’est pas que la plupart ne les aient prises ou imitées des nôtres ; mais nous ne nous piquons pas d’honneur, outre qu’ils citent nos Pères à toute heure et avec éloge. Voyez Diana, qui n’est pas de notre Société, quand il parle de Vasquez, il l’appelle le Phénix des esprits. Et quelquefois il dit que Vasquez seul lui est autant que tout le reste des hommes ensemble, Instar omnium. Aussi tous nos Pères se servent fort souvent de ce bon Diana ; car si vous entendez bien notre doctrine de la probabilité, vous verrez que cela n’y fait rien. Au contraire, nous avons bien voulu que d’autres que les Jésuites puissent rendre leurs opinions probables, afin qu’on ne puisse pas nous les imputer toutes. Et ainsi, quand quelque auteur que ce soit en a avancé une, nous avons droit de la prendre, si nous le voulons, par la doctrine des opinions probables, et nous n’en sommes pas les garants quand l’auteur n’est pas de notre corps. J’entends tout cela, lui dis-je. Je vois bien par là que tout est bien venu chez vous, hormis les anciens Pères, et que vous êtes les maîtres de la campagne. Vous n’avez plus qu’à courir.

Mais je prévois trois ou quatre grands inconvénients et de puissantes barrières qui s’opposeront à votre course. Et quoi ? me dit le Père tout étonné. C’est, lui répondis-je, l’Écriture Sainte, les Papes et les Conciles, que vous ne pouvez démentir, et qui sont tous dans la voie unique de l’Évangile. Est-ce là tout ? me dit-il. Vous m’avez fait peur. Croyez-vous qu’une chose si visible n’ait pas été prévue, et que nous n’y ayons pas pourvu ? Vraiment je vous admire, de penser que nous soyons opposés à l’Écriture, aux Papes ou aux Conciles ! Il faut que je vous éclaircisse du contraire. Je serais bien marri que vous crussiez que nous manquons à ce que nous leur devons. Vous avez sans doute pris cette pensée de quelques opinions de nos Pères, qui paraissent choquer leurs décisions, quoique cela ne soit pas. Mais pour en entendre l’accord, il faudrait avoir plus de loisir. Je souhaite que vous ne demeuriez pas mal édifié de nous. Si vous voulez que nous nous revoyions demain, je vous donnerai l’éclaircissement.

Voilà la fin de cette conférence, qui sera celle de cet entretien ; aussi en voilà bien assez pour une lettre. Je m’assure que vous en serez satisfait en attendant la suite. Je suis, etc.

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Blaise Pascal – Les Provinciales, Quatrième lettre (1656)

De Paris, le 25 février 1656.

Monsieur,

Il n’est rien tel que les Jésuites. J’ai bien vu des Jacobins, des docteurs et de toute sorte de gens ; mais une pareille visite manquait à mon instruction. Les autres ne font que les copier. Les choses valent toujours mieux dans leur source. J’en ai donc vu un des plus habiles, et j’y étais accompagné de mon fidèle Janséniste, qui vint avec moi aux Jacobins. Et comme je souhaitais particulièrement d’être éclairci sur le sujet d’un différend qu’ils ont avec les Jansénistes, touchant ce qu’ils appellent la grâce actuelle, je dis à ce bon Père que je lui serais fort obligé s’il voulait m’en instruire et que je ne savais pas seulement ce que ce terme signifiait ; je le priai donc de me l’expliquer. Très volontiers, me dit-il ; car j’aime les gens curieux. En voici la définition. Nous appelons grâce actuelle une inspiration de Dieu par laquelle il nous fait connaître sa volonté, et par laquelle il nous excite à la vouloir accomplir. Et en quoi, lui dis-je, êtes-vous en dispute avec les Jansénistes sur ce sujet ? C’est, me répondit-il, en ce que nous voulons que Dieu donne des grâces actuelles à tous les hommes à chaque tentation, parce que nous soutenons que, si l’on n’avait pas à chaque tentation la grâce actuelle pour n’y point pécher, quelque pêché que l’on commît, il ne pourrait jamais être imputé. Et les Jansénistes disent, au contraire, que les péchés commis sans grâce actuelle ne laissent pas d’être imputés ; mais ce sont des rêveurs. J’entrevoyais ce qu’il voulait dire ; mais, pour le lui faire encore expliquer plus clairement, je lui dis : Mon Père, ce mot de grâce actuelle me brouille ; je n’y suis pas accoutumé : si vous aviez la bonté de me dire la même chose sans vous servir de ce terme, vous m’obligeriez infiniment. Oui, dit le Père ; c’est-à-dire que vous voulez que je substitue la définition à la place du défini : cela ne change jamais le sens du discours ; je le veux bien. Nous soutenons donc, comme un principe indubitable, qu’une action ne peut être imputée à péché, si Dieu ne nous donne, avant que de la commettre, la connaissance du mal qui y est, et une inspiration qui nous excite à l’éviter. M’entendez-vous maintenant ?

Étonné d’un tel discours, selon lequel tous les péchés de surprise, et ceux qu’on fait dans un entier oubli de Dieu, ne pourraient être imputés, puisqu’avant que de les commettre on n’a ni la connaissance du mal qui y est, ni la pensée de l’éviter, je me tournai vers mon Janséniste, et je connus bien, à sa façon, qu’il n’en croyait rien. Mais, comme il ne répondait point, je dis à ce Père : je voudrais, mon Père, que ce que vous dites fût bien véritable, et que vous en eussiez de bonnes preuves. En voulez-vous ? me dit-il aussitôt ; je m’en vais vous en fournir, et des meilleures : laissez-moi faire. Sur cela, il alla chercher ses livres. Et je dis cependant à mon ami : Y en a-t-il quelque autre qui parle comme celui-ci ? Cela vous est-il si nouveau ? me répondit-il. Faites état que jamais les Pères, les Papes, les Conciles, ni l’Écriture, ni aucun livre de piété, même dans ces derniers temps, n’ont parlé de cette sorte : mais que pour des casuistes, et des nouveaux scolastiques, il vous en apportera un beau nombre. Mais quoi ! lui dis-je, je me moque de ces auteurs-là, s’ils sont contraires à la tradition. Vous avez raison, me dit-il. Et à ces mots, le bon Père arriva chargé de livres ; et m’offrant le premier qu’il tenait : Lisez, me dit-il, la Somme des péchés du Père Bauny, que voici, et de la cinquième édition encore, pour vous montrer que c’est un bon livre. C’est dommage, me dit tout bas mon Janséniste, que ce livre-là ait été condamné à Rome, et par les évêques de France. Voyez, me dit le Père, la page 906. Je lus donc, et je trouvai ces paroles : Pour pécher et se rendre coupable devant Dieu, il faut savoir que la chose qu’on veut faire ne vaut rien, ou au moins en douter, craindre, ou bien juger que Dieu ne prend plaisir à l’action à laquelle on s’occupe, qu’il la défend, et nonobstant la faire, franchir le saut et passer outre.

Voilà qui commence bien, lui dis-je. Voyez cependant, me dit-il ce que c’est que l’envie. C’était sur cela que M. Hallier, avant qu’il fût de nos amis, se moquait du Père Bauny, et lui appliquait ces paroles : Ecce qui tollit peccata mundi : « Voilà celui qui ôte les péchés du monde ! » Il est vrai, lui dis-je, que voilà une rédemption toute nouvelle, selon le Père Bauny.

En voulez-vous, ajouta-t-il, une autorité plus authentique ? Voyez ce livre du Père Annat. C’est le dernier qu’il a fait contre M. Arnauld ; lisez la page 34, où il y a une oreille, et voyez les lignes que j’ai marquées avec du crayon ; elles sont toutes d’or. Je lus donc ces termes : Celui qui n’a aucune pensée de Dieu, ni de ses péchés, ni aucune appréhension, c’est-à-dire, à ce qu’il me fit entendre, aucune connaissance, de l’obligation d’exercer des actes d’amour de Dieu, ou de contrition, n’a aucune grâce actuelle pour exercer ces actes ; mais il est vrai aussi qu’il ne fait aucun péché en les omettant, et que, s’il est damné, ce ne sera pas en punition de cette omission. Et quelques lignes plus bas : Et on peut dire la même chose d’une coupable commission.

Voyez-vous, me dit le Père, comment il parle des péchés d’omission, et de ceux de commission ? Car il n’oublie rien. Qu’en dites-vous ? Ô que cela me plaît ! lui répondis-je ; que j’en vois de belles conséquences ! Je perce déjà dans les suites : que de mystères s’offrent à moi ! Je vois, sans comparaison, plus de gens justifiés par cette ignorance et cet oubli de Dieu que par la grâce et les sacrements. Mais, mon Père, ne me donnez-vous point une fausse joie ? N’est-ce point ici quelque chose de semblable à cette suffisance qui ne suffit pas ? J’appréhende furieusement le distinguo : j’y ai déjà été attrapé. Parlez-vous sincèrement ? Comment ! dit le Père en s’échauffant, il n’en faut pas railler. Il n’y a point ici d’équivoque. Je n’en raille pas, lui dis-je ; mais c’est que je crains à force de désirer.

Voyez donc, me dit-il, pour vous en mieux assurer, les écrits de M. Le Moyne, qui l’a enseigné en pleine Sorbonne. Il l’a appris de nous, à la vérité ; mais il l’a bien démêlé. Ô qu’il l’a fortement établi ! Il enseigne que, pour faire qu’une action soit péché, il faut que toutes ces choses se passent dans l’âme. Lisez et pesez chaque mot. Je lus donc en latin ce que vous verrez ici en français : 1. D’une part, Dieu répand dans l’âme quelque amour qui la penche vers la chose commandée ; et de l’autre part, la concupiscence rebelle la sollicite au contraire. 2. Dieu lui inspire la connaissance de sa faiblesse. 3. Dieu lui inspire la connaissance du médecin qui la doit guérir. 4. Dieu lui inspire le désir de sa guérison. 5. Dieu lui inspire le désir de le prier et d’implorer son secours.

Et si toutes ces choses ne se passent dans l’âme, dit le Jésuite, l’action n’est pas proprement péché, et ne peut être imputée, comme M. Le Moyne le dit en ce même endroit et dans toute la suite.

En voulez-vous encore d’autres autorités ? En voici. Mais toutes modernes, me dit doucement mon Janséniste. Je le vois bien, dis-je ; et, en m’adressant à ce Père, je lui dis : Ô mon Père, le grand bien que voici pour des gens de ma connaissance ! Il faut que je vous les amène. Peut-être n’en avez-vous guère vus qui aient moins de péchés, car ils ne pensent jamais à Dieu ; les vices ont prévenu leur raison : Ils n’ont jamais connu ni leur infirmité, ni le médecin qui la peut guérir. lis n’ont jamais pensé à désirer la santé de leur âme et encore moins à prier Dieu de la leur donner ; de sorte qu’ils sont encore dans l’innocence du baptême selon M. Le Moyne. Ils n’ont jamais eu de pensée d’aimer Dieu, ni d’être contrits de leurs péchés, de sorte que, selon le Père Annat, ils n’ont commis aucun péché par le défaut de charité et de pénitence : leur vie est dans une recherche continuelle de toutes sortes de plaisirs, dont jamais le moindre remords n’a interrompu le cours. Tous ces excès me faisaient croire leur perte assurée ; mais, mon Père, vous m’apprenez que ces mêmes excès rendent leur salut assuré. Béni soyez-vous, mon Père, qui justifiez ainsi les gens ! Les autres apprennent à guérir les âmes par des austérités pénibles : mais vous montrez que celles qu’on aurait crues le plus désespérément malades se portent bien. Ô la bonne voie pour être heureux en ce monde et en l’autre ! J’avais toujours pensé qu’on péchait d’autant plus qu’on pensait le moins à Dieu ; mais, à ce que je vois, quand on a pu gagner une fois sur soi de n’y plus penser du tout, toutes choses deviennent pures pour l’avenir. Point de ces pécheurs à demi, qui ont quelque amour pour la vertu ; ils seront tous damnés, ces demi-pécheurs ; mais pour ces francs pécheurs, pécheurs endurcis, pécheurs sans mélange, pleins et achevés, l’enfer ne les tient pas ; ils ont trompé le diable à force de s’y abandonner.

Le bon Père, qui voyait assez clairement la liaison de ces conséquences avec son principe, s’en échappa adroitement ; et, sans se fâcher, ou par douceur, ou par prudence, il me dit seulement : Afin que vous entendiez comment nous sauvons ces inconvénients, sachez que nous disons bien que ces impies dont vous parlez seraient sans péché s’ils n’avaient jamais eu de pensées de se convertir, ni de désirs de se donner à Dieu. Mais nous soutenons qu’ils en ont tous, et que Dieu n’a jamais laissé pécher un homme sans lui donner auparavant la vue du mal qu’il va faire, et le désir, ou d’éviter le péché, ou au moins d’implorer son assistance pour le pouvoir éviter : et il n’y a que les Jansénistes qui disent le contraire.

Eh quoi ! mon Père, lui repartis-je, est-ce là l’hérésie des Jansénistes, de nier qu’à chaque fois qu’on fait un péché, il vient un remords troubler la conscience, malgré lequel on ne laisse pas de franchir le saut et de passer outre, comme dit le Père Bauny ? C’est une assez plaisante chose d’être hérétique pour cela. Je croyais bien qu’on fût damné pour n’avoir pas de bonnes pensées ; mais qu’on le soit pour ne pas croire que tout le monde en a, vraiment je ne le pensais pas. Mais, mon Père, je me tiens obligé en conscience de vous désabuser, et de vous dire qu’il y a mille gens qui n’ont point ces désirs, qui pèchent sans regret, qui pèchent avec joie, qui en font vanité. Et qui peut en savoir plus de nouvelles que vous ? Il n’est pas que vous ne confessiez quelqu’un de ceux dont je parle, car c’est parmi les personnes de grande qualité qu’il s’en rencontre d’ordinaire. Mais prenez garde, mon Père, aux dangereuses suites de votre maxime. Ne remarquez-vous pas quel effet elle peut faire dans ces libertins qui ne cherchent qu’à douter de la religion ? Quel prétexte leur en offrez-vous, quand vous leur dites, comme une vérité de foi, qu’ils sentent, à chaque péché qu’ils commettent, un avertissement et un désir intérieur de s’en abstenir ? Car n’est-il pas visible qu’étant convaincus, par leur propre expérience, de la fausseté de votre doctrine en ce point, que vous dites être de foi, ils en étendront la conséquence à tous les autres ? Ils diront que si vous n’êtes pas véritables en un article, vous êtes suspects en tous : et ainsi vous les obligerez à conclure ou que la religion est fausse, ou du moins que vous en êtes mal instruits.

Mais mon second, soutenant mon discours, lui dit : Vous feriez bien, mon Père, pour conserver votre doctrine, de n’expliquer pas aussi nettement que vous nous avez fait ce que vous entendez par grâce actuelle. Car comment pourriez-vous déclarer ouvertement, sans perdre toute créance dans les esprits, que personne ne pèche qu’il n’ait auparavant la connaissance de son infirmité, celle du médecin, le désir de la guérison, et celui de la demander à Dieu ? Croira-t-on, sur votre parole, que ceux qui sont plongés dans l’avarice, dans l’impudicité, dans les blasphèmes, dans le duel, dans la vengeance, dans les vols, dans les sacrilèges, aient véritablement le désir d’embrasser la chasteté, l’humilité, et les autres vertus chrétiennes ?

Pensera-t-on que ces philosophes, qui vantaient si hautement la puissance de la nature, en connussent l’infirmité et le médecin ? Direz-vous que ceux qui soutenaient, comme une maxime assurée, que ce n’est pas Dieu qui donne la vertu, et qu’il ne s’est jamais trouvé personne qui la lui ait demandée, pensassent à la lui demander eux-mêmes ?

Qui pourra croire que les épicuriens, qui niaient la Providence divine, eussent des mouvements de prier Dieu ? eux qui disaient, que c’était lui faire injure de l’implorer dans nos besoins, comme s’il eût été capable de s’amuser à penser à nous ?

Et enfin comment s’imaginer que les idolâtres et les athées aient dans toutes les tentations qui les portent au pêché, c’est-à-dire une infinité de fois en leur vie, le désir de prier le vrai Dieu, qu’ils ignorent, de leur donner les vraies vertus qu’ils ne connaissent pas ?

Oui, dit le bon Père d’un ton résolu, nous le dirons ; et plutôt que de dire qu’on pèche sans avoir la vue que l’on fait mal, et le désir de la vertu contraire, nous soutiendrons que tout le monde, et les impies et les infidèles, ont ces inspirations et ces désirs à chaque tentation ; car vous ne sauriez me montrer, au moins par l’Écriture, que cela ne soit pas.

Je pris la parole à ce discours pour lui dire : Eh quoi ! mon Père, faut-il recourir à l’Écriture pour montrer une chose si claire ? Ce n’est pas ici un point de foi, ni même de raisonnement ; c’est une chose de fait : nous le voyons, nous le savons, nous le sentons.

Mais mon Janséniste, se tenant dans les termes que le Père avait prescrits, lui dit ainsi : Si vous voulez, mon Père, ne vous rendre qu’à l’Écriture, j’y consens ; mais au moins ne lui résistez pas : et puisqu’il est écrit, que Dieu n’a pas révélé ses jugements aux Gentils, et qu’il les a laissés errer dans leurs voies, ne dites pas que Dieu a éclairé ceux que les livres sacrés nous assurent avoir été abandonnés dans les ténèbres et dans l’ombre de la mort.

Ne vous suffit-il pas, pour entendre l’erreur de votre principe, de voir que saint Paul se dit le premier des pécheurs, pour un péché qu’il déclare avoir commis par ignorance et avec zèle ?

Ne suffit-il pas de voir par l’Évangile que ceux qui crucifiaient Jésus-Christ avaient besoin du pardon qu’il demandait pour eux, quoiqu’ils ne connussent point la malice de leur action, et qu’ils ne l’eussent jamais faite, selon saint Paul, s’ils en eussent eu la connaissance ?

Ne suffit-il pas que Jésus-Christ nous avertisse qu’il y aura des persécuteurs de l’Église qui croiront rendre service à Dieu en s’efforçant de la ruiner, pour nous faire entendre que ce péché, qui est le plus grand de tous, selon l’Apôtre, peut être commis par ceux qui sont si éloignés de savoir qu’ils pèchent, qu’ils croiraient pécher en ne le faisant pas ? Et enfin ne suffit-il pas que Jésus-Christ lui-même nous ait appris qu’il y a deux sortes de pécheurs, dont les uns pèchent avec connaissance, [et les autres sans connaissance,] et qu’ils seront tous châtiés, quoiqu’à la vérité différemment ?

Le bon Père, pressé par tant de témoignages de l’Écriture, à laquelle il avait eu recours, commença à lâcher le pied ; et laissant pécher les impies sans inspiration, il nous dit : Au moins vous ne nierez pas que les justes ne pèchent jamais sans que Dieu leur donne… Vous reculez, lui dis-je en l’interrompant, vous reculez, mon Père, vous abandonnez le principe général, et, voyant qu’il ne vaut plus rien à l’égard des pécheurs, vous voudriez entrer en composition, et le faire au moins subsister pour les justes. Mais cela étant, j’en vois l’usage bien raccourci ; car il ne servira plus à guère de gens, et ce n’est quasi pas la peine de vous le disputer.

Mais mon second, qui avait, à ce que je crois, étudié toute cette question le matin même, tant il était prêt sur tout, lui répondit : Voilà, mon Père, le dernier retranchement où se retirent ceux de votre parti qui ont voulu entrer en dispute. Mais vous y êtes aussi peu en assurance. L’exemple des justes ne vous est pas plus favorable. Qui doute qu’ils ne tombent souvent dans des péchés de surprise sans qu’ils s’en aperçoivent ? N’apprenons-nous pas des saints mêmes combien la concupiscence leur tend de pièges secrets, et combien il arrive ordinairement que, quelque sobres qu’ils soient, ils donnent à la volupté ce qu’ils pensent donner à la seule nécessité, comme saint Augustin le dit de soi-même dans ses Confessions ?

Combien est-il ordinaire de voir les plus zélés s’emporter dans la dispute à des mouvements d’aigreur pour leur propre intérêt, sans que leur conscience leur rende sur l’heure d’autre témoignage, sinon qu’ils agissent de la sorte pour le seul intérêt de la vérité, et sans qu’ils s’en aperçoivent quelquefois que longtemps après !

Mais que dira-t-on de ceux qui se portent avec ardeur à des choses effectivement mauvaises, parce qu’ils les croient effectivement bonnes, comme l’histoire ecclésiastique en donne des exemples ; ce qui n’empêche pas, selon les Pères, qu’ils n’aient péché dans ces occasions ?

Et sans cela, comment les justes auraient-ils des péchés cachés ? Comment serait-il véritable que Dieu seul en connaît et la grandeur et le nombre ; que personne ne sait s’il est digne d’amour ou de haine, et que les plus saints doivent toujours demeurer dans la crainte et dans le tremblement, quoiqu’ils ne se sentent coupables en aucune chose, comme saint Paul le dit de lui-même ?

Concevez donc, mon Père, que les exemples et des justes et des pécheurs renversent également cette nécessité que vous supposez pour pécher, de connaître le mal et d’aimer la vertu contraire, puisque la passion que les impies ont pour les vices témoigne assez qu’ils n’ont aucun désir pour la vertu ; et que l’amour que les justes ont pour la vertu témoigne hautement qu’ils n’ont pas toujours la connaissance des péchés qu’ils commettent chaque jour, selon l’Écriture.

Et il est si vrai que les justes pèchent en cette sorte, qu’il est rare que les grands saints pèchent autrement. Car comment pourrait-on concevoir que ces âmes si pures, qui fuient avec tant de soin et d’ardeur les moindres choses qui peuvent déplaire à Dieu aussitôt qu’elles s’en aperçoivent, et qui pèchent néanmoins plusieurs fois chaque jour, eussent à chaque fois, avant que de tomber, la connaissance de leur infirmité en cette occasion, celle du médecin, le désir de leur santé, et celui de prier Dieu de les secourir, et que, malgré toutes ces inspirations, ces âmes si zélées ne laissassent pas de passer outre et de commettre le péché ?

Concluez donc, mon Père, que ni les pécheurs, ni même les plus justes, n’ont pas toujours ces connaissances, ces désirs et toutes ces inspirations, toutes les fois qu’ils pèchent, c’est-à-dire, pour user de vos termes, qu’ils n’ont pas toujours la grâce actuelle dans toutes les occasions où ils pèchent, Et ne dites plus, avec vos nouveaux auteurs, qu’il est impossible qu’on pèche quand on ne connaît pas la justice, mais dites plutôt avec saint Augustin et les anciens Pères, qu’il est impossible qu’on ne pèche pas quand on ne connaît pas la justice : Necesse est ut peccet, a quo ignoratur justitia.

Le bon Père, se trouvant aussi empêché de soutenir son opinion au regard des justes qu’au regard des pécheurs, ne perdit pas pourtant courage, et après avoir un peu rêvé : Je m’en vas bien vous convaincre, nous dit-il. Et reprenant son P. Bauny à l’endroit même qu’il nous avait montré : Voyez, voyez la raison sur laquelle il établit sa pensée. Je savais bien qu’il ne manquait pas de bonnes preuves. Lisez ce qu’il cite d’Aristote, et vous verrez qu’après une autorité si expresse, il faut brûler les livres de ce prince des philosophes, ou être de notre opinion. Écoutez donc les principes qu’établit le P. Bauny : il dit premièrement qu’une action ne peut être imputée à blâme lorsqu’elle est involontaire. Je l’avoue, lui dit mon ami. Voilà la première fois, leur dis-je, que je vous ai vus d’accord. Tenez-vous-en là, mon Père, si vous m’en croyez. Ce ne serait rien faire, me dit-il : car il faut savoir quelles sont les conditions nécessaires pour faire qu’une action soit volontaire. J’ai bien peur, répondis-je, que vous ne vous brouilliez là-dessus. Ne craignez point, dit-il, ceci est sûr ; Aristote est pour moi. Écoutez bien ce que dit le P. Bauny : Afin qu’une action soit volontaire, il faut qu’elle procède d’homme qui voie, qui sache, qui pénètre ce qu’il y a de bien et de mal en elle. Voluntarium est, dit-on communément avec le Philosophe (vous savez bien que c’est Aristote, me dit-il en me serrant les doigts), quod fit a principio cognoscente singula, in quibus est actio : si bien que, quand la volonté, à la volée et sans discussion, se porte à vouloir ou abhorrer, faire ou laisser quelque chose avant que l’entendement ait pu voir s’il y a du mal à la vouloir ou à la fuir, la faire ou la laisser, telle action n’est ni bonne ni mauvaise, d’autant qu’avant cette perquisition, cette vue et réflexion de l’esprit dessus les qualités bonnes ou mauvaises de la chose à laquelle on s’occupe, l’action avec laquelle on la fait n’est volontaire.

Hé bien ! me dit le Père, êtes-vous content ? Il semble, repartis-je, qu’Aristote est de l’avis du P. Bauny ; mais cela ne laisse pas de me surprendre. Quoi, mon Père ! il ne suffit pas, pour agir volontairement, qu’on sache ce que l’on fait, et qu’on ne le fasse que parce qu’on le veut faire ; mais il faut de plus que l’on voie, que l’on sache et que l’on pénètre ce qu’il y a de bien et de mal dans cette action ? Si cela est, il n’y a guère d’actions volontaires dans la vie, car on ne pense guère à tout cela. Que de jurements dans le jeu, que d’excès dans les débauches, que d’emportements dans le Carnaval qui ne sont point volontaires, et par conséquent ni bons, ni mauvais, pour n’être point accompagnés de ces réflexions d’esprit sur les qualités bonnes ou mauvaises de ce que l’on fait ! Mais est-il possible, mon Père, qu’Aristote ait eu cette pensée ? car j’avais ouï dire que c’était un habile homme ? Je m’en vas vous en éclaircir, me dit mon Janséniste. Et ayant demandé au Père la Morale d’Aristote, il l’ouvrit au commencement du troisième livre, d’où le P. Bauny a pris les paroles qu’il en rapporte, et dit à ce bon Père : Je vous pardonne d’avoir cru, sur la foi du P. Bauny, qu’Aristote ait été de ce sentiment. Vous auriez changé d’avis, si vous l’aviez lu vous-même. Il est bien vrai qu’il enseigne qu’afin qu’une action soit volontaire il faut connaître les particularités de cette action, singula in quibus est actio. Mais qu’entend-il par là, sinon les circonstances particulières de l’action, ainsi que les exemples qu’il en donne le justifient clairement, n’en rapportant point d’autres que de ceux où l’on ignore quelqu’une de ces circonstances, comme d’une personne qui, voulant montrer une machine, en décoche un dard qui blesse quelqu’un ; et de Mérope, qui tua son fils en pensant tuer son ennemi, et autres semblables ?

Vous voyez donc par là quelle est l’ignorance qui rend les actions involontaires ; et que ce n’est que celle des circonstances particulières qui est appelée par les théologiens, comme vous le savez fort bien, mon Père, l’ignorance du fait. Mais, quant à celle du droit, c’est-à-dire quant à l’ignorance du bien et du mal qui est en l’action, de laquelle seule il s’agit ici, voyons si Aristote est de l’avis du P. Bauny. Voici les paroles de ce philosophe : Tous les méchants ignorent ce qu’ils doivent faire et ce qu’ils doivent fuir ; et c’est cela même qui les rend méchants et vicieux. C’est pourquoi on ne peut pas dire que, parce qu’un homme ignore ce qu’il est à propos qu’il fasse pour satisfaire à son devoir, son action soit involontaire. Car cette ignorance dans le choix du bien et du mal ne fait pas qu’une action soit involontaire, mais seulement qu’elle est vicieuse. L’on doit dire la même chose de celui qui ignore en général les règles de son devoir, puisque cette ignorance rend les hommes dignes de blâme, et non d’excuse. Et ainsi l’ignorance qui rend les actions involontaires et excusables est seulement celle qui regarde le fait en particulier, et ses circonstances singulières : car alors on pardonne à un homme, et on l’excuse, et on le considère comme ayant agi contre son gré.

Après cela, mon Père, direz-vous encore qu’Aristote soit de votre opinion ? Et qui ne s’étonnera de voir qu’un philosophe païen ait été plus éclairé que vos docteurs en une matière aussi importante à toute la morale, et à la conduite même des âmes, qu’est la connaissance des conditions qui rendent les actions volontaires ou involontaires, et qui ensuite les excusent ou ne les excusent pas de péché ? N’espérez donc plus rien, mon Père, de ce prince des philosophes, et ne résistez plus au prince des théologiens, qui décide ainsi ce point, au livre I de ses Rétr., chap. xv : Ceux qui pèchent par ignorance ne font leur action que parce qu’ils la veulent faire, quoiqu’ils pèchent sans qu’ils veuillent pécher. Et ainsi ce péché même d’ignorance ne peut être commis que par la volonté de celui qui le commet, mais par une volonté qui se porte à l’action, et non au péché, ce qui n’empêche pas néanmoins que l’action ne soit péché, parce qu’il suffit pour cela qu’on ait fait ce qu’on était obligé de ne point faire.

Le Père me parut surpris, et plus encore du passage d’Aristote, que de celui de saint Augustin. Mais, comme il pensait à ce qu’il devait dire, on vint l’avertir que Madame la Maréchale de… et Madame la Marquise de… le demandaient. Et ainsi, en nous quittant à la hâte : J’en parlerai, dit-il, à nos Pères. Ils y trouveront bien quelque réponse. Nous en avons ici de bien subtils. Nous l’entendîmes bien ; et quand je fus seul avec mon ami, je lui témoignai d’être étonné du renversement que cette doctrine apportait dans la morale. À quoi il me répondit qu’il était bien étonné de mon étonnement. Ne savez-vous donc pas encore que leurs excès sont beaucoup plus grands dans la morale que dans les autres matières ? Il m’en donna d’étranges exemples, et remit le reste à une autre fois. J’espère que ce que j’en apprendrai sera le sujet de notre premier entretien. Je suis, etc.

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Blaise Pascal – Les Provinciales, Troisième lettre (1656)

Troisième lettre

Écrite à un provincial

pour servir de réponse

à la précédente

De Paris, ce 9 février 1656.

Monsieur,

Je viens de recevoir votre Lettre, et en même temps l’on m’a apporté une copie manuscrite de la censure. Je me suis trouvé aussi bien traité dans l’une, que M. Arnauld l’est mal dans l’autre. Je crains qu’il n’y ait de l’excès des deux côtés, et que nous ne soyons pas assez connus de nos juges. Je m’assure que, si nous l’étions davantage, M. Arnauld mériterait l’approbation de la Sorbonne et moi la censure de l’Académie. Ainsi nos intérêts sont tout contraires. Il doit se faire connaître pour défendre son innocence, au lieu que je dois demeurer dans l’obscurité pour ne pas perdre ma réputation. De sorte que, ne pouvant paraître, je vous remets le soin de m’acquitter envers mes célèbres approbateurs, et je prends celui de vous informer des nouvelles de la censure.

Je vous avoue, Monsieur, qu’elle m’a extrêmement surpris. J’y pensais voir condamner les plus horribles hérésies du monde ; mais vous admirerez, comme moi, que tant d’éclatantes préparations se soient anéanties sur le point de produire un si grand effet.

Pour l’entendre avec plaisir, ressouvenez-vous, je vous prie, des étranges impressions qu’on nous donne depuis si longtemps des Jansénistes. Rappelez dans votre mémoire les cabales, les factions, les erreurs, les schismes, les attentats, qu’on leur reproche depuis si longtemps ; de quelle sorte on les a décriés et noircis dans les chaires et dans les livres, et combien ce torrent, qui a eu tant de violence et de durée, était grossi dans ces dernières années, où on les accusait ouvertement et publiquement d’être non seulement hérétiques et schismatiques, mais apostats et infidèles, de nier le mystère de la transsubstantiation, et de renoncer à Jésus-Christ et à l’Évangile.

Ensuite de tant d’accusations si surprenantes, on a pris le dessein d’examiner leurs livres pour en faire le jugement. On a choisi la Seconde Lettre de M. Arnauld, qu’on disait être remplie des plus grandes erreurs. On lui donne pour examinateurs ses plus déclarés ennemis. Ils emploient toute leur étude à rechercher ce qu’ils y pourraient reprendre ; et ils en rapportent une proposition touchant la doctrine, qu’ils exposent à la censure.

Que pouvait-on penser de tout ce procédé, sinon que cette proposition, choisie avec des circonstances si remarquables, contenait l’essence des plus noires hérésies qui se puissent imaginer ? Cependant elle est telle qu’on n’y voit rien qui ne soit si clairement et si formellement exprimé dans les passages des Pères que M. Arnauld a rapportés en cet endroit, que je n’ai vu personne qui en pût comprendre la différence. On s’imaginait néanmoins qu’il y en avait beaucoup, puisque, les passages des Pères étant sans doute catholiques, il fallait que la proposition de M. Arnauld y fût extrêmement contraire pour être hérétique.

C’était de la Sorbonne qu’on attendait cet éclaircissement. Toute la chrétienté avait les yeux ouverts pour voir dans la censure de ces docteurs ce point imperceptible au commun des hommes. Cependant M. Arnauld fait ses apologies, où il donne en plusieurs colonnes sa proposition et les passages des Pères d’où il l’a prise, pour en faire paraître la conformité aux moins clairvoyants.

Il fait voir que saint Augustin dit, en un endroit qu’il cite : Que Jésus-Christ nous montre un juste en la personne de saint Pierre, qui nous instruit par sa chute de fuir la présomption. Il en rapporte un autre du même Père, qui dit : Que Dieu, pour montrer que sans la grâce on ne peut rien, a laissé saint Pierre sans grâce. Il en donne un autre de saint Chrysostome, qui dit : Que la chute de saint Pierre n’arriva pas pour avoir été froid envers Jésus-Christ, mais parce que la grâce lui manqua ; et qu’elle n’arriva pas tant par sa négligence que par l’abandon de Dieu, pour apprendre à toute l’Église que sans Dieu l’on ne peut rien. Ensuite de quoi il rapporte sa proposition accusée, qui est celle-ci : Les Pères nous montrent un juste en la personne de saint Pierre, à qui la grâce, sans laquelle on ne peut rien, a manqué.

C’est sur cela qu’on essaie en vain de remarquer comment il se peut faire que l’expression de M. Arnauld soit autant différente de celles des Pères que la vérité l’est de l’erreur, et la foi de l’hérésie : car où en pourrait-on trouver la différence ? Serait-ce en ce qu’il dit : Que les Pères nous montrent un juste en la personne de saint Pierre ? Saint Augustin l’a dit en mots propres. Est-ce en ce qu’il dit : Que la grâce lui a manqué ? Mais le même saint Augustin qui dit, que saint Pierre était juste, dit qu’il n’avait pas eu la grâce en cette rencontre. Est-ce en ce qu’il dit : Que sans la grâce on ne peut rien ? Mais n’est-ce pas ce que saint Augustin dit au même endroit, et ce que saint Chrysostome même avait dit avant lui, avec cette seule différence, qu’il l’exprime d’une manière bien plus forte, comme en ce qu’il dit : Que sa chute n’arriva pas par sa froideur, ni par sa négligence, mais par le défaut de la grâce, et par l’abandon de Dieu ?

Toutes ces considérations tenaient tout le monde en haleine, pour apprendre en quoi consistait donc cette diversité, lorsque cette censure si célèbre et si attendue a enfin paru après tant d’assemblées. Mais, hélas ! elle a bien frustré notre attente. Soit que les docteurs Molinistes n’aient pas daigné s’abaisser jusqu’à nous en instruire, soit pour quelque autre raison secrète, ils n’ont fait autre chose que prononcer ces paroles : Cette proposition est téméraire, impie, blasphématoire, frappée d’anathème et hérétique.

Croiriez-vous, Monsieur, que la plupart des gens, se voyant trompés dans leur espérance, sont entrés en mauvaise humeur, et s’en prennent aux censeurs mêmes ? Ils tirent de leur conduite des conséquences admirables pour l’innocence de M. Arnauld. Eh quoi ! disent-ils, est-ce là tout ce qu’ont pu faire, durant si longtemps, tant de docteurs si acharnés sur un seul, que de ne trouver dans tous ses ouvrages que trois lignes à reprendre, et qui sont tirées des propres paroles des plus grands docteurs de l’Église grecque et latine ? Y a-t-il un auteur qu’on veuille perdre, dont les écrits n’en donnent un plus spécieux prétexte ? et quelle plus haute marque peut-on produire de la foi de cet illustre accusé ?

D’où vient, disent-ils, qu’on pousse tant d’imprécations qui se trouvent dans cette censure, où l’on assemble tous ces termes, de poison, de peste, d’horreur, de témérité, d’impiété, de blasphème, d’abomination, d’exécration, d’anathème, d’hérésie, qui sont les plus horribles expressions qu’on pourrait former contre Arius, et contre l’Antéchrist même, pour combattre une hérésie imperceptible, et encore sans la découvrir ? Si c’est contre les paroles des Pères qu’on agit de la sorte, où est la foi et la tradition ? Si c’est contre la proposition de M. Arnauld, qu’on nous montre en quoi elle en est différente, puisqu’il ne nous en paraît autre chose qu’une parfaite conformité. Quand nous en reconnaîtrons le mal, nous l’aurons en détestation ; mais tant que nous ne le verrons point, et que nous n’y trouverons que les sentiments des saints Pères, conçus et exprimés en leurs propres termes, comment pourrions-nous l’avoir sinon en une sainte vénération ?

Voilà de quelle sorte ils s’emportent ; mais ce sont des gens trop pénétrants. Pour nous, qui n’approfondissons pas tant les choses, tenons-nous en repos sur le tout. Voulons-nous être plus savants que nos maîtres ? N’entreprenons pas plus qu’eux. Nous nous égarerions dans cette recherche. Il ne faudrait rien pour rendre cette censure hérétique. Il n’y a qu’un point imperceptible entre cette proposition et la foi. La distance en est si insensible, que j’ai eu peur, en ne la voyant pas, de me rendre contraire aux docteurs de l’Église, pour me rendre trop conforme aux docteurs de Sorbonne ; et, dans cette crainte, j’ai jugé nécessaire de consulter un de ceux qui, par politique, furent neutres dans la première question, pour apprendre de lui la chose véritablement. J’en ai donc vu un fort habile que je priai de me vouloir marquer les circonstances de cette différence, parce que je lui confessai franchement que je n’y en voyais aucune. À quoi il me répondit en riant, comme s’il eût pris plaisir à ma naïveté : Que vous êtes simple de croire qu’il y en ait ! Et où pourrait-elle être ? Vous imaginez-vous que, si l’on en eût trouvé quelqu’une, on ne l’eût pas marquée hautement, et qu’on n’eût pas été ravi de l’exposer à la vue de tous les peuples dans l’esprit desquels on veut décrier M. Arnauld ? Je reconnus bien, à ce peu de mots, que tous ceux qui avaient été neutres dans la première question ne l’eussent pas été dans la seconde. Je ne laissai pas néanmoins de vouloir ouïr ses raisons, et de lui dire : Pourquoi donc ont-ils attaqué cette proposition ? À quoi il me repartit : Ignorez-vous ces deux choses, que les moins instruits de ces affaires connaissent l’une, que M. Arnauld a toujours évité de rien dire qui ne fût puissamment fondé sur la tradition de l’Église ; l’autre, que ses ennemis ont néanmoins résolu de l’en retrancher à quelque prix que ce soit, et qu’ainsi les écrits de l’un ne donnant aucune prise aux desseins des autres, ils ont été contraints, pour satisfaire leur passion, de prendre une proposition telle quelle, et de la condamner sans dire en quoi ni pourquoi ; car ne savez-vous pas comment les Jansénistes les tiennent en échec et les pressent si furieusement, que la moindre parole qui leur échappe contre les principes des Pères, on les voit incontinent accablés par des volumes entiers, où ils sont forcés de succomber ? De sorte qu’après tant d’épreuves de leur faiblesse, ils ont jugé plus à propos et plus facile de censurer que de repartir, parce qu’il leur est bien plus aisé de trouver des moines que des raisons ?

Mais, quoi ! lui dis-je, la chose étant ainsi, leur censure est inutile. Car quelle créance y aura-t-on en la voyant sans fondement, et ruinée par les réponses qu’on y fera ? Si vous connaissiez l’esprit du peuple, me dit mon docteur, vous parleriez d’une autre sorte. Leur censure, toute censurable qu’elle est, aura presque tout son effet pour un temps ; et quoiqu’à force d’en montrer l’invalidité il soit certain qu’on la fera entendre, il est aussi véritable que d’abord la plupart des esprits en seront aussi fortement frappés que de la plus juste du monde. Pourvu qu’on crie dans les rues : Voici la censure de M. Arnauld, voici la condamnation des Jansénistes, les Jésuites auront leur compte. Combien y en aura-t-il peu qui la lisent ? combien peu de ceux qui la liront qui l’entendent ? combien peu qui aperçoivent qu’elle ne satisfait point aux objections ? Qui croyez-vous qui prenne les choses à cœur, et qui entreprenne de les examiner à fond ? Voyez donc combien il y a d’utilité en cela pour les ennemis des Jansénistes. Ils sont sûrs par là de triompher, quoique d’un vain triomphe à leur ordinaire, au moins durant quelques mois. C’est beaucoup pour eux. Ils chercheront ensuite quelque nouveau moyen de subsister. Ils vivent au jour la journée. C’est de cette sorte qu’ils se sont maintenus jusqu’à présent, tantôt par un catéchisme où un enfant condamne leurs adversaires, tantôt par une procession où la grâce suffisante mène l’efficace en triomphe, tantôt par une comédie où les diables emportent Jansénius, une autre fois par un almanach, maintenant par cette censure.

En vérité, lui dis-je, je trouvais tantôt à redire au procédé des Molinistes ; mais après ce que vous m’avez dit, j’admire leur prudence et leur politique. Je vois bien qu’ils ne pouvaient rien faire de plus judicieux ni de plus sûr. Vous l’entendez, me dit-il : leur plus sûr parti a toujours été de se taire. Et c’est ce qui a fait dire à un savant théologien : Que les plus habiles d’entre eux sont ceux qui intriguent beaucoup, qui parlent peu et qui n’écrivent point.

C’est dans cet esprit que, dès le commencement des assemblées, ils avaient prudemment ordonné que si M. Arnauld venait en Sorbonne, ce ne fût que pour exposer simplement ce qu’il croyait, et non pas pour y entrer en lice contre personne. Les examinateurs s’étant voulu un peu écarter de cette méthode, ils ne s’en sont pas bien trouvés. Ils se sont vus trop fortement réfutés par son Second Apologétique.

C’est dans ce même esprit qu’ils ont trouvé cette rare et toute nouvelle invention de la demi-heure et du sable. Ils se sont délivrés par là de l’importunité de ces docteurs qui entreprenaient de réfuter toutes leurs raisons, de produire les livres pour les convaincre de fausseté, de les sommer de répondre, et de les réduire à ne pouvoir répliquer.

Ce n’est pas qu’ils n’aient bien vu que ce manquement de liberté, qui avait porté un si grand nombre de docteurs à se retirer des assemblées, ne ferait pas de bien à leur censure ; et que l’acte de protestation de nullité qu’en avait fait M. Arnauld, dès avant qu’elle fût conclue, serait un mauvais préambule pour la faire recevoir favorablement. Ils croient assez que ceux qui ne sont pas préoccupés considèrent pour le moins autant le jugement de soixante-dix docteurs, qui n’avaient rien à gagner en défendant M. Arnauld, que celui d’une centaine d’autres, qui n’avaient rien à perdre en le condamnant.

Mais, après tout, ils ont pensé que c’était toujours beaucoup d’avoir une censure, quoiqu’elle ne soit que d’une partie de la Sorbonne et non pas de tout le corps ; quoiqu’elle soit faite avec peu ou point de liberté, et obtenue par beaucoup de menus moyens qui ne sont pas des plus réguliers ; quoiqu’elle n’explique rien de ce qui pouvait être en dispute ; quoiqu’elle ne marque point en quoi consiste cette hérésie, et qu’on y parle peu, de crainte de se méprendre. Ce silence même est un mystère pour les simples ; et la censure en tirera cet avantage singulier, que les plus critiques et les plus subtils théologiens n’y pourront trouver aucune mauvaise raison.

Mettez-vous donc l’esprit en repos, et ne craignez point d’être hérétique en vous servant de la proposition condamnée. Elle n’est mauvaise que dans la Seconde Lettre de M. Arnauld. Ne vous en voulez-vous pas fier à ma parole ? croyez-en M. Le Moine, le plus ardent des examinateurs, qui, en parlant encore ce matin à un docteur de mes amis, qui lui demandait en quoi consiste cette différence dont il s’agit, et s’il ne serait plus permis de dire ce qu’ont dit les Pères : Cette proposition, lui a-t-il excellemment répondu, serait catholique dans une autre bouche ; ce n’est que dans M. Arnauld que la Sorbonne l’a condamnée. Et ainsi admirez les machines du Molinisme, qui font dans l’Église de si prodigieux renversements, que ce qui est catholique dans les Pères devient hérétique dans M. Arnauld ; que ce qui était hérétique dans les semi-Pélagiens devient orthodoxe dans les écrits des Jésuites ; que la doctrine si ancienne de saint Augustin est une nouveauté insupportable ; et que les inventions nouvelles qu’on fabrique tous les jours à notre vue passent pour l’ancienne foi de l’Église. Sur cela il me quitta.

Cette instruction m’a servi. J’y ai compris que c’est ici une hérésie d’une nouvelle espèce. Ce ne sont pas les sentiments de M. Arnauld qui sont hérétiques ; ce n’est que sa personne. C’est une hérésie personnelle. Il n’est pas hérétique pour ce qu’il a dit ou écrit, mais seulement pour ce qu’il est M. Arnauld. C’est tout ce qu’on trouve à redire en lui. Quoi qu’il fasse, s’il ne cesse d’être, il ne sera jamais bon catholique. La grâce de saint Augustin ne sera jamais la véritable tant qu’il la défendra. Elle le deviendrait, s’il venait à la combattre. Ce serait un coup sûr, et presque le seul moyen de l’établir et de détruire le Molinisme, tant il porte de malheur aux opinions qu’il embrasse.

Laissons donc là leurs différends. Ce sont des disputes de théologiens, et non pas de théologie. Nous, qui ne sommes point docteurs, n’avons que faire à leurs démêlés. Apprenez des nouvelles de la censure à tous nos amis, et aimez-moi autant que je suis, Monsieur, etc.

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Blaise Pascal – Les Provinciales, Deuxième lettre (1656)

Seconde lettre

Écrite à un provincial

Par un de ses amis.

De Paris, ce 29 janvier 1656.

Monsieur,

Comme je fermais la lettre que je vous ai écrite, je fus visité par M. N., notre ancien ami, le plus heureusement du monde pour ma curiosité ; car il est très informé des questions du temps, et il sait parfaitement le secret des Jésuites, chez qui il est à toute heure, et avec les principaux. Après avoir parlé de ce qui l’amenait chez moi, je le priai de me dire, en un mot, quels sont les points débattus entre les deux partis.

Il me satisfit sur l’heure, et me dit qu’il y en avait deux principaux : le premier, touchant le pouvoir prochain ; le second touchant la grâce suffisante. Je vous ai éclairci du premier par la précédente ; je vous parlerai du second dans celle-ci.

Je sus donc, en un mot, que leur différend, touchant la grâce suffisante, est en ce que les Jésuites prétendent qu’il y a une grâce donnée généralement à tous les hommes, soumise de telle sorte au libre arbitre, qu’il la rend efficace ou inefficace à son choix, sans aucun nouveau secours de Dieu, et sans qu’il manque rien de sa part pour agir effectivement ; ce qui fait qu’ils l’appellent suffisante, parce qu’elle seule suffit pour agir. Et les Jansénistes, au contraire, veulent qu’il n’y ait aucune grâce actuellement suffisante, qui ne soit aussi efficace, c’est-à-dire que toutes celles qui ne déterminent point la volonté à agir effectivement sont insuffisantes pour agir, parce qu’ils disent qu’on n’agit jamais sans grâce efficace. Voilà leur différend.

Et m’informant après de la doctrine des nouveaux Thomistes : Elle est bizarre, me dit-il. Ils sont d’accord avec les Jésuites d’admettre une grâce suffisante donnée à tous les hommes ; mais ils veulent néanmoins que les hommes n’agissent jamais avec cette seule grâce, et qu’il faille, pour les faire agir, que Dieu leur donne une grâce efficace qui détermine réellement leur volonté à l’action, et laquelle Dieu ne donne pas à tous. De sorte que, suivant cette doctrine, lui dis-je, cette grâce est suffisante sans l’être. Justement, me dit-il ; car, si elle suffit, il n’en faut pas davantage pour agir ; et si elle ne suffit pas, elle n’est pas suffisante.

Mais, lui dis-je, quelle différence y a-t-il donc entre eux et les Jansénistes ? Ils diffèrent, me dit-il, en ce qu’au moins les Dominicains ne laissent pas de dire que tous les hommes ont la grâce suffisante. J’entends bien, répondis-je, mais ils le disent sans le penser, puisqu’ils ajoutent qu’il faut nécessairement, pour agir, avoir une grâce efficace qui n’est pas donnée à tous ; et ainsi, s’ils sont conformes aux Jésuites par un terme qui n’a pas de sens, ils leur sont contraires, et conformes aux Jansénistes, dans la substance de la chose. Cela est vrai, dit-il. Comment donc, lui dis-je, les Jésuites sont-ils unis avec eux, et que ne les combattent-ils aussi bien que les Jansénistes, puisqu’ils auront toujours en eux de puissants adversaires, lesquels, soutenant la nécessité de la grâce efficace qui détermine, les empêcheront d’établir celle que vous dites être seule suffisante ?

Il ne le faut pas, me dit-il ; il faut ménager davantage ceux qui sont puissants dans l’Église. La Société est trop politique pour agir autrement. Elle se contente d’avoir gagné sur eux qu’ils admettent au moins le nom de grâce suffisante, quoiqu’ils l’entendent en un autre sens. Par là elle a cet avantage qu’elle fera passer leur opinion pour insoutenable, quand elle le jugera à propos, et cela lui sera aisé ; car, supposé que tous les hommes aient des grâces suffisantes, il n’y a rien de plus naturel que d’en conclure que la grâce efficace n’est donc pas nécessaire, puisque la suffisance de ces grâces générales exclurait la nécessité de toutes les autres. Qui dit suffisant dit tout ce qui est nécessaire pour agir ; et il servirait de peu aux Dominicains de s’écrier qu’ils prennent en un autre sens le mot de suffisant : le peuple, accoutumé à l’intelligence commune de ce terme, n’écouterait pas seulement leur explication. Ainsi la Société profite assez de cette expression que les Dominicains reçoivent, sans les pousser davantage ; et si vous aviez la connaissance des choses qui se sont passées sous les papes Clément VIII et Paul V, et combien la Société fut traversée par les Dominicains dans l’établissement de sa grâce suffisante, vous ne vous étonneriez pas de voir qu’elle évite de se brouiller avec eux, et qu’elle consent qu’ils gardent leur opinion, pourvu que la sienne soit libre, et principalement quand les Dominicains la favorisent par le nom de grâce suffisante, dont ils ont consenti de se servir publiquement.

La Société est bien satisfaite de leur complaisance. Elle n’exige pas qu’ils nient la nécessité de la grâce efficace ; ce serait trop les presser : il ne faut pas tyranniser ses amis ; les Jésuites ont assez gagné. Car le monde se paye de paroles : peu approfondissent les choses ; et ainsi le nom de grâce suffisante étant reçu des deux côtés, quoique avec divers sens, il n’y a personne, hors les plus fins théologiens, qui ne pense que la chose que ce mot signifie soit tenue aussi bien par les Jacobins que par les Jésuites, et la suite fera voir que ces derniers ne sont pas les plus dupes.

Je lui avouai que c’étaient d’habiles gens ; et, pour profiter de son avis, je m’en allai droit aux Jacobins, où je trouvai à la porte un de mes bons amis, grand Janséniste, car j’en ai de tous les partis, qui demandait quelque autre Père que celui que je cherchais. Mais je l’engageai à m’accompagner à force de prières, et demandai un de mes nouveaux Thomistes. Il fut ravi de me revoir : Eh bien ! mon Père, lui dis-je, ce n’est pas assez que tous les hommes aient un pouvoir prochain, par lequel pourtant ils n’agissent en effet jamais, il faut qu’ils aient encore une grâce suffisante avec laquelle ils agissent aussi peu. N’est-ce pas là l’opinion de votre école ? Oui, dit le bon Père ; et je l’ai bien dit ce matin en Sorbonne. J’y ai parlé toute ma demi-heure ; et, sans le sable, j’eusse bien fait changer ce malheureux proverbe qui court déjà dans Paris : Il opine du bonnet comme un moine en Sorbonne. Et que voulez-vous dire par votre demi-heure et par votre sable ? lui répondis-je. Taille-t-on vos avis à une certaine mesure ? Oui, me dit-il, depuis quelques jours. Et vous oblige-t-on de parler demi-heure ? Non, on parle aussi peu qu’on veut. Mais non pas tant que l’on veut, lui dis-je. Ô la bonne règle pour les ignorants ! Ô l’honnête prétexte pour ceux qui n’ont rien de bon à dire ! Mais enfin, mon Père, cette grâce donnée à tous les hommes est suffisante ? Oui, dit-il. Et néanmoins elle n’a nul effet sans grâce efficace ? Cela est vrai, dit-il. Et tous les hommes ont la suffisante, continuai-je, et tous n’ont pas l’efficace ? Il est vrai, dit-il. C’est-à-dire, lui dis-je, que tous ont assez de grâce, et que tous n’en ont pas assez ; c’est-à-dire que cette grâce suffit, quoiqu’elle ne suffise pas ; c’est-à-dire qu’elle est suffisante de nom et insuffisante en effet. En bonne foi, mon Père, cette doctrine est bien subtile. Avez-vous oublié, en quittant le monde, ce que le mot suffisant y signifie ? Ne vous souvient-il pas qu’il enferme tout ce qui est nécessaire pour agir ? Mais vous n’en avez pas perdu la mémoire ; car, pour me servir d’une comparaison qui vous sera plus sensible, si l’on ne vous servait à table que deux onces de pain et un verre d’eau par jour, seriez-vous content de votre prieur, qui vous dirait que cela serait suffisant pour vous nourrir, sous prétexte qu’avec autre chose qu’il ne vous donnerait pas, vous auriez tout ce qui vous serait nécessaire pour vous nourrir ? Comment donc vous laissez-vous aller à dire que tous les hommes ont la grâce suffisante pour agir, puisque vous confessez qu’il y en a un autre absolument nécessaire pour agir, que tous n’ont pas ? Est-ce que cette créance est peu importante, et que vous abandonnez à la liberté des hommes de croire que la grâce efficace est nécessaire ou non ? Est-ce une chose indifférente de dire qu’avec la grâce suffisante on agit en effet ? Comment, dit ce bon homme, indifférente ! C’est une hérésie, c’est une hérésie formelle. La nécessité de la grâce efficace pour agir effectivement est de foi ; il y a hérésie à la nier.

Où en sommes-nous donc ? m’écriai-je, et quel parti dois-je ici prendre ? Si je nie la grâce suffisante, je suis Janséniste ; si je l’admets comme les Jésuites, en sorte que la grâce efficace ne soit pas nécessaire, je serai hérétique, dites-vous. Et si je l’admets comme vous, en sorte que la grâce efficace soit nécessaire, je pèche contre le sens commun, et je suis extravagant, disent les Jésuites. Que dois-je donc faire dans cette nécessité inévitable d’être ou extravagant, ou hérétique, ou Janséniste ? Et en quels termes sommes-nous réduits, s’il n’y a que les Jansénistes qui ne se brouillent ni avec la foi ni avec la raison, et qui se sauvent tout ensemble de la folie et de l’erreur ?

Mon ami Janséniste prenait ce discours à bon présage, et me croyait déjà gagné. Il ne me dit rien néanmoins ; mais en s’adressant à ce Père : dites-moi, je vous prie, mon Père, en quoi vous êtes conformes aux Jésuites. C’est, dit-il, en ce que les Jésuites et nous reconnaissons les grâces suffisantes données à tous. Mais, lui dit-il, il y a deux choses dans ce mot de grâce suffisante : il y a le son, qui n’est que du vent ; et la chose qu’il signifie, qui est réelle et effective. Et ainsi, quand vous êtes d’accord avec les Jésuites touchant le mot de suffisante, et que vous leur êtes contraires dans le sens, il est visible que vous êtes contraires touchant la substance de ce terme, et que vous n’êtes d’accord que du son. Est-ce là agir sincèrement et cordialement ? Mais quoi ! dit le bon homme, de quoi vous plaignez-vous, puisque nous ne trahissons personne par cette manière de parler ? car dans nos écoles, nous disons ouvertement que nous l’entendons d’une manière contraire aux Jésuites. Je me plains, lui dit mon ami, de ce que vous ne publiez pas de toutes parts que vous entendez par grâce suffisante la grâce qui n’est pas suffisante. Vous êtes obligés en conscience, en changeant ainsi le sens des termes ordinaires de la religion, de dire que, quand vous admettez une grâce suffisante dans tous les hommes, vous entendez qu’ils n’ont pas des grâces suffisantes en effet. Tout ce qu’il y a de personnes au monde entendent le mot de suffisant en un même sens ; les seuls nouveaux Thomistes l’entendent en un autre. Toutes les femmes, qui font la moitié du monde, tous les gens de la Cour, tous les gens de guerre, tous les magistrats, tous les gens de Palais, les marchands, les artisans, tout le peuple, enfin toutes sortes d’hommes, excepté les Dominicains, entendent par le mot de suffisant ce qui enferme tout le nécessaire. Presque personne n’est averti de cette singularité. On dit seulement par toute la terre que les Jacobins tiennent que tous les hommes ont des grâces suffisantes. Que peut-on conclure de là, sinon qu’ils tiennent que tous les hommes ont toutes les grâces qui sont nécessaires pour agir, et principalement en les voyant joints d’intérêt et d’intrigue avec les Jésuites, qui l’entendent de cette sorte ? L’uniformité de vos expressions, jointe à cette union de parti, n’est-elle pas une interprétation manifeste et une confirmation de l’uniformité de vos sentiments ?

Tous les fidèles demandent aux théologiens quel est le véritable état de la nature depuis sa corruption. Saint Augustin et ses disciples répondent qu’elle n’a plus de grâce suffisante qu’autant qu’il plaît à Dieu de lui en donner. Les Jésuites sont venus ensuite qui disent que tous ont des grâces effectivement suffisantes. On consulte les Dominicains sur cette contrariété. Que font-ils là-dessus ? ils s’unissent aux Jésuites ; ils font par cette union le plus grand nombre ; ils se séparent de ceux qui nient ces grâces suffisantes ; ils déclarent que tous les hommes en ont. Que peut-on penser de là, sinon qu’ils autorisent les Jésuites ? Et puis ils ajoutent que néanmoins ces grâces suffisantes sont inutiles sans les efficaces, qui ne sont pas données à tous.

Voulez-vous voir une peinture de l’Église dans ces différents avis ? Je la considère comme un homme qui, partant de son pays pour faire un voyage, est rencontré par des voleurs qui le blessent de plusieurs coups et le laissent à demi mort. Il envoie quérir trois médecins dans les villes voisines. Le premier, ayant sondé ses plaies, les juge mortelles, et lui déclare qu’il n’y a que Dieu qui lui puisse rendre ses forces perdues. Le second, arrivant ensuite, voulut le flatter, et lui dit qu’il avait encore des forces suffisantes pour arriver en sa maison, et, insultant contre le premier, qui s’opposait à son avis, forma le dessein de le perdre. Le malade, en cet état douteux, apercevant de loin le troisième, lui tend les mains, comme à celui qui le devait déterminer. Celui-ci, ayant considéré ses blessures et su l’avis des deux premiers, embrasse le second, s’unit à lui, et tous deux ensemble se liguent contre le premier et le chassent honteusement, car ils étaient plus forts en nombre. Le malade juge à ce procédé qu’il est de l’avis du second, et, le lui demandant en effet, il lui déclare affirmativement que ses forces sont suffisantes pour faire son voyage. Le blessé néanmoins, ressentant sa faiblesse, lui demande à quoi il les jugeait telles. C’est, lui dit-il, parce que vous avez encore vos jambes ; or les jambes sont les organes qui suffisent naturellement pour marcher. Mais, lui dit le malade, ai-je toute la force nécessaire pour m’en servir, car il me semble qu’elles sont inutiles dans ma langueur ? Non certainement, dit le médecin ; et vous ne marcherez jamais effectivement, si Dieu ne vous envoie un secours extraordinaire pour vous soutenir et vous conduire. Eh quoi ! dit le malade, je n’ai donc pas en moi les forces suffisantes et auxquelles il ne manque rien pour marcher effectivement ? Vous en êtes bien éloigné, lui dit-il. Vous êtes donc, dit le blessé, d’avis contraire à votre compagnon touchant mon véritable état ? Je vous l’avoue, lui répondit-il.

Que pensez-vous que dit le malade ? Il se plaignit du procédé bizarre et des termes ambigus de ce troisième médecin. Il le blâma de s’être uni au second, à qui il était contraire de sentiment et avec lequel il n’avait qu’une conformité apparente, et d’avoir chassé le premier, auquel il était conforme en effet. Et, après avoir fait essai de ses forces, et reconnu par expérience la vérité de sa faiblesse, il les renvoya tous deux ; et, rappelant le premier, se mit entre ses mains, et, suivant son conseil, il demanda à Dieu les forces qu’il confessait n’avoir pas ; il en reçut miséricorde, et, par son secours, arriva heureusement dans sa maison.

Le bon Père, étonné d’une telle parabole, ne répondait rien. Et je lui dis doucement pour le rassurer : Mais, après tout, mon Père, à quoi avez-vous pensé de donner le nom de suffisante à une grâce que vous dites qu’il est de foi de croire qu’elle est insuffisante en effet ? Vous en parlez, dit-il, bien à votre aise. Vous êtes libre et particulier ; je suis religieux et en communauté. N’en savez-vous pas peser la différence ? Nous dépendons des supérieurs ; ils dépendent d’ailleurs. Ils ont promis nos suffrages ; que voulez-vous que je devienne ? Nous l’entendîmes à demi-mot ; et cela nous fit souvenir de son confrère, qui a été relégué à Abbeville pour un sujet semblable.

Mais, lui dis-je, pourquoi votre communauté s’est-elle engagée à admettre cette grâce ? C’est un autre discours, me dit-il. Tout ce que je vous puis dire en un mot, est que notre ordre a soutenu autant qu’il a pu la doctrine de saint Thomas, touchant la grâce efficace. Combien s’est-il opposé ardemment à la naissance de la doctrine de Molina ! Combien a-t-il travaillé pour l’établissement de la nécessité de la grâce efficace de Jésus-Christ ! Ignorez-vous ce qui se fit sous Clément VIII et Paul V, et que, la mort prévenant l’un, et quelques affaires d’Italie empêchant l’autre de publier sa bulle, nos armes sont demeurées au Vatican ? Mais les Jésuites, qui, dès le commencement de l’hérésie de Luther et de Calvin, s’étaient prévalus du peu de lumières qu’a le peuple pour discerner l’erreur de cette hérésie d’avec la vérité de la doctrine de saint Thomas, avaient en peu de temps répandu partout leur doctrine avec un tel progrès, qu’on les vit bientôt maîtres de la créance des peuples, et nous en état d’être décriés comme des Calvinistes et traités comme les Jansénistes le sont aujourd’hui, si nous ne tempérions la vérité de la grâce efficace par l’aveu, au moins apparent, d’une suffisante. Dans cette extrémité, que pouvions-nous mieux faire, pour sauver la vérité sans perdre notre crédit, sinon d’admettre le nom de grâce suffisante, en niant néanmoins qu’elle soit telle en effet ? Voilà comment la chose est arrivée.

Il nous dit cela si tristement, qu’il me fit pitié, mais non pas à mon second, qui lui dit : Ne vous flattez point d’avoir sauvé la vérité ; si elle n’avait point eu d’autres protecteurs, elle serait périe en des mains si faibles. Vous avez reçu dans l’Église le nom de son ennemi : c’est y avoir reçu l’ennemi même. Les noms sont inséparables des choses. Si le mot de grâce suffisante est une fois affermi, vous aurez beau dire que vous entendez par là une grâce qui est insuffisante, vous n’y serez pas reçus. Votre explication serait odieuse dans le monde ; on y parle plus sincèrement des choses moins importantes : les Jésuites triompheront ; ce sera en effet leur grâce suffisante qui passera pour établi, et non pas la vôtre, qui ne l’est que de nom, et on fera un article de foi du contraire de votre créance.

Nous souffririons tous le martyre, lui dit le Père, plutôt que de consentir à l’établissement de la grâce suffisante au sens des Jésuites, saint Thomas, que nous jurons de suivre jusqu’à la mort, y étant directement contraire. À quoi mon ami lui dit : Allez, mon Père, votre ordre a reçu un honneur qu’il ménage mal. Il abandonne cette grâce qui lui avait été confiée, et qui n’a jamais été abandonnée depuis la création du monde. Cette grâce victorieuse, qui a été attendue par les patriarches, prédite par les prophètes, apportée par Jésus-Christ, prêchée par saint Paul, expliquée par saint Augustin, le plus grand des Pères, embrassée par ceux qui l’ont suivi, confirmée par saint Bernard, le dernier des Pères, soutenue par saint Thomas, l’Ange de l’École, transmise de lui à votre ordre, maintenue par tant de vos Pères, et si glorieusement défendue par vos religieux sous les papes Clément et Paul : cette grâce efficace, qui avait été mise comme en dépôt entre vos mains, pour avoir, dans un saint ordre à jamais durable, des prédicateurs qui la publiassent au monde jusqu’à la fin des temps, se trouve comme délaissée pour des intérêts si indignes. Il est temps que d’autres mains s’arment pour sa querelle ; il est temps que Dieu suscite des disciples intrépides au docteur de la grâce, qui, ignorant les engagements du siècle, servent Dieu pour Dieu. La grâce peut bien n’avoir plus les Dominicains pour défenseurs, mais elle ne manquera jamais de défenseurs, car elle les forme elle-même par sa force toute-puissante. Elle demande des cœurs purs et dégagés, et elle-même les purifie et les dégage des intérêts du monde, incompatibles avec les vérités de l’Évangile. Pensez-y bien, mon Père, et prenez garde que Dieu ne change ce flambeau de sa place, et qu’il ne vous laisse dans les ténèbres et sans couronne, pour punir la froideur que vous avez pour une cause si importante à son Église.

Il en eût bien dit davantage, car il s’échauffait de plus en plus ; mais je l’interrompis, et dis en me levant : En vérité, mon Père, si j’avais du crédit en France, je ferais publier à son de trompe : ON FAIT A SAVOIR que, quand les Jacobins disent que la grâce suffisante est donnée à tous, ils entendent que tous n’ont pas la grâce qui suffit effectivement. Après quoi vous le diriez tant qu’il vous plairait, mais non pas autrement. Ainsi finit notre visite.

Vous voyez donc par là que c’est ici une suffisance politique pareille au pouvoir prochain. Cependant je vous dirai qu’il me semble qu’on peut sans péril douter du pouvoir prochain, et de cette grâce suffisante, pourvu qu’on ne soit pas Jacobin.

En fermant ma lettre, je viens d’apprendre que la censure est faite ; mais comme je ne sais pas encore en quels termes, et qu’elle ne sera publiée que le 15 février, je ne vous en parlerai que par le premier ordinaire.

Je suis, etc.

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Blaise Pascal – Les Provinciales, Première lettre (1656)

LETTRE

ÉCRITE À UN PROVINCIAL

PAR UN DE SES AMIS.

SUR LE SUJET DES DISPUTES

présentes de la Sorbonne.

De Paris, ce 23 janvier 1656.

MONSIEUR,

Nous étions bien abusés. Je ne suis détrompé que d’hier ; jusque-là j’ai pensé que le sujet des disputes de Sorbonne était bien important, et d’une extrême conséquence pour la religion. Tant d’assemblées d’une compagnie aussi célèbre qu’est la Faculté de théologie de Paris, et où il s’est passé tant de choses si extraordinaires et si hors d’exemple, en font concevoir une si haute idée, qu’on ne peut croire qu’il n’y en ait un sujet bien extraordinaire.

Cependant vous serez bien surpris quand vous apprendrez, par ce récit, à quoi se termine un si grand éclat ; et c’est ce que je vous dirai en peu de mots, après m’en être parfaitement instruit.

On examine deux questions : l’une de fait, l’autre de droit.

Celle de fait consiste à savoir si M. Arnauld est téméraire pour avoir dit dans sa Seconde Lettre : Qu’il a lu exactement le livre de Jansénius, et qu’il n’y a point trouvé les propositions condamnées par le feu Pape ; et néanmoins que, comme il condamne ces propositions en quelque lieu qu’elles se rencontrent, il les condamne dans Jansénius, si elles y sont.

La question sur cela est de savoir s’il a pu, sans témérité, témoigner par là qu’il doute que ces propositions soient de Jansénius, après que Messieurs les évêques ont déclaré qu’elles y sont.

On propose l’affaire en Sorbonne. Soixante et onze docteurs entreprennent sa défense et soutiennent qu’il n’a pu répondre autre chose à ceux qui, par tant d’écrits, lui demandaient s’il tenait que ces propositions fussent dans ce livre, sinon qu’il ne les y a pas vues, et que néanmoins il les y condamne, si elles y sont.

Quelques-uns même, passant plus avant, ont déclaré que, quelque recherche qu’ils en aient faite, ils ne les y ont jamais trouvées, et que même ils y en ont trouvé de toutes contraires. Ils ont demandé ensuite avec instance que, s’il y avait quelque docteur qui les y eût vues, il voulût les montrer ; que c’était une chose si facile qu’elle ne pouvait être refusée, puisque c’était un moyen sûr de les réduire tous, et M. Arnauld même ; mais on le leur a toujours refusé. Voilà ce qui s’est passé de ce côté-là.

De l’autre se sont trouvés quatre-vingts docteurs séculiers, et quelque quarante religieux mendiants, qui ont condamné la proposition de M. Arnauld sans vouloir examiner si ce qu’il avait dit était vrai ou faux, et ayant même déclaré qu’il ne s’agissait pas de la vérité, mais seulement de la témérité de sa proposition.

Il s’en est de plus trouvé quinze qui n’ont point été pour la censure, et qu’on appelle indifférents.

Voilà comment s’est terminée la question de fait, dont je ne me mets guère en peine ; car, que M. Arnauld soit téméraire ou non, ma conscience n’y est pas intéressée. Et si la curiosité me prenait de savoir si ces propositions sont dans Jansénius, son livre n’est pas si rare, ni si gros que je ne le pusse lire tout entier pour m’en éclaircir, sans en consulter la Sorbonne.

Mais, si je ne craignais aussi d’être téméraire, je crois que je suivrais l’avis de la plupart des gens que je vois, qui, ayant cru jusqu’ici, sur la foi publique, que ces propositions sont dans Jansénius, commencent à se défier du contraire, par le refus bizarre qu’on fait de les montrer, qui est tel, que je n’ai encore vu personne qui m’ait dit les y avoir vues. De sorte que je crains que cette censure ne fasse plus de mal que de bien, et qu’elle ne donne à ceux qui en sauront l’histoire une impression tout opposée à la conclusion ; car, en vérité, le monde devient méfiant et ne croit les choses que quand il les voit. Mais, comme j’ai déjà dit, ce point-là est peu important, puisqu’il ne s’y agit point de la foi.

Pour la question de droit, elle semble bien plus considérable, en ce qu’elle touche la foi. Aussi j’ai pris un soin particulier de m’en informer. Mais vous serez bien satisfait de voir que c’est une chose aussi peu importante que la première.

Il s’agit d’examiner ce que M. Arnauld a dit dans la même lettre : Que la grâce, sans laquelle on ne peut rien, a manqué à saint Pierre, dans sa chute. Sur quoi nous pensions, vous et moi, qu’il était question d’examiner les plus grands principes de la grâce ; comme si elle n’est pas donnée à tous les hommes, ou bien si elle est efficace ; mais nous étions bien trompés. Je suis devenu grand théologien en peu de temps, et vous en allez voir des marques.

Pour savoir la chose au vrai, je vis M. N., docteur de Navarre, qui demeure près de chez moi, qui est, comme vous le savez, des plus zélés contre les Jansénistes ; et comme ma curiosité me rendait presque aussi ardent que lui, je lui demandai d’abord s’ils ne décideraient pas formellement que la grâce est donnée à tous les hommes, afin qu’on n’agitât plus ce doute. Mais il me rebuta rudement et me dit que ce n’était pas là le point ; qu’il y en avait de ceux de son côté qui tenaient que la grâce n’est pas donnée à tous ; que les examinateurs mêmes avaient dit en pleine Sorbonne que cette opinion est problématique, et qu’il était lui-même dans ce sentiment : ce qu’il me confirma par ce passage, qu’il dit être célèbre, de saint Augustin : Nous savons que la grâce n’est pas donnée à tous les hommes.

Je lui fis excuse d’avoir mal pris son sentiment et le priai de me dire s’ils ne condamneraient donc pas au moins cette autre opinion des Jansénistes qui fait tant de bruit, que la grâce est efficace, et qu’elle détermine notre volonté à faire le bien. Mais je ne fus pas plus heureux en cette seconde question. Vous n’y entendez rien, me dit-il. Ce n’est pas là une hérésie ; c’est une opinion orthodoxe : tous les Thomistes la tiennent ; et moi-même je l’ai soutenue dans ma Sorbonique.

Je n’osai plus lui proposer mes doutes ; et je ne savais plus où était la difficulté, quand, pour m’en éclaircir, je le suppliai de me dire en quoi consistait donc l’hérésie de la proposition de M. Arnauld. C’est, me dit-il, en ce qu’il ne reconnaît pas que les justes aient le pouvoir d’accomplir les commandements de Dieu en la manière que nous l’entendons.

Je le quittai après cette instruction ; et, bien glorieux de savoir le nœud de l’affaire, je fus trouver M. N., qui se porte de mieux en mieux, et qui eut assez de santé pour me conduire chez son beau-frère, qui est janséniste, s’il y en eut jamais, et pourtant fort bon homme. Pour en être mieux reçu, je feignis d’être fort des siens et lui dis : Serait-il bien possible que la Sorbonne introduisît dans l’Église cette erreur, que tous les justes ont toujours le pouvoir d’accomplir les Commandements ? Comment parlez-vous ? me dit mon docteur. Appelez-vous erreur un sentiment si catholique, et que les seuls Luthériens et Calvinistes combattent ? Eh quoi ! lui dis-je, n’est-ce pas votre opinion ? Non, me dit-il ; nous l’anathématisons comme hérétique et impie. Surpris de cette réponse, je connus bien que j’avais trop fait le janséniste, comme j’avais l’autre fois été trop moliniste ; mais ne pouvant m’assurer de sa réponse, je le priai de me dire confidemment s’il tenait que les justes eussent toujours un pouvoir véritable d’observer les préceptes. Mon homme s’échauffa là-dessus, mais d’un zèle dévot, et dit qu’il ne déguiserait jamais ses sentiments pour quoi que ce fût : que c’était sa créance ; et que lui et tous les siens la défendraient jusqu’à la mort, comme étant la pure doctrine de saint Thomas et de saint Augustin, leur maître.

Il m’en parla si sérieusement, que je n’en pus douter ; et sur cette assurance, je retournai chez mon premier docteur, et lui dis, bien satisfait, que j’étais certain que la paix serait bientôt en Sorbonne : que les Jansénistes étaient d’accord du pouvoir qu’ont les justes d’accomplir les préceptes ; que j’en étais garant, et que je le leur ferais signer de leur sang. Tout beau ! me dit-il ; il faut être théologien pour en voir la fin. La différence qui est entre nous est si subtile, qu’à peine pouvons-nous la marquer nous-mêmes ; vous auriez trop de difficulté à l’entendre. Contentez-vous donc de savoir que les Jansénistes vous diront bien que tous les justes ont toujours le pouvoir d’accomplir les commandements : ce n’est pas de quoi nous disputons ; mais ils ne vous diront pas que ce pouvoir soit prochain ; c’est là le point.

Ce mot me fut nouveau et inconnu. Jusque-là j’avais entendu les affaires ; mais ce terme me jeta dans l’obscurité, et je crois qu’il n’a été inventé que pour brouiller. Je lui en demandai donc l’explication ; mais il m’en fit un mystère et me renvoya, sans autre satisfaction, pour demander aux Jansénistes s’ils admettaient ce pouvoir prochain. Je chargeai ma mémoire de ce terme, car mon intelligence n’y avait aucune part. Et, de peur d’oublier, je fus promptement retrouver mon Janséniste, à qui je dis incontinent, après les premières civilités : Dites-moi, je vous prie, si vous admettez le pouvoir prochain ? Il se mit à rire et me dit froidement : Dites-moi vous-même en quel sens vous l’entendez, et alors je vous dirai ce que j’en crois. Comme ma connaissance n’allait pas jusque-là, je me vis en terme de ne lui pouvoir répondre ; et néanmoins pour ne pas rendre ma visite inutile, je lui dis au hasard : Je l’entends au sens des Molinistes. À quoi mon homme, sans s’émouvoir : Auxquels des Molinistes, me dit-il, me renvoyez-vous ? Je les lui offris tous ensemble, comme ne faisant qu’un même corps et n’agissant que par un même esprit.

Mais il me dit : Vous êtes bien peu instruit. Ils sont si peu dans les mêmes sentiments, qu’ils en ont de tout contraires. Mais, étant tous unis dans le dessein de perdre M. Arnauld, ils se sont avisés de s’accorder de ce terme de prochain, que les uns et les autres diraient ensemble, quoiqu’ils l’entendissent diversement, afin de parler un même langage, et que, par cette conformité apparente, ils pussent former un corps considérable, et composer le plus grand nombre, pour l’opprimer avec assurance.

Cette réponse m’étonna ; mais, sans recevoir ces impressions des méchants desseins des Molinistes, que je ne veux pas croire sur sa parole, et où je n’ai point d’intérêt, je m’attachai seulement à savoir les divers sens qu’ils donnent à ce mot mystérieux de prochain. Mais il me dit, je vous en éclaircirais de bon cœur ; mais vous y verriez une répugnance et une contradiction si grossière, que vous auriez peine à me croire. Je vous serais suspect. Vous en serez plus sûr en l’apprenant d’eux-mêmes, et je vous en donnerai les adresses. Vous n’avez qu’à voir séparément M. Le Moyne et le Père Nicolaï. Je ne connais ni l’un ni l’autre, lui dis-je. Voyez donc, me dit-il, si vous ne connaîtrez point quelqu’un de ceux que je vous vas nommer, car ils suivent les sentiments de M. Le Moyne. J’en connus en effet quelques-uns. Et ensuite il me dit : Voyez si vous ne connaissez point des Dominicains qu’on appelle nouveaux Thomistes, car ils sont tous comme le Père Nicolaï. J’en connus aussi entre ceux qu’il me nomma ; et, résolu de profiter de cet avis et de sortir d’affaire, je le quittai et allai d’abord chez un des disciples de M. Le Moyne.

Je le suppliai de me dire ce que c’est qu’avoir le pouvoir prochain de faire quelque chose. Cela est aisé, me dit-il : c’est avoir tout ce qui est nécessaire pour la faire, de telle sorte qu’il ne manque rien pour agir. Et ainsi, lui dis-je, avoir le pouvoir prochain de passer une rivière, c’est avoir un bateau, des bateliers, des rames, et le reste, en sorte que rien ne manque. Fort bien, me dit-il. Et avoir le pouvoir prochain de voir, lui dis-je, c’est avoir bonne vue et être en plein jour, car qui aurait bonne vue dans l’obscurité n’aurait pas le pouvoir prochain de voir, selon vous, puisque la lumière lui manquerait, sans quoi on ne voit point. Doctement, me dit-il. Et par conséquent, continuai-je, quand vous dites que tous les justes ont toujours le pouvoir prochain d’observer les commandements, vous entendez qu’ils ont toujours toute la grâce nécessaire pour les accomplir, en sorte qu’il ne leur manque rien de la part de Dieu. Attendez, me dit-il ; ils ont toujours tout ce qui est nécessaire pour les observer, ou du moins pour prier Dieu. J’entends bien, lui dis-je ; ils ont tout ce qui est nécessaire pour prier Dieu de les assister, sans qu’il soit nécessaire qu’ils aient aucune nouvelle grâce de Dieu pour prier. Vous l’entendez, me dit-il. Mais il n’est donc pas nécessaire qu’ils aient une grâce efficace pour prier Dieu ? Non, me dit-il, suivant M. Le Moyne.

Pour ne point perdre de temps, j’allai aux Jacobins et demandai ceux que je savais être des nouveaux Thomistes. Je les priai de me dire ce que c’est que pouvoir prochain. N’est-ce pas celui, leur dis-je, auquel il ne manque rien pour agir ? Non, me dirent-ils. Mais, quoi ! mon Père, s’il manque quelque chose à ce pouvoir, l’appelez-vous prochain ? et direz-vous, par exemple, qu’un homme ait, la nuit, et sans aucune lumière, le pouvoir prochain de voir ? Oui-da, il l’aurait, selon nous, s’il n’est pas aveugle. Je le veux bien, leur dis-je ; mais M. Le Moyne l’entend d’une manière contraire. Il est vrai, me dirent-ils ; mais nous l’entendons ainsi. J’y consens, leur dis-je ; car je ne dispute jamais du nom, pourvu qu’on m’avertisse du sens qu’on lui donne. Mais je vois par là que, quand vous dites que les justes ont toujours le pouvoir prochain pour prier Dieu, vous entendez qu’ils ont besoin d’un autre secours pour prier, sans quoi ils ne prieront jamais. Voilà qui va bien, me répondirent mes Pères en m’embrassant, voilà qui va bien : car il leur faut de plus une grâce efficace qui n’est pas donnée à tous, et qui détermine leur volonté à prier ; et c’est une hérésie de nier la nécessité de cette grâce efficace pour prier.

Voilà qui va bien, leur dis-je à mon tour ; mais, selon vous, les Jansénistes sont catholiques, et M. Le Moyne hérétique ; car les Jansénistes disent que les justes ont le pouvoir de prier, mais qu’il faut pourtant une grâce efficace, et c’est ce que vous approuvez. Et M. Le Moyne dit que les justes prient sans grâce efficace ; et c’est ce que vous condamnez. Oui, dirent-ils, mais nous sommes d’accord avec M. Le Moyne en ce que nous appelons pouvoir prochain, aussi bien que lui, le pouvoir que les justes ont de prier, ce que ne font pas les Jansénistes.

Quoi, mes Pères, leur dis-je, c’est se jouer des paroles de dire que vous êtes d’accord à cause des termes communs dont vous usez, quand vous êtes contraires dans le sens. Mes Pères ne répondent rien ; et sur cela, mon disciple de M. Le Moyne arriva par un bonheur que je croyais extraordinaire ; mais j’ai su depuis que leur rencontre n’est pas rare, et qu’ils sont continuellement mêlés les uns avec les autres.

Je dis donc à mon disciple de M. Le Moyne : Je connais un homme qui dit que tous les justes ont toujours le pouvoir de prier Dieu, mais que néanmoins ils ne prieront jamais sans une grâce efficace qui les détermine, et laquelle Dieu ne donne pas toujours à tous les justes. Est-il hérétique ? Attendez, me dit mon docteur ; vous me pourriez surprendre. Allons donc doucement, distinguo ; s’il appelle ce pouvoir prochain ; il sera thomiste, et partant catholique ; sinon, il sera janséniste, et partant hérétique. Il ne l’appelle, lui dis-je, ni prochain, ni non prochain. Il est donc hérétique, me dit-il ; demandez-le à ces bons Pères. Je ne les pris pas pour juges, car ils consentaient déjà d’un mouvement de tête, mais je leur dis : Il refuse d’admettre ce mot de prochain parce qu’on ne le veut pas expliquer. À cela, un de ces Pères voulut en apporter sa définition ; mais il fut interrompu par le disciple de M. Le Moyne, qui lui dit : Voulez-vous donc recommencer nos brouilleries ? Ne sommes-nous pas demeurés d’accord de ne point expliquer ce mot de prochain, et de le dire de part et d’autre sans dire ce qu’il signifie ? À quoi le Jacobin consentit.

Je pénétrai par là dans leur dessein, et leur dis en me levant pour les quitter : En vérité, mes Pères, j’ai grand peur que tout ceci ne soit une pure chicanerie; et quoi qu’il arrive de vos assemblées, j’ose vous prédire que, quand la censure serait faite, la paix ne serait pas établie. Car, quand on aurait décidé qu’il faut prononcer les syllabes prochain, qui ne voit que, n’ayant point été expliquées, chacun de vous voudra jouir de la victoire ? Les Jacobins diront que ce mot s’entend en leur sens. M. Le Moyne dira que c’est au sien ; et ainsi il y aura bien plus de disputes pour l’expliquer que pour l’introduire : car, après tout, il n’y aurait pas grand péril à le recevoir sans aucun sens, puisqu’il ne peut nuire que par le sens. Mais ce serait une chose indigne de la Sorbonne et de la théologie d’user de mots équivoques et captieux sans les expliquer. Enfin, mes Pères, dites-moi, je vous prie, pour la dernière fois, ce qu’il faut que je croie pour être Catholique. Il faut, me dirent-ils tous ensemble, dire que tous les justes ont le pouvoir prochain, en faisant abstraction de tout sens. Abstrahendo a sensu Thomistarum, et a sensu aliorum theologorum.

C’est-à-dire, leur dis-je en les quittant, qu’il faut prononcer ce mot des lèvres, de peur d’être hérétique de nom. Car est-ce que ce mot est de l’Écriture ? Non, me dirent-ils. Est-il donc des Pères, ou des Conciles, ou des Papes ? Non. Est-il donc de saint Thomas ? Non. Quelle nécessité y a-t-il donc de le dire, puisqu’il n’a ni autorité, ni aucun sens de lui-même ? Vous êtes opiniâtre, me dirent-ils : vous le direz, ou vous serez hérétique, et M. Arnauld aussi, car nous sommes le plus grand nombre ; et, s’il est besoin, nous ferons venir tant de Cordeliers que nous l’emporterons.

Je les viens de quitter sur cette solide raison, pour vous écrire ce récit, par où vous voyez qu’il ne s’agit d’aucun des points suivants, et qu’ils ne sont condamnés de part ni d’autre. 1. Que la grâce n’est pas donnée à tous les hommes. 2. Que tous les justes ont le pouvoir d’accomplir les commandements de Dieu. 3. Qu’ils ont néanmoins besoin pour les accomplir, et même pour prier, d’une grâce efficace qui détermine leur volonté. 4. Que cette grâce efficace n’est pas toujours donnée à tous les justes, et qu’elle dépend de la pure miséricorde de Dieu. De sorte qu’il n’y a plus que le mot de prochain sans aucun sens qui court risque.

Heureux les peuples qui l’ignorent ! Heureux ceux qui ont précédé sa naissance ! Car je n’y vois plus de remède, si Messieurs de l’Académie, par un coup d’autorité, ne bannissent de la Sorbonne ce mot barbare qui cause tant de divisions. Sans cela, la censure paraît assurée ; mais je vois qu’elle ne fera point d’autre mal que de rendre la Sorbonne méprisable par ce procédé, qui lui ôtera l’autorité, laquelle lui est si nécessaire en d’autres rencontres.

Je vous laisse cependant dans la liberté de tenir pour le mot prochain, ou non ; car j’aime trop mon prochain pour le persécuter sous ce prétexte. Si ce récit ne vous déplaît pas, je continuerai de vous avertir de tout ce qui se passera. Je suis, etc.

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Les luttes de classes en Flandre de 1336-1348 et de 1379-1385

Articles de Paul Lafargue, intitulés Les luttes de classes en Flandre de 1336-1348 et de 1379-1385

Paru en deux parties dans l’Egalité, 22 et 29 janvier 1882.

1

Les luttes civiles qui à deux reprises ensanglantèrent les Flandres pendant le XIVº siècle furent déterminées par une de ces causes pour lesquelles les aristocraties corporatives étaient surtout prêtes à lever l’étendard de la révolte, par une cause mercantilique. Ces luttes de classes, d’abord limitées entre les aristocraties municipale et féodale, se compliquèrent bientôt des rivalités des villes autonomes de la Flandre d’un côté, et de l’autre des luttes de classes entre l’aristocratie corporative et les ouvriers des villes et des campagnes. Si Malon avait puisé ses notions historiques ailleurs que dans un dictionnaire, il aurait su que toutes les villes italiennes dont il nous vante l’héroïque aristocratie républicaine avaient été agitées par de semblables luttes entre deux partis, énergiquement et pittoresquement caractérisés par l’appellation de popolo grasso et popolo minuto, le peuple gras et le peuple maigre, ou le menu peuple, comme on disait en France.

En 1336, le comte de Flandre, Louis de Mâle, pour des raisons que nous n’avons pas à rechercher ici, fit arrêter les marchands anglais qui se trouvaient en Flandre. En guise de représailles, le roi d’Angleterre, Edouard, arrêta tous les marchands flamands trafiquant dans son royaume, et rendit responsables de la mesure du comte Louis les bourgmestres de Gand, Bruges et Ypres. Les trois principales villes de la Flandre flamingante.

La prospérité des trois villes reposait surtout sur le tissage du drap. Elles tiraient une partie de leur laine d’Angleterre : Edouard interdit l’exportation des laines anglaises et l’importation des draps flamands. Le comte Louis était donc la cause des représailles du roi d’Angleterre, et ces représailles frappaient au cœur les intérêts mercantiliques des aristocraties communières et corporatives des trois grandes villes flamandes. Mais le comte Louis avait commis un autre crime plus grave encore : il avait essayé de briser le monopole des trois grandes villes, qui interdisaient aux campagnes et aux petites villes le tissage de la laine.

Gand était à cette époque une ville considérable ; Henri Martin porte sa population et celle de sa banlieue à près de 400000 habitants (H. Martin,Histoire de France, t. V). Son aristocratie municipale fut la première à se révolter ; Bruges et Ypres suivirent. Le mouvement à Gand était dirigé par un homme de grand courage et de grande intelligence politique, par Jack Van Artevelde, tisserand, brasseur, doyen des métiers et un de ses plus riches aristocrates municipaux. Sous l’énergique et habile direction d’Artevelde, les bourgeois triomphèrent facilement ; les gens du comte, battus à Bruges par les Gantois, durent abandonner les villes. Artevelde ouvrit des négociations avec l’Angleterre ; il disait : « toute la Flandre est fondée sur draperie et sans laine on ne peut draper ». La victoire des bourgeois avait été rapide et aisée, et si la guerre civile n’avait pas éclaté entre les campagnes et les grandes villes et entre les bourgeois et les ouvriers, il est probable que le comte Louis n’aurait jamais pu redevenir maître des villes flamandes.

Mais après neuf années d’oppression, en 1345, les petites villes et les campagnes se révoltèrent contre les trois grandes villes qui monopolisaient l’industrie. Artevelde comprima violemment les campagnes ; c’est ainsi qu’Etienne Marcel, le héros bourgeois, avait pour allié et voulait livrer Paris à Charles le Mauvais, qui détruisit impitoyablement les paysans révoltés et qui couronna d’un trépied de fer rouge le chef des Jacques, Guillaume Callet.

Les foulons qui étaient la dernière classe d’artisans employés à la fabrique du drap, se soulevèrent à leur tour contre les tisserands de Gand, qui voulaient diminuer leurs salaires. « Il se livra un furieux combat sur le marché du vendredi (le grand marché de Gand). Les foulons furent écrasés. Oudegherst prétend que les tisserands en tuèrent plus de 1500 ; une multitude d’autres furent chassés de la ville ». Artevelde avait dirigé le combat et autorisé le massacre des ouvriers ; il essaya cependant d’arrêter la fureur exterminatrice des bourgeois ; mal lui en prit. En aucun temps, en aucun pays les bourgeois n’ont permis à aucun gouvernement de s’interposer pour les empêcher de châtier leurs ouvriers révoltés. Sous la direction de Gérard Denys, syndic des tisserands, les bourgeois commencèrent à se tourner contre Artevelde. Tandis que la guerre civile entre bourgeois et ouvriers régnait à Gand, les petites villes, qui trouvaient le joug des trois municipalités plus despotique que celui du comte de Flandre, rappelèrent et ouvrirent leurs portes au comte Louis.

Artevelde comprit qu’il était impossible de résister à la coalition des petites villes et des campagnes avec le comte Louis, et à la lutte des classes entre maîtres des métiers et ouvriers qui déchirait les grandes villes ; il songea à implorer le secours de l’Angleterre, et à transférer la suzeraineté des Flandres au duc de Galles. Ses ennemis l’accusèrent alors de trahison et de concussions, et en 1345 il fut massacré par ces mêmes bourgeois pour qui il avait écrasé les paysans et les ouvriers, opprimé les petites villes et chassé les nobles.

Artevelde mort, l’union des trois grandes villes se rompit. Bruges fut la première à se soumettre au comte Louis à condition que « l’alliance de la communauté de Flandre » avec l’Angleterre, « pour le fait des marchandises » serait respectée. C’était là l’intérêt mercantilique qui avait causé la révolte des « héroïques communiers » ; la révolte n’avait plus raison d’être.

Les ouvriers foulons de Gand avaient été battus, mais non vaincus ; encouragés en dessous main par le comte Louis, ils se soulevèrent de nouveau ; soutenus par les bouchers, les poissonniers, et tout le reste du menu peuple, ils prirent sur la place du marché leur revanche et infligèrent une sanglante défaite aux tisserands. Ce soulèvement était la révolte du popolo minuto contre le popolo grasso, c’était une vraie révolte ouvrière ; semblable à celle du menu peuple de Paris contre les bandits des campagnes franches dégouttant encore du sang des Jacques, qu’Etienne Marcel introduisit dans Paris, pour contenir les ouvriers. L’aristocratie communière de Gand terrorisée par le soulèvement populaire, se soumit au comte Louis en 1348 ; — en 1871 la haute bourgeoisie parisienne terrorisée par les agitations populaires du siège, accueillit comme une délivrance la paix prussienne qui livrait cinq milliards et deux provinces de la France.

Ainsi se termina le premier soulèvement de la ville de Gand. Les « héroïques communiers » mirent à profit leur facile victoire sur le comte Louis pour opprimer les campagnes, les petites villes et les ouvriers ; mais ils s’empressèrent de se soumettre dès que le menu peuple voulut secouer leur joug oppressif.

L’histoire du second soulèvement de la ville de Gand, dont nous parlerons dans la prochaine Egalité, est encore plus caractéristique des luttes entre lepopolo grasso et le popolo minuto. Mais nos lecteurs peuvent déjà remarquer que « les communiers » dont les fétichistes communalistes à la Malon, glissent l’éloge immodéré dans les documents du Comité national étaient surtout « héroïques » quand il s’agissait de massacrer des ouvriers désorganisés et mal armés ; les officiers bourgeois de 1871 déployaient à Paris un héroïsme semblable, pendant la Semaine sanglante. — Et pour montrer combien est fortement marqué le caractère de ces luttes entre bourgeois et ouvriers, que les historiens bourgeois ont supprimées, je dirai que je ne connais pas les documents originaux de l’époque, que tous les faits cités et à citer sont puisés dans des historiens bourgeois qui avaient intérêt à éliminer, altérer et dénaturer les faits ne concordant pas avec leur légende bourgeoise.

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Le deuxième soulèvement de la ville de Gand eut, ainsi que le premier, pour point de départ une cause mercantilique. — La ville rivale de Gand, Bruges, avait obtenu en 1379 du comte Louis, moyennant un nouvel impôt, le droit de creuser un canal jusqu’à la Lys. L’aristocratie municipale gantoise craignit que Bruges ne lui enlevât le transit de la rivière. Sous la conduite de Hyoens, les bourgeois de Gand, qui avaient repris, en signe de révolte, le chaperon blanc du temps d’Artevelde, attaquèrent les terrassiers qui creusaient le canal de Bruges, les chassèrent et détruisirent les travaux.

Gand, depuis la dernière révolte, était déchirée par des luttes intestines. « Le sang coulait chaque jour dans les étuves, les lieux de prostitution, les maisons de jeux et les cabarets, dit l’annaliste Meyer ; les places publiques étaient autant de champs de bataille. » Le comte Louis fomentait ces luttes, qui lui permettaient de dominer la ville. Aux chaperons blancs, il oppose les navieurs (bateliers), les gens des petits métiers et le menu peuple. Il y eut combat sur le fameux marché du Vendredi ; comme du temps d’Artevelde, les ouvriers furent battus. Hyoens poursuivant sa victoire attaqua Bruges ; chose étrange, qui indique bien le caractère autonomique des luttes de cette époque, les chaperons blancs, qui venaient d’écraser les ouvriers de Gand, furent accueillis avec joie par les ouvriers de Bruges, par opposition aux bourgeois qui voulaient résister aux Gantois. Bruges soumise, Hyoens alla à Dam, qui ouvrit ses portes ; il y fut empoisonné dans un dîner que lui donnèrent les bourgeoises de la ville.

La direction du mouvement, qui prenait un caractère populaire, passa entre les mains d’un homme héroïque, Petervan-des-Bosche, ancien valet de Hyoens. Par jalousie contre la ville de Gand, les aristocraties municipales des autres villes de Flandre firent cause commune avec le comte Louis, tandis que partout le menu peuple se soulevait en faveur des Gantois, qui pour eux représentaient le parti anti-bourgeois. A Ypres, ainsi qu’à Bruges, les ouvriers s’insurgèrent contre les bourgeois et les nobles ligués, les battirent et ouvrirent leurs portes à Bosche et aux Gantois. Le caractère populaire du mouvement s’accentuait, à mesure qu’il s’étendait. Les bourgeois de Gand prirent peur, et au milieu de leurs triomphes, ils bâclèrent une paix hâtive avec le comte Louis, en novembre 1379.

Pour montrer le cas qu’il faisait de cette paix, le comte Louis fit saisir 40 bateaux gantois, mutila, aveugla leurs bateliers et les renvoya à Gand. Le peuple demanda vengeance. Jean Pruneaux, un des capitaines populaires, s’empara et démantela Oudenarde, une des places fortes du comte de Flandre. Mais la bourgeoisie, effrayée de l’effervescence populaire, réussit encore à suspendre les hostilités ; elle rendit Oudenarde et bannit son capitaine victorieux. Le comte se fit livrer Jean Pruneaux et le décapita ; il reconquit Ypres et « décolla à foison les ouvriers foulons qui en avaient ouvert les portes aux Gantois ». Pendant ce temps, les bourgeois de Bruges qui, selon Meyer, « ne songeaient à nulle autre chose qu’a leur marchandise », battaient les ouvriers et livraient leur ville au comte, qui y fit décapiter plus de cinq cents habitants.

Le comte vint alors mettre le siège devant Gand, dont le peuple s’était soulevé en dépit de la bourgeoisie. Le parti populaire dominait ; pour contenir les bourgeois, qui parlaient de se rendre, le doyen des tisserands, accusé de trahison, fut mis à mort. Bosche crut qu’en donnant au mouvement un chef d’origine aristocratique, on donnerait satisfaction aux bourgeois qui lui reprochaient sans cesse son origine plébéienne ; il alla chercher le fils d’Artevelde qui vivait dans la retraite. Philippe Artevelde accepta le poste d’honneur et de danger qu’on lui offrait. Les bourgeois accueillirent avec joie le fils de leur ancien chef, le fils du « grand Jack » ; ils crurent reconquérir leur suprématie. Ils furent désillusionnés. Philippe fut digne de le confiance que lui témoigna Bosche ; il se mit à la tête du parti populaire ; et pour première mesure il promulgua que « le pauvre, comme le riche, aurait accès et voix délibérative dans l’assemblée du peuple » ; il changea tous les magistrats, nomma de nouveaux doyens des métiers et prit pour lieutenants Bosche et les autres capitaines populaires. La bourgeoisie était domptée ; la dictature ouvrière était établie solidement. La classe ouvrière fut héroïque.

Gand était bloquée de près ; les provisions faisaient défaut. Les bourgeois demandaient à ce que l’on se rendit. Artevelde convoqua le peuple sur la place du marché et parla ainsi : « Bonnes gens de Gand, il ne nous reste qu’à faire trois choses : la première, de nous enclore en cette ville, enterrer toutes nos portes, confesser nos péchés et nous bouter (enfermer) en nos églises, pour mourir là, confès et repentants, comme martyrs chrétiens desquels Dieu prendra les âmes à merci ; la seconde, d’aller crier merci la hart au col (la corde au cou) nu-pieds et nu-chefs (tête nue) à monseigneur de Flandre ; moi, tout le premier, pour lui ôter de sa félonie, présenterai ma tête et veux bien mourir pour amour de ceux de Gand ; la troisième, d’élire 5 à 6 mille de nos meilleurs hommes et d’aller quérir hâtivement le comte à Bruges et le combattre. Si nous mourons en ce voyage, ca sera honorablement, et Dieu aura pitié de nous, et le monde aussi, et dira-t-on que vaillamment et loyalement nous avons soutenu notre querelle. Si en cette bataille Dieu a pitié de nous, nous serons le plus honoré peuple qui ait régné depuis les Romains. Or, regardez laquelle des trois choses vous voulez tenir ; car l’une des trois vous faut-il faire. »

– La troisième ! cria le peuple.

Le lendemain cinq mille hommes choisis « comme les plus grands de coeur et les plus robustes de corps » sortirent de Gand sous les ordres d’Artevelde emportant toutes les provisions de la ville. « N’ayez aucun espoir de revenir sinon à votre honneur, dirent ceux qui restaient à ceux qui partaient, car plus rien ne trouveriez ici. Sitôt que nous ouïrons (entendrons) que vous êtes morts ou déconfits (battus) nous bouterons (mettrons) le feu en la ville et nous détruirons nous-mêmes ainsi que gens désespérés. » Le 2 mai la petite armée populaire défit aux portes de Bruges l’armée féodale et bourgeoise. Le comte de Flandre faillit être fait prisonnier par Artevelde.

Cette bataille donna la suprématie de la Flandre à la ville de Gand. Mais le roi de France vint au secours du comte de Flandre, une terrible bataille fut livrée et perdue par les Gantois à Commines ; Bosche y fut grièvement blessé. Cette victoire fit tourner les bourgeois d’Ypres du côté du comte. Les bourgeois d’Ypres massacrèrent le capitaine préposé par Artevelde et ouvrirent leurs portes aux troupes féodales. La reddition d’Ypres abattit le parti populaire dans toutes les villes de la West-Flandre ; leurs bourgeois livrèrent les capitaines d’Artevelde, qui furent décapités sur le mont d’Ypres.

Bosche, quoique blessé, s’était fait transporter à Bruges ; il souleva le peuple et contint la bourgeoisie. Artevelde avait reformé une armée populaire de cinquante mille hommes « forts et apperts et qui pour peu comptaient leur vie », dit Froissart. Il vint offrir bataille aux féodaux à Roosbeeke. L’armée ouvrière, mal armée, ne put résister au choc des troupes féodales bardées de fer et commandées par Clisson, un des meilleurs généraux de l’époque, qui avait fait la guerre avec Duguesclin. La déroute fut terrible. Artevelde mourut en combattant.

Bosche courut à Gand, enflamma le peuple, jura de s’ensevelir sous les décombres de la ville, plutôt que de se rendre. – Gand devint la ville des révoltés. De tous côtés accouraient les proscrits poursuivis par la vengeance du comte de Flandre et les hommes de coeur qui fuyaient l’oppression féodale et bourgeoise. Le peuple les accueillit comme des combattants et leur donna le droit de cité. Secourus par les Anglais, les Gantois reprirent l’offensive et mirent le siège devant Ypres, que le roi de France fit lever. Le comte Louis de Mâle fut alors assassiné (26 janvier 1384) après avoir signé une trêve.

La trêve expirée, les hostilités recommencèrent ; les milices populaires de Gand et de Bruges furent encore battues à Dam. Toutes ces défaites fauchaient les hommes les plus énergiques du parti populaire ; car en Flandre, comme en France en 1793, c’étaient les fils du peuple, les révolutionnaires qui couraient aux armées, les bourgeois restaient cois et prenaient soin de leurs intérêts. Le successeur du comte Louis, le duc Philippe, comprenant que ces guerres ruinaient ses Etats, offrit une paix honorable à la bourgeoisie de Gand, qui l’accepta en 1485.

Un des premiers résultats de cette paix fut l’assassinat d’Ackerman, un des grands capitaines du parti populaire. Bosche, qui n’avait pas été assez puissant pour empêcher la bourgeoisie de Gand de se soumettre, n’accepta pas la paix ; il se réfugia en Angleterre, arma un navire, devint corsaire et fit des courses afin de ruiner le commerce de la bourgeoisie française et flamande, à qui il avait voué une haine éternelle.

Ainsi fut terminé le deuxième soulèvement de Gand, caractérisé par l’héroïsme de la classe ouvrière et par les trahisons et les lâchetés des aristocraties municipales des villes flamandes.

Paul Lafargue

P.S. – Dans sa nomenclature, Malon cite le soulèvement de 1539 ; probablement il ne l’a mentionné que pour allonger sa liste. Malon ignore que l’aristocratie communière de Gand se soumit dès que Charles Quint se présenta, sans faire l’ombre de résistance. Les échevins et les principaux bourgeois de Gand vinrent tête nue et déchaussés implorer à genoux le pardon de l’empereur.

Je comptais dire quelques mots sur les Maillotins et les Cabochiens de Paris, j’y renonce. Labusquière traite cette question, Malon recevra dans son journal sa leçon d’histoire ; il apprendra qu’à Paris comme à Gand, les révoltés ne représentaient pas la bourgeoisie communière et municipale, mais le popolo minuto, le menu peuple. Malon se pose en historien parce qu’il a composé avec des ciseaux une histoire du Socialisme depuis les temps antédiluviens ; il comprendra alors, peut-être, qu’on n’écrit pas l’histoire en entassant pêle-mêle des citations piquées au hasard de la fourchette et en débitant des litanies de noms, de faits et de dates ramassés en bâillant dans un dictionnaire historique.

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Port-Royal et le jansénisme comme décrochage fondamentaliste

Aux yeux du matérialisme historique, Port-Royal exprime donc un courant fondamentaliste. D’où vient-il ? Du décrochage de la religion catholique française par rapport au courant ascendant de la monarchie absolue, qui a établi un accord avec le Vatican au moment d’Henri IV.

La religion catholique est depuis l’Édit de Nantes indissociablement liée à la montée du pouvoir absolu du roi, elle l’accompagne, afin de tenter de récupérer son hégémonie dans la foulée.

La religion catholique dans sa dynamique française a été en porte-à-faux avec cette évolution. La religiosité dans son approche mystique, spiritualiste, avait une dynamique différente de celle du Vatican.

La raison de cela, c’est bien sûr notamment les multiples guerres de religion. A la dynamique rationaliste du calvinisme, à sa logique, la religion catholique a opposé son mysticisme.

Les savantes constructions intellectuelles jésuites, leurs techniques, leur esprit pragmatique, tout cela est radicalement différent de l’esprit spiritualiste et chevaleresque, qui est une des grandes constantes du catholicisme français, comme en témoigne notamment l’école d’Uriage durant la Seconde Guerre mondiale.

Pierre Bénichou (1908-2001), « spécialiste » bourgeois du XVIIe siècle notamment pour son ouvrage Morales du Grand Siècle, a bien vu cela, mais il a attribué de manière unilatérale cet esprit chevaleresque à l’aristocratie.

En réalité, c’est le catholicisme qui se pose comme aventure médiévale ; c’est pour cela que, par la suite, il a la capacité d’activer en France le romantisme comme nostalgie idéaliste du Moyen-Âge, puis le symbolisme-décadentisme.

Tant les romantiques que les symbolistes-décadentistes ou les partisans de l’école d’Uriage s’imaginent être des chevaliers national-catholiques avec une conception mystico-élitiste du monde.

Port-Royal exerça ainsi une énorme fascination au XVIIe siècle, car c’est cet esprit mythique du chevalier qu’on retrouve dans le catholicisme français, avec sa dimension idéaliste, sa solitude mystique, son affirmation de valeurs transcendantes.

Voici par exemple comment la marquise de Sévigné décrit Port-Royal dans une lettre à sa fille en janvier 1674, alors qu’elle allait rendre visite à son oncle vivant là-bas depuis plusieurs années.

C’est pas moins qu’une nouvelle Thébaïde, du nom de la région d’Egypte ayant abrité les premiers ascètes chrétiens, rentrant dans la langue française comme synonyme de lieu isolé et sauvage.

«  Je revins hier du Méni, où j’étais allée pour voir le lendemain M. d’Andilly [Robert Arnauld, frère d’Antoine]. Je fus six heures avec lui ; j’eus toute la joie que peut donner la conversation d’un homme admirable ; je vis aussi mon oncle de Sévigné, mais un moment.

Ce Port-Royal est une Thébaïde ; c’est un paradis ; c’est un désert où toute la dévotion du christianisme s’est rangée ; c’est une sainteté répandue dans tout le pays à une lieue à la ronde. Il y a cinq ou six solitaires qu’on ne connaît point, qui vivent comme les pénitents de Saint Jean Climaque ; les religieuses sont des anges sur terre.

[Issue de la haute noblesse et ayant rejoint Port-Royal pour des retraites, puis 18 ans de vie de religieuse, dont les onze dernières alitée en raison de la maladie,] Mademoiselle de Vertus y achève sa vie avec des douleurs inconcevables et une résignation extrême ; tout ce qui les sert, jusqu’aux charretiers, aux bergers, aux ouvriers, tout est modeste.

Je vous avoue que j’ai été ravie de voir cette divine solitude, dont j’avais tant ouï parler. C’est un vallon affreux, tout propre à inspirer le goût de faire son salut. »

Le solitaire, c’est la figure moderne du chevalier. Elle reflète la tragédie de la condition humaine, et pour cette raison il y a eu l’erreur de chercher une classe sociale « tragique » à la même époque.

Des commentateurs bourgeois, d’esprit « sociologue » tels Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869) ou trotskyste comme Lucien Goldmann (1913-1970) sont connus pour avoir élaboré cette thèse.

Méconnaissant la formation sociale qu’est la monarchie absolue, ne connaissant rien à la nature du calvinisme, ils ont imaginé que le jansénisme était une affirmation identitaire d’une couche sociale.

Charles-Augustin Sainte-Beuve, dans son Port-Royal qui fait pas moins de cinq volumes extrêmement denses, exprime sa manière de voir les choses de la manière suivante :

« On a dit qu’au seizième siècle, le protestantisme en France fut une tentative de l’aristocratie, ou du moins de la petite noblesse, qui se montrait contraire en cela à la royauté de saint Louis et à la foi populaire.

On peut dire qu’au dix-septième siècle, la tentative de Saint-Cyran et des Arnauld fut un second acte, une reprise à un étage moindre, mais aussi suivie et prononcée, d’organisation religieuse pour la classe moyenne élevée, la classe parlementaire, celle qui, sous la Ligue, était plus ou moins du parti des politiques.

Port-Royal fut l’entreprise religieuse de l’aristocratie de la classe moyenne en France. »

On voit aisément qu’est ici obscurcie la délimitation de classe entre la bourgeoisie et l’aristocratie, au profit d’une « aristocratie de la classe moyenne ».

Lucien Goldmann a prétendu, par la suite, l’avoir trouvé, sous la forme de la noblesse de robe. Il dit ainsi, en 1955 dans Le dieu caché ; étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine :

« Si, en effet, le jansénisme est en premier lieu issu des milieux de robe, ses initiateurs, Saint-Cyran, Arnauld d’Andilly, Antoine Le Maître, appartiennent à un milieu en partie différent et tout cas plus limité ; ils sont ce qu’on pourrait appeler des candidats aux postes de grands commis, à la direction – politique ou idéologique – de la bureaucratie centrale (…).

A un certain moment, difficile à fixer avec précision, Saint-Cyran commence cependant à formuler une position nouvelle, qui donnera naissance au mouvement janséniste : l’impossibilité pour tout vrai chrétien et surtout pour tout vrai ecclésiastique de participer à la vie économique et sociale (…).

Il se trouve que la pensée janséniste s’est répandue dans deux groupes sociaux parfaitement circonscrits : quelques figures de la grande aristocratie qui s’accommodaient mal de la domestication qu’exigeaient d’eux la monarchie absolue et en même temps socialement trop faibles et trop isolés – surtout après la Fronde – pour pouvoir constituer un mouvement d’opposition propre (Mme de Longueville, la princesse de Guéméné, les ducs de Roannez, de Liancourt, de Luynes, le prince et la princesse de Conti, Mme de Grammont, etc.) et les milieux d’officiers – surtout membres des Cours souveraines – et d’avocats. »

Ainsi, les différents parlements et la noblesse de robe – celle qui consiste en des gens ayant des fonctions de gouvernement et qui ont parfois acheté leur office, sans être noble d’extraction forcément – auraient utilisé le « jansénisme » comme levier pour influencer la monarchie absolue.

Ils auraient exprimer une tendance au refus à la centralisation passant au-dessus d’eux. Seulement, cela revient à être un suicide social et on ne voit pas quel serait l’intérêt pratique. De plus, Lucien Goldmann est obligé de reconnaître deux choses : tout d’abord, il n’y a pas eu de mouvement de masse vers l’adhésion aux pratiques des solitaires et des religieuses cloîtrée.

Ensuite, il y avait une dimension mystique dans Port-Royal, et Lucien Goldmann la met simplement de côté, pour ne garder que la dimension janséniste, « augustinienne », « tragique », consistant en une vision uniquement négative de la condition humaine.

C’est là un bricolage qui nie la Contre-Réforme et le calvinisme. Port-Royal était littéralement fanatique sur le plan religieux et ne consistait pas en un « quiétisme » qui serait une pratique personnelle. De manière ininterrompue, Port-Royal a d’ailleurs cherché le soutien du Vatican pour s’affirmer comme un réel courant religieux.

Lorsque le Vatican cessa temporairement de réprimer Port-Royal en 1668, la première chose que fit Port-Royal c’est d’appeler à écraser le protestantisme en France, à remettre en cause la tolérance pourtant déjà si faible.

Antoine Arnauld et Pierre Nicole, en tant qu’idéologues de Port-Royal, publièrent en ce sens La perpétuité de la foi de l’Église catholique touchant l’eucharistie.

Port-Royal n’est, en fait, qu’une alternative aux jésuites pour la Contre-Réforme ; au baroque jésuite tourné vers le peuple, les jansénistes proposent la formation d’une élite mystique.

Les « jansénistes » considèrent qu’il y a une capitulation jésuite devant l’abandon de la reconnaissance du mysticisme intérieur, du surnaturel ; ce qu’on appelle jansénisme est une fracture dans le développement de la société française permis par la monarchie absolue.

La concurrence entre jésuites et jansénistes n’est d’ailleurs pas quelque chose d’original. Un parallèle aisé à trouver et tout à fait juste peut être fait avec la réaction hindouiste aux bouleversements économiques, sociaux, culturels et idéologiques en Inde.

On voit à ce moment-là apparaître le culte hindouiste de la fusion avec la « totalité », notamment avec Adi Shankara, mais également l’esprit de célébration avec le principe de la bhakti, et le développement d’une littérature de textes mystiques autour de la Bhagavat-Gita.

C’est là une réaction fondamentaliste et Port-Royal proposait ni plus ni moins que cela. C’est pour cette raison qu’il y a la répression, tant par l’Église que par la monarchie absolue, de manière disproportionnée en apparence.

Le « jansénisme » entendait faire partir la roue de l’histoire en arrière, lancer un mouvement fondamentaliste : cela ne correspondait pas à la logique, précisément contraire, de la monarchie absolue, ni de son allié tactique jésuite.

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Port-Royal, le jansénisme et la répression

L’histoire du jansénisme et de Port-Royal a marqué les esprits, surtout de par l’ampleur de la répression subie. Historiquement, deux ans après la mort de Jansénius, parut en 1640 son ouvrage majeur, appelée Augustinus seu doctrina Sancti Augustini de humanæ naturæ sanitate, ægritudine, medicinā adversùs Pelagianos et Massilienses.

L’œuvre fut mise à l’index par une bulle papale, In eminenti, dans la foulée, en 1642, mais la bulle ne fut publiée qu’en 1643 ce qui laissa le temps aux jansénistes français d’intervenir pour défendre leur idéologie. La polémique fut lancée avec, en 1653, une nouvelle bulle papale, Cum occasione, condamnant le jansénisme, dont les thèses furent résumées en cinq points :

« 1. Quelques commandements de Dieu sont impossibles aux hommes justes, lors même qu’ils veulent et s’efforcent de les accomplir selon les forces qu’ils ont présentes, et la grâce leur manque par laquelle ils soient rendus possibles.

2. Dans l’état de la nature corrompue on ne résiste jamais à la grâce intérieure.

3. Pour mériter et démériter dans l’état de la nature corrompue, la liberté qui exclut la nécessité n’est pas requise en l’homme, mais suffit la liberté qui exclut la contrainte.

4. Les semi-pélagiens admettaient la nécessité de la grâce intérieure prévenante pour chaque acte en particulier, même pour le commencement de la foi, et ils étaient hérétiques en ce qu’ils voulaient que cette grâce fût telle que la volonté humaine pût lui résister ou lui obéir.

5. C’est semi-pélagianisme de dire que Jésus-Christ est mort ou qu’il a répandu son sang généralement pour tous les hommes. »

En apparence, le jansénisme est alors éliminé à peine apparu, d’autant plus que Léonard de Marandé, conseiller et aumônier de Louis XIV (il l’a été également de Louis XIII), publie en 1654 Inconvénients d’État procédant du jansénisme.

Pourtant, c’est une répression prolongée qui s’est développée. Il y a ainsi un formulaire anti-janséniste avait été réalisé par le pape Innocent X en 1653. En voici le contenu :

« Je me soumets sincèrement à la Constitution du pape Innocent X du 31 mai 1653, selon son véritable sens, qui a été déterminé par la Constitution de notre Saint-Père le pape Alexandre VII du 16 octobre 1656. Je reconnais que je suis obligé en conscience d’obéir à ces Constitutions, et je condamne de cœur et de bouche la doctrine des Cinq propositions de Cornelius Jansenius contenues dans son livre intitulé Augustinus, que ces deux papes et les évêques ont condamnée ; laquelle doctrine n’est point celle de saint Augustin, que Jansenius a mal expliquée, contre le vrai sens de ce saint docteur. »

En 1655, le cardinal Mazarin et quinze évêques le prescrivent ; en 1657, il est accepté par l’Assemblé du clergé, puis le parlement lors d’une séance solennelle en présence du Roi (ce qui s’appelle un « lit de justice »). Enfin, en 1661, la monarchie absolue impose qu’il soit signé par tous les ecclésiastiques, jusqu’aux religieuses et aux maîtres d’école.

Entre-temps, en 1656, Antoine Arnauld se voit enlevé son titre de docteur par la Sorbonne ; connaissent la même mésaventure tous ceux qui l’ont soutenu. Dans la foulée le Roi ordonne la dispersion des solitaires de Port-Royal et les Petites-Ecoles chez les particuliers sont également poursuivies, les enfants remis à leurs parents ou à des membres de leur famille. Les pensionnaires, les postulantes et les novices sont chassées des deux monastères de Port-Royal.

Caricature de 1683

En août 1664 a lieu une véritable opération de police, avec 200 archers envahissant la cour du monastère de Paris pour évacuer les douze dernières soeurs qui sont enlevées de force et enfermées dans des couvents, jusqu’en juillet 1665, sous surveillance armée. Par la suite, les 68 religieuses jansénistes purent se rassembler dans le monastère de Port-Royal, tout le reste étant confisqué, tant les annexes que le bâtiment parisien.

Ayant aggloméré des sympathisants autour d’elle, la monarchie absolue procéda en 1679 à une nouvelle répression, dispersant 34 pensionnaires, 13 postulantes, 17 ecclésiastiques ou séculiers. Il est significatif que cette répression suive la paix définitive avec les Provinces-Unies, par le Traité de Nimègue de 1678. La variante janséniste n’a véritablement plus aucun sens et forme une parenthèse à éliminer.

Antoine Arnauld et Pierre Nicole fuient alors aux Pays-Bas espagnols. La dernière figure janséniste française, Pasquier Quesnel (1634-1719), les y rejoint, avant de devoir fuir à Amsterdam pour échapper à la répression implacable de la monarchie absolue. Ses papiers sont découverts, avec tous les réseaux jansénistes, forçant à la fuite soit aux Pays-Bas belgique, soit aux Provinces-Unies.

Pasquier Quesnel

La question des Pays-Bas est définitivement close. Port-Royal peut alors mourir à petit feu. Clément XI publie en 1708 la bulle Ad instantiam regis qui prononce la suppression de Port-Royal, et celle-ci est fermée dans la foulée en 1709 : 300 mousquetaires viennent organiser la dispersion de 15 religieuses et 7 converses.

Les bâtiments furent rasés l’année suivante, cependant, depuis le XIIIe siècle, 3000 corps avaient été enterrés dans le cloître et dans des cimetières. Il fut décidé de les déterrer et des les jeter, en vrac, dans une fosse commune, dans le village proche de Saint-Lambert.

Enfin, en 1713, les fondations sont détruites au moyen de la poudre, et le pape annonce alors dans une bulle, Unigenitus, que le jansénisme est une hérésie.

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Port-Royal, le jansénisme et la position de Racine

Né en 1639, Jean Racine a perdu ses parents dès 1643 et ce sont ses grands-parents paternels qui s’occupèrent de lui, à la Ferté-Milon, non loin de Port-Royal des Champs. Sa tante y était devenue pensionnaire, avant d’y prononcer ses vœux, comme l’avait déjà fait sa propre tante.

A la mort de son grand-père, il rejoint les Petites-Ecoles de Port-Royal Paris, alors que sa grand-mère rejoint l’institution en tant que religieuse.

La répression sur les Petites-Ecoles l’amena à suivre ses classes à Beauvais de 1653 à 1655, avant de revenir suivre leur parcours, soit à Paris, soit à Port-Royal des Champs, soit chez des sympathisants hébergeant les cours.

Toutefois, Jean Racine se tournait vers le théâtre et Port-Royal rejetait catégoriquement cette forme d’art, comme toute participation au monde matériel. Pierre Nicole, dans Imaginaires, affirme les choses nettement :

« Un faiseur de romans et un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles, qui se doit regarder comme coupable d’une infinité d’homicides spirituels, qu’il a causés en effet ou qu’il a pu causer par ses écrits pernicieux.

Plus il a eu soin de couvrir d’un voile d’honnêteté les passions criminelles qu’il y décrit, plus il les a rendues dangereuses, et capables de surprendre et de corrompre les âmes simples et innocentes. »

Pierre Nicole

La réponse de Pierre Corneille, dans sa préface à Attila, fut dure, mais bien moins que celle de Jean Racine, dans une « Lettre à l’auteur des Hérésies Imaginaires et des deux Visionnaires ».

On y lit notamment :

« Et qu’est-ce que les romans et les comédies peuvent avoir de commun avec le jansénisme ? Pourquoi voulez-vous que ces ouvrages d’esprit soient une occupation peu honorable devant les hommes, et horrible devant Dieu ?

Faut-il, parce que Desmarets a fait autrefois un roman et des comédies, que vous preniez en aversion tous ceux qui se sont mêlés d’en faire ? Vous avez assez d’ennemis : pourquoi en chercher de nouveaux ?

Oh ! Que le provincial était bien plus sage que vous ! Voyez comme il flatte l’Académie, dans le temps même qu’il persécute la Sorbonne. Il n’a pas voulu se mettre tout le monde sur les bras ; il a ménagé les faiseurs de romans ; il s’est fait violence pour les louer : car, Dieu merci, vous ne louez jamais ce que vous faites.

Et, croyez-moi, ce sont peut-être les seules gens qui vous étaient favorables. Mais si vous n’étiez pas content d’eux, il ne fallait pas tout d’un coup les injurier. Vous pouviez employer des termes plus doux que ces mots d’empoisonneurs publics, et de gens horribles parmi les chrétiens.

Pensez-vous que l’on vous en croie sur votre parole ? Non, non monsieur : on n’est point accoutumé à vous croire si légèrement. Il y a vingt ans que vous dites tous les jours que les cinq propositions ne sont pas dans Jansénius, cependant on ne vous croit pas encore.

Mais nous connaissons l’austérité de votre morale. Nous ne trouvons point étrange que vous damniez les poètes : vous en damnez bien d’autres qu’eux. Ce qui nous surprend, c’est de voir que vous voulez empêcher les hommes de les honorer.

Hé ! Monsieur, contentez-vous de donner les rangs dans l’autre monde : ne réglez point les récompenses de celui-ci. Vous l’avez quitté il y a longtemps. Laissez-le de juger des choses qui lui appartiennent.

Plaignez-le, si vous voulez, d’aimer des bagatelles, et d’estimer ceux qui les font ; mais ne leur enviez point de misérables honneurs, auxquels vous avez renoncé. »

C’est là pour Jean Racine se séparer de l’idéalisme de Port-Royal, dans une rupture brutale. Il dénonce le sectarisme et l’aridité de la simple répétition des mêmes thèses depuis dix ans, il se moque qu’on considère que l’avocat Le Maître soit devenu digne juste pour avoir fait la vaisselle et bécher le jardin.

Il raconte des anecdotes, attaquant par exemple l’hypocrisie anti-artistes de Port-Royal, où l’on a pourtant lu évidemment avec une grande attention le roman Clélie, de Mlle de Scudéry, publié en 1656, qui dépeignait l’abbaye de manière très favorable.

Et il justifie sa position, au nom de la culture mentionnant Sophocle, Euripide, Térence, Homère et Virgile, qui ont traversé les siècles, malgré l’effondrement de Rome et Athènes.

Il salue donc le XVIIe siècle qui « ose prendre la liberté de considérer toutes les personnes en qui l’on voit luire quelques étincelles du feu qui échauffa autrefois ces grands génies de l’antiquité ».

La conclusion de la lettre est assassine :

« Retranchez-vous donc sur le sérieux, remplissez vos lettres de longues et doctes périodes, citez les Pères, jetez-vous souvent sur les injures, et presque toujours sur les antithèses : vous êtes appelé à ce style, il faut que chacun suive sa vocation.

Je suis, etc. »

Port-Royal répondit par deux lettres en défense, par l’intermédiaire de deux figures secondaires, mais par la suite Pierre Nicole ajouta ces lettres, avec un commentaire assassin pour Jean Racine, dans la nouvelle publication des Imaginaires. Jean Racine est présenté comme un « jeune poète » ; il est dit que dans sa lettre « tout est faux », « contre le bon sens, depuis le commencement jusqu’à la fin ».

Jean Racine

Nicolas Boileau parvint à empêcher Jean Racine de répondre par une lettre publique cinglante. Pourtant, ce dernier respectera toujours Port-Royal. Alors qu’il est historiographe du roi et membre de l’Académie française, il assiste en tant que seul membre de la cour à l’inhumation du cœur d’Antoine Arnauld à Port-Royal, alors que celui-ci est mort en exil à Bruxelles.

Sa fille rejoignit Port-Royal comme pensionnaire et comptait devenir religieuse, mais l’interdiction officielle l’en empêcha. Lui-même décida d’être enterré à Port-Royal et un manuscrit non terminé de lui fut publié en toute prudence en 1742, en contant l’histoire.

Intitulé Abrégé de l’histoire de Port-Royal, il prend la défense de Port-Royal face aux jésuites, constatant juste des faits relevant du mysticisme religieux, et arrêtant cette histoire à la moitié de son déroulement, sans aborder donc la question de la répression.

Cela tient à la contradiction dans laquelle Jean Racine se trouvait, qui n’est lisible que par le matérialisme historique. Car, à l’inverse, l’une des thèses les plus connues et les plus diffusées dans la bourgeoisie veut que le théâtre de Jean Racine ait été « janséniste ».

Phèdre aurait été une synthèse de la vision du monde janséniste : le monde est mauvais, l’amour une malédiction en tant qu’expression des sens emportant la raison.

Du point de vue matérialiste dialectique, c’est absurde : Phèdre fait l’éloge de la dimension psychologique profonde humaine, en montre la complexité. Jean Racine est l’un de nos trois auteurs nationaux, avec Molière et Honoré de Balzac, dont la démarche commune et typiquement française est le portrait psychologique.

La bourgeoisie en reste à la conception d’une « dénonciation ». La citation suivante attribuée à Antoine Arnauld est ainsi diffusée :

« Il n’y a rien à reprendre au caractère de sa Phèdre, puisque par ce caractère il nous donne cette grande leçon, que lorsqu’en punition de fautes précédentes, Dieu nous abandonne à nous-mêmes, et à la perversité de notre cœur, il n’est point d’excès où nous ne puissions nous porter, même en les détestant ».

Voltaire, dans une lettre, raconte qu’à son époque, cette perception de l’oeuvre de Jean Racine était déjà connue :

 « Je sais de science certaine, nous apprend Voltaire, qu’on accusa Phèdre d’être janséniste. Comment, disaient les ennemis de l’auteur, sera-t-il permis de débiter à une nation chrétienne ces maximes diaboliques :

Vous aimez ; on ne peut vaincre sa destinée :
Par un charme fatal vous fûtes entraînée.

N’est-ce pas là évidemment un juste à qui la grâce a manqué ? J’ai entendu tenir ces propos dans mon enfance, non pas une fois, mais trente. » (Lettre du 23 décembre 1760, au marquis Albergati Capacelli)

Ce qu’on peut en fait voir, c’est qu’ayant raté le calvinisme, la bourgeoisie a du mal à cerner ce qui est psychologique, étant donné qu’elle est passée pour la développer par le stoïcisme et la religion catholique, puis ensuite par le déisme et la franc-maçonnerie.

Avoir un personnage qui se sent tourmenté, coupable d’erreurs, prédestiné à cette erreur de par ses faiblesses, dépassé par la passion, tout cela se retrouve aisément aujourd’hui dans les paroles des chansons, ne serait-ce que dans celles des Beatles des débuts.

Preuve en est que les tragédies de Jean Racine présentent des figures monstrueuses, mais également des cœurs purs, des personnages vertueux, ce qui est en contradiction formelle avec la vision négative de l’Humanité du jansénisme.

Jean Racine a utilisé ce qu’il a pu dans son époque pour montrer la complexité psychologique de l’individu. C’est une thématique janséniste dans la mesure où le jansénisme nie cela.

Le théâtre de Jean Racine est d’autant plus fort qu’il s’oppose au jansénisme, pour assumer le XVIIe siècle et les exigences de la monarchie absolue d’un stoïcisme étatisé, et faisant progresser la question psychologique en inversant le jansénisme.

Lui-même, bien entendu, ne pouvait pas le saisir, de par la forme sociale de la monarchie absolue. Son respect pour le « jansénisme » tient ainsi, paradoxalement, à son respect psychologique pour les individus de Port-Royal. Mais Port-Royal sera historiquement écrasé, alors que Jean Racine sera reconnu comme l’un des auteurs nationaux français.

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Port-Royal, le jansénisme et la position de Blaise Pascal

Blaise Pascal (1623-1662) est extrêmement réputé en France, d’abord comme scientifique, ensuite comme auteur des Pensées. C’est là quelque chose d’absurde, car ces deux faces s’opposent radicalement. Blaise Pascal, ayant basculé dans la religion dans une variante mystique, est un fanatique, radicalement opposé aux sciences.

Cela a été une opération de grande envergure du catholicisme que de prétendre qu’il n’y a aucune contradiction dans ces deux aspects, tout comme par ailleurs le fait de nier que la démarche mystique de Blaise Pascal est janséniste et donc différente de la ligne officielle du Vatican.

Quand Blaise Pascal se lance la polémique pour la défense de Port-Royal, il est déjà complètement acquis au fanatisme religieux. Il est bien connu que l’épisode l’ayant profondément marqué est ce qui a été appelé le « miracle de la Sainte Épine ».

Cette légende veut que Port-Royal ait pu disposer d’une relique sous la forme d’une épine de la « couronne du Christ », et que celle-ci a provoqué un miracle en mars 1656, en guérissant la nièce de Blaise Pascal, Marguerite Périer, d’une fistule lacrymale.

On a là une affirmation absolument irrationnelle et on voit bien que Pascal s’est totalement éloigné du matérialisme et des principes scientifiques. Son œuvre la plus connue, les Pensées, consiste d’ailleurs en un assemblage de textes retrouvés après sa mort devant initialement être une Apologie de la religion chrétienne.

C’est tout un tour de passe-passe d’avoir transformé ce qui est en réalité une œuvre religieuse fanatique en « réflexions » philosophiques d’esprit chrétien. C’est là un exemple très parlant de la capacité du catholicisme à être offensif et invasif, en prenant des formes adéquates dans son entreprise.

Le site penseesdepascal.fr, soutenu par l’université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, le CNRS et la Bibliothèque Nationale de France, ne propose ainsi aucune présentation universitaire critique ne serait-ce que formelle : elle aide directement la propagande religieuse, « comme si de rien n’était ».

De la même manière, les professeurs de français au lycée fournissent pratiquement systématiquement des textes de Blaise Pascal, diffusant la vision négative de l’humanité, le pessimisme religieux.

Car les Pensées n’ont, de fait, qu’un seul but : montrer que la vie sur Terre est un calvaire et que les êtres humains utilisent le divertissement afin de passer le temps. C’est une vision d’un pessimisme radical, typique de la décadence féodale.

Voici un passage absolument typique et résumant toute l’œuvre :

« L’âme est jetée dans le corps pour y faire un séjour de peu de durée. Elle sait que ce n’est qu’un passage à un voyage éternel, et qu’elle n’a que le peu de temps que dure la vie pour s’y préparer. Les nécessités de la nature lui en ravissent une très grande partie. Il ne lui reste que très peu dont elle puisse disposer.

Mais ce peu qui lui reste l’incommode si fort, et l’embarrasse si étrangement, qu’elle ne songe qu’à le perdre. Ce lui est une peine insupportable d’être obligée de vivre avec soi, et de penser à soi. Ainsi tout son soin est de s’oublier soi-même, et de laisser couler ce temps si court et si précieux sans réflexion, en s’occupant de choses qui l’empêchent d’y penser. »

Il reste à analyser l’œuvre en détail, pour qu’elle constitue une attaque anti-matérialiste tous azimuts. Ce qui compte ici toutefois, c’est simplement de voir que Blaise Pascal est un élément de Port-Royal et de son nihilisme fondamentaliste.

Tout serait à rejeter, à part la fusion mystique avec Jésus-Christ ; comme il est dit dans les Pensées :

« Non seulement nous ne connaissons Dieu que par Jésus-Christ mais nous ne nous connaissons nous-mêmes que par J.-C. ; nous ne connaissons la vie, la mort que par Jésus-Christ. Hors de J.-C. nous ne savons ce que c’est ni que notre vie, ni que notre mort, ni que Dieu, ni que nous-mêmes. Ainsi sans l’Écriture qui n’a que J.-C. pour objet nous ne connaissons rien et ne voyons qu’obscurité et confusion dans la nature de Dieu et dans la propre nature. »

Au XVIIe siècle, le grand siècle français, Port-Royal nie la réalité, affirme la fusion avec Dieu, rejetant le science et la culture. L’anéantissement de Port-Royal par le XVIIe siècle était donc une nécessité historique. Le progrès de la société française passait par le dépassement de cette fracture historique fondamentaliste.

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Port-Royal, le jansénisme et la peinture de Philippe de Champaigne

L’école de Port-Royal a pu profiter, dans le cadre de ses activités, du soutien d’un peintre : le belge Philippe de Champaigne (1602-1674). Au départ, celui-ci eut une carrière classique, progressant comme peintre pour le régime : d’abord pour la reine mère, Marie de Médicis, ensuite pour le cardinal de Richelieu, qu’il sera le seul à représenter en tenue de cardinal, onze fois au total. Il devient, dans ce cadre, en 1648, un des membres fondateur de l’Académie royale de peinture et de sculpture. 

Philippe de Champaigne prend cependant le parti pris de Port-Royal, où sa fille est pensionnaire, et où il pense qu’elle a été guérie miraculeusement de sa paralysie. La voici, dans son tableau le plus célèbre, intitulé Ex-voto. En-dessous, on a le Double portrait de Mère Agnès et de Mère Angélique.

Philippe de Champaigne va alors être le peintre du jansénisme en tant que concurrent de la peinture baroque. On a dans sa peinture des individus (comme dans le calvinisme) mais dans une austérité complète, dans le dépouillement. C’est le parti-pris mystique intérieur de Port-Royal, qui oriente la contre-réforme dans une perspective différente de celle de la réforme.

Voici deux tableaux montrant l’un une Vanité, extrêmement prisée par ailleurs des professeurs de français en terminale, une représentation de « Saint » Augustin et une du Christ mort couché sur son linceul.

Philippe de Champaigne a représenté à de nombreuses reprises les gens de Port-Royal. Devant éviter de montrer trop ostensiblement leur sainteté non reconnue officiellement par le Vatican, il accentue encore plus le dépouillement, le caractère stoïque typiquement janséniste.

Voici le portrait de Mère Catherine-Agnès de Saint-Paul, dite Agnès Arnauld, puis de Saint-Cyran (qui a une main posée sur les oeuvres de « Saint » Augustin) et de son neveu Martin de Barcos, qui fut notamment directeur spirituel de Mère Angélique.

A ces nombreux tableaux s’ajoutent ceux directement liés à la piété religieuse, avec donc un décalage par rapport au baroque traditionnel, dans la mesure où la dimension personnelle est davantage soulevée.

Voici Saint Bruno, Ecce homo, Saint Jean-Baptiste, ainsi que la Madeleine pénitente et le Bon Pasteur (en deux versions différentes).

On remarque les tons bleus dans les trois derniers tableaux, ce qui est la seule particularité positive de l’oeuvre de Philippe de Champaigne, de par sa maîtrise. La raison du choix de cette couleur est bien entendu liée à la figure du Christ, qui sert de portail mystique unique dans la conception janséniste. 

Voici par exemple La Vierge de douleur au pied de la Croix et L’enfant Jésus retrouvé dans le temple.

On a ici une peinture oscillant entre un classicisme lié à son époque, le XVIIe siècle, et une tentative baroque d’esprit janséniste ; la force et la dextérité technique ne sont ni l’une ni l’autre au rendez-vous, ce qui ne donne finalement qu’un éloge sectaire d’un positionnement de repli individuel religieux et mystique.

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Port-Royal, le jansénisme et la Princesse de Clèves

Avec Blaise Pascal et les peintures appelées « vanités », La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette (1634-1693) fait partie des grandes références « jansénistes » des professeurs de français au lycée.

C’est un grand « classique » qui, en fait, n’en est absolument pas un ; il est, dans ses valeurs, son expression, en contradiction formelle avec le XVIIe siècle, le grand siècle français.

Dans son approche, son contenu, son style, il exprime le parasitisme aristocrate en mode précieux, l’austérité catholique jusqu’aux absurdités psychologiques. A l’opposé de la tragédie et de sa vraisemblance notamment psychologique, La Princesse de Clèves est une œuvre pompeuse et invraisemblable.

C’est ainsi, un modèle d’existentialisme chrétien, de type janséniste, du point de vue laïc. Madame de La Fayette a connu Blaise Pascal, Antoine Arnauld et François de La Rochefoucauld ; son camp est celui du jansénisme au sens général, c’est-à-dire du fondamentalisme religieux soutenu par une aristocratie parasitaire.

L’œuvre est, en effet, publiée en 1678 : elle arrive au moment où la monarchie absolue est déjà triomphante. Or, que voit-on dans l’œuvre ? Une critique radicale de la cour, où tout est mensonge, intrigues, manigances. Madame de La Fayette a placé son roman à la fin du XVIe siècle, mais c’est en réalité de sa propre époque dont il s’agit.

En même temps, il s’agit de présenter un roi qui n’agit pas politiquement comme Louis XIV, qui se contente d’activités superficielles, typiquement aristocratiques. Voici comment commence l’œuvre :

« La magnificence et la galanterie n’ont jamais paru en France avec tant d’éclat que dans les dernières années du règne de Henri II. Ce prince était galant, bien fait, et amoureux : quoique sa passion pour Diane de Poitiers, duchesse de Valentinois, eût commencé il y avait plus de vingt ans, elle n’en était pas moins violente, et il n’en donnait pas des témoignages moins éclatants.

Comme il réussissait admirablement dans tous les exercices du corps, il en faisait une de ses plus grandes occupations : c’était tous les jours des parties de chasse et de paume, des ballets, des courses de bagues, ou de semblables divertissements. »

C’est là un roi dont le portrait est à l’opposé de Louis XIV et de son État moderne. C’est une véritable provocation.

A la figure absolument candide de la princesse de Clèves font face des psychologies aberrantes, monstrueuses, vivant dans la haine, le mépris.

Voici un exemple de cette mise en valeur de la vertu candide, un peu stupide, « simple d’esprit », comme pour montrer religieusement que sa place n’est pas dans ce monde, mais aux cieux :

« Bien loin de vous accuser, reprit madame de Clèves, de redire les histoires passées, je me plains, madame, que vous ne m’ayez pas instruite des présentes, et que vous ne m’ayez point appris les divers intérêts et les diverses liaisons de la cour. Je les ignore si entièrement, que je croyais, il y a peu de jours, que M. le connétable était fort bien avec la reine.

Vous aviez une opinion bien opposée à la vérité, répondit madame de Chartres. La reine hait M. le connétable ; et, si elle a jamais quelque pouvoir, il ne s’en apercevra que trop. Elle sait qu’il a dit plusieurs fois au roi, que de tous ses enfants il n’y avait que les naturels qui lui ressemblassent.

Je n’eusse jamais soupçonné cette haine, interrompit madame de Clèves, après avoir vu le soin que la reine avait d’écrire à M. le connétable pendant sa prison, la joie qu’elle a témoignée à son retour, et comme elle l’appelle toujours mon compère, aussi bien que le roi.

Si vous jugez sur les apparences en ce lieu-ci, répondit madame de Chartres, vous serez souvent trompée : ce qui paraît n’est presque jamais la vérité. »

C’est donc une œuvre militante, une attaque en règle de la cour organisée par le Roi. Dans l’esprit janséniste, où la majorité est impure comparée à la petite minorité vertueuse, le scénario présente une jeune fille pure, élevée à l’écart du monde, qui va voir sa vertu corrompue par les mœurs de la société qu’elle intègre.

La personnalité de la personne corrompue, dans l’esprit janséniste, se montre pourtant retors à la corruption. Mademoiselle de Chartres, devenue princesse de Clèves par son mariage, tombe amoureuse de Monsieur de Nemours. Mais elle ne cède pas, et lorsque son mari meurt prétendument de chagrin, elle continue de ne pas céder.

C’est le triomphe de la « raison » sur la « passion », c’est-à-dire que c’est la destruction fanatique de ses propres sentiments au nom de la bienséance religieuse et féodale. C’est une attitude fondamentaliste, qui est pourtant présentée par la bourgeoisie décadente comme le « premier roman d’amour psychologique ».

En réalité, c’est une œuvre conforme à la morale du jansénisme, à sa négation du monde : les commentateurs bourgeois l’ont toujours senti, mais ont cherché pour vérifier cela des éléments religieux exprimés directement, ce qu’ils n’ont pas trouvé.

C’est parce qu’ils ont cru que Port-Royal n’était qu’une théologie, alors que c’est un fondamentalisme. C’est donc une manière d’appréhender les choses.

Ces choses, bien entendu, se veulent incompréhensibles, conformément à l’esprit de la Contre-Réforme. L’histoire est, à ce titre, évidemment remplie d’événements rocambolesques, typiquement baroque, comme avec une lettre anonyme se retrouve dans les mains de quelqu’un qui croit qu’elle est pour lui, mêlé à des scènes précieuses où sont mis en avant les éléments de la vie aristocratique (bijoutier, bal, portrait, rencontre avec le Roi, etc.).

C’est là le monde de l’aristocratie, qui vit de manière précieuse, avec ses valeurs idéalistes, refusant la réalité, soutenant le fondamentalisme religieux pour renforcer la féodalité.

Les dernières lignes de l’œuvre – l’aboutissement ultime, la mise en valeur d’un style de vie – sont, ainsi, parfaitement d’esprit janséniste :

« Madame de Clèves vécut d’une sorte qui ne laissa pas d’apparence qu’elle pût jamais revenir. Elle passait une partie de l’année dans cette maison religieuse, et l’autre chez elle ; mais dans une retraite et dans des occupations plus saintes que celles des couvents les plus austères ; et sa vie, qui fut assez courte, laissa des exemples de vertu inimitables. »

Le refus de la réalité, de sa complexité, fait de La princesse de Clèves l’antithèse réactionnaire des tragédies de Jean Racine, de leurs portraits psychologiques fidèles à la réalité, sa complexité, ses sauts qualitatifs.

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Port-Royal et le jansénisme comme existentialisme chrétien

Port-Royal apparaît comme le pendant de René Descartes : la démarche est la même, mais René Descartes a historiquement servi indirectement la bourgeoisie et sa volonté d’aller à la science, alors que Port-Royal rejetait la science.

C’était donc plus clair et plus franc du côté de Port-Royal, alors que René Descartes se noyait dans ses contradictions, étant religieux mais devant publier ses œuvres aux Provinces-Unies par crainte de l’Église.

René Descartes est ici un exemple typique du XVIIe siècle et de la méthode française utilisée pour maintenir sa position consistant à unir les contraires plutôt que d’assumer la séparation.

Ainsi, tout comme le fait René Descartes mais avec plus de cohérence et de pertinence, Port-Royal attaque violemment Pierre Gassendi, qui considère que nos idées proviennent d’abord des sens et qui défend l’épicurisme dans une interprétation chrétienne, appartenant de fait à un courant proche et inférieur en qualité de l’empirisme anglais qui se développe alors au même moment.

René Descartes aurait dû tendre au matérialisme ; il le réfute pourtant, se retrouvant dans le camp des idéalistes alors que ce qu’il portait était l’exigence scientifique propre au matérialisme.

C’est d’autant plus net si on voit qu’avec La Logique ou l’art de penser, l’objectif de Port-Royal était de réactiver le débat médiéval qui a été appelé la « querelle des universaux ».

Il existe trois positions : celle qui se veut uniquement spirituelle et qui dit les concepts existent avant la matière, car Dieu leur a donné naissance ; celle qui dit que les concepts ne sont que des mots décrivant la réalité qu’on a constaté ; celle qui tente une formule « intermédiaire » pourtant impossible et consistant en la position de Thomas d’Aquin et des jésuites.

Port-Royal tente de remettre sur le tapis cette question, de manière voilée. On lit très bien cela en constatant les exemples suivants donnés par La Logique ou l’art de penser.

Le manuel fait plus de 400 pages, mais ces trois exemples en sont la substance même : on y retrouve précisément la problématique opposant jésuites et « jansénistes », le rapport entre aristocratie, religion et monarchie absolue, etc.

Entre crochets est placée une « explication » du sens voilé des exemples.

« [Le premier exemple traite, de manière voilée, du duel, affirmant que ce qui prime est la religion dans son rapport avec la monarchie, pas avec l’aristocratie.]

Exemple I. Je doute si ce raisonnement est bon :

Le devoir d’un chrétien est de ne point louer ceux qui commettent des actions criminelles :
Or, ceux qui se battent en duel commettent une action criminelle :
Donc le devoir d’un chrétien est de point louer ceux qui se battent en duel.

Je n’ai que faire de me mettre en peine pour savoir à quelle figure ni à quel mode on peut le réduire ; mais il me suffit de considérer si la conclusion est contenue dans l’une des deux premières propositions, et si l’autre le fait voir, et je trouve d’abord que la première n’ayant rien de différent de la conclusion, sinon qu’il y a en l’une, ceux qui commettent des actions criminelles, et en l’autre, ceux qui se battent en duel, celle où il y a, commettre des actions criminelles contiendra celle où il y a, se battre en duel, pourvu que commettre des actions criminelles contienne se battre en duel.

Or, il est visible par le sens, que le terme de, ceux qui commettent des actions criminelles, est pris universellement ; et que cela s’entend de tous ceux qui en commettent quelles qu’elles soient : et ainsi la mineure, ceux qui se battent en duel commettent une action criminelle, faisant voir que, se battre en duel est contenu sous ce terme de commettre des actions criminelles, elle fait voir aussi que la première proposition contient la conclusion.

[Le second exemple traite de la question de savoir ce qu’être chrétien et affirme, de manière implicite, qu’on ne peut pas faire de compromis comme les jésuites en font.]

Exemple II. Je doute si ce raisonnement est bon :

L’Évangile promet le salut aux chrétiens :
Il y a des méchants qui sont chrétiens ;
Donc l’Évangile promet le salut aux méchants.

Pour en juger, je n’ai qu’à regarder que la majeure ne peut contenir la conclusion, si le mot de chrétiens n’y est pris généralement pour tous les chrétiens, et non pour quelques chrétiens seulement ; car, si l’Évangile ne promet le salut qu’à quelques chrétiens, il ne s’ensuit pas qu’il le promette à des méchants qui seraient chrétiens, parce que ces méchants peuvent n’être pas du nombre de ces chrétiens auxquels l’Évangile promet le salut ; c’est pourquoi ce raisonnement conclut bien.

Mais la majeure est fausse, si le mot de chrétiens se prend dans la majeure pour tous les chrétiens ; et il se conclut mal, s’il ne se prend que pour quelques chrétiens ; car alors la première proposition ne contiendrait point la conclusion.

Mais pour savoir s’il doit se prendre universellement, cela doit se juger par une autre règle que nous avons donnée dans la seconde partie, qui est que, hors les faits, ce dont on affirme est pris universellement quand il est exprimé indéfiniment ; car quoique ceux qui commettent des actions criminelles, dans le premier exemple, et chrétiens, dans le deuxième, soient partie d’un attribut, ils tiennent lieu néanmoins de sujet au regard de l’autre partie du même attribut ; car ils sont de ce dont on affirme, qu’on ne doit pas les louer, ou qu’on leur promet le salut, et par conséquent, n’étant point restreints, ils doivent être pris universellement, et ainsi, l’un et l’autre argument est bon dans la forme ; mais la majeure du second est fausse, si ce n’est qu’on entendit par là le mot de chrétiens, ceux qui vivent conformément à l’Évangile, auquel cas la mineure serait fausse, parce qu’il n’y a point de méchants qui vivent conformément à l’Évangile.

[Le troisième exemple souligne la complexité du rapport entre le clergé séculier (qui vit avec la population, comme les prêtres), le clergé régulier (qui vit selon les règles d’un ordre religieux) et la direction de l’Église (les évêques, le pape, etc.), en soulignant implicitement que la primauté va à la base de l’Église.]

EXEMPLE III Il est aisé de voir, par le même principe, que ce raisonnement ne vaut rien :

La loi divine commande d’obéir aux magistrats séculiers :
Les évêques ne sont point des magistrats séculiers :
Donc la loi divine ne commande point d’obéir aux évêques.

Car nulle des premières propositions ne contient la conclusion, puisqu’il ne s’ensuit pas que la loi divine, commandant une chose, n’en commande pas une autre : et ainsi, la mineure fait bien voir que les évêques ne sont pas compris sous le nom de magistrats séculiers, et que le commandement d’honorer les magistrats séculiers ne comprend point les évêques; mais la majeure ne dit pas que Dieu n’ait fait d’autres commandements que celui-là, comme il faudrait qu’elle fit pour enfermer la conclusion en vertu de cette mineure: ce qui fait que cet autre argument est bon :

[Le quatrième exemple souligne que la monarchie doit obéir au christianisme pour que l’Église la soutienne.]

EXEMPLE IV. Le christianisme n’oblige les serviteurs de servir leurs maîtres que dans les choses qui ne sont point contre la loi de Dieu :
Or, un mauvais commerce est contre la loi de Dieu :
Donc le christianisme n’oblige point les serviteurs de servir leurs maîtres dans un mauvais commerce.

Car la majeure contient la conclusion, puisque la mineure, mauvais commerce, est contenue dans le nombre des choses qui sont contre la loi de Dieu, et que la majeure étant exclusive, vaut autant que si on disait : La loi divine n’oblige point les serviteurs de servir leurs maîtres dans toutes les choses qui sont contre la loi de Dieu.

[Le cinquième exemple est une attaque contre les jésuites, qui prétendent défendre le catholicisme mais en fait font passer autre chose derrière.]

EXEMPLE V. On peut résoudre facilement ce sophisme commun par ce seul principe:

Celui qui dit que vous êtes un animal dit vrai :
Celui qui dit que vous êtes un oison dit que vous êtes un animal :
Donc celui qui dit que vous êtes un oison dit vrai.

Car il suffit de dire que nulle de ces deux premières propositions ne contient la conclusion ; puisque, si la majeure la contenait, n’étant différente de la conclusion qu’en ce qu’il y a animal dans la majeure, et oison dans la conclusion, il faudrait qu’animal contint oison; mais animal est pris particulièrement dans cette majeure, puisqu’il est attribut de cette proposition incidente affirmative, vous êtes un animal ; et par conséquent il ne pourrait contenir oison que dans sa compréhension; ce qui obligerait, pour le faire voir, de prendre le mot d’animal universellement dans la mineure, en affirmant oison de tout animal : ce qu’on ne peut faire, et ce qu’on ne fait pas aussi, puisque animal est encore pris particulièrement dans la mineure, étant encore, aussi bien que dans la majeure, l’attribut de cette proposition affirmative incidente vous êtes un animal.

[Le sixième exemple tourne la question de la condition humaine et de l’âme individuelle vers une orientation métaphysique.]

EXEMPLE VI. On peut encore résoudre par là cet ancien sophisme, qui est rapporté par saint Augustin :

Vous n’êtes pas ce que je suis:
Je suis homme :
Donc vous n’êtes pas homme.

Cet argument ne vaut rien par les règles des figures , parce qu’il est de la première , et que la première proposition, qui en est la mineure, est négative: mais il suffit de dire que la conclusion n’est point contenue dans la première de ces propositions, et que l’autre proposition, je suis homme, ne fait point voir qu’elle y soit contenue; car la conclusion étant négative, le terme d’homme y est pris universellement, et ainsi n’est point contenu dans le terme ce que je suis, parce que celui qui parle ainsi n’est pas tout homme, mais seulement quelque homme, comme il paraît en ce qu’il dit seulement dans la proposition applicative, je suis homme, où le terme d’homme est restreint à une signification particulière, parce qu’il est attribut d’une proposition affirmative: or, le général n’est pas contenu dans le particulier. »

Ce qui compte, c’est la question de l’âme, de l’individu dans sa propre existence, dans son questionnement « existentiel ». C’est là l’optique de Port-Royal : former un existentialisme chrétien, qui est le fondement même du spiritualisme catholique.

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Port-Royal, le jansénisme et le Chapelet Secret

Comment saisir le fondamentalisme de Port-Royal ? En fait, il existe un épisode absolument méconnu de tous les discours sur le « jansénisme », qui pourtant révèle la nature de celui-ci. La responsable de Port-Royal, Agnès Arnauld, a en effet écrit un texte mystique intitulé Chapelet Secret du Saint-Sacrement.

Ce texte fut écrit à la demande de son confesseur, Charles de Condren (1588-1641), qui voulait connaître son rapport à Jésus. Charles de Condren était une figure très importante de l’Oratoire de Jésus-et-Marie-Immaculée de France, fondé par Pierre de Bérulle, qui comme on le sait joua un rôle déterminant pour Saint-Cyran.

Charles de Condren

On est ici dans la tradition du spiritualisme français le plus franc, Charles de Condren a refusé d’être cardinal ainsi que d’être archevêque de Reims et de Lyon ; il est d’ailleurs enterré aux côtés de Pierre de Bérulle à la chapelle du Collège de Juilly, école dépendant de l’oratoire fondé en 1638 et qui aura par la suite une histoire prestigieuse.

Le « Chapelet Secret » est donc résolument mystique, donnant seize « attributs » de Jésus, autant que les siècles, chaque terme est accompagné de plusieurs lignes d’explication.

On a ici « sainteté », « vérité », « liberté », « existence », « suffisance », « satiété », « plénitude » », « éminence », « possession », « règne », « inaccessibilité », « incompréhensibilité », « indépendance », « incommunicabilité », « illumination », « inapplication ».

On peut voir très aisément qu’on a beaucoup de définitions par la négative, preuve d’une tentative d’une « saisie » mystique : l’être humain participe à Dieu mais a des choses en moins par rapport à lui ; en comprenant ses faiblesses, il fusionne avec l’absolu.

Voici le type de formules chocs qu’on trouve dans le Chapelet Secret, dans sa dernière version remaniée par Saint-Cyran :

« les âmes demeurent dans l’indignité qu’elles portent d’une si divine communication »

« que les âmes, pour l’honorer dans cette perfection, rompent leurs liens, qu’elles ne se tiennent pas dans leurs pensées, ni dans leurs vues, qu’elles se précipitent dans la vastitude des desseins de Dieu, renonçant à toutes fins finies »

« que les âmes ne se présentent pas à lui pour l’objet de son application, mais plutôt pour en être rebutées par la préférence qu’il doit à soi-même »

Le dernier point est un apogée de cette négation mystique de soi dans le grand tout christique :

« 16° Inapplication. Afin que Jésus-Christ s’occupe de Lui-même, et qu’il ne donne point dans Lui d’être aux néants; qu’Il n’ait égard à rien qui se passe hors de Lui; que les âmes ne se présentent pas à Lui pour l’objet de son application, mais plutôt pour être rebutées par la préférence qu’Il doit à soi-même; qu’elles s’appliquent et se donnent à cette inapplication de Jésus-Christ, aimant mieux être exposées à son oubli, qu’étant en son souvenir, lui donner sujet de sortir de l’application de soi-même pour s’appliquer aux créatures. »

Ce « Chapelet Secret » ne fut toutefois pas remis qu’au confesseur ; d’autres personnes proches de Port-Royal eurent également des copies manuscrites.

Le processus fut suffisamment réel pour qu’Octave de Bellegarde, archevêque de Sens, soumette en 1633 ce « Chapelet Secret » à huit docteurs de Sorbonne, qui le condamnèrent, dénonçant « plusieurs extravagances, impertinences, erreurs, blasphèmes et impiétés », etc. L’affaire alla jusqu’au Vatican, avec le jésuite Etienne Binet menant la charge.

De son côté, Saint-Cyran était admiratif. Il fit en sorte d’avoir un soutien des docteurs de Louvain et notamment de Jansénius, et écrivit pour contrer les huit docteurs de la Sorbonne une réponse anonyme sous la forme d’une Apologie pour servir de défense au Chapelet secret.

Saint-Cyran

Un Examen de l’apologie lui répond, à quoi Saint-Cyran répond par une Réfutation de l’Examen. Finalement, en avril 1634, le pape demanda la destruction du « Chapelet Secret » et de tous les documents à son sujet.

L’épisode de l’Institut du Sacrement se termine précisément à cette période : c’est à partir de là que Port-Royal devient Port-Royal du Saint-Sacrement et s’engage idéologiquement comme courant religieux ouvertement autonome.

Il y a là quelque chose d’absolument vital pour comprendre Port-Royal, et pourtant cet épisode n’est jamais abordé. De plus, nous sommes même ici avant la parution de l’Augustinus de Jansénius.

C’est pourquoi, à la lumière du matérialisme historique, on peut aisément comprendre que Port-Royal a été une tentative de soulèvement idéologique fondamentaliste.

Il ne s’agit pas d’un jansénisme en tant que retrait du monde rigoureux et austère, mais d’une logique ascétique sur une base mystique d’anéantissement de soi.

Le théologien Martin de Barcos (1600 – 1678), neveu de Saint-Cyran, formé par Jansénius, va théoriser cette approche de la prière, en expliquant par exemple de la manière suivante la négation de sa volonté d’agir :

« Un seul type d’actions est exempt d’impureté, ce sont les actions auxquelles on ne se porte point par une application volontaire qui surprennent l’âme par le repos qu’elle y ressent, sans qu’elle s’y soit portée par aucun désir.

Toutes les autres actions, qui se font par dessein et par délibération, toutes celles auxquelles on se prépare, sont, selon ces spirituels, infectées de propriété et d’activité, et ont besoin d’être purifiées ou, dans ce monde, par la destruction pénible de cette activité, ou, dans l’autre, par les flammes du purgatoire.

Toutes ces actions sont des actions vivantes, c’est-à-dire produites par la vie d’Adam et par la nature corrompue ; ce sont des actions infectées de la corruption et de la malice de l’homme, qu’il faut faire mourir, évacuer et détruire par l’esprit de Dieu. »

Prier en se fondant sur ce qu’on a appris par coeur ne sert donc à rien, comme Martin de Barcos l’explique dans Les Sentiments de l’abbé Philérème sur l’oraison mentale :

« Cette sorte de méditation n’est point vraie prière, puisque ce n’est qu’une action de la mémoire qui se souvient de ce qu’on lui a appris, et de l’entendement qui produit des pensées et des raisonnements pour connaître les vérités : ce qui est tout humain et purement intellectuel, et ne tient rien du S. Esprit et de l’esprit de prière que Dieu répand dans l’âme. »

Si on associe cela à la volonté de retourner à l’Église primitive, des débuts, on a toutes les caractéristiques du fondamentalisme : négation de la raison, romantisme des origines, mysticisme de la fusion avec le divin.

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Port-Royal, le jansénisme et les dernières des «Provinciales»

La treizième lettre s’adresse directement aux jésuites, leur répondant directement, mais de manière publique, et même politique. Blaise Pascal, en effet, attaque entièrement les jésuites ; il ne fait pas que les critiquer, il les dénonce et appelle à leur élimination. Ce n’est compréhensible que si l’on saisit cette question de la régénération mystique prônée par Port-Royal.

Car l’objectif de Port-Royal est de régénerer l’Église au moyen du « coeur », de l’adoration, du mysticisme. Blaise Pascal expose donc son point de vue de manière très franchement, et c’est donc très différent d’auparavant.

Le « jansénisme » n’est plus ici une simple victime et les jésuites des gens qui se trompent : on a un affrontement idéologique ouvert. Blaise Pascal appelle au combat :

« Je justifierai donc, dans cette lettre, la vérité de mes citations contre les faussetés que vous m’imposez.

Mais parce que vous avez osé avancer dans vos écrits, que les sentiments de vos auteurs sur le meurtre sont conformes aux décisions des Papes et des lois ecclésiastiques, vous m’obligerez à détruire, dans ma lettre suivante, une proposition si téméraire et si injurieuse à l’Église.

Il importe de faire voir qu’elle est exempte de vos corruptions, afin que les hérétiques ne puissent pas se prévaloir de vos égarements pour en tirer des conséquences qui la déshonorent.

Et ainsi, en voyant d’une part vos pernicieuses maximes, et de l’autre les Canons de l’Église qui les ont toujours condamnées, on trouvera tout ensemble, et ce qu’on doit éviter, et ce qu’on doit suivre. »

La lettre traite des contradictions dans les références des jésuites, avec un ton moqueur et destructeur, qui aura grand succès. Sur le plan du contenu, il faut par contre chercher « entre les lignes » pour voir à qui s’adresse Blaise Pascal.

Les Provinciales, de fait, visent à convaincre, et elles visent à convaincre au sein de l’Église. L’idée exposée par Blaise Pascal, c’est que la religion a tout à perdre à s’insérer dans les organisations institutionnelles de l’État, car elle perd alors en qualité.

La religion et son mysticisme sont, par l’intermédiaire des jésuites, corrompus au nom des nécessités pratiques d’alignement sur le pouvoir. Blaise Pascal formule cela ainsi :

« Quand vous avez entrepris de décider les cas de conscience d’une manière favorable et accommodante, vous en avez trouvé où la religion seule était intéressée, comme les questions de la contrition, de la pénitence, de l’amour de Dieu, et toutes celles qui ne touchent que l’intérieur des consciences.

Mais vous en avez trouvé d’autres où l’État a intérêt aussi bien que la religion, comme sont celles de l’usure, des banqueroutes, de l’homicide, et autres semblables ; et c’est une chose bien sensible à ceux qui ont un véritable amour pour l’Église, de voir qu’en une infinité d’occasions où vous n’avez eu que la religion à combattre, vous en avez renversé les lois sans réserve, sans distinction et sans crainte, comme il se voit dans vos opinions si hardies contre la pénitence et l’amour de Dieu, parce que vous saviez que ce n’est pas ici le lieu où Dieu exerce visiblement sa justice.

Mais dans celles ou l’État est intéressé aussi bien que la religion, l’appréhension que vous avez eue de la justice des hommes vous a fait partager vos décisions, et former deux questions sur ces matières : l’une que vous appelez de spéculation, dans laquelle, en considérant ces crimes en eux-mêmes, sans regarder à l’intérêt de l’État, mais seulement à la loi de Dieu qui les défend, vous les avez permis sans hésiter, en renversant ainsi la loi de Dieu qui les condamne ; l’autre, que vous appelez de pratique, dans laquelle, en considérant le dommage que l’État en recevrait, et la présence des magistrats qui maintiennent la sûreté publique, vous n’approuvez pas toujours dans la pratique ces meurtres et ces crimes que vous trouvez permis dans la spéculation, afin de vous mettre par là à couvert du côté des juges. »

C’est-à-dire que Blaise Pascal pose la primauté de la religion sur l’État. Aucun compromis ne doit être fait : la religion prime. Les vrais religieux doivent s’écarter de la société, et une élite doit servir de sas entre les religieux et la société, celle-ci devant être encadrée dans le sens décidé par la religion.

Port-Royal ne remet en effet nullement le Pape ni l’intolérance religieuse la plus complète ; c’est bien une démarche fanatique qu’on a ici, prônant la théocratie. Et de fait, à partir de la quatorzième lettre, on a compris que Port-Royal a perdu et qu’il s’agissait ni plus ni moins que d’une tentative ultra-sectaire de lancer un fondamentalisme.

Il ne peut plus rien y avoir de constructif, que l’emportement ouvertement mystique. Voici un passage particulièrement lyrique :

« Où en sommes-nous, mes Pères ? Sont-ce des religieux et des prêtres qui parlent de cette sorte ? sont-ce des Chrétiens ? sont-ce des Turcs ? sont-ce des hommes ? sont-ce des démons ?

et sont-ce là des mystères révélés par l’Agneau à ceux de sa Société, ou des abominations suggérées par le Dragon à ceux qui suivent son parti ?

Car enfin, mes Pères, pour qui voulez-vous qu’on vous prenne : pour des enfants de l’Evangile, ou pour des ennemis de l’Evangile ?

On ne peut être que d’un parti ou de l’autre, il n’y a point de milieu.

Qui n’est point avec Jésus-Christ est contre lui. Ces deux genres d’hommes partagent tous les hommes. Il y a deux peuples et deux mondes répandus sur toute la terre, selon saint Augustin : le monde des enfants de Dieu, qui forme un corps dont Jésus-Christ est le Chef et le Roi ; et le monde ennemi de Dieu, dont le diable est le Chef et le Roi.

Et c’est pourquoi Jésus-Christ est appelé le Roi et le Dieu du monde, parce qu’il a partout des sujets et des adorateurs, et que le diable est aussi appelé dans l’Ecriture le Prince du monde et le Dieu de ce siècle, parce qu’il a partout des suppôts et des esclaves.

Jésus-Christ a mis dans l’Église, qui est son empire, les lois qu’il lui a plu, selon sa sagesse éternelle ; et le diable a mis dans le monde, qui est son royaume, les lois qu’il a voulu y établir.

Jésus-Christ a mis l’honneur à souffrir ; le diable à ne point souffrir. Jésus-Christ a dit à ceux qui reçoivent un soufflet, de tendre l’autre joue ; et le diable a dit à ceux à qui on veut donner un soufflet, de tuer ceux qui leur voudront faire cette injure.

Jésus-Christ déclare heureux ceux qui participent à son ignominie, et le diable déclare malheureux ceux qui sont dans l’ignominie.

Jésus-Christ dit : Malheur à vous, quand les hommes diront du bien de vous ! et le diable dit : Malheur à ceux dont le monde ne parle pas avec estime !

Voyez donc maintenant, mes Pères, duquel de ces deux royaumes vous êtes. Vous avez ouï le langage de la ville de paix, qui s’appelle la Jérusalem mystique, et vous avez ouï le langage de la ville de trouble, que l’Ecriture appelle la spirituelle Sodome : lequel de ces deux langages entendez-vous ? lequel parlez-vous ? »

Dans cet emportement, c’est forcément la bataille pour l’orthodoxie qui prime. La seizième lettre procède en deux temps : Blaise Pascal explique ainsi qu’il n’est pas lui-même de Port-Royal, pour montrer que le problème ne tient pas au jansénisme, mais à l’exigence d’une purification religieuse générale :

« Vous ne manquerez pas néanmoins de dire que je suis de Port-Royal ; car c’est la première chose que vous dites à quiconque combat vos excès : comme si on ne trouvait qu’à Port-Royal des gens qui eussent assez de zèle pour défendre contre vous la pureté de la morale chrétienne.

Je sais, mes Pères, le mérite de ces pieux solitaires qui s’y étaient retirés, et combien l’Église est redevable à leurs ouvrages si édifiants et si solides.

Je sais combien ils ont de piété et de lumière, car, encore que je n’aie jamais eu d’établissement avec eux, comme vous le voulez faire croire, sans que vous sachiez qui je suis, je [ne] laisse pas d’en connaître quelques-uns et d’honorer la vertu de tous. Mais Dieu n’a pas renfermé dans ce nombre seul tous ceux qu’il veut opposer à vos désordres. »

Ensuite, on a droit à une longue défense de Port-Royal, de son orthodoxie, avec une dénonciation détaillée du calvinisme, pour mieux renforcer l’approche de Port-Royal comme la plus correcte par rapport à l’Église catholique.

Défendant les religieuses de Port-Royal et leur orthodoxie religieuse, il souligne particulièrement leur engagement « nuit et jour » :

« Pourquoi se seraient-elles obligées, par une dévotion particulière, approuvée aussi par le Pape, d’avoir sans cesse, nuit et jour, des religieuses en présence de cette sainte Hostie, pour réparer, par leurs adorations perpétuelles envers ce sacrifice perpétuel, l’impiété de l’hérésie qui l’a voulu anéantir ? »

Les deux dernières lettres des Provinciales, les dix-septième et dix-huitième lettres, s’adressent directement au Père Annat, confesseur du roi Louis XIV de 1654 jusqu’à sa propre mort en 1670. C’est une reconnaissance de la défaite : les jésuites sont trop proches du pouvoir. L’offensive des Provinciales a échoué.

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