Karl Marx n’était pas français et n’aurait pas pu l’être. Pourquoi ? Parce qu’il donnait une opinion tranchée, et c’est quelque chose que les Français ne savent pas faire, en tout cas jusqu’à présent. Les Français considèrent que lorsqu’on affirme quelque chose, il faut toujours laisser de la place au doute et mettre les choses en perspective.
Cela provient de l’époque de la mise en place de la nation française, avec François Ier, Henri IV, Montaigne, Rabelais. L’État et le doute raisonnable ont réussi à triompher sur les guerres de religions qui allaient emporter le pays. Si les protestants avaient obtenu la victoire, le pays aurait implosé ; si les catholiques l’avaient emporté, la France serait devenue le vassal de l’Espagne.
Et voilà comment on est arrivé ensuite à une France pourchassant les protestants tout en s’alliant à eux et à l’Empire ottoman pour contrer les concurrents européens pourtant catholiques. Les Français ont une tradition d’intervention savante, de pragmatisme calculé, d’opérations en grande souplesse.
En tant que Français, il faut toujours avoir à disposition les moyens de s’adapter et de modifier ce qui a été mis en place. L’esprit français pense être capable de résoudre toutes les situations nouvelles. C’est pourquoi, pour chaque Français, au fond, ce qui prédomine c’est la conception selon laquelle « tout excès est insignifiant ». Celui qui en fait trop se brûle les ailes, il insulte l’avenir.
On peut ainsi prendre n’importe quel intellectuel d’envergure dans l’histoire de notre pays, on ne trouvera aucune conception systématique, aucune théorie élaborée avec rigueur. Jean Jaurès, Charles Maurras, René Descartes, Michel de Montaigne, Jacques-Bénigne Bossuet, Voltaire, Jean-Jacques Rousseau, Denis Diderot, Henri Bergson, Jean-Paul Sartre, Albert Camus… tous ont bien soigneusement évité de formuler une vision du monde « fermée ». Ils ont toujours cherché à maintenir des « portes ouvertes » pour s’adapter.
Comment faut-il aborder ce refus d’une dimension systématique ? C’est d’un côté conforme à notre culture nationale, qui valorise les subtilités, [se méfie du formalisme] , qui a le regard qui s’adapte quand il le faut, l’esprit qui soupèse en permanence. C’est ce qu’on appelle le « génie national français ». Une telle contradiction amène les Français à être surtout bon dans l’adversité. C’est au pied du mur que les Français réagissent, avec beaucoup de vigueur et c’est ce qui apparaît comme du panache. Dans le domaine du sport, on se méfie d’ailleurs toujours des Français, car ils sont en mesure d’être imprévisibles.
Si l’on veut, c’est l’opposition entre la posture allemande de respect absolu des feux de signalisation et l’attitude française par rapport à eux, à la fois spontanée et savamment calculée. L’équipe de rugby qui renverse la situation en jouant des coudes résonne ici avec l’appel-sauvetage du 18 juin 1940 du général de Gaulle, et les missions impossibles de la Légion étrangère s’accordent avec la finesse tactique de Napoléon Bonaparte.
La France, comme l’a défini de manière très connue le poète Joachim Du Bellay, est « mère des arts [au sens des techniques], des armes et des lois ». Les Français produisent des ingénieurs efficaces, d’excellents mathématiciens, des soldats opérationnels dans tous les domaines, de brillants avocats, des juristes éprouvés.
Cependant, à se vouloir trop ingénieux, on abandonne tout esprit de décision d’envergure. Jean Jaurès n’a pas été capable de rompre avec le climat politique ambiant et s’est fait assassiner en 1914. Il a d’ailleurs toujours été sensible à un jeu « intelligent » avec les forces républicaines. C’est également cet orgueil ou cette prétention qui ont amené le Front populaire à s’enliser, puis la Résistance à se soumettre au régime après 1945.
L’esprit national français a donc du bon et du mauvais. Il a du bon, car il pousse à l’action intelligente. Tout cela est très utile pour fabriquer des révolutionnaires capables de gérer une barricade au 19e siècle et des syndicalistes capables de gérer une grève au 20e siècle. En France, il y a une grande culture de l’observation critique, de la contestation. C’est l’aspect positif.
Néanmoins, c’est opposé au principe de révolution et c’est là l’aspect négatif.
Une révolution, c’est une vérité qu’on impose par la force. Il faut être volontaire, décidé, tant pour fusiller l’ennemi que parce que l’ennemi entend vous fusiller. La demi-mesure n’est pas possible et comme l’a dit Mao Zedong, « la révolution n’est pas un dîner de gala ».
Si on la joue ici à la française, alors on s’arrête toujours à mi-chemin. Et c’est une tradition. Lorsque l’extrême-droite française tente son coup de force le 6 février 1934, elle ne va pas jusqu’au bout. Pareil pour le Front populaire en 1936, pareil pour la Résistance en 1945.
Le coup d’État de 1958 ne provoque même pas de guerre civile ; mai et juin 1968 n’aboutiront qu’à de rares décès maquillés en accidents de la circulation.
Dans les années 1970, les « maos » de la Gauche prolétarienne s’arrêteront avant même d’avoir commencé à instaurer la subversion violente, et il en va de même pour les trotskistes-guévaristes de la « Ligue Communiste » (ce qui est raconté dans le film Mourir à trente ans qu’il est toujours intéressant de voir ou revoir, au-delà de sa lecture romancée des choses).
C’est qu’à force d’être « intelligent » [rajout donc des guillemets par rapport à remarque précédente], on se dit qu’il y a toujours moyen de trouver une voie permettant d’éviter les complications trop rudes, les affrontements violents, les conflits.
Le principe de laïcité est exemplaire de cette mentalité de compromis et c’est l’occasion justement de rappeler que le vrai principe qui doit prédominer, c’est non pas la séparation de l’école publique et de l’école privée, mais le monopole absolu de l’école publique.
Pour résumer, être un peu français est donc très bien pour contribuer à l’esprit de la rébellion et des barricades ; l’être trop abouti à vouloir réformer les choses à l’infini, car on se croit toujours plus malin que tout le monde et que tous les phénomènes.
Si on veut la révolution, on doit prendre le meilleur de la mentalité française, et rejeter le reste.
On a vu comment le Front populaire triomphant de 1936 a d’ailleurs tenté de modifier l’État de l’intérieur avec le socialiste Léon Blum, comment la Résistance héroïque s’est alignée sur le gaullisme et les institutions nouvelles en raison du renégat Maurice Thorez à la tête du PCF, comment le programme commun victorieux en 1981 a débouché sur l’opportunisme machiavélique du socialiste François Mitterrand.
Veut-on que la même chose se produise ? Veut-on un échec de plus ? Et on sait ce qui accompagne cet esprit trop subtil : un anarchisme et un syndicalisme justement sans subtilités, marginaux mais permanents, tous deux anti-politiques et bruyants, qui prétendent être en mesure de tout changer, de tout casser, sans en réalité jamais parvenir à produire quoi que ce soit.
Et comment faut-il échapper à cet esprit subtil de compromis, cette démarche de compromission intelligente ? Naturellement, en regardant dans le passé comment on en est arrivé là. Et l’origine du problème est facile à voir : c’est que les Français ont raté le protestantisme.
Le protestantisme, développé en tant que tel par le Français Jean Calvin, a échoué à triompher en France, et les Français ont conservé le côté catholique hypocrite, où l’on dit une chose, on en pense une autre, et on fait encore autre chose. Ce côté catholique où rien n’est grave, puisqu’on peut toujours se confesser, se repentir, autant de fois qu’on le voudra.
Le protestantisme proposait l’auto-détermination, c’est précisément ce qu’il manque aux Français. Et nous sommes au 21e siècle, il ne s’agit plus de proposer de nouveau le protestantisme.
Il s’agit d’en garder la substance historique, et d’attendre de chacun qu’il s’implique de tout son être, de manière générale dans tous les aspects de sa vie. Ce n’est pas être révolutionnaire dans un aspect de sa vie qui compte, mais la révolution touchant l’être humain dans ce qu’il a de plus profond. C’est dialecticien qu’il faut être.