Les grandes réalisations à Vienne s’accompagnaient de la diffusion de valeurs fortes et la génération d’un nombre très important d’organismes.
La moitié des députés s’assumaient abstinents concernant l’alcool, alors que des organisations du Parti rassemblaient les joueurs d’échecs, ceux de mandoline, les clubs de danses folkloriques, ceux de chant, les regroupements des collectionneurs de timbres, les amis des animaux (divisés en multiples sections : les amis des oiseaux exotiques, ceux qui aiment les chiens, les éleveurs de poulets, etc.), etc. etc.
La social-démocratie organisait une contre-société, avec une infinité d’activités. C’était là l’aspect décisif et le journal du Parti, le quotidien du Parti, la Arbeiter Zeitung, pouvait affirmer en 1925 :
« La communauté socialiste n’a pas le droit d’avoir de brèches, car c’est uniquement en étant sans failles, en saisissant toutes les relations, tous les besoins, tous les inclinations du prolétariat, qu’elle est la communauté accomplie, ainsi en même temps un pressentiment de ce monde que nous voulons construire.
Nous ressentons le besoin impérieux d’une autre éducation, nous exigeons un autre art, nous chantons d’autres chansons et faisons d’autres sports : ce qui semble couvrir un unilatéralisme de philistins, est en réalité la différence entre la vision capitaliste du monde et la vision socialiste du monde, qui pénètre la vie humaine dans tous les gestes et s’exprime dans tous les rapports et toutes les organisations. »
La social-démocratie autrichienne réfutait ainsi le principe de l’insurrection, mais considérait pour autant qu’il était dans la nature même de son projet de séparer de manière entière les ouvriers de la bourgeoisie sur les plans spirituel, culturel, social, et donc non pas seulement politiquement.
Le journal du Parti, la Arbeiter Zeitung, expliquait en 1926 que :
« Plus le prolétariat semble obligé en apparence de négocier avec le monde bourgeois, plus de manière fière il doit se séparer de lui en son for intérieur. »
Dans cet objectif d’arracher les masses à l’hégémonie culturelle bourgeoise, l’Eglise et ses importantes processions baroques était un ennemi d’autant plus important que les fêtes religieuses marquait le calendrier de manière significative. Aussi, la social-démocratie répondit point par point : Noël était célébré comme solstice d’hiver, la fête-Dieu comme fête du printemps, l’intégration dans l’organisation de jeunesse remplaçait la communion.
La social-démocratie organisa même la possibilité de procéder à la crémation des morts, afin de s’opposer au rite catholique de l’enterrement, avec le mouvement dénommé la flamme et regroupant pratiquement 170 000 personnes.
On retrouve évidemment un mouvement de la libre-pensée, avec 40 000 membres, l’organisation des amis des enfants et des écoliers avait 100 000 membres, l’union de la jeunesse ouvrière socialiste 30 000 membres, alors qu’existaient également des mouvements étudiants, de lycéens.
La centrale d’activités ASKÖ, fondée en 1925, regroupant 200 000 membres, avec comme structures principales les gymnastes, les nageurs, les « amis de la Nature », les footballeurs ; une olympiade ouvrière internationale eut lieu à Vienne en juillet 1931.
Le Parti fut en mesure de mettre en place ses cinémas, ses cantines, ses centrales d’achats, un fabrique de pains, etc.; les cyclistes et les motards avaient leurs propres structures ; en 1925 Anton Tesarek fonda les Faucons rouges pour regrouper la jeunesse.
Le Parti Ouvrier Social-Démocrate d’Autriche fêtait aussi ses propres dates : l’instauration de la république le 12 novembre, le premier mai (le « Noël socialiste »), la révolution démocratique de mars 1848, les martyrs du 15 juillet 1927. Des figures de la science et des artistes, des hérétiques furent honorés lors de leur anniversaire, tout comme les 80 ans du Manifeste du Parti Communiste, les 10 ans de l’Union Soviétique, Karl Marx, Ferdinand Lassalle, l’écrivain Alfons Petzold, etc.
Le socialisme était l’avènement d’une forme de civilisation supérieure, le fruit d’une évolution naturelle. D’où l’absence d’esprit de rupture violent, mais d’où l’esprit de rupture culturelle. C’est là, bien entendu, ni plus ni moins que le fruit direct de l’analyse de Karl Kautsky, qui s’opposait pareillement tant aux réformistes qu’à Lénine au nom d’un marxisme à prétention évolutionniste.
Voici comment Otto Bauer, l’idéologue de la social-démocratie autrichienne, formulait la manière dont la classe ouvrière accomplit une évolution historique naturelle :
« Aussi bien de type nouveau que sera cette culture, elle sera pourtant l’héritière de toutes les cultures passées. Tout ce que les êtres humains ont pensé et imaginé, déclamé comme poèmes et chanté, sera désormais héritage des masses.
Leur propriété sera ce qu’il y a des siècles un troubadour a chanté à une fière princesse, ce que l’artiste de la Renaissance a peint pour le riche marchand, ce que le penseur de l’époque pré-capitaliste a pensé pour une couche étroite de gens cultivés.
Ainsi, les gens de l’avenir forment leur propre culture à partir de l’héritage des anciennes œuvres et des nouvelles œuvres contemporaines. Et cette culture sera la possession de tous, comme base définissante du caractère de chacun et unifie ainsi la nation comme caractère commun. »
La base de cette approche est indéniablement marxiste, avec la grande thèse de l’héritage qui sera justement particulièrement soulignée par Staline. Cependant, ce dernier et le matérialisme dialectique dans son prolongement accordent une grande importance à la délimitation de ce qui relève de la culture, dans le sens démocratique, et ce qui relève de l’idéologie décadente de la bourgeoisie.
Tant que la social-démocratie autrichienne était portée par la classe ouvrière, les problèmes pouvaient ne pas être trop visibles, mais au moindre accroc l’absence de délimitations culturelles devait être fatale, non pas tant face aux austro-fascistes du type catholique-clérical que face aux nationaux-socialistes.
La social-démocratie autrichienne considérait que la culture était quelque chose de survolant la réalité, qu’elle était en quelque sorte la civilisation elle-même, que donc la classe ouvrière prenait passivement mais consciemment la place de la bourgeoisie sur ce plan. Max Adler formule la chose de la manière suivante :
« Le socialisme n’est, au fond, en rien un mouvement ouvrier en tant que tel, mais un mouvement culturel, et le mouvement de cette culture consiste en cela que le socialisme réalise la culture par les ouvriers mis en mouvement, qu’il fait se mouvoir la culture vers les ouvriers et entend par eux continuer son mouvement. »