Antoine de Montchrestien (1575-1621) est une figure marquante de l’histoire de la tragédie ; il commence très tôt, avec succès: Sophonisbe jouée et publiée à Caen en 1596 marqua François de Malherbe, et à sa demande elle fut modifiée, sous la forme de La Carthaginoise ou la liberté en 1601.
La même année il écrit La Bergerie, Les Lacènes, David ainsi qu’Aman, L’Escossoise, ou le Desastre, qui devient en 1604 La Reine d’Escosse, et la même année Hector.
Dans sa dédicace pour cette dernière pièce, « À très haut, très puissant, et très excellent Henri de Bourbon Prince de Condé, premier Prince du sang, premier Pair de France, Gouverneur et Lieutenant de sa Majesté en Guyenne », Antoine de Montchrestien explique ce qu’est à ses yeux une tragédie :
« Les tragédies, pour le seul respect de leur sujet, ne méritent moins d’êtres lues des Princes, nés et nourris aux lettres et à la vertu, que d’autres livres, qui portent des titres plus spécieux et plus sérieux en apparence.
Elles représentent presque en un instant ce qui s’est passé en un long temps ; les divers accidents de la vie, les coups étranges de la fortune, les jugements admirables de Dieu, les effets singuliers de sa providence, les châtiments épouvantables des rois mal conseillés et des peuples mal conduits.
En tous les actes Dieu descend sur le théâtre et joue son personnage si sérieusement qu’il ne quitte jamais l’échafaud que le méchant Ixion ne soit attaché à une roue et que la voix lamentable du pauvre Philoctète ne soit exaucée, marques apparentes de sa justice et de sa bonté. »
Antoine de Montchrestien est ainsi l’équivalent de Robert Garnier, mais en version protestante. Lui aussi représente la faction royale, mais en espérant la faire pencher du côté protestant, alors que Robert Garnier est du côté catholique.
La dimension éducative est donc plus marquée. Dans une dédicace au même prince, en 1604, Antoine de Montchrestien dit ainsi :
« C’est d’une émulation des actions généreuses que sont éveillées, nourries et fortifiées en nos âmes ces étincelles de bonté, de prudence et de valeur, qui comme un feu divin sont mêlées en leur essence.
De là se tire le fruit des exemples, que ces miracles de l’une et de l’autre fortune fournissent abondamment. Leur vie et leur mort est comme une école ouverte à tous venants, où l’on apprend à mépriser les choses grandes de ce monde, seule et divine grandeur de l’esprit humain, et à tenir droite la raison parmi les flots et tempêtes de la vie, seul et plus digne effet qui dépende de notre position. »
De fait, lorsque Antoine de Montchrestien appelle à « tenir droite la raison », cela raisonne tout à fait avec le calvinisme. Il souligne bien ici que le roi n’est pas différent dans l’adversité que les autres : c’est une morale universelle ; on retrouve l’esprit de Sénèque, mais en plus rationnel.
Voici, dans cet esprit, la fin de la pièce Hector, traitant du pouvoir royal ; le roi est présenté comme pouvant être victime des Parques qui peuvent couper le fil de sa vie, tout autant que n’importe quel être mortel :
« Choeur
Par la dextre d’Hector Troye a resté debout :
Par sa mort malheureuse elle tombe du tout.
Il faut bien qu’elle soit de nos larmes suiuie ;
En elle nous perdons la victoire et la vie.
Que le bonheur publique est foible et vacillant,
S’il dépend de la main d’un seul homme vaillant,
Qui s’offre à tous hazards sans crainte de la Parque.
Mortes, voyez ici que pour estre Monarque,
Empereur, Capitaine, on ne vit pas plus seur
De tromper les ciseaux de la fatale sœur,
Qui sans aucun respect en le tombe deuale
La houlette champestre et la verge Royale. »
Voici également le choeur traitant de la condition des grands, dans La reine d’Ecosse :
« L’ardente ambition qui les Princes transporte
Trouble leur jugement.
La gloire plus de mal que de bien leur apporte ;
Leur aise est un tourment.
Leur repos s’établit au milieu de la peine;
Leur jour se change en nuit:
Leur plus haute grandeur n’est qu’une Idole vaine,
Qui le peuple séduit.
Leur Etat n’a rien sûr que son incertitude;
En moins d’un tourne-main
On voit leur liberté tomber en servitude,
Et leur gloire en dédain.
Encore que chacun les prise et les honore,
Ils n’en sont plus contents:
Car le ver du souci sourdement les dévore
Parmi leurs passe-temps.
J’estime bien-heureux qui peut passer son âge
Franc de peur et de soin,
Et qui tous ses désirs borne dans son village,
Sans aspirer plus loin. »
On voit aisément une certaine dimension de désengagement propre au stoïcisme. Antoine de Montchrestien oscille, mais il le fait du côté protestant. On retrouve, comme ici dans La Carthaginoise, la confrontation psychologique propre à l’être humain capable d’autonomie, de questionnement, voyant la contradiction où il se trouve ; cela n’est permis que par l’appel effectué par le calvinisme.
« Sophonisbe, tu pars, le sort en est jeté
Et moi, je reste seul privé de ta beauté.
Belle âme de mon coeur, que ne peux-je te suivre ?
Ou bien que ne le veux-je, étant si las de vivre ?
Tel est le sort cruel qui me donne la loi
Que je ne puis mourir ni vivre avecques toi.
Meurs doncques pour revivre à jamais immortelle ;
Je vivrai pour mourir en douleur éternelle :
Le premier feu d’amour dont tu m’as allumé
Brûle toujours en moi sans être consommé. »
Devant fuir en Angleterre pour des affaires de duels, Antoine de Montchrestien se fait ensuite connaître en publiant en 1615 son Traité d’économie politique, qui introduit pratiquement cette discipline et est absolument typique du soutien protestant à l’administration du roi Henri IV. Il mourra par la suite dans la guerre de religions, tentant de soulever les protestants de la Basse-Normandie d’où il est originaire, après avoir été un brillant chef de guerre.
En ce sens, on peut comprendre la complainte de Marie Stuart dans La reine d’Ecosse : c’est ici la vision de la France par Antoine de Montchrestien qui s’exprime, et correspond tout à fait à la position de la faction royale, ici celle liée à Henri IV (les lignes sont sautées pour faciliter la lecture).
« Adieu France jadis séjour de mon plaisir,
Où mille et mille fois m’emporta le désir
Depuis que je quittai ta demeure agréable,
Par toi je fus heureuse, et par toi misérable :Si toutefois chez toi pouvaient loger mes os,
La mort me tiendrait lieu de grâce et de repos:
Mais puis que l’Éternel autrement en dispose,
Sur son juste vouloir mon âme se repose.Adieu ton grand Henry, Monarque glorieux,
Délices de la terre et doux souci des Cieux,
Qui porte aux yeux l’amour, la grandeur au visage,
L’éloquence en la bouche, et Mars dans le courage.Adieu Princes du sang honneur de l’univers,
Adieu braves Lorrains qui de Lauriers couverts,
Faites que votre Race en tous lieux estimée,
Vante encor’ à bon droit les palmes d’Idumée.Adieu superbe Louvre, enflé de Courtisans;
Adieu riches Cités, adieu Châteaux plaisants,
Adieu Peuple courtois, adieu belle Noblesse,
Qui m’avez tant chérie étant votre Princesse,Lors qu’un François second clair Astre des Valois,
Sur la Gaule exerçait les paternelles lois.
Adieu finalement chastes et belles Dames,
Le beau désir des coeurs, l’ardeur des belles âmes,Qui dedans l’air français brillez plus vivement,
Que ne font par la nuit les feux du Firmament,
Et qui passez encore en nombre les étoiles,
Quand pour luire en Hiver elles n’ont plus de voiles. »
L’échec d’Antoine de Montchrestien à s’imposer, pour des raisons historiques, témoigne que la tragédie ne pouvait pas se maintenir, de par sa dimension psychologique, sans le protestantisme. La mise en échec de ce dernier va anéantir pour toute une période la tragédie en tant que principe. Seul l’établissement de la monarchie absolue mettant de côté le catholicisme saura rétablir la tragédie.