Pour comprendre la position du jansénisme sur la grâce de Dieu, il faut voir comment celui-ci est né.
Le terme de jansénisme vient de l’évêque de la ville flamande d’Ypres, Cornelius Jansen (1585-1653), qui a donné son contenu à ce courant religieux. En français, il fut appelé Jansénius. Ses idées elles-mêmes sont en continuité de celles de Michael Bajus (1513-1589), un professeur de l’université de Louvain, connu en France sous le nom de Michel De Bay.
On se situe ici dans les Pays-Bas, pays historique de l’émergence concrète du capitalisme : voilà ce qui a façonné le jansénisme. On sait, en effet, que les Pays-Bas furent le lieu d’un affrontement acharné entre le protestantisme porté par la bourgeoisie et le catholicisme porté par les forces féodales. Le pays subira une division suite à cela, donnant naissance à deux nations : la Hollande et la Belgique.
Or, il était inévitable que le catholicisme, en plus de sa ligne dure, de type baroque, connaisse une forme relevant du compromis, d’acceptation relative d’éléments protestants, c’est-à-dire bourgeois. Cela correspondait aux exigences idéologiques de certaines couches sociales, notamment la bourgeoisie la plus conservatrice, celle ayant des rapports étroits avec les forces féodales, etc.
On a pu voir le même phénomène avec la tempête hussite en Bohème-Moravie : les couches bourgeoises les plus conservatrices cherchaient autant que possible à un accord avec les forces féodales, et ce jusqu’au Vatican.
C’est principalement ce qu’a tenté de faire le fondateur du jansénisme, jansénisme qui n’est donc absolument pas un phénomène français. Il ne pouvait naître que dans un contexte où pouvait justement se former en théorie l’unité des contraires, la France étant historiquement le lieu pratique de la tentative de réaliser cette unité des contraires.
Ainsi, le jansénisme est né aux Pays-bas, où tout se précipita avec ce qui fut appelé la « guerre de quatre-vingt ans », qui s’étala de 1568 à 1648. Elle provoqua la division en deux des Pays-Bas, avec :
– au nord une république fédérale, les « Provinces-Unies », indépendante et sous hégémonie protestante, qui deviendra donc par la suite les Pays-Bas (également appelés Hollande du nom de la province la plus importante) ;
– au sud les « Pays-Bas méridionaux », ou encore les « Pays-Bas belgique », dominés par l’Espagne et le catholicisme, qui donnera ensuite la Belgique.
On a dans ce cadre la figure de Cornelius Jansen qui intervient dans ce processus de séparation des Pays-Bas. Comme on le voit aux dates de sa vie (1585-1638), celle-ci se déroule très précisément durant cette « guerre de quatre-vingt ans ». Il naît quand elle a commencé, il meure avant qu’elle ne se termine.
Initialement, sa famille est, qui plus est, au nord, donc dans les Provinces-Unies, dans la ville d’Utrecht, mais elle est catholique, et lui-même va étudier à Louvain, qui se situe dans ce qui donnera la Belgique.
Cornelius Jansen y devient une figure religieuse, cependant, comme il vient du Nord, il ne peut pas accepter le point de vue de l’Église qui vise une simple « Reconquista » du Nord, car celle-ci tout d’abord ne pourrait pas être efficace réellement, et qui plus est elle serait directement liée aux forces féodales espagnole et autrichienne.
Ainsi, Cornelius Jansen entendait formuler un compromis entre la bourgeoisie et le catholicisme romain, en tant que représentant d’une couche sociale bien spécifique.
Il y a lieu ici de dresser le panorama économique des Pays-Bas au moment de l’émergence du jansénisme, et donc de la période la précédant.
Depuis le Moyen-Âge, et ce jusqu’à la deuxième moitié du XXe siècle, l’industrie textile a été l’une des activités de grande importance dans la région comprenant ce qui est de nos jours la Belgique, les Pays-Bas et le nord de la France.
Dès le Xe siècle, la production de drap, produit issu de la laine, prit son essor. S’appuyant sur le système des foires, des marchands flamands, mosans (de la vallée de la Meuse), puis brabançons (du Brabant), parcoururent l’Europe, établissant des comptoirs et des colonies marchandes en Allemagne, en Angleterre, en France et jusqu’en Italie.
Si la draperie joua un rôle moteur, elle ne fut pas la seule industrie de la région : des villes comme Liège, Dinant et Huy se spécialisèrent dans la tannerie, l’extraction de la houille et la manufacture d’ustensiles en cuivre et en fer.
De plus, leurs positions sur la Meuse en firent des étapes commerciales inévitables qui leur assurèrent un revenu douanier et une industrie de la batellerie (les transports de marchandises par bateaux sur les cours d’eau).
Depuis Bruges, en plus de la production locale, transitèrent également des vins de Gascogne, de l’ambre et des fourrures de Russie, des poissons fumés de Scandinavie, des laines d’Espagne, du fer du Portugal, et toutes sortes de produits venus des foires de Champagne.
Ce développement commercial s’accompagna de l’émergence de grands centres urbains, qui font des Pays-Bas l’une des régions les plus urbanisées du moyen-âge, jusqu’à aujourd’hui.
Ainsi dans les Flandres, au XIIIe siècle, Bruges compta jusqu’à 40 000 habitants, Ypres entre 20 000 et 30 000 et Gand entre 56 000 et 64 000. Dans le Brabant, on avait Bruxelles avec au départ encore seulement 5 à 10 000 habitants (mais 45 000 deux cent ans plus tard), Malines et Louvain avec chacune autour de 20 000 habitants.
Ce développement urbain est concomitant du développement d’une bourgeoisie marchande puissante et restreinte, formant une sorte de noblesse communale, appelée le patriciat. Les patriciens possédaient les débouchés, détenaient des comptoirs et des colonies marchandes à l’étranger. Ils étaient capables de s’affirmer face à la féodalité et d’obtenir une certaine autonomie.
C’est cette classe que représente Jansen. Et cette classe a besoin d’un côté de responsabiliser les individus, mais de l’autre d’assumer un élitisme social.
Le calvinisme, idéologie bourgeoise donc alors universelle, ne pouvait convenir ; le catholicisme, religion féodale s’adressant à tout le monde mais en maintenant le cadre féodal séparant uniquement deux classes – les paysans et les nobles – ne convenait pas non plus. Le jansénisme est venu combler ce manque.