Port-Royal, le jansénisme et les deux premières «Provinciales»

Pour comprendre ce qu’est le jansénisme, il faut saisir ce qui s’est déroulé précisément dans la France du XVIIe siècle, et pour cela étudier la constitution de la polémique provoquée par les lettres écrites par Blaise Pascal et appelées Provinciales. En effet,chacune d’entre elles révèle un aspect particulier permettant de comprendre le jansénisme en tant que phénomène.

Publiées anonymement et diffusées une par une, elles racontaient la répression contre les jansénistes, telle que contée par un parisien à quelqu’un en province. Le tirage, clandestin, passa rapidement de 2000 à 10 000 exemplaires. Elles furent ensuite rassemblées sous le titre de Lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial de ses amis et aux RR. PP. Jésuites sur le sujet de la morale et de la politique de ces Pères.

Le ton de ces Provinciales écrites par Blaise Pascal est éminemment provocateur. Il s’agit d’armes politiques, religieuses, idéologiques et sociales. Le moindre aspect mis en avant est soupesé et présenté sous une forme précise. C’est pourquoi les deux premières visent à donner le ton, l’esprit général.

Blaise Pascal, avec à l’arrière-plan Port-Royal

La première explique candidement à son destinataire que logiquement, l’université de la Sorbonne ne se préoccupe que des questions religieuses les plus importantes. Or, est-il constaté :

« Cependant vous serez bien surpris quand vous apprendrez, par ce récit, à quoi se termine un si grand éclat ; et c’est ce que je vous dirai en peu de mots, après m’en être parfaitement instruit.

On examine deux questions : l’une de fait, l’autre de droit.

Celle de fait consiste à savoir si M. Arnauld est téméraire pour avoir dit dans sa Seconde Lettre : Qu’il a lu exactement le livre de Jansénius, et qu’il n’y a point trouvé les propositions condamnées par le feu Pape ; et néanmoins que, comme il condamne ces propositions en quelque lieu qu’elles se rencontrent, il les condamne dans Jansénius, si elles y sont.

La question sur cela est de savoir s’il a pu, sans témérité, témoigner par là qu’il doute que ces propositions soient de Jansénius, après que Messieurs les évêques ont déclaré qu’elles y sont. »

La lettre affirme qu’il y a un débat complexe et pratiquement contre-nature. De quoi s’agit-il ? En fait, les jansénistes sont la victime d’une campagne lancée par les jésuites, au sujet des écrits de Jansénius.

Ce terme de janséniste a été façonné par les jésuites, à partir du nom Jansénius, afin de prétendre qu’il y aurait un nouveau Jean Calvin et un nouveau calvinismeune nouvelle école religieuse remettant en cause l’Église catholique.

L’école dite janséniste de l’abbaye de Port-Royal – à laquelle appartient Blaise Pascal – ne remet pourtant absolument pas en cause le pouvoir du Pape, bien au contraire. D’ailleurs, et c’est significatif, dès la première lettre, il est également bien précisé que les calvinistes et les luthériens sont des « ennemis », défendant une ligne « hérétique et impie ». On ne saurait donc voir dans Port-Royal un mouvement para-protestant, bien au contraire. 

Port-Royal

Toutefois, il y a chez Port-Royal une ligne opposée à celle des jésuites, et une inspiration venant effectivement de Jansénius. De là vient cette subtilité : en droit c’est-à-dire en théorie je suis d’accord avec le Pape, mais dans les faits ce qu’il dénonce dans Jansénius ne serait pas vu dans les écrits de Jansénius.

Il s’agit d’une reconnaissance de la légitimité du Pape, mais d’un rejet des prétentions des jésuites, puisque ce sont eux qui prétendent avoir trouvé une déviation religieuse chez Jansénius.

Cette question de « de fait » et de « de droit » est donc significative de l’esprit des deux premières lettres. Il ne s’agit nullement d’y défendre un jansénisme quelconque, mais de combattre ce qui est considéré comme une distorsion des gens appréciant les apports de Jansénius. A ce titre, ceux qui ont été définis comme « jansénistes » par leurs opposants tiennent absolument à rester dans le cadre catholique.

Dans la première lettre, il est donc bien souligné que ceux présentés comme « jansénistes » ne s’opposent pas à l’Église, mais à ceux qui sont désignés sous l’expression de « molinistes », terme désignant les partisans du jésuite Luis de Molina (1535-1600).

Luis de Molina

Les « molinistes », ce sont les jésuites, et ils auraient « ajouté » des points à la religion. Un point précis est surtout pris en compte : la question de la capacité qu’a le croyant de prier Dieu en toutes circonstances ou pas, ce qui pose le problème du « pouvoir prochain de faire quelque chose ». Cette capacité prochaine à faire quelque chose, indépendamment de l’aide directe de Dieu, existe-t-elle ? L’être humain aurait-il une telle liberté ?

Suffit-il de reconnaître Dieu pour aller au Paradis ? Ce n’est pas le point de vue de Port-Royal et de ses partisans, qui sont beaucoup plus exigeants : il faut y mettre toute sa volonté, et surtout tout son coeur.

Blaise Pascal se moque ainsi du point de vue qui n’accorde de la valeur qu’à la reconnaissance formelle de la religion catholique, s’adressant aux « molinistes » (et aux dominicains qui en sont proches, mais plus nuancés) :

« C’est-à-dire, leur dis-je en les quittant, qu’il faut prononcer ce mot [de « prochain »] des lèvres, de peur d’être hérétique de nom. Car est-ce que ce mot est de l’Ecriture ?

Non, me dirent-ils.

Est-il donc des Pères, ou des Conciles, ou des Papes ?

Non. 

Est-il donc de saint Thomas ?

Non.

Quelle nécessité y a-t-il donc de le dire, puisqu’il n’a ni autorité, ni aucun sens de lui-même ?

Vous êtes opiniâtre, me dirent-ils : vous le direz, ou vous serez hérétique, et M. Arnauld aussi, car nous sommes le plus grand nombre ; et, s’il est besoin, nous ferons venir tant de Cordeliers que nous l’emporterons.

Je les viens de quitter sur cette solide raison, pour vous écrire ce récit, par où vous voyez qu’il ne s’agit d’aucun des points suivants, et qu’ils ne sont condamnés de part ni d’autre : — 1. Que la grâce n’est pas donnée à tous les hommes. 2. Que tous les justes ont le pouvoir d’accomplir les commandements de Dieu. 3. Qu’ils ont néanmoins besoin pour les accomplir, et même pour prier, d’une grâce efficace qui détermine leur volonté. 4. Que cette grâce efficace n’est pas toujours donnée à tous les justes, et qu’elle dépend de la pure miséricorde de Dieu. — De sorte qu’il n’y a plus que le mot de prochain sans aucun sens qui court risque. »

Tout cela est loin d’être clair. Aussi la seconde lettre des Provinciales revient-elle dessus, abordant une autre question mais qui revient en fait à la même problématique. L’auteur raconte profiter de la visite d’un ami proche des jésuites pour l’interroger :

« Comme je fermais la lettre que je vous ai écrite, je fus visité par M. N., notre ancien ami, le plus heureusement du monde pour ma curiosité ; car il est très informé des questions du temps, et il sait parfaitement le secret des Jésuites, chez qui il est à toute heure, et avec les principaux. Après avoir parlé de ce qui l’amenait chez moi, je le priai de me dire, en un mot, quels sont les points débattus entre les deux partis.

Il me satisfit sur l’heure, et me dit qu’il y en avait deux principaux : le premier, touchant le pouvoir prochain ; le second touchant la grâce suffisante. Je vous ai éclairci du premier par la précédente ; je vous parlerai du second dans celle-ci. »

Blaise Pascal résume alors les trois points de vue : pour les « molinistes », c’est-à-dire les jésuites, la grâce touche tous les hommes, cela dépend seulement de leur acceptation de celle-ci, ou non.

Pour les « nouveaux thomistes », partisans de Thomas d’Aquin, elle touche tout le monde et on peut effectivement bien choisir, mais il faut en plus pour que cela fonctionne que Dieu en quelque sorte « accepte » ce choix.

Pour les jansénistes enfin, l’acceptation de ce choix par Dieu est primordial et fait même qu’à la base il y a une « grâce » de donnée ou pas. Dans ce dernier cas, l’être humain dispose donc d’un statut vraiment très bas et seule une minorité est vraiment catholique, peut être vraiment catholique.

Autrement dit, il y a trois possibilités : Dieu a donné la grâce et ce sont les humains qui agissent en acceptant, ou bien Dieu agit à un moment, ou bien c’est Dieu qui agit tout le temps.

Blaise Pascal va donc attaquer la position intermédiaire, qui est opposée à celle des jésuites en théorie, mais dont les partisans prennent pourtant le parti des jésuites. Il entend faire par là qu’il n’y ait plus qu’un affrontement : le point de vue de Port-Royal contre celui des jésuites ; la position intermédiaire devant être liquidée.

Voici comment il se moque de la position intermédiaire, en expliquant que ce principe d’efficacité possible, mais non obligatoire, de la grâce revient bien à dire que tout le monde n’est pas touché par la grâce :

« Mais enfin, mon Père, cette grâce donnée à tous les hommes est suffisante ?

Oui, dit-il.

Et néanmoins elle n’a nul effet sans grâce efficace ?

Cela est vrai, dit-il.

Et tous les hommes ont la suffisante, continuai-je, et tous n’ont pas l’efficace ?

Il est vrai, dit-il.

C’est-à-dire, lui dis-je, que tous ont assez de grâce, et que tous n’en ont pas assez ; c’est-à-dire que cette grâce suffit, quoiqu’elle ne suffise pas ; c’est-à-dire qu’elle est suffisante de nom et insuffisante en effet. En bonne foi, mon Père, cette doctrine est bien subtile. Avez-vous oublié, en quittant le monde, ce que le mot suffisant y signifie ? Ne vous souvient-il pas qu’il enferme tout ce qui est nécessaire pour agir ?

Mais vous n’en avez pas perdu la mémoire ; car, pour me servir d’une comparaison qui vous sera plus sensible, si l’on ne vous servait à table que deux onces de pain et un verre d’eau par jour, seriez-vous content de votre prieur, qui vous dirait que cela serait suffisant pour vous nourrir, sous prétexte qu’avec autre chose qu’il ne vous donnerait pas, vous auriez tout ce qui vous serait nécessaire pour vous nourrir ?

Comment donc vous laissez-vous aller à dire que tous les hommes ont la grâce suffisante pour agir, puisque vous confessez qu’il y en a un autre absolument nécessaire pour agir, que tous n’ont pas ? »

La défense des « jansénistes » apparaît alors comme un simple raisonnement logique, pratiquement mathématique :

« Où en sommes-nous donc ? m’écriai-je, et quel parti dois-je ici prendre ?

Si je nie la grâce suffisante, je suis Janséniste ; si je l’admets comme les Jésuites, en sorte que la grâce efficace ne soit pas nécessaire, je serai hérétique, dites-vous.

Et si je l’admets comme vous, en sorte que la grâce efficace soit nécessaire, je pèche contre le sens commun, et je suis extravagant, disent les Jésuites. Que dois-je donc faire dans cette nécessité inévitable d’être ou extravagant, ou hérétique, ou Janséniste ?

Et en quels termes sommes-nous réduits, s’il n’y a que les Jansénistes qui ne se brouillent ni avec la foi ni avec la raison, et qui se sauvent tout ensemble de la folie et de l’erreur ? »

Comme on le voit, ce qui est en jeu, c’est la question de savoir si tout le monde est touché par la grâce, ou si seulement une minorité l’est. Les jésuites visent absolument tout le monde, les jansénistes visent une minorité. Quelle est la source historique de cette position ?

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