SIXIÈME LETTRE
ÉCRITE À UN PROVINCIAL
PAR UN DE SES AMIS.
De Paris, ce 10 avril 1656.
MONSIEUR,
Je vous ai dit à la fin de ma dernière lettre, que ce bon Père Jésuite m’avait promis de m’apprendre de quelle sorte les casuistes accordent les contrariétés qui se rencontrent entre leurs opinions et les décisions des Papes, des Conciles et de l’Écriture. Il m’en a instruit, en effet, dans ma seconde visite, dont voici le récit.
Ce bon Père me parla de cette sorte : Une des manières dont nous accordons ces contradictions apparentes est par l’interprétation de quelque terme. Par exemple, le pape Grégoire XIV a déclaré que les assassins sont indignes de jouir de l’asile des églises, et qu’on les en doit arracher. Cependant nos vingt-quatre vieillards disent, Tr. 6, ex. 4, n. 27 : Que tous ceux qui tuent en trahison ne doivent pas encourir la peine de cette bulle. Cela vous paraît être contraire ; mais on l’accorde, en interprétant le mot d’assassin, comme ils font par ces paroles : Les assassins ne sont-ils pas indignes de jouir du privilège des églises ? Oui, par la bulle de Grégoire XIV. Mais nous entendons par le mot d’assassins ceux qui ont reçu de l’argent pour tuer quelqu’un en trahison. D’où il arrive que ceux qui tuent sans en recevoir aucun prix, mais seulement pour obliger leurs amis, ne sont pas appelés assassins. De même ; il est dit dans l’Évangile : Donnez l’aumône de votre superflu. Cependant plusieurs casuistes ont trouvé moyen de décharger les personnes les plus riches de l’obligation de donner l’aumône. Cela vous paraît encore contraire ; mais on en fait voir facilement l’accord, en interprétant le mot de superflu, en sorte qu’il n’arrive presque jamais que personne en ait ; et c’est ce qu’a fait le docte Vasquez en cette sorte, dans son traité de l’aumône, c. 4 : Ce que les personnes du monde gardent, pour relever leur condition et celle de leurs parents n’est pas appelé superflu ; et c’est pourquoi à peine trouvera-t-on qu’il y ait jamais de superflu dans les gens du monde, et non pas même dans les rois.
Aussi Diana ayant rapporté ces mêmes paroles de Vasquez, car il se fonde ordinairement sur nos Pères, il en conclut fort bien : Que dans la question, si les riches sont obligés de donner l’aumône de leur superflu, encore que l’affirmative fût véritable, il n’arrivera jamais, ou presque jamais, qu’elle oblige dans la pratique.
Je vois bien, mon Père, que cela suit de la doctrine de Vasquez ; mais que répondrait-on, si l’on objectait qu’afin de faire son salut, il serait donc aussi sûr, selon Vasquez, de ne point donner l’aumône, pourvu qu’on ait assez d’ambition pour n’avoir point de superflu, qu’il est sûr, selon l’Évangile, de n’avoir point d’ambition, afin d’avoir du superflu pour en pouvoir donner l’aumône ? Il faudrait répondre, me dit-il, que toutes ces deux voies sont sûres selon le même Évangile ; l’une selon l’Évangile dans le sens le plus littéral et le plus facile à trouver, l’autre selon le même Évangile interprété par Vasquez. Vous voyez par là l’utilité des interprétations.
Mais quand les termes sont si clairs qu’ils n’en souffrent aucune, alors nous nous servons de la remarque des circonstances favorables, comme vous verrez par cet exemple. Les Papes ont excommunié les religieux qui quittent leur habit, et nos vingt-quatre vieillards ne laissent pas de parler en cette sorte, tr. 6, ex. 7, n. 103 : En quelles occasions un religieux peut-il quitter son habit sans encourir l’excommunication ? Il en rapporte plusieurs, et entre autres celles-ci : S’il le quitte pour une cause honteuse, comme pour aller filouter, ou pour aller incognito en des lieux de débauche, le devant bientôt reprendre. Aussi il est visible que les bulles ne parlent point de ces cas-là.
J’avais peine à croire cela, et je priai le Père de me le montrer dans l’original et je vis que le chapitre où sont ces paroles est intitulé : Pratique selon l’école de la Société de Jésus ; Praxis ex Societatis Jesu schola ; et j’y vis ces mots : Si habitum dimittat ut furetur occulte, vel fornicetur. Et il me montra la même chose dans Diana, en ces termes : Ut eat incognitus ad lupanar. Et d’où vient, mon Père, qu’ils les ont déchargés de l’excommunication en cette rencontre ? Ne le comprenez-vous pas ? me dit-il. Ne voyez-vous pas quel scandale ce serait de surprendre un religieux en cet état avec son habit de religion ? Et n’avez-vous point ouï parler, continua-t-il, comment on répondit à la première bulle, Contra sollicitantes ? et de quelle sorte nos vingt-quatre, dans un chapitre aussi de la pratique de l’école de notre Société, expliquent la bulle de Pie V, Contra clericos, etc. ? Je ne sais ce que c’est que tout cela, lui dis-je. Vous ne lisez donc guère Escobar, me dit-il. Je ne l’ai que d’hier, mon Père, et même j’eus de la peine à le trouver. Je ne sais ce qui est arrivé depuis peu, qui fait que tout le monde le cherche. Ce que je vous disais, repartit le Père, est au tr. I, ex. 8, n. 102. Voyez-le en votre particulier ; vous y trouverez un bel exemple de la manière d’interpréter favorablement les bulles. Je le vis en effet dès le soir même ; mais je n’ose vous le rapporter, car c’est une chose effroyable.
Le bon Père continua donc ainsi : Vous entendez bien maintenant comment on se sert des circonstances favorables. Mais il y en a quelquefois de si précises, qu’on ne peut accorder par là les contradictions : de sorte que ce serait bien alors que vous croiriez qu’il y en aurait. Par exemple, trois Papes ont décidé que les religieux qui sont obligés par un vœu particulier à la vie quadragésimale n’en sont pas dispensés, encore qu’ils soient faits évêques ; et cependant Diana dit, que nonobstant leur décision, ils en sont dispensés. Et comment accorde-t-il cela ? lui dis-je. C’est, répliqua le Père, par la plus subtile de toutes les nouvelles méthodes, et par le plus fin de la probabilité. Je vais vous l’expliquer. C’est que, comme vous le vîtes l’autre jour, l’affirmative et la négative de la plupart des opinions ont chacune quelque probabilité, au jugement de nos docteurs, et assez pour être suivies avec sûreté de conscience. Ce n’est pas que le pour et le contre soient ensemble véritables dans le même sens, cela est impossible ; mais c’est seulement qu’ils sont ensemble probables, et sûrs par conséquent.
Sur ce principe, Diana, notre bon ami, parle ainsi en la part. 5, tr. 13, r. 39 : Je réponds à la décision de ces trois Papes, qui est contraire à mon opinion, qu’ils ont parlé de la sorte en s’attachant à l’affirmative, laquelle en effet est probable, à mon jugement même ; mais il ne s’ensuit pas de là que la négative n’ait aussi sa probabilité. Et dans le même traité, r. 65, sur un autre sujet, dans lequel il est encore d’un sentiment contraire à un Pape, il parle ainsi : Que le Pape l’ait dit comme chef de l’Église, je le veux ; mais il ne l’a fait que dans l’étendue de la sphère de probabilité de son sentiment. Or vous voyez bien que ce n’est pas blesser les sentiments des Papes : on ne le souffrirait pas à Rome, où Diana est en un si grand crédit, car il ne dit pas que ce que les Papes ont décidé ne soit pas probable ; mais en laissant leur opinion dans toute la sphère de probabilité, il ne laisse pas de dire que le contraire est aussi probable. Cela est très respectueux, lui dis-je. Et cela est plus subtil, ajouta-t-il, que la réponse que fit le P. Bauny quand on eut censuré ses livres à Rome ; car il lui échappa d’écrire contre M. Hallier, qui le persécutait alors furieusement : Qu’a de commun la censure de Rome avec celle de France ? Vous voyez assez par là que, soit par l’interprétation des termes, soit par la remarque des circonstances favorables, soit enfin par la double probabilité du pour et du contre, on accorde toujours ces contradictions prétendues, qui vous étonnaient auparavant, sans jamais blesser les décisions de l’Écriture, des Conciles ou des Papes, comme vous le voyez. Mon Révérend Père, lui dis-je, que le monde est heureux de vous avoir pour maîtres ! Que ces probabilités sont utiles ! Je ne savais pourquoi vous aviez pris tant de soin d’établir qu’un seul docteur, s’il est grave, peut rendre une opinion probable, que le contraire peut l’être aussi, et qu’alors on peut choisir du pour et du contre celui qui agrée le plus, encore qu’on ne le croie pas véritable, et avec tant de sûreté de conscience, qu’un confesseur qui refuserait de donner l’absolution sur la foi de ces casuistes serait en état de damnation : d’où je comprends qu’un seul casuiste peut à son gré faire de nouvelles règles de morale, et disposer, selon sa fantaisie, de tout ce qui regarde la conduite des mœurs. Il faut, me dit le Père, apporter quelque tempérament à ce que vous dites. Apprenez bien ceci. Voici notre méthode, où vous verrez le progrès d’une opinion nouvelle, depuis sa naissance jusqu’à sa maturité.
D’abord le docteur grave qui l’a inventée l’expose au monde, et la jette comme une semence pour prendre racine. Elle est encore faible en cet état ; mais il faut que le temps la mûrisse peu à peu ; et c’est pourquoi Diana, qui en a introduit plusieurs, dit en un endroit : J’avance cette opinion ; mais parce qu’elle est nouvelle, je la laisse mûrir au temps, relinquo tempori maturandam. Ainsi, en peu d’années, on la voit insensiblement s’affermir ; et, après un temps considérable, elle se trouve autorisée par la tacite approbation de l’Église, selon cette grande maxime du Père Bauny : Qu’une opinion étant avancée par quelques casuistes, et l’Église ne s’y étant point opposée, c’est un témoignage qu’elle l’approuve. Et c’est en effet par ce principe qu’il autorise un de ses sentiments dans son traité VI, p. 312. Eh quoi, lui dis-je, mon Père, l’Église, à ce compte-là, approuverait donc tous les abus qu’elle souffre, et toutes les erreurs des livres qu’elle ne censure point ? Disputez, me dit-il, contre le P. Bauny. Je vous fais un récit, et vous contestez contre moi. Il ne faut jamais disputer sur un fait. Je vous disais donc que, quand le temps a ainsi mûri une opinion, alors elle est tout à fait probable et sûre. Et de là vient que le docte Caramuel, dans la lettre où il adresse à Diana sa Théologie fondamentale, dit que ce grand Diana a rendu plusieurs opinions probables qui ne l’étaient pas auparavant, quoe antea non erant : et qu’ainsi on ne pèche plus en les suivant, au lieu qu’on péchait auparavant : jam non peccant, licet ante peccaverint.
En vérité, mon Père, lui dis-je, il y a bien à profiter auprès de vos docteurs. Quoi ! de deux personnes qui font les mêmes choses, celui qui ne sait pas leur doctrine pèche, celui qui la sait ne pèche pas ! Est-elle donc tout ensemble instructive et justifiante ? La loi de Dieu faisait des prévaricateurs, selon saint Paul ; celle-ci fait qu’il n’y a presque que des innocents. Je vous supplie, mon Père, de m’en bien informer ; je ne vous quitterai point que vous ne m’ayez dit les principales maximes que vos casuistes ont établies.
Hélas ! me dit le Père, notre principal but aurait été de n’établir point d’autres maximes que celles de l’Évangile dans toute leur sévérité ; et l’on voit assez par le règlement de nos mœurs que, si nous souffrons quelque relâchement dans les autres, c’est plutôt par condescendance que par dessein. Nous y sommes forcés. Les hommes sont aujourd’hui tellement corrompus, que, ne pouvant les faire venir à nous, il faut bien que nous allions à eux : autrement ils nous quitteraient ; ils feraient pis, ils s’abandonneraient entièrement. Et c’est pour les retenir que nos casuistes ont considéré les vices auxquels on est le plus porté dans toutes les conditions, afin d’établir des maximes si douces, sans toutefois blesser la vérité, qu’on serait de difficile composition si l’on n’en était content ; car le dessein capital que notre Société a pris pour le bien de la religion est de ne rebuter qui que ce soit, pour ne pas désespérer le monde.
Nous avons donc des maximes pour toutes sortes de personnes, pour les bénéficiers, pour les prêtres, pour les religieux, pour les gentilshommes, pour les domestiques, pour les riches, pour ceux qui sont dans le commerce, pour ceux qui sont mal dans leurs affaires, pour ceux qui sont dans l’indigence, pour les femmes dévotes, pour celles qui ne le sont pas, pour les gens mariés, pour les gens déréglés : enfin rien n’a échappé à leur prévoyance. C’est-à-dire, lui dis-je, qu’il y en a pour le Clergé, la Noblesse et le Tiers-État : me voici bien disposé à les entendre.
Commençons, dit le Père, par les bénéficiers. Vous savez quel trafic on fait aujourd’hui des bénéfices, et que s’il fallait s’en rapporter à ce que saint Thomas et les anciens en ont écrit, il y aurait bien des simoniaques dans l’Église. C’est pourquoi il a été fort nécessaire que nos Pères aient tempéré les choses par leur prudence, comme ces paroles de Valentia, qui est l’un des quatre animaux d’Escobar, vous l’apprendront. C’est la conclusion d’un long discours, où il en donne plusieurs expédients, dont voici le meilleur à mon avis ; c’est en la page 2039 du tome III. Si l’on donne un bien temporel pour un bien spirituel, c’est-à-dire de l’argent pour un bénéfice, et qu’on donne l’argent comme le prix du bénéfice, c’est une simonie visible ; mais si on le donne comme le motif qui porte la volonté du collateur à le conférer, ce n’est point simonie, encore que celui qui le confère, considère et attende l’argent comme la fin principale. Tannerus, qui est encore de notre Société, dit la même chose dans son tome III, p. 1519, quoiqu’il avoue que saint Thomas y est contraire, en ce qu’il enseigne absolument que c’est toujours simonie de donner un bien spirituel pour un temporel, si le temporel en est la fin. Par ce moyen, nous empêchons une infinité de simonies ; car qui serait assez méchant pour refuser, cri donnant de l’argent pont un bénéfice, de porter son intention à le donner comme un motif qui porte le bénéficier à le résigner, au lieu de le donner comme le prix du bénéfice ? Personne n’est assez abandonné de Dieu pour cela. Je demeure d’accord, lui dis-je, que tout le monde a des grâces suffisantes pour faire un tel marché. Cela est assuré, repartit le Père.
Voilà comment nous avons adouci les choses à l’égard des bénéficiers. Quant aux prêtres, nous avons plusieurs maximes qui leur sont assez favorables. Par exemple, celle-ci de nos vingt-quatre, tr. I, ex. II, n. 96 : Un prêtre qui a reçu de l’argent pour dire une messe peut-il recevoir de nouvel argent sur la même messe ? Oui, dit Filiutius, en appliquant la partie du sacrifice qui lui appartient comme prêtre à celui qui le paie de nouveau, pourvu qu’il n’en reçoive pas autant que pour une messe entière, mais seulement pour une partie, comme pour un tiers de messe.
Certes, mon Père, voici une de ces rencontres où le pour et le contre sont bien probables ; car ce que vous dites ne peut manquer de l’être, après l’autorité de Filiutius et d’Escobar. Mais, en le laissant dans sa sphère de probabilité, on pourrait bien, ce me semble, dire aussi le contraire, et l’appuyer par ces raisons. Lorsque l’Église permet aux prêtres qui sont pauvres de recevoir de l’argent pour leurs messes, parce qu’il est bien juste que ceux qui servent à l’autel vivent de l’autel, elle n’entend pas pour cela qu’ils échangent le sacrifice pour de l’argent et encore moins qu’ils se privent eux-mêmes de toutes les grâces qu’ils en doivent tirer les premiers. Et je dirais encore que les prêtres, selon saint Paul, sont obligés d’offrir le sacrifice, premièrement pour eux-mêmes, et puis pour le peuple ; et qu’ainsi il leur est bien permis d’en associer d’autres au fruit du sacrifice, mais non pas de renoncer eux-mêmes volontairement à tout le fruit du sacrifice, et de le donner à un autre pour un tiers de messe, c’est-à-dire pour quatre ou cinq sols. En vérité, mon Père, pour peu que je fusse grave, je rendrais cette opinion probable. Vous n’y auriez pas grand peine, me dit-il ; elle l’est visiblement. La difficulté était de trouver de la probabilité dans le contraire des opinions qui sont manifestement bonnes, et c’est ce qui n’appartient qu’aux grands personnages. Le P. Bauny y excelle. Il y a du plaisir de voir ce savant casuiste pénétrer dans le pour et le contre d’une même question qui regarde encore les prêtres, et trouver raison partout, tant il est ingénieux et subtil.
Il dit en un endroit, c’est dans le traité X, p. 474 : On ne peut pas faire une loi qui obligeât les curés à dire la messe tous les jours, parce qu’une telle loi les exposerait indubitablement, haud dubie, au péril de la dire quelquefois en péché mortel. Et néanmoins dans le même Traité X, p. 441, il dit que les prêtres qui ont reçu de l’argent pour dire la messe tous les jours la doivent dire tous les jours et qu’ils ne peuvent pas s’excuser sur ce qu’ils ne sont pas toujours assez bien préparés pour la dire, parce qu’on peut toujours faire l’acte de contrition ; et que s’ils y manquent, c’est leur faute et non pas celle de celui qui leur fait dire la messe. Et pour lever les plus grandes difficultés qui pourraient les en empêcher, il résout ainsi cette question dans le même traité, q. 32, page 457 : Un prêtre peut-il dire la messe le même jour qu’il a commis un péché mortel, et des plus criminels, en se confessant auparavant ? Non, dit Villabos, à cause de son impureté. Mais Sanctius dit que oui, et sans aucun péché, et je tiens son opinion sûre, et qu’elle doit être suivie dans la pratique : et tuta et sequenda in praxi.
Quoi ! mon Père, lui dis-je, on doit suivre cette opinion dans la pratique ? Un prêtre qui serait tombé dans un tel désordre oserait-il s’approcher le même jour de l’autel, sur la parole du P. Bauny ? Et ne devrait-il pas déférer aux anciennes lois de l’Église, qui excluaient pour jamais du sacrifice, ou au moins pour un long temps, les prêtres qui avaient commis des péchés de cette sorte, plutôt que de s’arrêter aux nouvelles opinions des casuistes, qui les y admettent le jour même qu’ils y sont tombés ? Vous n’avez point de mémoire, dit le Père ; ne vous appris-je pas l’autre fois que, selon nos Pères Cellot et Reginaldus, l’on ne doit pas suivre, dans la morale, les anciens Pères, mais les nouveaux casuistes ? Je m’en souviens bien, lui répondis-je ; mais il y a plus ici, car il y a des lois de l’Église. Vous avez raison, me dit-il ; mais c’est que vous ne savez pas encore cette belle maxime de nos Pères : que les lois de l’Église perdent leur force quand on ne les observe plus, cum jam desuetudine abierunt, comme dit Filiutius, tom. II, tr. 25, n. 33. Nous voyons mieux que les anciens les nécessités présentes de l’Église. Si on était si sévère à exclure les prêtres de l’autel, vous comprenez bien qu’il n’y aurait pas un si grand nombre de messes. Or la pluralité des messes apporte tant de gloire à Dieu, et tant d’utilité aux âmes, que j’oserais dire, avec notre Père Cellot, dans son livre de la Hiérarchie, p. 611 de l’impression de Rouen, qu’il n’y aurait pas trop de prêtres, quand non seulement tous les hommes et les femmes, si cela se pouvait, mais que les corps insensibles, et les bêtes brutes même, bruta animalia, seraient changés en prêtres pour célébrer la messe. Je fus si surpris de la bizarrerie de cette imagination, que je ne pus rien dire, de sorte qu’il continua ainsi.
Mais en voilà assez pour les prêtres ; je serais trop long ; venons aux religieux. Comme leur plus grande difficulté est en l’obéissance qu’ils doivent à leurs supérieurs, écoutez l’adoucissement qu’y apportent nos Pères. C’est Castrus Palaus, de notre Société, Op. mor., p. I, disp. 2, p. 6 : Il est hors de dispute, non est controversia, que le religieux qui a pour soi une opinion probable n’est point tenu d’obéir à son supérieur, quoique l’opinion du supérieur soit la plus probable ; car alors il est permis au religieux d’embrasser celle qui lui est la plus agréable, quoe sibi gratior fuerit, comme le dit Sanchez. Et encore que le commandement du supérieur soit juste, cela ne vous oblige pas de lui obéir ; car il n’est pas juste de tous points et en toute manière, non undequaque juste proecipit, mais seulement probablement, et ainsi vous n’êtes engagé que probablement à lui obéir, et vous en êtes probablement dégagé, probabiliter obligatus et probabiliter deobligatus. Certes, mon Père, lui dis-je, on ne saurait trop estimer un si beau fruit de la double probabilité ! Elle est de grand usage, me dit-il ; mais abrégeons. Je ne vous dirai plus que ce trait de notre célèbre Molina, en faveur des religieux qui sont chassés de leurs couvents pour leurs désordres. Notre Père Escobar le rapporte, tr. 6, ex. 7, n. III, en ces termes : Molina assure qu’un religieux chassé de son monastère n’est point obligé de se corriger pour y retourner, et qu’il n’est plus lié par son vœu d’obéissance.
Voilà, mon Père, lui dis-je, les ecclésiastiques bien à leur aise. Je vois bien que vos casuistes les ont traités favorablement. Ils y ont agi comme pour eux-mêmes. J’ai bien peur que les gens des autres conditions ne soient pas si bien traités. Il fallait que chacun fût pour soi. Ils n’auraient pas mieux fait eux-mêmes, me repartit le Père. On a agi pour tous avec une pareille charité, depuis les plus grands jusques aux moindres ; et vous m’engagez, pour vous le montrer, à vous dire nos maximes touchant les valets.
Nous avons considéré, à leur égard, la peine qu’ils ont, quand ils sont gens de conscience, à servir des maîtres débauchés ; car s’ils ne font tous les messages où ils les emploient, ils perdent leur fortune ; et s’ils leur obéissent, ils en ont du scrupule. C’est pour les en soulager que nos vingt-quatre Pères, tr. 7, ex. 4, n. 223, ont marqué les services qu’ils peuvent rendre en sûreté de conscience. En voici quelques-uns : Porter des lettres et des présents ; ouvrir les portes et les fenêtres ; aider leur maître à monter à la fenêtre, tenir l’échelle pendant qu’il y monte : tout cela est permis et indifférent. Il est vrai que pour tenir l’échelle il faut qu’ils soient menacés plus qu’à l’ordinaire, s’ils y manquaient ; car c’est faire injure au maître d’une maison d’y entrer par la fenêtre.
Voyez-vous combien cela est judicieux ? Je n’attendais rien moins, lui dis-je, d’un livre tiré de vingt-quatre Jésuites. Mais, ajouta le Père, notre P. Bauny a encore bien appris aux valets à rendre tous ces devoirs-là innocemment à leurs maîtres, en faisant qu’ils portent leur intention non pas aux péchés dont ils sont les entremetteurs, mais seulement au gain qui leur en revient. C’est ce qu’il a bien expliqué dans sa Somme des péchés, en la page 710 de la première impression : Que les confesseurs, dit-il, remarquent bien qu’on ne peut absoudre les valets qui font des messages déshonnêtes, s’ils consentent aux péchés de leurs maîtres ; mais il faut dire le contraire, s’ils le font pour leur commodité temporelle. Et cela est bien facile à faire, car pourquoi s’obstineraient-ils à consentir à des péchés dont ils n’ont que la peine ?
Et le même P. Bauny a encore établi cette grande maxime en faveur de ceux qui ne sont pas contents de leurs gages ; c’est dans sa Somme, pages 213 et 214 de la sixième édition : Les valets qui se plaignent de leurs gages peuvent-ils d’eux-mêmes les croître en se garnissant les mains d’autant de bien appartenant à leurs maîtres, comme ils s’imaginent en être nécessaire pour égaler les dits gages à leur peine ? Ils le peuvent en quelques rencontres, comme lorsqu’ils sont si pauvres en cherchant condition, qu’ils ont été obligés d’accepter l’offre qu’on leur a faite, et que les autres valets de leur sorte gagnent davantage ailleurs.
Voilà justement, mon Père, lui dis-je, le passage de Jean d’Alba.
Quel Jean d’Alba ? dit le Père. Que voulez-vous dire ? Quoi ! mon Père, ne vous souvenez-vous plus de ce qui se passa en cette ville l’année 1647 ? Et où étiez-vous donc alors ? J’enseignais, dit-il, les cas de conscience dans un de nos collèges assez éloigné de Paris. Je vois donc bien, mon Père, que vous ne savez pas cette histoire ; il faut que je vous la die. C’était une personne d’honneur qui la contait l’autre jour en un lieu où j’étais. Il nous disait que ce Jean d’Alba, servant vos Pères du Collège de Clermont de la rue Saint-Jacques, et n’étant pas satisfait de ses gages, déroba quelque chose pour se récompenser ; que vos Pères s’en étant aperçus le firent mettre en prison, l’accusant de vol domestique ; et que le procès en fut rapporté au Châtelet le sixième jour d’avril 1647, si j’ai bonne mémoire, car il nous marqua toutes ces particularités-là, sans quoi à peine l’aurait-on cru. Ce malheureux, étant interrogé, avoua qu’il avait pris quelques plats d’étain à vos Pères ; mais il soutint qu’il ne les avait pas volés pour cela, rapportant pour sa justification cette doctrine du P. Bauny, qu’il présenta aux juges avec un écrit d’un de vos Pères, sous lequel il avait étudié les cas de conscience ; qui lui avait appris la même chose. Sur quoi M. de Montrouge, l’un des plus considérés de cette compagnie, dit en opinant qu’il n’était pas d’avis que, sur des écrits de ces Pères, contenant une doctrine illicite, pernicieuse et contraire à toutes les lois naturelles, divines et humaines, capable de renverser toutes les familles et d’autoriser tous les vols domestiques, on dût absoudre cet accusé ; mais qu’il était d’avis que ce trop fidèle disciple fût fouetté devant la porte du Collège, par la main du bourreau, lequel en même temps brûlerait les écrits de ces Pères traitant du larcin, avec défense à eux de plus enseigner une telle doctrine, sur peine de la vie.
On attendait la suite de cet avis qui fut fort approuvé, lorsqu’il arriva un incident qui fit remettre le jugement de ce procès. Mais cependant le prisonnier disparut, on ne sait comment, sans qu’on parlât plus de cette affaire-là ; de sorte que Jean d’Alba sortit, et sans rendre sa vaisselle. Voilà ce qu’il nous dit ; et il ajoutait à cela que l’avis de M. de Montrouge est aux registres du Châtelet, où chacun le peut voir. Nous prîmes plaisir à ce conte.
À quoi vous amusez-vous ? dit le Père. Qu’est-ce que tout cela signifie ? Je vous parle des maximes de nos casuistes ; j’étais prêt à vous parler de celles qui regardent les gentilshommes, et vous m’interrompez par des histoires hors de propos. Je ne vous le disais qu’en passant, lui dis-je, et aussi pour vous avertir d’une chose importante sur ce sujet, que je trouve que vous avez oubliée en établissant votre doctrine de la probabilité. Eh quoi ! dit le Père, que pourrait-il y avoir de manque après que tant d’habiles gens y ont passé ? C’est, lui répondis-je, que vous avez bien mis ceux qui suivent vos opinions probables en assurance à l’égard de Dieu et de la conscience ; car, à ce que vous dites, on est en sûreté de ce côté-là en suivant un docteur grave. Vous les avez encore mis en assurance du côté des confesseurs, car vous avez obligé les prêtres à les absoudre sur une opinion probable, à peine de pêché mortel. Mais vous ne les avez point mis en assurance du côté des juges ; de sorte qu’ils se trouvent exposés au fouet et à la potence en suivant vos probabilités : c’est un défaut capital que cela. Vous avez raison, dit le Père, vous me faites plaisir ; mais c’est que nous n’avons pas autant de pouvoir sur les magistrats que sur les confesseurs, qui sont obligés de se rapporter à nous pour les cas de conscience ; car c’est nous qui en jugeons souverainement. J’entends bien, lui dis-je, mais si d’une part vous êtes les juges des confesseurs, n’êtes-vous pas, de l’autre, les confesseurs des juges ? Votre pouvoir est de grande étendue : obligez-les d’absoudre les criminels qui ont une opinion probable, à peine d’être exclus des sacrements ; afin qu’il n’arrive pas, au grand mépris et scandale de la probabilité, que ceux que vous rendez innocents dans la théorie soient fouettés ou pendus dans la pratique. Sans cela, comment trouveriez-vous des disciples ? Il y faudra songer, me dit-il, cela n’est pas à négliger. Je le proposerai à notre Père Provincial. Vous pouviez néanmoins réserver cet avis à un autre temps, sans interrompre ce que j’ai à vous dire des maximes que nous avons établies en faveur des gentilshommes, et je ne vous les apprendrai qu’à la charge que vous ne me ferez plus d’histoires.
Voilà tout ce que vous aurez pour aujourd’hui, car il faut plus d’une lettre pour vous mander tout ce que j’ai appris en une seule conversation. Cependant je suis, etc.