Blaise Pascal – Les Provinciales, Septième lettre (1656)

SEPTIÈME LETTRE

ÉCRITE À UN PROVINCIAL

PAR UN DE SES AMIS.

De Paris, ce 10 avril 1656.

MONSIEUR,

Après avoir apaisé le bon Père, dont j’avais un peu troublé le discours par l’histoire de Jean d’Alba, il le reprit sur l’assurance que je lui donnai de ne lui en plus faire de semblables ; et il me parla des maximes de ses casuistes touchant les gentilshommes, à peu près en ces termes :

Vous savez, me dit-il, que la passion dominante des personnes de cette condition est ce point d’honneur qui les engage à toute heure à des violences qui paraissent bien contraires à la piété chrétienne ; de sorte qu’il faudrait les exclure presque tous de nos confessionnaux, si nos Pères n’eussent un peu relâché de la sévérité de la religion pour. s’accommoder à la faiblesse des hommes. Mais comme ils voulaient demeurer attachés à l’Évangile par leur devoir envers Dieu, et aux gens du monde par leur charité pour le prochain, ils ont eu besoin de toute leur lumière pour trouver des expédients qui tempérassent les choses avec tant de justesse, qu’on pût maintenir et réparer son honneur par les moyens dont on se sert ordinairement dans le monde, sans blesser néanmoins sa conscience ; afin de conserver tout ensemble deux choses aussi opposées en apparence que la piété et l’honneur.

Mais autant que ce dessein était utile, autant l’exécution en était pénible ; car je crois que vous voyez assez la grandeur et la difficulté de cette entreprise. Elle m’étonne, lui dis-je assez froidement. Elle vous étonne ? me dit-il : je le crois, elle en étonnerait bien d’autres. Ignorez-vous que, d’une part, la loi de l’Évangile ordonne de ne point rendre le mal pour le mal, et d’en laisser la vengeance à Dieu ? et que, de l’autre, les lois du monde défendent de souffrir les injures, sans en tirer raison soi-même, et souvent par la mort de ses ennemis ? Avez-vous jamais rien vu qui paraisse plus contraire ? Et cependant, quand je vous dis que nos Pères ont accordé ces choses, vous me dites simplement que cela vous étonne. Je ne m’expliquais pas assez, mon Père. Je tiendrais la chose impossible, si, après ce que j’ai vu de vos Pères, je ne savais qu’ils peuvent faire facilement ce qui est impossible aux autres hommes. C’est ce qui me fait croire qu’ils en ont bien trouvé quelque moyen, que j’admire sans le connaître, et que je vous prie de me déclarer.

Puisque vous le prenez ainsi, me dit-il, je ne puis vous le refuser. Sachez donc que ce principe merveilleux est notre grande méthode de diriger l’intention, dont l’importance est telle dans notre morale, que j’oserais quasi la comparer à la doctrine de la probabilité. Vous en avez vu quelques traits en passant, dans de certaines maximes que je vous ai dites ; car, lorsque je vous ai fait entendre comment les valets peuvent faire en conscience de certains messages fâcheux, n’avez-vous pas pris garde que c’était seulement en détournant leur intention du mal dont ils sont les entremetteurs, pour la porter au gain qui leur en revient ? Voilà ce que c’est que diriger l’intention, et vous avez vu de même que ceux qui donnent de l’argent pour des bénéfices seraient de véritables simoniaques sans une pareille diversion. Mais je veux maintenant vous faire voir cette grande méthode dans tout son lustre sur le sujet de l’homicide, qu’elle justifie en mille rencontres, afin que vous jugiez par un tel effet tout ce qu’elle est capable de produire. Je vois déjà, lui dis-je, que par là tout sera permis, rien n’en échappera. Vous allez toujours d’une extrémité à l’autre, répondit le Père : corrigez-vous de cela ; car, pour vous témoigner que nous ne permettons pas tout, sachez que, par exemple, nous ne souffrons jamais d’avoir l’intention formelle de pécher pour le seul dessein de pécher ; et que quiconque s’obstine à n’avoir point d’autre fin dans le mal que le mal même, nous rompons avec lui ; cela est diabolique : voilà qui est sans exception d’âge, de sexe, de qualité. Mais quand on n’est pas dans cette malheureuse disposition, alors nous essayons de mettre en pratique notre méthode de diriger l’intention, qui consiste à se proposer pour fin de ses actions un objet permis. Ce n’est pas qu’autant qu’il est en notre pouvoir nous ne détournions les hommes des choses défendues ; mais, quand nous ne pouvons pas empêcher l’action, nous purifions au moins l’intention ; et ainsi nous corrigeons le vice du moyen par la pureté de la fin.

Voilà par où nos Pères ont trouvé moyen de permettre les violences qu’on pratique en défendant son honneur ; car il n’y a qu’à détourner son intention du désir de vengeance, qui est criminel, pour la porter au désir de défendre son honneur, qui est permis selon nos Pères. Et c’est ainsi qu’ils accomplissent tous leurs devoirs envers Dieu et envers les hommes. Car ils contentent le monde en permettant les actions ; et ils satisfont à l’Évangile en purifiant les intentions. Voilà ce que les Anciens n’ont point connu, voilà ce qu’on doit à nos Pères. Le comprenez-vous maintenant ? Fort bien, lui dis-je. Vous accordez aux hommes l’effet extérieur et matériel de l’action, et vous donnez à Dieu ce mouvement intérieur et spirituel de l’intention ; et par cet équitable partage, vous alliez les lois humaines avec les divines. Mais, mon Père, pour vous dire la vérité, je me défie un peu de vos promesses ; et je doute que vos auteurs en disent autant que vous. Vous me faites tort, dit le Père ; je n’avance rien que je ne prouve, et par tant de passages, que leur nombre, leur autorité et leurs raisons vous rempliront d’admiration.

Car, pour vous faire voir l’alliance que nos Pères ont faite des maximes de l’Évangile avec celles du monde, par cette direction d’intention, écoutez notre Père Reginaldus, in Praxi, I. XXI, n. 62, p. 260 : Il est défendu aux particuliers de se venger ; car saint Paul dit aux Rom. ch. 12 : Ne rendez à personne le mal pour le mal ; et l’Eccl., ch. 28 : Celui qui veut se venger attirera sur soi la vengeance de Dieu, et ses péchés ne seront point oubliés. Outre tout ce qui est dit dans l’Évangile, du pardon des offenses, comme dans les chapitres 6 et 12 de saint Matthieu. Certes, mon Père, si après cela il dit autre chose que ce qui est dans l’Écriture, ce ne sera pas manque de la savoir. Que conclut-il donc enfin ? Le voici, dit-il : De toutes ces choses, il paraît qu’un homme de guerre peut sur l’heure même poursuivre celui qui l’a blessé ; non pas, à la vérité, avec l’intention de rendre le mal pour le mal, mais avec celle de conserver son honneur : Non ut malum pro malo reddat, sed ut conservet honorem.

Voyez-vous comment ils ont soin de défendre d’avoir l’intention de rendre le mal pour le mal, parce que l’Écriture le condamne ? Ils ne l’ont jamais souffert. Voyez Lessius, De Just. Lib. II, C. IX, d. 12, n. 79 : Celui qui a reçu un soufflet ne peut pas avoir l’intention de s’en venger ; mais il peut bien avoir celle d’éviter l’infamie, et pour cela de repousser à l’instant cette injure, et même à coups d’épée : etiam cum gladio. Nous sommes si éloignés de souffrir qu’on ait le dessein de se venger de ses ennemis, que nos Pères ne veulent pas seulement qu’on leur souhaite la mort par un mouvement de haine. Voyez notre Père Escobar, Tr. 5, ex. 5, n. 145 : Si votre ennemi est disposé à vous nuire, vous ne devez pas souhaiter sa mort par un mouvement de haine, mais vous le pouvez bien faire pour éviter votre dommage. Car cela est tellement légitime avec cette intention, que notre grand Hurtado de Mendoza dit : Qu’on peut prier Dieu de faire promptement mourir ceux qui se disposent à nous persécuter, si on ne le peut éviter autrement. C’est au livre De Spe, Vol. II, d. 15, 3., sect. 4, [§] 48.

Mon Révérend Père, lui dis-je, l’Église a bien oublié de mettre une oraison à cette intention dans ses prières. On n’y a pas mis, me dit-il, tout ce qu’on peut demander à Dieu. Outre que cela ne se pouvait pas, car cette opinion-là est plus nouvelle que le bréviaire : vous n’êtes pas bon chronologiste. Mais, sans sortir de ce sujet, écoutez encore ce passage de notre Père Gaspar Hurtado, De Sub. pecc. diff. 9, cité par Diana, p. 5, tr. 14, r. 99 ; c’est l’un des vingt-quatre Pères d’Escobar. Un bénéficier peut, sans aucun péché mortel, désirer la mort de celui qui a une pension sur son bénéfice ; et un fils celle de son père, et se réjouir quand elle arrive, pourvu que ce ne soit que pour le bien qui lui en revient, et non pas par une haine personnelle.

Ô mon Père ! lui dis-je, voilà un beau fruit de la direction d’intention ! Je vois bien qu’elle est de grande étendue ; mais néanmoins il y a de certains cas dont la résolution serait encore difficile, quoique fort nécessaire pour les gentilshommes. Proposez-les pour voir, dit le Père. Montrez-moi, lui dis-le, avec toute cette direction d’intention, qu’il soit permis de se battre en duel. Notre grand Hurtado de Mendoza, dit le Père, vous y satisfera sur l’heure, dans ce passage que Diana rapporte p. 5 tr. 14, r. 99. Si un gentilhomme qui est appelé en duel est connu pour n’être pas dévot, et que les péchés qu’on lui voit commettre à toute heure sans scrupule fassent aisément juger que, s’il refuse le duel, ce n’est pas par la crainte de Dieu, mais par timidité ; et qu’ainsi on dise de lui que c’est une poule et non pas un homme, gallina et non vir, il peut, pour conserver son honneur, se trouver au lieu assigné, non pas véritablement avec l’intention expresse de se battre en duel, mais seulement avec celle de se défendre, si celui qui l’a appelé l’y vient attaquer injustement. Et son action sera tout indifférente d’elle-même. Car quel mal y a-t-il d’aller dans un champ, de s’y promener en attendant un homme, et de se défendre si on l’y vient attaquer ? Et ainsi il ne pèche en aucune manière, puisque ce n’est point du tout accepter un duel, ayant l’intention dirigée à d’autres circonstances. Car l’acceptation du duel consiste en l’intention expresse de se battre, laquelle celui-ci n’a pas.

Vous ne m’avez pas tenu parole, mon Père. Ce n’est pas là proprement permettre le duel ; au contraire, il le croit tellement défendu, que, pour le rendre permis, il évite de dire que c’en soit un. Ho ! ho ! dit le Père, vous commencez à pénétrer ; j’en suis ravi. Je pourrais dire néanmoins qu’il permet en cela tout ce que demandent ceux qui se battent en duel. Mais, puisqu’il faut vous répondre juste, notre Père Layman le fera pour moi, en permettant le duel en mots propres, pourvu qu’on dirige son intention à l’accepter seulement pour conserver son honneur ou sa fortune. C’est au I. 3, p. 3, c. 3, n. 2 et 3 : Si un soldat à l’armée, ou un gentilhomme à la Cour, se trouve en état de perdre son honneur ou sa fortune, s’il n’accepte un duel, je ne vois pas que l’on puisse condamner celui qui le reçoit pour se défendre. Petrus Hurtado dit la même chose, au rapport de notre célèbre Escobar, au tr. I, ex. 7, n. 96, et, au n. 98, il ajoute ces paroles de Hurtado : Qu’on peut se battre en duel pour défendre même son bien, s’il n’y a que ce moyen de le conserver ; parce que chacun a le droit de défendre son bien, et même par la mort de ses ennemis. J’admirai sur ces passages de voir que la piété du roi emploie sa puissance à défendre et à abolir le duel dans ses états, et que la piété des Jésuites occupe leur subtilité à le permettre et à l’autoriser dans l’Église. Mais le bon Père était si en train, qu’on lui eût fait tort de l’arrêter, de sorte qu’il poursuivit ainsi : Enfin, dit-il, Sanchez (voyez un peu quels gens je vous cite !) passe outre ; car il permet non seulement de recevoir, mais encore d’offrir le duel en dirigeant bien son intention. Et notre Escobar le suit en cela au même lieu, n. 97. Mon Père, lui dis-je, je le quitte, si cela est ; mais je ne croirai jamais qu’il l’ait écrit, si je ne le vois. Lisez-le donc vous-même, me dit-il ; et je lus en effet ces mots dans la Théologie morale de Sanchez, l. 2, c. 29, n. 7. Il est bien raisonnable de dire qu’un homme peut se battre en duel pour sauver sa vie, son honneur, ou son bien en une quantité considérable, lorsqu’il est constant qu’on les lui veut ravir injustement par des procès et des chicaneries, et qu’il n’y a que ce seul moyen de les conserver. Et Navarrus dit fort bien qu’en cette occasion il est permis d’accepter et d’offrir le duel : Licet acceptare et offerre duellum. Et aussi qu’on peut tuer en cachette son ennemi. Et même, en ces rencontres-là, on ne doit point user de la voie du duel, si on peut tuer en cachette son homme, et sortir par là d’affaire : car, par ce moyen, on évitera tout ensemble, et d’exposer sa vie dans un combat, et de participer au péché que notre ennemi commettrait par un duel.

Voilà, mon Père, lui dis-je, un pieux guet-apens : mais, quoique pieux, il demeure toujours guet-apens, puisqu’il est permis de tuer son ennemi en trahison. Vous ai-je dit, répliqua le Père, qu’on peut tuer en trahison ? Dieu m’en garde ! Je vous dis qu’on peut tuer en cachette, et de là vous concluez qu’on peut tuer en trahison, comme si c’était la même chose. Apprenez d’Escobar, tr. 6, ex. 4, n. 26, ce que c’est que tuer en trahison, et, puis vous parlerez. On appelle tuer en trahison, quand on tue celui qui ne s’en défie en aucune manière. Et c’est pourquoi celui qui tue son ennemi n’est pas dit le tuer en trahison, quoique ce soit par derrière ou dans une embûche : licet per insidias, aut a tergo percutiat. Et au même traité, n. 56 : Celui qui tue son ennemi avec lequel il s’était réconcilié, sous promesse de ne plus attenter à sa vie, n’est pas absolument dit le tuer en trahison, à moins qu’il n’y eût entre eux une amitié bien étroite : arctior amicitia.

Vous voyez par là que vous ne savez pas seulement ce que les termes signifient, et cependant vous parlez comme un docteur. J’avoue, lui dis-je, que cela m’est nouveau ; et j’apprends de cette définition qu’on n’a peut-être jamais tué personne en trahison ; car on ne s’avise guère d’assassiner que ses ennemis ; mais, quoi qu’il en soit, on peut donc, selon Sanchez, tuer hardiment, je ne dis plus en trahison, mais seulement par derrière, ou dans une embûche, un calomniateur qui nous poursuit en justice ? Oui, dit le Père, mais en dirigeant bien l’intention ; vous oubliez toujours le principal. Et c’est ce que Molina soutient aussi, t. 4, tr. 3, disp. 12. Et même, selon notre docte Reginaldus, I. 21, c. 5, n. 57 : On peut tuer aussi les faux témoins qu’il suscite contre nous. Et enfin, selon nos grands et célèbres Pères Tannerus et Emmanuel Sa, on peut de même tuer et les faux témoins et le juge, s’il est de leur intelligence. Voici ses mots, t. 3, disp. 4, q. 8, n. 83 : Sotus, dit-il, et Lessius disent qu’il n’est pas permis de tuer les faux témoins et le juge qui conspirent à faire mourir un innocent ; mais Emmanuel Sa et d’autres auteurs ont raison d’improuver ce sentiment-là, au moins pour ce qui touche la conscience. Et il confirme encore, au même lieu, qu’on peut tuer et témoins et juge.

Mon Père, lui dis-je, j’entends maintenant assez bien votre principe de la direction d’intention ; mais j’en veux bien entendre aussi les conséquences, et tous les cas où cette méthode donne le pouvoir de tuer. Reprenons donc ceux que vous m’avez dits, de peur de méprise ; car l’équivoque serait ici dangereuse. Il ne faut tuer que bien à propos, et sur bonne opinion probable. Vous m’avez donc assuré qu’en dirigeant bien son intention, on peut, selon vos Pères, pour conserver son honneur, et même son bien, accepter un duel, l’offrir quelquefois, tuer en cachette un faux accusateur, et ses témoins avec lui, et encore le juge corrompu qui les favorise ; et vous m’avez dit aussi que celui qui a reçu un soufflet peut, sans se venger, le réparer à coups d’épée. Mais, mon Père, vous ne m’avez pas dit avec quelle mesure. On ne s’y peut guère tromper, dit le Père ; car on peut aller jusqu’à le tuer. C’est ce que prouve fort bien notre savant Henriquez, Liv. 14, c. 10, n. 3, et d’autres de nos Pères rapportés par Escobar, tr. I, ex. 7, n. 48, en ces mots : On peut tuer celui qui a donné un soufflet, quoiqu’il s’enfuie, pourvu qu’on évite de le faire par haine ou par vengeance, et que par là on ne donne pas lieu à des meurtres excessifs et nuisibles à l’État. Et la raison en est, qu’on peut ainsi courir après son honneur, comme après du bien dérobé ; car encore que votre honneur ne soit pas entre les mains de votre ennemi, comme seraient des hardes qu’il vous aurait volées, on peut néanmoins le recouvrer en la même manière, en donnant des marques de grandeur et d’autorité, et s’acquérant par là l’estime des hommes. Et, en effet, n’est-il pas véritable que celui qui a reçu un soufflet est réputé sans honneur, jusqu’à ce qu’il ait tué son ennemi ? Cela me parut si horrible, que j’eus peine à me retenir ; mais, pour savoir le reste, je le laissai continuer ainsi : Et même, dit-il, on peut, pour prévenir un soufflet, tuer celui qui le veut donner, s’il n’y a que ce moyen de l’éviter. Cela est commun dans nos Pères. Par exemple, Azor, Inst. mor., part. 3, p. 105 (c’est encore l’un des vingt-quatre vieillards) : Est-il permis à un homme d’honneur de tuer celui qui lui veut donner un soufflet ou un coup de bâton ? Les uns disent que non ; et leur raison est que la vie du prochain est plus précieuse que notre honneur : outre qu’il y a de la cruauté à tuer un homme pour éviter seulement un soufflet. Mais les autres disent que cela est permis ; et certainement je le trouve probable, quand on ne peut l’éviter autrement ; car, sans cela, l’honneur des innocents serait sans cesse exposé à la malice des insolents. Notre grand Filiutius, de même, t. 2, tr. 29, c. 3, n. 50 ; et le P. Héreau, dans ses écrits de l’homicide ; Hurtado de Mendoza, in 2, 2, disp. 170, sect. 16, § 137 ; et Bécan, Som., t. I, q. 64, De Homicid ; et nos Pères Flahaut et Lecourt, dans leurs écrits que l’Université, dans sa troisième requête, a rapportés tout au long pour les décrier, mais elle n’y a pas réussi ; et Escobar au même lieu, n. 48, disent tous les mêmes choses. Enfin cela est si généralement soutenu, que Lessius le décide comme une chose qui n’est contestée d’aucun casuiste, l. 2, c. 9, n. 76 ; car il en apporte un grand nombre qui sont de cette opinion, et aucun qui soit contraire ; et même il allègue, n. 77, Pierre Navarre, qui, parlant généralement des affronts, dont il n’y en [a] point de plus sensible qu’un soufflet, déclare que, selon le consentement de tous les casuistes, ex sententia omnium licet contumeliosum occidere, si aliter ea injuria arceri nequit. En voulez-vous davantage ?

Je l’en remerciai, car je n’en avais que trop entendu ; mais pour voir jusqu’où irait une si damnable doctrine, je lui dis : Mais, mon Père, ne sera-t-il point permis de tuer pour un peu moins ? Ne saurait-on diriger son intention en sorte qu’on puisse tuer pour un démenti ? Oui, dit le Père, et selon notre Père Baldelle, l. 3, disp. 24, n. 24, rapporté par Escobar au même lieu, n. 49 : Il est permis de tuer celui qui vous dit : Vous avez menti, si on ne peut le réprimer autrement. Et on peut tuer de la même sorte pour des médisances, selon nos Pères ; car Lessius, que le Père Héreau, entre autres, suit mot à mot, dit, au lieu déjà Cité : Si vous tâchez de ruiner ma réputation par des calomnies devant les personnes d’honneur, et que je ne puisse l’éviter autrement qu’en vous tuant, le puis-je faire ? Oui, selon des auteurs modernes, et même encore que le crime que vous publiez soit véritable, si toutefois il est secret, en sorte que vous ne puissiez le découvrir selon les voies de la justice ; et en voici la preuve. Si vous me voulez ravir l’honneur en me donnant un soufflet, je puis l’empêcher par la force des armes : donc la même défense est permise quand vous me voulez faire la même injure avec la langue. De plus, on peut empêcher les affronts : donc on peut empêcher les médisances. Enfin l’honneur est plus cher que la vie. Or on peut tuer pour défendre sa vie : donc on peut tuer pour défendre son honneur.

Voilà des arguments en forme. Ce n’est pas là discourir, c’est prouver. Et enfin, ce grand Lessius montre au même endroit n. 78, qu’on peut tuer même pour un simple geste, ou un signe de mépris. On peut, dit-il, attaquer et ôter l’honneur en plusieurs manières, dans lesquelles la défense paraît bien juste ; comme si on veut donner un coup de bâton, ou un soufflet, ou si on veut nous faire affront par des paroles ou par des signes, sive per signa.

Ô mon Père, lui dis-je, voilà tout ce qu’on peut souhaiter pour mettre l’honneur à couvert ; mais la vie est bien exposée, si, pour de simples médisances ou des gestes désobligeants, on peut tuer le monde en conscience. Cela est vrai, me dit-il ; mais comme nos Pères sont fort circonspects, ils ont trouvé à propos de défendre de mettre cette doctrine en usage en ces petites occasions, car ils disent au moins qu’à peine doit-on la pratiquer : practice vix probari potest. Et ce n’a pas été sans raison ; la voici. Je le sais bien, lui dis-je ; c’est parce que la loi de Dieu défend de tuer. Ils ne le prennent pas par là, me dit le Père ; ils le trouvent permis en conscience, et en ne regardant que la vérité en elle-même. Et pourquoi le défendent-ils donc ? Écoutez-le, dit-il. C’est parce qu’on dépeuplerait un État en moins de rien, si on en tuait tous les médisants. Apprenez-le de notre Reginaldus, liv. 21, n. 63, Page 260 : Encore que cette opinion, qu’on peut tuer pour une médisance, ne soit pas sans probabilité dans la théorie, il faut suivre le contraire dans la pratique ; car il faut toujours éviter le dommage de l’État dans la manière de se défendre. Or il est visible qu’en tuant le monde de cette sorte, il se ferait un trop grand nombre de meurtres. Lessius en parle de même au lieu déjà cité. Il faut prendre garde que l’usage de cette maxime ne soit nuisible à l’État, car alors il ne faut pas le permettre, tunc enim non est permittendus.

Quoi ! mon Père, ce n’est donc ici qu’une défense de politique, et non pas de religion ? Peu de gens s’y arrêteront, et surtout dans la colère ; car il pourrait être assez probable qu’on ne fait point de tort à l’État de le purger d’un méchant homme. Aussi, dit-il, notre Père Filiutius joint à cette raison-là une autre bien considérable, tr. 29, ch. 3, n. 51. C’est qu’on serait puni en justice, en tuant le monde pour ce sujet. Je vous le disais bien, mon Père, que vous ne feriez jamais rien qui vaille, tant que vous n’auriez point les juges de votre côté. Les juges, dit le Père, qui ne pénètrent pas dans les consciences, ne jugent que par le dehors de l’action, au lieu que nous regardons principalement à l’intention ; et de là vient que nos maximes sont quelquefois un peu différentes des leurs. Quoi qu’il en soit, mon Père, il se conclut fort bien des vôtres qu’en évitant les dommages de l’État, on peut tuer les médisants en sûreté de conscience, pourvu que ce soit en sûreté de sa personne.

Mais, mon Père, après avoir si bien pourvu à l’honneur, n’avez-vous rien fait pour le bien ? Je sais qu’il est de moindre considération, mais il n’importe. Il me semble qu’on peut bien diriger son intention à tuer pour le conserver. Oui, dit le Père, et je vous ai touché quelque chose qui vous a pu donner cette ouverture. Tous nos casuistes s’y accordent, et même on le permet, encore que l’on ne craigne plus aucune violence de ceux qui nous ôtent notre bien, comme quand ils s’enfuient. Azor, de notre Société, le prouve, p. 3, l. 2, ch. I, q. 20.

Mais, mon Père, combien faut-il que la chose vaille pour nous porter à cette extrémité ? Il faut, selon Reginaldus, l. 21, ch. 5, n. [68], et Tannerus, in. 2, 2, disp. 4, q. 8, d. 4, n. 69, que la chose soit de grand prix au jugement d’un homme prudent. Et Layman et Filiutius en parlent de même. Ce n’est rien dire, mon Père : où ira-t-on chercher un homme prudent, dont la rencontre est si rare, pour faire cette estimation ? Que ne déterminent-ils exactement la somme ? Comment ! dit le Père, était-il si facile, à votre avis, de comparer la vie d’un homme et d’un chrétien à de l’argent ? C’est ici où je veux vous faire sentir la nécessité de nos casuistes. Cherchez-moi, dans tous les anciens Pères, pour combien d’argent il est permis de tuer un homme. Que vous diront-ils, sinon : non occides, vous ne tuerez point ? Et qui a donc osé déterminer cette somme ? répondis-je. C’est, me dit-il, notre grand et incomparable Molina, la gloire de notre Société, qui, par sa prudence inimitable, l’a estimée à six ou sept ducats, pour lesquels il assure qu’il est permis de tuer, encore que celui qui les emporte s’enfuie. C’est en son t. 4, tr. 3, disp. 16, d. 6. Et il dit de plus au même endroit : Qu’il n’oserait condamner d’aucun péché un homme qui tue celui qui lui veut ôter une chose de la valeur d’un écu, ou moins : unius aurei, vel minoris adhuc valoris. Ce qui a porté Escobar à établir cette règle générale, n. 44, que régulièrement on peut tuer un homme pour la valeur d’un écu, selon Molina.

Ô mon Père ! d’où Molina a-t-il pu être éclairé pour déterminer une chose de cette importance sans aucun secours de l’Écriture, des Conciles, ni des Pères ? Je vois bien qu’il a eu des lumières bien particulières et bien éloignées de saint Augustin sur l’homicide, aussi bien que sur la grâce. Me voici bien savant sur ce chapitre ; et je connais parfaitement qu’il n’y a plus que les gens d’Église qui s’abstiendront de tuer ceux qui leur feront tort en leur honneur ou en leur bien. Que voulez-vous dire ? répliqua le Père. Cela serait-il raisonnable, à votre avis, que ceux qu’on doit le plus respecter dans le monde fussent seuls exposés à l’insolence des méchants ? Nos Pères ont, prévenu ce désordre, car Tannerus, [tr.] 2, d. 4, q. 8, d. 4, n. 76, dit : Qu’il est permis aux ecclésiastiques et aux religieux même de tuer, pour défendre non seulement leur vie, mais aussi leur bien, ou celui de leur communauté. Molina, qu’Escobar rapporte, n. 43 ; Bécan, in 2. 2, t. 2, q. 7, De Hom., concl. 2, n. 5 ; Reginaldus, I. 21, c. 5, n. 68 ; Layman, l. 3, tr. 3, p. 3, c. 3, n. 4 ; Lessius, l. 2, c. 9, d. II, n. 72 ; et les autres se servent tous des mêmes paroles.

Et même, selon notre célèbre P. Lamy, il est permis aux prêtres et aux religieux de prévenir ceux qui les veulent noircir par des médisances, en les tuant pour les en empêcher. Mais c’est toujours en dirigeant bien l’intention. Voici ses termes, t. 5, disp. 36, n. 118 : Il est permis à un ecclésiastique ou à un religieux de tuer un calomniateur qui menace de publier des crimes scandaleux de sa communauté ou de lui-même, quand il n’y a que ce seul moyen de l’en empêcher, comme s’il est prêt à répandre ses médisances si on ne le tue promptement : car, en ce cas, comme il serait permis à ce religieux de tuer celui qui lui voudrait ôter la vie, il lui est permis aussi de tuer celui qui lui veut ôter l’honneur ou celui de sa communauté, de la même sorte qu’aux gens du monde. Je ne savais pas cela, lui dis-je, et j’avais cru simplement le contraire sans y faire de réflexion, sur ce que j’avais ouï dire que l’Église abhorre tellement le sang, qu’elle ne permet pas seulement aux juges ecclésiastiques d’assister aux jugements criminels. Ne vous arrêtez pas à cela, dit-il, notre Père Lamy prouve fort bien cette doctrine, quoique, par un trait d’humilité bienséant à ce grand homme, il la soumette aux lecteurs prudents. Et Caramuel, notre illustre défenseur, qui la rapporte dans sa Théologie fondamentale, p. 543, la croit si certaine, qu’il soutient que le contraire n’est pas probable ; et il en tire des conclusions admirables, comme celle-ci, qu’il appelle la conclusion des conclusions, conclusionum conclusio : Qu’un prêtre non seulement peut, en de certaines rencontres, tuer un calomniateur, mais encore qu’il y en a où il le doit faire : etiam aliquando debet occidere. Il examine plusieurs questions nouvelles sur ce principe ; par exemple celle-ci : Savoir si les Jésuites peuvent tuer les Jansénistes ? Voilà, mon Père, m’écriai-je, un point de théologie bien surprenant ! Et je tiens les Jansénistes déjà morts par la doctrine du P. Lamy. Vous voilà attrapé, dit le Père. Caramuel conclut le contraire des mêmes principes. Et comment cela, mon Père ? Parce, me dit-il, qu’ils ne nuisent pas à notre réputation. Voici ses mots, n. 1146 et 1147, p. 547 et 548 : Les Jansénistes appellent les Jésuites Pélagiens ; pourra-t-on les tuer pour cela ? Non, d’autant que les Jansénistes n’obscurcissent non plus l’éclat de la Société qu’un hibou celui du soleil ; au contraire, ils l’ont relevée, quoique contre leur intention : occidi non possunt, quia nocere non potuerunt.

Eh quoi ! mon Père, la vie des Jansénistes dépend donc seulement de savoir s’ils nuisent à votre réputation ? Je les tiens peu en sûreté, si cela est. Car s’il devient tant soit peu probable qu’ils vous fassent tort, les voilà tuables sans difficulté. Vous en ferez un argument en forme ; et il n’en faut pas davantage, avec une direction d’intention, pour expédier un homme en sûreté de conscience. Ô qu’heureux sont les gens qui ne veulent pas souffrir les injures, d’être instruits en cette doctrine ! Mais que malheureux sont ceux qui les offensent ! En vérité, mon Père, il vaudrait autant avoir affaire à des gens qui n’ont point de religion, qu’à ceux qui en sont instruits jusqu’à cette direction. Car enfin l’intention de celui qui blesse ne soulage point celui qui est blessé. Il ne s’aperçoit point de cette direction secrète, et il ne sent que celle du coup qu’on lui porte. Et je ne sais même si on n’aurait pas moins de dépit de se voir tuer brutalement par des gens emportés, que de se sentir poignarder consciencieusement par des gens dévots.

Tout de bon, mon Père, je suis un peu surpris de tout ceci ; et ces questions du Père Lamy et de Caramuel ne me plaisent point. Pourquoi ? dit le Père : êtes-vous Janséniste ? J’en ai une autre raison, lui dis-je. C’est que j’écris de temps en temps à un de mes amis de la campagne ce que j’apprends des maximes de vos Pères. Et quoique je ne fasse que rapporter simplement et citer fidèlement leurs paroles, je ne sais néanmoins s’il ne se pourrait pas rencontrer quelque esprit bizarre qui, s’imaginant que cela vous fait tort, n’en tirât de vos principes quelque méchante conclusion. Allez, me dit le Père, il ne vous en arrivera point de mal, j’en suis garant. Sachez que ce que nos Pères ont imprimé eux-mêmes, et avec l’approbation de nos Supérieurs, n’est ni mauvais, ni dangereux à publier.

Je vous écris donc sur la parole de ce bon Père ; mais le papier me manque toujours, et non pas les passages. Car il y en a tant d’autres, et de si forts, qu’il faudrait des volumes pour tout dire. Je suis, etc.

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