TREIZIÈME LETTRE
Écrite par l’Auteur des Lettres au Provincial
AUX RÉVÉRENDS PÈRES JÉSUITES.
Du 30 septembre 1656.
MES RÉVÉRENDS PÈRES,
Je viens de voir votre dernier écrit, où vous continuez vos impostures jusqu’à la vingtième, en déclarant que vous finissez par là cette sorte d’accusation, qui faisait votre première partie, pour en venir à la seconde, où vous devez prendre une nouvelle manière de vous défendre, en montrant qu’il y a bien d’autres casuistes que les vôtres qui sont dans le relâchement aussi bien que vous. Je vois donc maintenant, mes Pères, à combien d’impostures j’ai à répondre : et puisque la quatrième où nous en sommes demeurés est sur le sujet de l’homicide, il sera à propos, en y répondant, de satisfaire en même temps à la 11, 13, 14, 15, 16, 17 et 18 qui sont sur le même sujet.
Je justifierai donc, dans cette lettre, la vérité de mes citations contre les faussetés que vous m’imposez. Mais parce que vous avez osé avancer dans vos écrits, que les sentiments de vos auteurs sur le meurtre sont conformes aux décisions des Papes et des lois ecclésiastiques, vous m’obligerez à détruire, dans ma lettre suivante, une proposition si téméraire et si injurieuse à l’Église. Il importe de faire voir qu’elle est exempte de vos corruptions, afin que les hérétiques ne puissent pas se prévaloir de vos égarements pour en tirer des conséquences qui la déshonorent. Et ainsi, en voyant d’une part vos pernicieuses maximes, et de l’autre les Canons de l’Église qui les ont toujours condamnées, on trouvera tout ensemble, et ce qu’on doit éviter, et ce qu’on doit suivre.
Votre quatrième imposture est sur une maxime touchant le meurtre, que vous prétendez que j’ai faussement attribuée à Lessius. C’est celle-ci : Celui qui a reçu un soufflet peut poursuivre à l’heure même son ennemi, et même à coups d’épée, non pas pour se venger, mais pour réparer son honneur. Sur quoi vous dites que cette opinion-là est du casuiste Victoria. Et ce n’est pas encore là le sujet de la dispute, car il n’y a point de répugnance à dire qu’elle soit tout ensemble de Victoria et de Lessius, puisque Lessius dit lui-même qu’elle est aussi de Navarre et de votre Père Henriquez, qui enseignent que celui qui a reçu un soufflet peut à l’heure même poursuivre son homme, et lui donner autant de coups qu’il jugera nécessaire pour réparer son honneur. Il est donc seulement question de savoir si Lessius est du sentiment de ces auteurs, aussi bien que son confrère. Et c’est pourquoi vous ajoutez : Que Lessius ne rapporte cette opinion que pour la réfuter ; et qu’ainsi je lui attribue un sentiment qu’il n’allègue que pour le combattre, qui est l’action du monde la plus lâche et la plus honteuse à un écrivain. Or je soutiens, mes Pères, qu’il ne la rapporte que pour la suivre. C’est une question de fait qu’il sera bien facile de décider. Voyons donc comment vous prouvez ce que vous dites, et vous verrez ensuite comment je prouve ce que je dis.
Pour montrer que Lessius n’est pas de ce sentiment, vous dites qu’il en condamne la pratique ; et pour prouver cela, vous rapportez un de ses passages, liv. 2, c. 9, n. 82, où il dit ces mots : J’en condamne la pratique. Je demeure d’accord que, si on cherche ces paroles dans Lessius, au nombre 82, où vous les citez, on les y trouvera. Mais que dira-t-on, mes Pères, quand on verra en même temps qu’il traite en cet endroit d’une question toute différente de celle dont nous parlons, et que l’opinion, dont il dit en ce lieu-là qu’il en condamne la pratique, n’est en aucune sorte celle dont il s’agit ici, mais une autre toute séparée ? Cependant il ne faut, pour en être éclairci, qu’ouvrir le livre même où vous renvoyez ; car on y trouvera toute la suite de son discours en cette manière.
Il traite la question, savoir si on peut tuer pour un soufflet, au n. 79, et il la finit au nombre 80, sans qu’il y ait en tout cela un seul mot de condamnation. Cette question étant terminée, il en commence une nouvelle en l’article 81, savoir si on peut tuer pour des médisances. Et c’est sur celle-là qu’il dit, au n. 82, ces paroles que vous avez citées : J’en condamne la pratique.
N’est-ce donc pas une chose honteuse, mes Pères, que vous osiez produire ces paroles, pour faire croire que Lessius condamne l’opinion qu’on peut tuer pour un soufflet ? Et que, n’en ayant rapporté en tout que cette seule preuve, vous triomphiez là-dessus, en disant, comme vous faites : Plusieurs personnes d’honneur dans Paris ont déjà reconnu cette insigne fausseté par la lecture de Lessius, et ont appris par là quelle créance on doit avoir à ce calomniateur ? Quoi ! mes Pères, est-ce ainsi que vous abusez de la créance que ces personnes d’honneur ont en vous ? Pour leur faire entendre que Lessius n’est pas d’un sentiment, vous leur ouvrez son livre en un endroit où il en condamne un autre ; et comme ces personnes n’entrent pas en défiance de votre bonne foi, et ne pensent pas à examiner s’il s’agit en ce lieu-là de la question contestée, vous trompez ainsi leur crédulité. Je m’assure, mes Pères, que, pour vous garantir d’un si honteux mensonge, vous avez eu recours à votre doctrine des équivoques, et que, lisant ce passage tout haut, vous disiez tout bas qu’il s’y agissait d’une autre matière. Mais je ne sais si cette raison, qui suffit bien pour satisfaire votre conscience, suffira pour satisfaire la juste plainte que vous feront ces gens d’honneur quand ils verront que vous les avez joués de cette sorte.
Empêchez-les donc bien, mes Pères, de voir mes lettres, puisque c’est le seul moyen qui vous reste pour conserver encore quelque temps votre crédit. Je n’en use pas ainsi des vôtres ; j’en envoie à tous mes amis ; je souhaite que tout le monde les voie ; et je crois que nous avons tous raison. Car enfin, après avoir publié cette quatrième imposture avec tant d’éclat, vous voilà décriés, si on vient à savoir que vous y avez supposé un passage pour un autre. On jugera facilement que, si vous eussiez trouvé ce que vous demandiez au lieu même où Lessius traite cette matière, vous ne l’eussiez pas été chercher ailleurs ; et que vous n’y avez eu recours que parce que vous n’y voyiez rien qui fût favorable à votre dessein. Vous vouliez faire trouver dans Lessius ce que vous dites dans votre imposture, p. 10, ligne 12, qu’il n’accorde pas que cette opinion soit probable dans la spéculation ; et Lessius dit expressément en sa conclusion, n. 80 : Cette opinion, qu’on peut tuer pour un soufflet reçu, est probable dans la spéculation. N’est-ce pas là mot à mot le contraire de votre discours ? Et qui peut assez admirer avec quelle hardiesse vous produisez en propres termes, le contraire d’une vérité de fait ? de sorte qu’au lieu que vous concluiez, de votre passage supposé, que Lessius n’était pas de ce sentiment, il se conclut fort bien, de son véritable passage, qu’il est de ce même sentiment.
Vous vouliez encore faire dire à Lessius qu’il en condamne la pratique. Et comme je l’ai déjà dit, il ne se trouve pas une seule parole de condamnation en ce lieu-là ; mais il parle ainsi : Il semble qu’on n’en doit pas facilement permettre la pratique : in praxi non videtur facile permittenda. Est-ce là, mes Pères, le langage d’un homme qui condamne une maxime ? Diriez-vous qu’il. ne faut pas permettre facilement, dans la pratique, les adultères ou les incestes ? Ne doit-on pas conclure au contraire que, puisque Lessius ne dit autre chose, sinon que la pratique n’en doit pas être facilement permise, son sentiment est que cette pratique peut être quelquefois permise, quoique rarement ? Et comme s’il eût voulu apprendre à tout le monde quand on la doit permettre, et ôter aux personnes offensées les scrupules qui les pourraient troubler mal à propos, ne sachant en quelles occasions il leur est permis de tuer dans la pratique, il a eu soin de leur marquer ce qu’ils doivent éviter pour pratiquer cette doctrine en conscience. Écoutez-le, mes Pères. Il semble, dit-il, qu’on ne doit pas le permettre facilement, à cause du danger qu’il [y] a qu’on agisse en cela par haine, ou par vengeance, ou avec excès, ou que cela ne causât trop de meurtres. De sorte qu’il est clair que ce meurtre restera tout a fait permis dans la pratique, selon Lessius, si on évite ces inconvénients, c’est-à-dire si l’on peut agir sans haine, sans vengeance, et dans des circonstances qui [n’]attirent pas beaucoup de meurtres. En voulez-vous un exemple, mes Pères ? En voici un assez nouveau ; c’est celui du soufflet de Compiègne. Car vous avouerez que celui qui l’a reçu a témoigné, par la manière dont il s’est conduit, qu’il était assez maître des mouvements de haine et de vengeance. Il ne lui restait donc qu’à éviter un trop grand nombre de meurtres ; et vous savez, mes Pères, qu’il est si rare que des Jésuites donnent des soufflets aux officiers de la maison du roi, qu’il n’y avait pas à craindre qu’un meurtre en cette occasion en eût tiré beaucoup d’autres en conséquence. Et ainsi vous ne sauriez nier que ce Jésuite ne fût tuable en sûreté de conscience, et que l’offensé ne pût en cette rencontre pratiquer envers lui la doctrine de Lessius. Et peut-être, mes Pères, qu’il l’eût fait, s’il eût été instruit dans votre école, et s’il eût appris d’Escobar qu’un homme qui a reçu un soufflet est réputé sans honneur jusqu’à ce qu’il ait tué celui qui le lui a donné. Mais vous avez sujet de croire que les instructions fort contraires qu’il a reçues d’un curé que vous n’aimez pas trop, n’ont pas peu contribué en cette occasion à sauver la vie à un Jésuite.
Ne nous parlez donc plus de ces inconvénients qu’on peut éviter en tant de rencontres, et hors lesquels le meurtre est permis, selon Lessius, dans la pratique même. C’est ce qu’ont bien reconnu vos auteurs, cités par Escobar dans la pratique de l’homicide selon votre Société : Est-il permis, dit-il, de tuer celui qui a donné un soufflet ? Lessius dit que cela est permis dans la spéculation, mais qu’on ne le doit pas conseiller dans la pratique, non consulendum in praxi, à cause du danger de la haine ou des meurtres nuisibles à l’État qui en pourraient arriver. Mais les autres ont jugé qu’en évitant ces inconvénients cela est permis et sûr dans la pratique : in praxi probabilem et tutam judicarunt Henriquez, etc. Voilà comment les opinions s’élèvent peu à peu jusqu’au comble de la probabilité. Car vous y avez porté celle-ci, en la permettant enfin sans aucune distinction de spéculation ni de pratique, en ces termes : Il est permis, lorsqu’on a reçu un soufflet, de donner incontinent un coup d’épée, non pas pour se venger, mais pour conserver son honneur. C’est ce qu’ont enseigné vos Pères à Caen, en 1644, dans leurs écrits publics, que l’Université produisit au Parlement lorsqu’elle y présenta sa troisième requête contre votre doctrine de l’homicide, comme il se voit en la p. 339 du livre qu’elle en fit alors imprimer.
Remarquez donc, mes Pères, que vos propres auteurs ruinent d’eux-mêmes cette vaine distinction de spéculation et de pratique que l’Université avait traitée de ridicule, et dont l’invention est un secret de votre politique qu’il est bon de faire entendre. Car, outre que l’intelligence en est nécessaire pour les 15. 16. 17. et 18. impostures, il est toujours à propos de découvrir peu à peu les principes de cette politique mystérieuse.
Quand vous avez entrepris de décider les cas de conscience d’une manière favorable et accommodante, vous en avez trouvé où la religion seule était intéressée, comme les questions de la contrition, de la pénitence, de l’amour de Dieu, et toutes celles qui ne touchent que l’intérieur des consciences. Mais vous en avez trouvé d’autres où l’État a intérêt aussi bien que la religion, comme sont celles de l’usure, des banqueroutes, de l’homicide, et autres semblables ; et c’est une chose bien sensible à ceux qui ont un véritable amour pour l’Église, de voir qu’en une infinité d’occasions où vous n’avez eu que la religion à combattre, vous en avez renversé les lois sans réserve, sans distinction et sans crainte, comme il se voit dans vos opinions si hardies contre la pénitence et l’amour de Dieu, parce que vous saviez que ce n’est pas ici le lieu où Dieu exerce visiblement sa justice.
Mais dans celles ou l’État est intéressé aussi bien que la religion, l’appréhension que vous avez eue de la justice des hommes vous a fait partager vos décisions, et former deux questions sur ces matières : l’une que vous appelez de spéculation, dans laquelle, en considérant ces crimes en eux-mêmes, sans regarder à l’intérêt de l’État, mais seulement à la loi de Dieu qui les défend, vous les avez permis sans hésiter, en renversant ainsi la loi de Dieu qui les condamne ; l’autre, que vous appelez de pratique, dans laquelle, en considérant le dommage que l’État en recevrait, et la présence des magistrats qui maintiennent la sûreté publique, vous n’approuvez pas toujours dans la pratique ces meurtres et ces crimes que vous trouvez permis dans la spéculation, afin de vous mettre par là à couvert du côté des juges. C’est ainsi, par exemple, que, sur cette question, s’il est permis de tuer pour des médisances, vos auteurs, Filiutius, tr. 29, cap. 3, num. 52 ; Reginaldus, l. 21, cap. 5, num. 63, et les autres répondent : Cela est permis dans la spéculation, ex probabili opinione licet ; mais je n’en approuve pas la pratique, à cause du grand nombre de meurtres qui en arriveraient et qui feraient tort à l’État, si on tuait tous les médisants ; et qu’aussi on serait puni en justice en tuant pour ce sujet. Voilà de quelle sorte vos opinions commencent à paraître sous cette distinction, par le moyen de laquelle vous ne ruinez que la religion, sans blesser encore sensiblement l’État. Par là vous croyez être en assurance. Car vous vous imaginez que le crédit que vous avez dans l’Église empêchera qu’on ne punisse vos attentats contre la vérité ; et que les précautions que vous apportez pour ne mettre pas facilement ces permissions en pratique, vous mettront à couvert de la part des magistrats, qui, n’étant pas juges des cas de conscience, n’ont proprement intérêt qu’à la pratique extérieure. Ainsi une opinion qui serait condamnée sous le nom de pratique se produit en sûreté sous le nom de spéculation. Mais cette base étant affermie, il n’est pas difficile d’y élever le reste de vos maximes. Il y avait une distance infinie entre la défense que Dieu a faite de tuer, et la permission spéculative que vos auteurs en ont donnée. Mais la distance est bien petite de cette permission à la pratique. Il ne reste seulement qu’à montrer que ce qui est permis dans la spéculative l’est bien aussi dans la pratique. Or, on ne manquera pas de raisons pour cela. Vous en avez bien trouvé en des cas plus difficiles. Voulez-vous voir, mes Pères, par où l’on y arrive ? Suivez ce raisonnement d’Escobar, qui l’a décidé nettement dans le premier des six tomes de sa grande Théologie Morale, dont je vous ai parlé, où il est tout autrement éclairé que dans ce recueil qu’il avait fait de vos 24 vieillards ; car, au lieu qu’il avait pensé en ce temps-là qu’il pouvait y avoir des opinions probables dans la spéculation qui ne fussent pas sûres dans la pratique, il a connu le contraire depuis, et l’a fort bien établi dans ce dernier ouvrage : tant la doctrine de la probabilité en général reçoit d’accroissement par le temps, aussi bien que chaque opinion probable en particulier. Écoutez-le donc In proeloq. n. 15. Je ne vois pas, dit-il, comment il se pourrait faire que ce qui parait permis dans la spéculation ne le fût pas dans la pratique, puisque ce qu’on peut faire dans la pratique dépend de ce qu’on trouve permis dans la spéculation, et que ces choses ne diffèrent l’une de l’autre que comme l’effet de la cause. Car la spéculation est ce qui détermine à l’action. D’où il s’ensuit qu’on peut en sûreté de conscience suivre dans la pratique les opinions probables dans la spéculation, et même avec plus de sûreté que celles qu’on n’a pas si bien examinées spéculativement.
En vérité, mes Pères, votre Escobar raisonne assez bien quelquefois. Et en effet, il y a tant de liaison entre la spéculation et la pratique, que, quand l’une a pris racine, vous ne faites plus difficulté de permettre [l’autre] sans déguisement. C’est ce qu’on a vu dans la permission de tuer pour un soufflet, qui de la simple spéculation, a été portée hardiment par Lessius à une pratique qu’on ne doit pas facilement accorder, et de là par Escobar à une pratique facile ; d’où vos Pères de Caen l’ont conduite à une permission pleine, sans distinction de théorie et de pratique, comme vous l’avez déjà vu.
C’est ainsi que vous faites croître peu à peu vos opinions. Si elles paraissaient tout à coup dans leur dernier excès, elles causeraient de l’horreur ; mais ce progrès lent et insensible y accoutume doucement les hommes, et en ôte le scandale. Et par ce moyen la permission de tuer, si odieuse à l’État et à l’Église, s’introduit premièrement dans l’Église, et ensuite de l’Église dans l’État.
On a vu un semblable succès de l’opinion de tuer pour des médisances. Car elle est aujourd’hui arrivée à une permission pareille sans aucune distinction. Je ne m’arrêterais pas à vous en rapporter les passages de vos Pères, si cela n’était nécessaire pour confondre l’assurance que vous avez eue de dire deux fois dans votre 15. imposture, p. 26 et 30, qu’il n’y a pas un Jésuite qui permette de tuer pour des médisances. Quand vous dites cela, mes Pères, vous devriez aussi empêcher que je ne le visse, puisqu’il m’est si facile d’y répondre. Car, outre que vos Pères Reginaldus, Filiutius, etc., l’ont permis dans la spéculation, comme je l’ai déjà dit, et que de là le principe d’Escobar nous mène sûrement à la pratique, j’ai à vous dire de plus que vous avez plusieurs auteurs qui l’ont permis en mots propres, et entre autres le P. Héreau dans ses leçons publiques, ensuite desquelles le Roi le fit mettre en arrêt en votre maison pour avoir enseigné, outre plusieurs erreurs, que quand celui qui nous décrie devant des gens d’honneur continue après l’avoir averti de cesser, il nous est permis de le tuer ; non pas véritablement en public, de peur de scandale, mais en cachette, sed clam.
Je vous ai déjà parlé du P. Lamy, et vous n’ignorez pas que sa doctrine sur ce sujet a été censurée en 1649 par l’Université de Louvain. Et néanmoins il n’y a pas encore deux mois que votre Père Des Bois a soutenu à Rouen cette doctrine censurée du P. Lamy, et a enseigné qu’il est permis à un religieux de défendre l’honneur qu’il a acquis par sa vertu, même en tuant celui qui attaque sa réputation, etiam cum morte invasoris. Ce qui a causé un tel scandale en cette ville-là, que tous les Curés se sont unis pour lui faire imposer silence, et [l’]obliger à rétracter sa doctrine, par les voies canoniques. L’affaire en est à l’Officialité.
Que voulez-vous donc dire, mes Pères ? Comment entreprenez-vous de soutenir après cela qu’aucun Jésuite n’est d’avis qu’on puisse tuer pour des médisances ? Et fallait-il autre chose pour vous en convaincre que les opinions mêmes de vos Pères que vous rapportez, puisqu’ils ne défendent pas spéculativement de tuer, mais seulement dans la pratique, à cause du mai qui en arriverait à l’État ? Car je vous demande sur cela, mes Pères, s’il s’agit dans nos disputes d’autre chose, sinon d’examiner si vous avez renversé la loi de Dieu qui défend l’homicide. Il n’est pas question de savoir si vous avez blessé l’État, mais la religion. À quoi sert-il donc, dans ce genre de dispute, de montrer que vous avez épargné l’État, quand vous faites voir en même temps que vous avez détruit la religion, en disant, comme vous faites, p. 28, l. 3, que le sens de Reginaldus sur la question de tuer pour des médisances, est qu’un particulier a droit d’user de cette sorte de défense, la considérant simplement en elle-même ? Je n’en veux pas davantage que cet aveu pour vous confondre. Un particulier, dites-vous, a droit d’user de cette défense, c’est-à-dire de tuer pour des médisances, en considérant la chose en elle-même. Et par conséquent, mes Pères, la loi de Dieu qui défend de tuer est ruinée par cette décision.
Et il ne sert de rien de dire ensuite, comme vous faites, que cela est illégitime et criminel, même selon la loi de Dieu, à raison des meurtres et des désordres qui en arriveraient dans l’État, parce qu’on est obligé, selon Dieu, d’avoir égard au bien de l’État. C’est sortir de la question. Car, mes Pères, il y a deux lois à observer : l’une qui défend de tuer, l’autre qui défend de nuire à l’État. Reginaldus n’a pas peut-être violé la loi qui défend de nuire à l’État, mais il a violé certainement celle qui défend de tuer. Or, il ne s’agit ici que de celle-là seule. Outre que vos autres Pères, qui ont permis ces meurtres dans la pratique, ont ruiné l’une aussi bien que l’autre. Mais allons plus avant, mes Pères. Nous voyons bien que vous défendez quelquefois de nuire à l’État, et vous dites que votre dessein en cela est d’observer la loi de Dieu qui oblige à le maintenir. Cela peut être véritable, quoiqu’il ne soit pas certain ; puisque vous pourriez faire la même chose par la seule crainte des juges. Examinons donc, je vous prie, de quel principe part ce mouvement.
N’est-il pas vrai, mes Pères, que si vous regardiez véritablement Dieu, et que l’observation de sa loi fût le premier et principal objet de votre pensée, ce respect régnerait uniformément dans toutes vos décisions importantes, et vous engagerait à prendre dans toutes ces occasions l’intérêt de la religion ? Mais si l’on voit au contraire que vous violez en tant de rencontres les ordres les plus saints que Dieu ait imposés aux hommes, quand il n’y a que sa loi à combattre, et que, dans les occasions mêmes dont il s’agit, vous anéantissez la loi de Dieu, qui défend ces actions comme criminelles en elles-mêmes, et ne témoignez craindre de les approuver dans la pratique que par la crainte des juges, ne nous donnez-vous pas sujet de juger que ce n’est point Dieu que vous considérez dans cette crainte, et que, si en apparence vous maintenez sa loi en ce qui regarde l’obligation de ne pas nuire à l’État, ce n’est pas pour sa loi même, mais pour arriver à vos fins, comme ont toujours fait les moins religieux politiques ?
Quoi, mes Pères ! vous nous direz qu’en ne regardant que la loi de Dieu qui défend l’homicide, on a droit de tuer pour des médisances ? Et après avoir ainsi violé la loi éternelle de Dieu, vous croirez lever le scandale que vous avez causé, et nous persuader de votre respect envers lui en ajoutant que vous en défendez la pratique pour des considérations d’État, et par la crainte des juges ? N’est-ce pas au contraire exciter un scandale nouveau, non pas par le respect que vous témoignez en cela pour les juges, car ce n’est pas cela que je vous reproche, et vous vous jouez ridiculement là-dessus, page 29. Je ne vous reproche pas de craindre les juges, mais de ne craindre que les juges. C’est cela que je blâme, parce que c’est faire Dieu moins ennemi des crimes que les hommes. Si vous disiez qu’on peut tuer un médisant selon les hommes, mais non pas selon Dieu, cela serait moins insupportable ; mais quand vous prétendez que ce qui est trop criminel pour être souffert par les hommes soit innocent et juste aux yeux de Dieu qui est la justice même, que faites-vous autre chose, sinon montrer à tout le monde que, par cet horrible renversement si contraire à l’esprit des saints, vous êtes hardis contre Dieu, et timides envers les hommes ? Si vous aviez voulu condamner sincèrement ces homicides, vous auriez laissé subsister l’ordre de Dieu qui les défend ; et si vous aviez osé permettre d’abord ces homicides, vous les auriez permis ouvertement, malgré les lois de Dieu et des hommes. Mais, comme vous avez voulu les permettre insensiblement, et surprendre les magistrats qui veillent à la sûreté publique, vous avez agi finement en séparant vos maximes, et proposant d’un côté qu’il est permis, dans la spéculative, de tuer pour des médisances (car on vous laisse examiner les choses dans la spéculation), et produisant d’un autre côté cette maxime détachée, que ce qui est permis dans la spéculation l’est bien aussi dans la pratique. Car quel intérêt l’État semble-t-il avoir dans cette proposition générale et métaphysique ? Et ainsi, ces deux principes peu suspects étant reçus séparément, la vigilance des magistrats est trompée ; puisqu’il ne faut plus que rassembler ces maximes pour en tirer cette conclusion où vous tendez, qu’on peut donc tuer dans la pratique pour de simples médisances.
Car c’est encore ici, mes Pères, une des plus subtiles adresses de votre politique, de séparer dans vos écrits les maximes que vous assemblez dans vos avis. C’est ainsi que vous avez établi à part votre doctrine de la probabilité, que j’ai souvent expliquée. Et ce principe général étant affermi, vous avancez séparément des choses qui, pouvant être innocentes d’elles-mêmes, deviennent horribles étant jointes à ce pernicieux principe. J’en donnerai pour exemple ce que vous avez dit, page II, dans vos impostures, et à quoi il faut que je réponde : Que plusieurs théologiens célèbres sont d’avis qu’on peut tuer pour un soufflet reçu. Il est certain, mes Pères, que, si une personne qui ne tient point la probabilité avait dit cela, il n’y aurait rien à reprendre, puisqu’on ne ferait alors qu’un simple récit qui n’aurait aucune conséquence. Mais vous, mes Pères, et tous ceux qui tenez cette dangereuse doctrine, que tout ce qu’approuvent des auteurs célèbres est probable et sûr en conscience, quand vous ajoutez à cela, que plusieurs auteurs célèbres sont d’avis qu’on peut tuer pour un soufflet, qu’est-ce faire autre chose, sinon de mettre à tous les Chrétiens le poignard à la main pour tuer ceux qui les auront offensés, en leur déclarant qu’ils le peuvent faire en sûreté de conscience, parce qu’ils suivront en cela l’avis de tant d’auteurs graves ?
Quel horrible langage qui, en disant que des auteurs tiennent une opinion damnable, est en même temps une décision en faveur de cette opinion damnable, et qui autorise en conscience tout ce qu’il ne fait que rapporter ! On l’entend, mes Pères, ce langage de votre école. Et c’est une chose étonnante que vous ayez le front de le parler si haut, puisqu’il marque votre sentiment si à découvert, et vous convainc de tenir pour sûre en conscience cette opinion, qu’on peut tuer pour un soufflet, aussitôt que vous nous avez dit que plusieurs auteurs célèbres la soutiennent.
Vous ne pouvez vous en défendre, mes Pères, non plus que vous prévaloir des passages de Vasquez et de Suarez que vous m’opposez, où ils condamnent ces meurtres que leurs confrères approuvent. Ces témoignages, séparés du reste de votre doctrine, pourraient éblouir ceux qui ne l’entendent pas assez. Mais il faut joindre ensemble vos principes et vos maximes. Vous dites donc ici que Vasquez ne souffre point les meurtres. Mais que dites-vous d’un autre côté, mes Pères ? Que la probabilité d’un sentiment n’empêche pas la probabilité du sentiment contraire. Et en un autre lieu, qu’il est permis de suivre l’opinion la moins probable et la moins sûre, en quittant l’opinion la plus probable et la plus sûre. Que s’ensuit-il de tout cela ensemble, sinon que nous avons une entière liberté de conscience pour suivre celui qui nous plaira de tous ces avis opposés ? Que devient donc, mes Pères, le fruit que vous espériez de toutes ces citations ? Il disparaît, puisqu’il ne faut, pour votre condamnation, que rassembler ces maximes que vous séparez pour votre justification. Pourquoi produisez-vous donc ces passages de vos auteurs que je n’ai point cités, pour excuser ceux que j’ai cités, puisqu’ils n’ont rien de commun ? Quel droit cela vous donne-t-il de m’appeler imposteur ? Ai-je dit que tous vos Pères sont dans un même dérèglement ? Et n’ai-je pas fait voir au contraire que votre principal intérêt est d’en avoir de tous avis pour servir à tous vos besoins ? À ceux qui voudront tuer on présentera Lessius ; à ceux qui ne voudront pas tuer, on produira Vasquez, afin que personne ne sorte malcontent, et sans avoir pour soi un auteur grave. Lessius parlera en païen de l’homicide, et peut-être en chrétien de l’aumône : Vasquez parlera en païen de l’aumône, et en chrétien de l’homicide. Mais par le moyen de la probabilité, que Vasquez et Lessius tiennent, et qui rend toutes vos opinions communes, ils se prêteront leurs sentiments les uns aux autres, et seront obligés d’absoudre ceux qui auront agi selon les opinions que chacun d’eux condamne. C’est donc cette variété qui vous confond davantage. L’uniformité serait plus supportable : et il n’y a rien de plus contraire aux ordres exprès de saint Ignace et de vos premiers Généraux que ce mélange confus de toutes sortes d’opinions. Je vous en parlerai peut-être quelque jour, mes Pères, et on sera surpris de voir combien vous êtes déchus du premier esprit de votre Institut, et que vos propres Généraux ont prévu que le dérèglement de votre doctrine dans la morale pourrait être funeste non seulement à votre Société, mais encore à l’Église universelle.
Je vous dirai cependant que vous ne pouvez pas tirer aucun avantage de l’opinion de Vasquez. Ce serait une chose étrange si, entre tant de Jésuites qui ont écrit, il n’y en avait pas un ou deux qui eussent dit ce que tous les Chrétiens confessent. Il n’y a point de gloire à soutenir qu’on ne peut pas tuer pour un soufflet, selon l’Évangile ; mais il y a une horrible honte à le nier. De sorte que cela vous justifie si peu qu’il n’y a rien qui vous accable davantage ; puisque, ayant eu parmi vous des docteurs qui vous ont dit la vérité, vous n’êtes pas demeurés dans la vérité, et que vous avez mieux aimé les ténèbres que la lumière. Car vous avez appris de Vasquez que c’est une opinion païenne, et non pas chrétienne, de dire qu’on puisse donner un coup de bâton à celui qui a donné un soufflet ; c’est ruiner le Décalogue et l’Évangile de dire qu’on puisse tuer pour ce sujet, et que les plus scélérats d’entre les hommes le reconnaissent. Et cependant vous avez souffert que, contre ces vérités connues, Lessius, Escobar et les autres aient décidé que toutes les défenses que Dieu a faites de l’homicide, n’empêchent point qu’on ne puisse tuer pour un soufflet. À quoi sert-il donc maintenant de produire ce passage de Vasquez contre le sentiment de Lessius, sinon pour montrer que Lessius est un païen et un scélérat, selon Vasquez ? Et c’est ce que je n’osais dire. Qu’en peut-on conclure, si ce n’est que Lessius ruine le Décalogue et l’Évangile ; qu’au dernier jour Vasquez condamnera Lessius sur ce point, comme Lessius condamnera Vasquez sur un autre, et que tous vos auteurs s’élèveront en jugement les uns contre les autres pour se condamner réciproquement dans leurs effroyables excès contre la loi de Jésus-Christ ?
Concluons donc, mes Pères, que puisque votre probabilité rend les bons sentiments de quelques-uns de vos auteurs inutiles à l’Église, et utiles seulement à votre politique, ils ne servent qu’à nous montrer, par leur contrariété, la duplicité de votre cœur, que vous nous avez parfaitement découverte, en nous déclarant d’une part que Vasquez et Suarez sont contraires à l’homicide, et de l’autre, que plusieurs auteurs célèbres sont pour l’homicide, afin d’offrir deux chemins aux hommes, en détruisant la simplicité de l’Esprit de Dieu, qui maudit ceux qui sont doubles de cœur, et qui se préparent deux voies : Va duplici corde, et ingredienti duabus viis !