Lorsque le sixième congrès de l’Internationale Communiste s’ouvre le 17 juillet 1928, la situation est à la fois totalement différente et entièrement similaire de lors du premier congrès. On vient de fêter les dix ans de la révolution d’Octobre 1917 et pourtant la vague révolutionnaire n’a pas abouti à la formation de nouveaux pays socialistes.
Pourtant, les Partis Communistes se sont formés dans le monde entier et l’agitation révolutionnaire est puissamment active, alors qu’il est clair que les États capitalistes se précipitent dans une nouvelle guerre mondiale.
Dès le départ, mentionnant la terrible répression anticommuniste dans les pays capitalistes, Boukharine mentionne un pays où une incroyable effervescence se produit : la Chine. Tel est le panorama : d’un côté, une défaite de la vague immédiate suivant la révolution russe, de l’autre un prolongement de la vague générale, impliquant cependant des complexités innombrables dans son processus.
Et, dans ce cadre, la question coloniale apparaît comme ayant pris une importance capitale. C’était prévu, depuis le début l’Internationale Communiste cherche à être en mesure d’aborder correctement cette question, d’en faire un aspect solide de son identité. Le sixième congrès ici est un tournant, puisque c’est enfin chose faite.
Si les trotskystes peuvent aussi aisément dénoncer le « recul » de la radicalité de l’Internationale Communiste, c’est parce qu’ils se focalisent sur les pays européens et nient les révolutions dans les pays dominés ; ils ne « voient » ainsi pas l’énorme activité de l’Internationale Communiste.
C’est le japonais Katayama Sen qui, au début du sixième congrès, résume bien cet aspect, dans un manifeste sur la révolution chinoise rédigée par les communistes américains, anglais et japonais, soit ceux des principales puissances impérialistes alors :
« Le sixième congrès voit comme une de ses principales tâches l’organisation des forces internationales du prolétariat en soutien de la lutte national-révolutionnaire et une accélération de la victoire de la révolution chinoise. »
C’est le Finlandais Otto Kuusinen, lors de la 29e session (il y en eut 46 en tout), qui exposa les questions du mouvement révolutionnaire dans les colonies ; il explique à ce sujet que :
« La Chine est le seul pays colonial où nous ayons un parti massif. Dans les autres colonies et semi-colonies, même dans les plus importantes, nous ne possédons pas de véritable parti. Notre tâche la plus importante, dans les pays coloniaux, consiste par conséquent à y créer des partis communistes (…) .
Nous avons été témoins du soulèvement de la première grande vague du mouvement révolutionnaire colonial : d’abord dans l’ Inde et en Égypte, ensuite en Chine, en Indonésie, etc. Cette première vague a été repoussée.Mais déjà la seconde vague révolutionnaire approche.
Elle doit aboutir à la libération des peuples coloniaux, grâce à la lutte des masses ouvrières et paysannes. Les décisions du VIe Congrès mondial serviront de guides au mouvement révolutionnaire ouvrier et paysan des pays coloniaux. »
De fait, pour la première fois, un congrès de l’Internationale Communiste affronte réellement la question coloniale, et elle le fait de manière très approfondie. Il y a deux raisons pour cela. La première, c’est qu’il a fallu disposer de relais dans les pays coloniaux et si au départ il n’y avait que des éléments isolés, il y a désormais de vraies structures dans certains pays.
De l’autre, la vague de la révolution mondiale s’était déportée en Asie. La Chine est en effervescence, mais l’insurrection de Canton en 1927 a échoué, scellant par là la tentative seulement urbaine et ouvrière et réfutant définitivement le trotskysme en Chine. L’avenir est désormais à la ligne de Mao Zedong.
La question qui se pose justement alors est la suivante : si effectivement il faut bien mobiliser les paysans (et donc Trotsky a tort avec sa révolution permanente censée être purement ouvrière, sans étapes), comment faut-il interpréter la situation de la bourgeoisie nationale ?
De plus, dans certains pays, il y a des mouvements nationaux-révolutionnaires aux velléités indépendantistes, et même des courants panislamiques. Comment les interpréter ?
Le congrès réfute déjà une théorie, celle de la « décolonisation ». Certains pensent que l’Inde s’industrialise ; selon les économistes bourgeois, elle serait déjà dans les huit principaux pays industriels. Cette conception nie que l’impérialisme parasite les pays opprimés, elle est réfutée.
Il est également constaté que la social-démocratie n’a aucune ligne concernant la question coloniale. Elle a abandonné les positions d’avant 1914 et se contente désormais d’accompagner la modernisation impérialiste dans les colonies, sous des prétextes de réformes.
Restait à savoir quelle ligne adopter. Concrètement, cela concerne quelques pays en particulier, là où il y a suffisamment de cadres communistes bien implantés pour avoir un impact national : la Chine bien sûr, mais également l’Inde et l’Indonésie, ainsi que l’Indochine. Il ressort, surtout de l’expérience chinoise, qu’il faut faire de la bourgeoisie nationale une alliée, mais nullement s’y subordonner.
La question se posait pareillement en Amérique latine, où si les luttes de classes se développaient, elles n’avaient pas le niveau d’affrontement asiatique. Les communistes avaient des partis significatifs au Brésil et au Mexique désormais.
Cependant, en Argentine les problèmes internes posaient un réel souci ; en Colombie il existe un Parti socialiste révolutionnaire qui deviendra le Parti Communiste Colombien en 1930, mais il existe en son sein une forte orientation syndicaliste-révolutionnaire.
Au Pérou il se formera à la fin de l’année 1928, sous l’impulsion de José Carlos Mariategui, un Parti Socialiste péruvien adhérant à l’Internationale Communiste et devenant le Parti Communiste péruvien en 1930. Au Venezuela, le Parti se formera en 1931.
Le souci est que ces pays étant formellement indépendants, les communistes avaient beaucoup de mal à saisir leur nature semi-coloniale. Pour eux, leur pays était réellement indépendant, même s’il était influencé. La lecture des rapports entre les classes était pour cette raison malaisée.
La présence de l’impérialisme américain était pourtant flagrante ; entre 1912 et 1928, les investissements américains avaient augmenté de 82 % au Pérou, de 676 % au Brésil, de 1026 % en Argentine, de 2906 % au Chili, de 5300 % au Venezuela, de 6000 % en Colombie.
L’Internationale Communiste constatait bien qu’il y avait d’un côté les grands propriétaires terriens, de l’autre une bourgeoisie. Mais elle distinguait en fait mal comment la bourgeoisie consistait en la bourgeoisie nationale, la bourgeoisie compradore servant d’intermédiaire et en la bourgeoisie bureaucratique qui est, elle, vendue à l’impérialisme.
Elle ne maîtrisait pas encore le principe du capitalisme bureaucratique, capitalisme déformé au service de l’impérialisme. Cela ne sera lisible qu’avec le maoïsme et en attendant les communistes bataillent pour interpréter des mouvements bourgeois d’apparence libérale, voire même libéral en tant que tel, mais inconstant, oscillant, etc.
Or, cela une conséquence fondamentale. En effet, si l’on ne comprend pas le capitalisme bureaucratique, on voit qu’un pays peut être une semi-colonie avec des grands propriétaires terriens, mais on ne sait pas où est l’aspect principal.
Dans les faits, il s’agit du semi-féodalisme, car il est l’arriération permettant la domination impérialiste. Mais en l’absence de cette compréhension, on oscille alors entre une affirmation anti-impérialiste et une lutte anti-féodale, sans savoir quel est le fil conducteur.
L’Internationale Communiste prônait ainsi bien une révolution en deux étapes ininterrompues : d’abord une phase révolutionnaire bourgeoise-démocratique, ensuite une phase prolétarienne. Mais la première était mal ou pas définie et le passage naturel de l’un à l’autre était encore peu clair et plus deviné qu’autre chose.
Cela se relie particulièrement à la question de la mobilisation des masses opprimées par le colonialisme, notamment pour les pays dominés par un autre pays où il y a un Parti Communiste qui existe de manière relativement forte. La France est bien entendu concernée, avec la question du soutien aux communistes d’Afrique du Nord ; il y a également la Hollande avec l’Indonésie.
À ce sujet, l’Italien Ercoli (c’est-à-dire Palmiro Togliatti) dit que :
« J’estime que le défaut fondamental de l’activité de nos sections dans les colonies, défaut qui est peut-être une conséquence de tendances plus ou moins inspirées par la social-démocratie, est que nous ne cherchons pas suffisamment à établir la liaison avec les mouvements des indigènes.
Dans les colonies elles-mêmes, nous devons lutter contre le réformisme et montrer au prolétariat des pays dits civilisés, au prolétariat naissant des colonies, nous devons leur montrer à tous, dans notre lutte quotidienne, le seul chemin qui les mènera à la libération.
En même temps, ils doivent comprendre que la voie des compromis, proposés par la social-démocratie, conduit à la coopération avec l’impérialisme et que la victoire n’est possible que sous le drapeau du prolétariat, qui lutte sciemment pour la libération du monde entier, sous l’étendard de l’Internationale Communiste. (Applaudissements.) »
Concrètement, le mouvement communiste international ne parviendra effectivement jamais à passer le cap et à se développer en Afrique, à part dans les pays d’Afrique du Nord, ainsi qu’en Afrique du Sud.
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de l’Internationale Communiste