Pierre Drieu La Rochelle ne pouvait que soutenir l’Allemagne nazie, car sa philosophie petite-bourgeoise induisait de se mettre de toutes façons à la remorque de la tendance principale, de converger par opportunisme. Son romantisme dévoyé allait de pair avec ce pragmatisme forcené.
Ce qui a amené Pierre Drieu La Rochelle à vouloir coûte que coûte tenir un discours « ultra », c’est une peur panique toujours davantage marqué depuis le début des années 1930. Une peur panique devant la montée en puissance des États-Unis et de l’URSS, qu’il voit comme des « empires » modernisateurs et fondés sur la technique.
C’était une peur panique devant la centralisation toujours plus poussée des directions étatiques allemande et italienne, d’où une expression fantasmée d’une unification de toutes les couches sociales afin de parer aux menaces, la formation d’un romantisme niant la romance pour basculer dans l’idéalisme d’une situation censée être entièrement stable, statique.
D’où cet appel à la fusion qu’on pouvait lire dans Socialisme fasciste :
« Ce qui se faisait par l’équilibre des forces ne peut plus se faire que par la fusion des forces sous une force plus grande.
Nous en revenons en conclusion à nos prémisses. Aucune des forces existantes ne peut l’emporter. Il faut donc créer une force nouvelle.
Le rôle modérateur, intermédiaire, qui a été joué par le parti radical, héritier de la tradition jacobine et napoléonienne, ne peut plus être tenu par lui. C’est un parti sclérosé, usé, débordé, qui ne peut se ressaisir et qui s’appuie sur des institutions qu’il ne peut réformer lui-même, il doit être remplacé par un nouveau parti.
Parti qui renouvellera les mêmes méthodes aujourd’hui perverties ou oubliées, en les élargissant et les approfondissant.
Un parti qui repose sur une base assez large pour englober plusieurs des forces en présence. Parti animé d’une grande force dynamique et synthétique, parti qui fusionne plusieurs données aujourd’hui séparées.
Qui ne souffre pas des limites dont souffre chaque formation existante. Parti qui bénéficie des enthousiasmes aujourd’hui isolés et sans but.
Il est évident que c’est désigner un parti qui soit sur le modèle des grands partis qui ont triomphé dans le monde depuis vingt ans – à Moscou, à Rome, à Berlin, à Angora [Ankara], à Varsovie et à Wahsington.
C’est ici qu’il faut parler brutalement.
Ce parti ne peut être que national et socialiste. »
Le fascisme, chez Pierre Drieu La Rochelle, n’était pas un projet idéaliste, c’est un appel autoritaire exprimant un besoin qu’il prétendait naturel et même temporaire. C’est la forme du moment. En ce sens, il n’a nullement la profondeur organique de réels théoriciens du corporatisme, tel Othmar Spann ou Giovanni Gentile, pour qui l’État corporatiste était un projet de société idéale.
Pierre Drieu La Rochelle n’échappe pas à une culture petite-bourgeoise du machiavélisme, du calcul, de la géopolitique, etc., dont il ne se départira pas et qui émergera dans toutes ses réflexions, tous ses articles.
Dans sa dernière chronique publiée dans L’Émancipation nationale, l’organe du Parti Populaire Français de Jacques Doriot, Pierre Drieu La Rochelle formule cela de la manière suivante, en octobre 1938 :
« Vive plus vite et plus fort, cela s’appelle aujourd’hui être fasciste. Il y a cent ans, cela s’appelait être libéral, il y a cinquante ans être socialiste. »
Pierre Drieu La Rochelle est un nietzschéen, au sens où si c’est un romantique, il est aussi un petit-bourgeois. Le nietzschéisme permet d’osciller, de faire la girouette, de se tourner vers la force, ce qui triomphe.
Or, comme le marxisme est un dogme, au sens d’une théorie bien arrêtée, Pierre Drieu La Rochelle ayant choisi le pragmatisme est obligé dans tous les cas de passer à l’offensive et d’assumer le nietzschéisme comme pragmatisme complet, afin de conserver une latitude de choix la plus large possible.
Voici comment il théorise cela :
« Nietzsche dit essentiellement : « L’homme est un accident dans un monde d’accidents. Le monde n’a pas de sens général. Il n’a de sens que celui que nous lui donnons, un moment, pour le développement de notre passion, de notre action. »
Sur cette base métaphysique, l’époque fasciste a pu poser ses affirmations de départ.
Si le monde n’a pas de sens, il n’est sûrement pas ce monde marxiste qui, en dépit des rétractations qu’ont multipliées Marx et Engels, est au fond un monde hégélien et induit un sens du « progrès », aboutissant au « triomphe prolétarien » (…).
Cet appel constant, qui sort de chaque ligne de La volonté de puissance, au déploiement à tout prix des passions et de l’action, a trouvé son écho certain et prompt dans le sentiment moteur du fascisme mussolinien ou hitlérien, la croyance dans l’action quelle qu’elle soit, dans la vertu de l’action.
« D’abord l’action, ensuite la pensée », tel est bien le premier mot d’ordre des arditi et des « Baltikum » de 1919.
Au contraire, pour les marxistes, il y avait deux choses avant l’action : d’abord le développement de la matière, l’enchaînement des conditions matérialistes de l’histoire ; ensuite la pensée qui épousait ce mouvement ; et, enfin seulement, l’action.
Nietzsche, en posant sous la forme de la Volonté de puissance l’autonomie de l’homme au milieu de l’univers, et l’autonomie de l’action de l’homme, indique par voie de conséquence que la cellule de l’énergie humaine, du mouvement social, c’est l’individu capable du maximum d’action, l’individu d’élite, le maître.
Il pose ainsi de façon implicite le double élément social sur quoi se fonde le fascisme : le chef et le groupe qui entoure le chef (…).
Le hégélien conçoit – dans une déviation, certes, de son propre système, mais les événements nous prouvent qu’il l’a ainsi compris – que l’histoire marche toute seule, le marxiste conçoit que le capitalisme de lui-même prépare sa propre destruction.
Le résultat est sommeil et au jour du réveil lâcheté.
Le nietzschéen au contraire croit que dans un monde contingent, à l’instant même, son action peut faire explosion et transmuer la face de l’univers (…).
Il est évident que les révolutions de Rome et de Berlin ont tiré directement tout leur allant de l’antimarxisme par excellence, du relativisme et du pragmatisme nietzschéen. »
Il résume Nietzsche de la manière suivante :
« Philosophie de critique de la raison, philosophie de l’irrationnel ; philosophie de l’action, philosophie pragmatique. »
Et il fait de chaque « vainqueur » un nietzschéen qui s’ignore :
« Est-ce que le génie de Lénine, tout tactique, tout à l’aise dans ses écrits de combat, n’est pas imprégné de quelque chose qui ressemble à cette philosophie de la mobilité et de l’action, qui était propagée à ce moment à la fois par Vilfredo Pareto et Georges Sorel dans la philosophie, par Poincaré dans la science – et qui allait déboucher dans les arts sous les espèces du futurisme, du cubisme, du surréalisme, toutes doctrines fondées sur la négation de la raison et de l’être, sur un phénoménisme idéaliste, commandant une morale pragmatique. »
C’est cette nature petite-bourgeoise qui a fait basculer son romantisme. Pierre Drieu La Rochelle est, en ce sens, bien plus un futuriste qu’un fasciste au sens strict. C’est un petit-bourgeois qui oscille, dont le mode de vie de grand bourgeois le fait passer dans le camp de la haute bourgeoisie, alors que son romantisme le poussait inversement dans l’autre camp, celui du communisme.
Sa nature puissamment incohérente est propre à l’effondrement de la petite-bourgeoisie, et témoigne de l’importance de la compréhension de l’affirmation de la sensibilité dans la bataille culturelle révolutionnaire.