Habituée à côtoyer le gouvernement de 1914 à 1918, la CGT a désormais un haut niveau technique : ses revendications sont précises, touchent à tous les domaines ; elle propose des mesures dans tous les aspects de la vie des travailleurs, comme les maladies professionnelles, les assurances sociales contre le chômage, les horaires de travail, les inspections du travail, l’apprentissage, etc.
Il y a une véritable différence avec la CGT d’avant 1914, habituée aux coups de forces revendicatifs imaginés comme une « gymnastique » pour la grève générale. On a désormais une CGT se proposant comme partenaire et ambitieuse, sur le papier du moins, de prendre les commandes de l’économie en monopolisant cette activité de gestion dans l’économie.
Ses statuts la présentent ainsi en décembre 1918 :
« Article Premier
La Confédération Générale du Travail, régie par les présents Statuts, a pour but :
1° Le groupement des salariés pour la défense de leurs intérêts moraux et matériels, économiques et professionnels ;
2° Elle groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du Salariat et du Patronat.
Nul ne peut se servir de son titre de Confédéré ou d’une fonction de la Confédération dans un acte électoral politique quelconque. »
Le point numéro 2 est une fiction visant à justifier une pratique de cogestion entièrement exprimée dans le point numéro 1. Mais le passage en force des ouvriers parisiens le premier mai 1919 avait montré que cette ligne de la CGT était en décalage total avec des masses en ébullition alors que la révolution d’octobre 1917 enclenchait la première vague de la révolution mondiale.
La CGT était d’ailleurs passé de 600 000 adhérents en 1918 à 1,2 million en 1919.
En juin 1919, la métallurgie parisienne se met en grève et sa dynamique est ouvertement politique ; lorsque Alphonse Merrheim signe avec le patronat, au nom de la CGT, une convention collective pour la branche, la base le désavoue immédiatement.
L’ampleur fut massive : il y a 150 000 métallos en mouvement, qui sont rejoints par 20 000 travailleurs des transports parisiens. La grève est cependant défaite par le refus de la grève générale nationale par le cartel interfédéral (Métaux, Mines, Cheminots, Inscrits maritimes) de la CGT.
La grève générale des mineurs, du 16 juin au 11 juillet 1919, fut par contre un succès, tout comme le même mois pour les électriciens de la Compagnie de production et de distribution de l’électricité de Paris, qui gagnèrent dix jours de congés annuels, à l’instar des ouvriers du gaz de Paris en février 1919 (qui eux avaient obtenu en fait 12 jours).
Le mouvement s’étend en banlieue parisienne puis chez les électriciens de Bordeaux, avec à chaque fois la victoire. Les grèves se généralisent ; au printemps 1919, il y a en a 2 000, avec 1,4 million de grévistes.
Mais dans la foulée, la CGT retira sa participation à une journée internationale de grève le 21 juillet 1919 contre l’intervention de troupes en Russie, grève devant rassembler les mouvements ouvriers belge, britannique, français et italien.
Pire encore, l’appui à l’initiative internationale avait été très clairement faite dès le départ avec l’arrière-pensée de s’en retirer. Il fut d’ailleurs pris comme prétexte la démission, le 18 juillet 1919, de Victor Boret, ministre de l’agriculture et du ravitaillement du gouvernement Clémenceau.
Cela provoqua la défection de toutes les forces pro-collaboration de classe dans les syndicats des autres pays devant participer à la grève.
Cette crise du 21 juillet joua ainsi un rôle énorme. Dans le faits, le mouvement ouvrier français s’écartait du chemin de la révolution russe. En même temps, il n’y avait encore aucune opposition réellement structurée en faveur de celle-ci. C’était une situation historiquement intenable : à partir du 21 juillet, la rébellion dans la CGT se cristallise et la scission va se révéler inévitable.
C’est d’autant plus vrai que la direction de la CGT n’avait pas de mandat pour stopper l’initiative. L’existence de deux lignes se pose de fait.
Cela ne veut cependant pas dire que la majorité de la CGT soutienne la rébellion, très loin de là. En fait, pour la minorité, la situation est inacceptable : la direction n’a pas de combativité, se trimballe les casseroles de la collaboration pendant la guerre mondiale, bloque la lutte contre l’intervention armée française en Russie.
Mais la majorité vit sa vie et le mouvement du 21 juillet n’a pas eu lieu également en raison d’une inertie fondamentale de la base de la CGT. C’est que la base, numériquement très importante désormais, est composée de gens nouveaux au syndicalisme et ayant rejoint la CGT sur la base de la lutte contre la cherté de la vie, dans une France en crise en 1918. La majorité s’en accommode très bien.
Et là est le piège, car c’est la CGT d’avant-guerre qui va apparaître comme un paradis perdu pour les minoritaires. Cela va ouvrir un espace immense aux syndicalistes révolutionnaires. Carbonisés politiquement pour avoir accepté l’Union sacrée en 1914, ils retrouvent en élan dans les luttes en proposant comme modèle la CGT d’avant 1914.
En 1919, on a comme figures majeures de la minorité de la CGT en révolte :
– Pierre Monatte, un anarchiste devenu un acteur clef du syndicalisme révolutionnaire ;
– Fernand Loriot, un socialiste ;
– Raymond Péricat, qui sur une ligne d’ultra-gauche fondit en février 1919 un « Parti communiste » ;
– Henri Sirolle, un anarchiste qui devint partisan de l’aide à la « rationalisation » à la fin des années 1920, basculant dans le soutien anti-communiste au gouvernement puis même le soutien au régime de Vichy ;
– Jules Lepetit, un anarchiste.
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