Les commentateurs bourgeois ne rattachent jamais Charles Baudelaire au Parnasse, ayant même oublié ce qu’était ce mouvement portant prédominant en France dans la seconde moitié du XIXe siècle. Tout au plus parlent-ils de fréquentations parnassiennes d’un Charles Baudelaire qui serait entre romantisme et symbolisme, et à ce titre à l’origine de la modernité poétique.
Cette relecture a le sens suivant : Charles Baudelaire se détacherait du romantisme dans sa dimension sociale, populaire, politique… pour passer dans un individualisme tourmenté annonçant l’esprit fin de siècle.
Toute une série de critiques allemands de la seconde moitié du XXe siècle, reprenant la thèse de l’Allemand Walter Benjamin datant de quelques décennies auparavant, affirme même que Charles Baudelaire serait un révolutionnaire déçu par la défaite complète de la révolution de 1848. Son « spleen » serait un basculement dû à des raisons historiques.
Les commentateurs bourgeois n’ont pas compris que Charles Baudelaire est un intellectuel, à ce titre un élément de la petite-bourgeoisie, forcément oscillant.
De par sa base sociale initiale privilégiée, c’est un oisif adepte des expériences et c’est le sens de son but : parvenir à une « sensation multipliée ».
En ce sens, et c’est cela qui explique la fascination allemande pour Charles Baudelaire, ce dernier s’est retrouvé dans la même position que Friedrich Nietzsche.
Pour les Français, Friedrich Nietzsche est un philosophe, mais pour les Allemands c’est un littéraire, un intellectuel utilisant des formes pratiquement symbolistes pour s’exprimer, dans une sorte de poésie intellectualisée.
Or, Friedrich Nietzsche a la même obsession que Charles Baudelaire : l’expression toujours plus poussée de la sensation, l’élargissement de la puissance émotionnelle.
On lit de la part de Friedrich Nietzsche, dans ses Fragments posthumes :
« Ce que les âmes européennes ont en commun dans leur évolution doit par ex. être discerné grâce à une comparaison entre Delacroix et Richard Wagner, l’un peintre-poète, l’autre poète-musicien, selon la différence du talent français et allemand.
Mais à part cela, identiques. Delacroix par ailleurs aussi très musicien — une ouverture de Coriolan.
Son premier interprète, Baudelaire, une espèce de Richard Wagner sans musique.
Chacun des deux mettant l’expression en premier, lui sacrifiant tout le reste. Tous les deux dépendants de la littérature, des hommes suprêmement cultivés et écrivains eux-mêmes, nerveux-maladifs- torturés, sans soleil. »
Si Friedrich Nietzsche s’est reconnu dans Charles Baudelaire, c’est parce qu’il a compris, à rebours des commentateurs bourgeois français, que le spleen était l’expression de ce que lui-même appelait la « volonté de puissance ».
En fait, lorsque Charles Baudelaire souligne son mal-être, son spleen, il le fait pour montrer qu’il a de la profondeur en lui, qu’il y a une gamme de sensations en attente, qu’il y a comme un potentiel.
C’est très exactement la philosophie de Friedrich Nietzsche et ce sera très exactement la conception « médicale » de Sigmund Freud.
Si on regarde comment Charles Baudelaire parle du spleen, on voit que cela s’accompagne toujours d’une expression de mouvement, de turbulence. Le 78e poème des Fleurs du mal est emblématique de cette fascination pour le mouvement.
Spleen
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;
Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,
Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.
— Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
De là vient la confusion des commentateurs bourgeois.
Les Français ont pensé que Charles Baudelaire était avant tout un auteur négatif, exprimant unilatéralement un mal-être.
Les Allemands ont bien vu que c’était plus complexe que cela, qu’il y avait une grande tension et ils l’ont attribué à la fascination pour la grande ville parisienne, donc à un esprit parisien de contestation propre à l’époque.
En réalité, cette tension tient à ce que Charles Baudelaire vise la « sensation multipliée », que comme Friedrich Nietzsche, il entend réaliser un potentiel.
Le poème À une passante reflète tout à fait cette conception, en apparence romantique, mais en réalité déjà à moitié passé dans le camp du volontarisme, du subjectivisme, et même au sens strict du fascisme comme conception du monde, comme cela se lira par la suite avec Les petits poèmes en prose.
À une passante
La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;
Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.
Un éclair… puis la nuit ! — Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?
Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !
C’est dans Le mauvais vitrier, qu’on trouve dans les petits poèmes en prose, que Charles Baudelaire va exprimer de manière la plus avancée sa vision de la sensation multipliée.
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