Le meilleur de Baudelaire : le Parnasse

Lorsque le premier numéro du Parnasse contemporain en 1866, on y trouve 200 poèmes de 37 auteurs différents. Charles Baudelaire est présent avec 15 poèmes, c’est lui qui apporte la plus grande contribution. C’est que sa poésie s’inscrit totalement dans cette perspective raffinée, sensible mais maîtrisée et, bien souvent, creuse.

C’est le fondement même de l’approche de Charles Baudelaire, dont voici un exemple représentatif, même s’il y a un ajout mystique avec l’idée de la réincarnation qui reste étranger au Parnasse préférant un ornementalisme souvent vain.

Au sens strict, on peut considérer ce poème comme tout à fait représentatif du projet initial des Fleurs du mal, sans la dimension de la « transgression désintéressée ».

La vie antérieure

J’ai longtemps habité / sous de vastes portiques
Que les soleils marins / teignaient de mille feux,
Et que leurs grands piliers, / droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, / aux grottes basaltiques.

Les houles, en roulant / les images des cieux,
Mêlaient d’une façon / solennelle et mystique
Les tout-puissants accords / de leur riche musique
Aux couleurs du couchant / reflété par mes yeux.

C’est là que j’ai vécu / dans les voluptés calmes,
Au milieu de l’azur, / des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, / tout imprégnés d’odeurs,

Qui me rafraîchissaient / le front avec des palmes,
Et dont l’unique soin / était d’approfondir
Le secret douloureux / qui me faisait languir.

Voici un autre poème tout à fait encore en phase avec le Parnasse, très connu pour être une allégorie de sa relation avec Jeanne Duval, qui est métisse et ici prétexte à des correspondances entre elle et un exotisme oscillant entre sincérité et kitsch.

Parfum exotique

Quand, les deux yeux fermés, / en un soir chaud d’automne,
Je respire l’odeur / de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler / des rivages heureux
Qu’éblouissent les feux / d’un soleil monotone ;

Une île paresseuse / où la nature donne
Des arbres singuliers / et des fruits savoureux ;
Des hommes dont le corps / est mince et vigoureux,
Et des femmes dont l’œil / par sa franchise étonne.

Guidé par ton odeur / vers de charmants climats,
Je vois un port rempli / de voiles et de mâts
Encor tout fatigués / par la vague marine,

Pendant que le parfum / des verts tamariniers,
Qui circule dans l’air / et m’enfle la narine,
Se mêle dans mon âme / au chant des mariniers.

On remarquera le profond sens de la mélodie, qui annonce déjà Verlaine.

On trouve dans les quelques poèmes réussis de Charles Baudelaire une sonorité qui interpelle, une mélancolie qui n’est pas tournée vers elle-même mais qui a toute l’esprit d’une chanson.

Harmonie du soir

Voici venir les temps / où vibrant sur sa tige
Chaque fleur s’évapore / ainsi qu’un encensoir ;
Les sons et les parfums / tournent dans l’air du soir ;
Valse mélancolique / et langoureux vertige !

Chaque fleur s’évapore / ainsi qu’un encensoir ;
Le violon frémit / comme un cœur qu’on afflige ;
Valse mélancolique / et langoureux vertige !
Le ciel est triste et beau / comme un grand reposoir.

Le violon frémit / comme un cœur qu’on afflige,
Un cœur tendre, qui hait / le néant vaste et noir !
Le ciel est triste et beau / comme un grand reposoir ;
Le soleil s’est noyé / dans son sang qui se fige.

Un cœur tendre, qui hait / le néant vaste et noir,
Du passé lumineux / recueille tout vestige !
Le soleil s’est noyé / dans son sang qui se fige……
Ton souvenir en moi / luit comme un ostensoir !

Charles Baudelaire annonce d’ailleurs la réduction du vers français, le tassement de l’alexandrin, afin de renforcer la mélodie ; il préfigure ici Paul Verlaine.

L’invitation au voyage

Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés

Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.

— Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

La série de poèmes sur les chats est à ce titre très réussi, mêlant l’approche du Parnasse et le sens de la mélodie, avec une solide reconnaissance de la dignité du réel.

Le chat

Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux ;
Retiens les griffes de ta patte,
Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux,
Mêlés de métal et d’agate.

Lorsque mes doigts caressent à loisir
Ta tête et ton dos élastique,
Et que ma main s’enivre du plaisir
De palper ton corps électrique,

Je vois ma femme en esprit. Son regard,
Comme le tien, aimable bête,
Profond et froid, coupe et fend comme un dard,

Et, des pieds jusques à la tête,
Un air subtil, un dangereux parfum
Nagent autour de son corps brun.

Les chats

Les amoureux fervents et les savants austères
Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux et comme eux sédentaires.

Amis de la science et de la volupté,
Ils cherchent le silence et l’horreur des ténèbres ;
L’Érèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres,
S’ils pouvaient au servage incliner leur fierté.


Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
Qui semblent s’endormir dans un rêve sans fin ;

Leurs reins féconds sont pleins d’étincelles magiques,
Et des parcelles d’or, ainsi qu’un sable fin,
Étoilent vaguement leurs prunelles mystiques.

Le chat

I

Dans ma cervelle se promène,
Ainsi qu’en son appartement,
Un beau chat, fort, doux et charmant.
Quand il miaule, on l’entend à peine,

Tant son timbre est tendre et discret ;
Mais que sa voix s’apaise ou gronde,
Elle est toujours riche et profonde.
C’est là son charme et son secret.


Cette voix, qui perle et qui filtre
Dans mon fonds le plus ténébreux,
Me remplit comme un vers nombreux
Et me réjouit comme un philtre.

Elle endort les plus cruels maux
Et contient toutes les extases ;
Pour dire les plus longues phrases,
Elle n’a pas besoin de mots.

Non, il n’est pas d’archet qui morde
Sur mon cœur, parfait instrument,
Et fasse plus royalement
Chanter sa plus vibrante corde,

Que ta voix, chat mystérieux,
Chat séraphique, chat étrange,
En qui tout est, comme en un ange,
Aussi subtil qu’harmonieux !

II

De sa fourrure blonde et brune
Sort un parfum si doux, qu’un soir
J’en fus embaumé, pour l’avoir
Caressée une fois, rien qu’une.

C’est l’esprit familier du lieu ;
Il juge, il préside, il inspire
Toutes choses dans son empire ;
Peut-être est-il fée, est-il dieu ?

Quand mes yeux, vers ce chat que j’aime
Tirés comme par un aimant,
Se retournent docilement
Et que je regarde en moi-même,

Je vois avec étonnement
Le feu de ses prunelles pâles,
Clairs fanaux, vivantes opales,
Qui me contemplent fixement.

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