Publié en 1973 par Herbert Marcuse à l’âge de 75 ans, Contre-révolution et révolte est une œuvre inspirante qui maintient comme fond une dénonciation de la technologie, d’une époque des masses dans un cadre industrialiste…
Mais elle tend à aller à une critique de la vie quotidienne, au nom du besoin considéré comme naturel de créativité et d’esthétique.
L’ouvrage est bien plus lisible que les œuvres précédentes de Herbert Marcuse ou de l’école de Francfort dans leur totalité. On a ici une tentative de contribution à la transformation du monde, de manière engagée et assumée, avec une très violente dénonciation du capitalisme américain.
On y lit ainsi :
« Désormais, pour la majorité des populations métropolitaines, le capital engendre moins la privation matérielle qu’une satisfaction manipulée des besoins matériels, et cependant il fait de l’être humain tout entier – de son intelligence et de ses sens – un objet d’administration, embrayé sur la production et la reproduction non des seuls objectifs mais aussi des valeurs et des promesses du système, de son paradis idéologique.
Sous le masque technologique, – sous le masque politique de la démocratie, apparaît la réalité de la servitude universelle, la dissolution de la dignité humaine en une liberté de choix préconditionnée.
Et la structure du pouvoir n’est plus « sublimée » dans le style d’une culture se voulant libérale, elle n’est même plus hypocrite (ne sauve même plus ainsi des « apparences » polies, l’enveloppe de la dignité), elle est brutale et ne prétend plus le moins du monde à la vérité et à la justice. »
De manière intéressante, Herbert Marcuse en aboutit à la conclusion qu’il faut une vision du monde pour transformer les choses. C’est ce qui fait qu’on a pu parfois le rapprocher du maoïsme, bien qu’en réalité, son positionnement est moraliste-culturel et ainsi absolument en phase avec l’austro-marxisme des années 1920-1930.
Il assume entièrement de considérer le marxisme comme un prolongement pour ainsi dire concret de l’idéalisme allemand, en paraphrasant en même temps clairement la révolution culturelle chinoise :
« Seule la conception marxiste, tout en conservant la composante critique, transcendante, de l’idéalisme, met au jour le terrain matériel, historique, propre à la réconciliation de la liberté humaine et de la nécessité naturelle, de la liberté subjective et de la liberté objective.
Cette alliance suppose la libération, la praxis révolutionnaire destinée à abolir les institutions du capitalisme et à les remplacer par des institutions et des rapports socialistes.
Mais dans cette transition, l’émancipation des sens doit accompagner celle de la conscience, ce qui englobe la totalité de l’existence humaine. S’ils veulent bâtir, associés, une société qualitativement différente, les individus eux-mêmes doivent changer dans leurs instincts et leur sensibilité. »
Entraîné par le mouvement étudiant, Herbert Marcuse fait ainsi de Contre-révolution et révolte un appel à participer à la Nouvelle gauche pour mettre à bas le capitalisme, sur une base moraliste-culturelle, mais en axant les choses d’une telle manière que l’influence maoïste est patente.
On lit ainsi dans Contre-révolution et révolte :
« L’organisation totale de la société soumise au capitalisme de monopoles et l’opulence croissante qu’elle crée, ne peuvent ni inverser ni bloquer la dynamique de son expansion : le capitalisme ne peut satisfaire les besoins qu’il engendre.
L’élévation même du niveau de vie exprime cette dynamique : elle a obligé à susciter sans cesse de nouveaux besoins qui puissent être satisfaits sur le marché ; elle provoque maintenant des besoins transcendants dont la satisfaction impliquerait l’abolition du mode de production capitaliste.
Il reste vrai que le développement du capitalisme passe par une paupérisation croissante, et que la paupérisation sera un facteur fondamental de la révolution – mais sous de nouvelles formes historiques.
Dans la théorie de Marx, la paupérisation voulait tout d’abord dire privation, insatisfaction de besoins vitaux, et avant tout de besoins matériels. Cette notion ayant cessé de représenter la condition des classes ouvrières dans les pays industriels de pointe, on l’a réinterprétée pour y voir une frustration relative, un appauvrissement culturel par rapport à la richesse sociale disponible.
Mais cette réinterprétation suggère une continuité fallacieuse dans la transition vers le socialisme, à savoir l’amélioration de la vie dans le cadre de l’univers existant des besoins.
Alors que ce qui est en jeu dans la révolution socialiste, ce n’est pas la seule généralisation de la satisfaction à l’intérieur de l’univers existant des besoins, ni le déplacement de la satisfaction d’un certain niveau à un niveau supérieur, mais la rupture avec cet univers, le saut qualitatif.
La révolution implique une transformation radicale des besoins eux-mêmes et des aspirations, tant culturelles que matérielles ; de la conscience et de la sensibilité ; du processus du travail aussi bien que du loisir.
Cette transformation transparaît dans la lutte contre la parcellisation du travail, contre l’impératif de productivité et l’accomplissement de tâches stupides pour une marchandise stupide, contre l’âpreté au gain de l’individu bourgeois, contre l’esclavage sous le nom de technologie, la frustration sous le nom de bien-être, contre la pollution comme mode de vie.
Les besoins moraux et esthétiques deviennent des besoins fondamentaux, vitaux, qui appellent de nouvelles relations entre les sexes, entre les générations, entre hommes et femmes et la nature.
On comprend la liberté comme plongeant ses racines dans de tels besoins, qui sont indissolublement des besoins sensibles, éthiques et rationnels. »
On a de fait affaire à un marxisme non léniniste mais ancrée dans une perspective morale-culturelle, et pour cette raison Contre-révolution et révolte salue même le travail de la Gauche Prolétarienne en France, ainsi que de Sinistra Proletaria en Italie (qui donnera les Brigades Rouges). L’approche de Herbert Marcuse, s’alignant sur le mouvement étudiant, tend au maximum de ce que peut atteindre justement le mouvement étudiant le plus radical, un maoïsme moraliste à forme spontanéiste, mais comprenant ses propres limites et cherchant à les dépasser.
On lit dans Contre-révolution et révolte :
« Il s’agit de quelque chose de tout différent du « développement de la conscience de classe de l’extérieur » ; les groupes minoritaires d’aujourd’hui auxquels incomberont les tâches d’organisation seront fort différents de l’avant-garde léniniste.
Celle-ci assurait la direction, théorique et pratique, d’une classe ouvrière dans laquelle elle était enracinée et qui avait l’expérience immédiate de la pauvreté et de l’oppression – à tel point que la perte d’une guerre suffit à l’organiser pour l’action révolutionnaire.
Et ces masses étaient la base humaine de la reproduction matérielle de la société. Telle n’est pas la situation qui règne dans les métropoles impérialistes d’aujourd’hui (…).
S’il est vrai que le peuple doit se libérer de sa servitude, il est tout aussi vrai qu’il doit d’abord se libérer de ce qu’on a fait de lui dans la société où il vit. Cette libération préalable ne peut être « spontanée », car une telle spontanéité n’exprimerait que les valeurs et les objectifs dérivés du système établi. L’autolibération est auto-éducation mais, en tant que telle, elle suppose d’abord éducation par autrui (…).
En vérité, il n’y a pas de changement social qualitatif, pas de révolution possible, sans l’émergence d’une rationalité et d’une sensibilité nouvelles chez les individus eux-mêmes, pas de changement social radical sans changement radical des agents individuels de ce changement. »
De manière marquante, Herbert Marcuse aborde également la question de la nature. Il appuie en effet son appel moraliste-culturel sur une nature humaine devant être libérée en fin de compte. Il prend pour cela appui sur les Manuscrits de 1844 de Karl Marx.
« Domination de l’homme à travers la domination de la nature : le lien concret entre la libération de l’homme et celle de la nature est mis aujourd’hui en évidence par le rôle que joue, chez la Gauche radicale, la campagne pour l’écologie.
La pollution de l’air et de l’eau, le bruit, l’empiétement de l’industrie et du commerce sur les grands espaces naturels pèsent physiquement sur les individus comme un esclavage, comme un emprisonnement. Les combattre, c’est une lutte politique, car on voit très bien combien inséparable de l’économie capitaliste est la violation de la nature (…).
Le potentiel subversif de la sensibilité et la nature comme terrain de libération sont des thèmes centraux des Manuscrits de 1844 (…).
Je rappellerai brièvement la grande idée des Manuscrits. Marx parle de « l’émancipation totale de tous les sens et de toutes les qualités humaines 1 » en tant que trait caractéristique du socialisme ; seule cette émancipation est « abolition de la propriété privée ».
Ce qui signifie l’apparition d’un nouveau type humain, différent dans sa nature et sa physiologie même du sujet humain de la société de classes : « Les sens de l’homme social sont autres que ceux de l’homme non social. » L’ « émancipation des sens » implique qu’ils deviennent pratiquement actifs dans la reconstruction de la société, qu’ils engendrent des rapports nouveaux (socialistes) d’homme à homme, de l’homme aux choses, entre l’homme et la nature. »
Cependant, il est impossible dans une telle démarche moraliste-culturelle d’assumer le principe de révolution, de matérialisme dialectique. Pour Herbert Marcuse, le communisme est en fait le meilleur des mondes possible. Aux États-Unis, le Parti Communiste Révolutionnaire des États-Unis, de Bob Avakian développa précisément cette conception dans les années 2000, en remplacement du maoïsme auparavant arboré.
C’est qu’on a dans cette approche moraliste-culturelle ne comprenant pas le mouvement dialectique de l’univers inévitablement un basculement subjectiviste vers les « bons choix » à effectuer.
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L’école de Francfort, la théorie critique et la critique de la valeur