Purification et sacrifices comme pendant de la domestication générale

Il faut ici bien entendu considérer les rites et les prières dans leur sens le plus complet. Si dans les pays impérialistes, les gens ont pris des distances avec la religion sur le plan pratique (et conceptuel), il n’en a pas du tout été ainsi auparavant.

Pendant des siècles, les règles ont valu de la manière la plus stricte. Et les religions sont particulièrement exigeantes. Elles sont une thérapie, mais elles ne visent pas à guérir, simplement à maintenir une stabilité mentale.

D’où des répétitions pour forcer les esprits, des pressions à différents niveaux, des surveillances par le clergé et surtout la population elle-même, organisée en communauté. Rites des naissances et des morts, dates anniversaires des événements symboliquement marquants, prières du jour, prières pour les repas, célébrations communes… toute la vie quotidienne est marquée ou encadrée par les moments religieux.

Jean-Léon Gérôme, Prière sur les toits du Caire, 1865

Dans les faits, à mesure que l’Humanité développait des sociétés de plus en plus complexe, la conscience et la nécessité de l’organisation se faisait jour : la vie humaine se voyait découper en autant de gestes, de situations, que le langage exprimait par des verbes reflétant aussi bien un état qu’une action : manger, se vêtir, se déplacer, habiter, naître, mourir… prenaient un tour toujours plus culturel, affirmant des codes d’appartenances à un groupe solidaire, aussi bien que des règles devant lier les Humains entre eux et avec la Nature, entendue comme Cosmos en mouvement, puis comme « Dieu » statique.

Tous ces besoins supposaient en effet de prélever, de puiser, avec plus ou moins d’efforts et d’engagement, des éléments dans la Nature, qui devenait de ce fait des « ressources » aussi bien que des prolongements permettant la vie sociale et sa reproduction.

La sortie de la Nature étant de fait impossible, mais s’affirmant relativement toutefois par le développement des sociétés, il fallait exprimer et réguler ce rapport et les contradictions innombrables qu’il soulevait sans cesse.

Aussi, à mesure que la société se développait, le besoin d’ordre social interne s’accroissait. Le développement inégal était aussi une difficulté interne et inévitable, en particulier dans le cadre des sociétés esclavagistes, domestiquant brutalement animaux, végétaux et humains et prélevant sans vergogne dans le milieu naturel et contre les sociétés voisines les ressources qu’appelaient leur propre développement.

La complexification croissante de la violence et sa généralisation avec le développement des sociétés imposait la prise de conscience que celle-ci menaçait de manière cannibale la société elle-même. À la violence contre la Nature aussi bien qu’à celle contre les Humains, la religion a répondu par la purification et le sacrifice.

Cette réponse n’a rien en soi de naturelle, elle est en fait fondamentalement le produit de la conceptualisation erronée des religions concernant l’Humanité et son rapport à la Biosphère d’une part et sa réalité historique d’autre part.

Bas-relief romain du 2e siècle, avec l’empereur Marc-Aurèle président le sacrifice d’un taureau dans le temple de Jupiter

Les religions postulent au fond la nécessité de stabiliser, « d’apaiser » le mouvement historique, et même naturel, qui entraîne l’Humanité dans son développement contradictoire. Comme celui-ci ne peut cesser, les religions, plutôt que s’effondrer, se mettent à jour, tentant d’apporter concorde et paix en gelant l’Histoire, au point où l’Humanité est parvenue, avant de recommencer plus tard ou ailleurs la même et vaine tentative.

C’est fondamentalement la logique antidialectique du 2 deviennent 1 qui guide l’activité religieuse, c’est-à-dire l’idée que la diversité du monde doit se « geler » dans la communion unitaire, avec l’idée que la Nature, (ou Dieu comme expression fétichisée et anthropocentrique de celle-ci), est idéalement immobile, éternelle et purement spirituelle, et que c’est donc la matière qui est en mouvement, mortelle et « impure ».

C’est ce qu’exprime aussi très littéralement la devise des États-Unis d’Amérique, comme bastion culturel de la théologie religieuse la plus aboutie du capitalisme : e pluribus unum (de la diversité vers l’unique).

Il n’y a donc pas de moteur religieux de l’histoire, sous une forme ou une autre, ni même « d’histoire des religions » possible en tant que telle, ainsi que le disait Friedrich Engels (citation tirée de la préface à la quatrième édition de L’origine de la famille, de la propriété et de l’État, 1891) :

« Toute conception qui ferait de la religion le levier déterminant de l’histoire universelle doit aboutir finalement au pur mysticisme. »

L’apaisement recherché par la religion vise essentiellement à canaliser la violence sociale, qu’alimentent les contradictions de la société en elle-même, celles avec les autres sociétés et celles face à la Nature.

Les religions ont donc aidé l’Humanité à prendre conscience d’elle-même, sur la base de cette erreur mais en produisant une culture propre à une situation historique déterminée. D’où leur dimension encyclopédique, tentant d’encadrer la vie humaine dans son ensemble, comme un catalogue impossible à fermer de toutes les activités de celle-ci.

Mais l’encyclopédisme religieux n’est pas une spirale ascendante, assumant le progrès et le développement de l’Humanité, il se raconte comme une procession allant à la clôture, à un retour sur lui-même, à une harmonie primitive et immobile autour de laquelle l’univers serait en rotation, depuis sa supposée création, jusqu’à sa fin « annoncée ».

C’est là encore bien le reflet du fait que la religion est née comme thérapie mentale d’une humanité traumatisée par son enfantement, par l’action de sa conscience agrandie et saisissant la faim, le froid, les carences, les abandons, les manques, la souffrance, la mort…

Le temps des religions, à la fois linéaire mais limité et cyclique, est le propre des eschatologies religieuses, que les religions monothéistes dites « révélées », judaïsme, christianisme et islam, ont porté à son point le plus haut.

Hans Memling, Le Jugement dernier, 15e siècle

Mais on en retrouve les éléments principaux dans l’Hindouisme, le Bouddhisme et dans les religions poly-monothéistes comme celle des steppes centre-asiatiques, par exemple le tengrisme turco-mongol ou encore dans le culte pratiqué par les Guarani d’Amérique du Sud.

Le temps a donc été partout découpé par un calendrier fondé sur des éléments naturels cycliques : le retour des saisons et des activités agricoles qui les accompagnent, le cycle apparent de certaines étoiles, de la Lune ou du Soleil etc… et des rites se sont imposés, collectivement sous la forme de fêtes et de jeux, et personnellement sous la forme de rituels disciplinaires visant à encadrer les corps et à former les esprits dans une direction donnée.

La base de tout cet encadrement postule la particularité primordiale et supérieure de l’esprit, et notamment de l’esprit humain, sur la matière, qui n’est rien d’autre en fait que la manifestation la plus aboutie de la subjugation de l’Humanité par la puissance de sa propre imagination.

La question de la purification et est ainsi essentielle dans l’encadrement religieux, permettant de distinguer les « élus » dominant la société. Cette purification s’exprime aussi bien par le contrôle de l’alimentation, par le jeûne, l’imposition d’une tenue particulière, la restriction de la sexualité, l’élimination des dissidences dogmatiques ou même doctrinales au sein de la religion.

La cène, comme peinture murale par Léonard de Vinci, fin du 15e siècle

Mais cette question de la purification n’est elle-même qu’un prolongement de l’aspect le plus central de la religion, qui est celui de l’apaisement. Et le sacrifice en est un vecteur essentiel.

Il y a en effet la nécessité de canaliser la violence et de garantir la communion et la concorde sociale, projetée comme microcosme de l’ordre cosmique. Ce ressort se manifeste autant dans le culte de Bacchus, dans la tradition judaïque antique du bouc-émissaire, la mort d’Empédocle, les immenses holocaustes aztèques d’Amérique centrale, le capacocha inca, aussi bien que le sacrifice (empêché) par Abraham de son fils par exemple.

Mais encore plus, c’est le sacrifice du Christ qui a porté cette logique religieuse à son paroxysme idéologique, exprimant la fonction cathartique et purificatoire du sacrifice comme restauration-communion de l’ordre social, censé se reproduire symboliquement dans les rites et les prières de manière particulariste et initiatique lorsque la violence est canalisée, ou bien exploser de manière apocalyptique et millénariste lorsque la violence se déchaîne.

Ce ressort mental étant posé, on comprend dès lors le sens et la profondeur que donne la religion aux rituels et aux prières qu’elle impose à la collectivité, construire comme une communauté, et aux personnes, construite comme individus.

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