L’être humain sortant de l’animalité a développé sa conscience, mais les découvertes qui vont avec ont été un immense traumatisme. Il n’y avait plus de distance abstraite avec les joies et les peines, le bonheur et la paix, la douleur et la mort.
L’animal humain dénaturé était stupéfait, ne comprenant pas ce qui lui arrive, attribuant ce qu’il ressentait à des influences venant d’au-delà de lui-même.
Et plus l’être humain développait de nouvelles activités, liées principalement à son action et non plus à celle de la Nature elle-même directement, plus il faisait des découvertes touchant son esprit.
La chaleur d’un abri était une sensation nouvelle, formant un contentement nouveau, dans une situation vue comme une bénédiction.
Une maladie inconnue, apparue en raison d’une action humaine nouvelle, provoquait une onde de choc, à l’échelle de la petite communauté humaine touchée.
En travaillant la terre, on peut être contaminé par la bactérie donnant le tétanos, par exemple, et voici les symptômes tels que décrits par l’Organisation Mondiale de la Santé :
- crampes au niveau des mâchoires ou incapacité à ouvrir la bouche ;
- spasmes musculaires souvent dans le dos, l’abdomen et les extrémités ;
- spasmes musculaires soudains et douloureux, souvent déclenchés par des bruits soudains ;
- difficultés à avaler ;
- convulsions ;
- maux de tête ;
- fièvre et transpiration ;
- modification de la tension artérielle ou accélération du rythme cardiaque.
Pour les êtres humains découvrant ces réactions physiques, sans avoir jamais vu rien de pareil ni les moyens de le conceptualiser, cela ne pouvait être qu’une malédiction.
Ainsi, ce qui était bien était considéré comme un cadeau, comme une intervention extérieure bienveillante apportant quelque chose de « nouveau », de positif.
Inversement, la dépression, la souffrance, l’effondrement physique en raison de la faim, des carences, du froid des maladies… étaient considérés comme le produit d’une agression des forces obscures, souterraines, malveillantes.
Cela implique un fétichisme des forces bienveillantes et malveillantes, qu’il fallait toujours surveiller, combler, gâter, satisfaire. Le dualisme des premières sociétés humaines est la norme, c’est un sous-produit de la réalité dialectique de l’humanité nouvelle découvrant les aspects positifs et négatifs de sa nature dénaturée.
Il n’y a pas de dieux dans les cieux sans qu’il n’y en ait dans l’infra-monde, dans le monde souterrain.
Et ce processus de développement de la conscience a duré pendant des millénaires, des dizaines, des centaines de milliers d’années. Cela a été une expérience éprouvante, d’autant plus traumatisante qu’incomprise.
La religion est née précisément comme réponse à ce traumatisme, comme thérapie. Les psychologues de l’époque étaient des mystiques, des chamanes, qui pensaient agir et interagir avec les forces divines et maléfiques, du ciel, lumineux, et de l’infra-monde, souterrain.
Mais il ne s’agit pas seulement de maladies directement physiques, comme on peut le penser. Car l’humanité était en modification ininterrompue, elle se transformait. Mentalement, la première humanité est heurtée par ses découvertes, elle est bouleversée par son vécu.
En ce sens, les chamanes agissaient comme des « psychonautes », plongeant la psyché, exactement comme un prêtre catholique, au 19e siècle en France, affrontait des cas de possession.
Il ne s’agissait pas seulement de guérir le corps. Ce qui était également en jeu, c’était l’esprit, un esprit tourmenté, ne comprenant pas ce qui lui arrive dans le processus même de la prise de conscience de son existence.
Et ce processus ne s’arrête pas historiquement, même s’il change de forme. La religion est bien du baume au cœur, et une protestation contre le réel, comme Karl Marx l’avait bien vu. Mais c’est aussi, ce qui avec, une expression du décalage de l’être humain avec lui-même, sur la base de la contradiction entre sa base naturelle et sa réalité sociale.
Tant que l’être humain ne sera pas retourné à la Nature, comme composante de la Biosphère ayant eu un parcours propre, il restera fracturé, aliéné, blessé et la religion sera présente.
La religion des origines se focalise, par conséquent, tout d’abord sur le traumatisme lui-même, puis sur la réalité modifiée par ce traumatisme. C’est le chemin menant du chamanisme au monothéisme, avec comme socle la généralisation de l’agriculture et de la domestication des animaux (et des êtres humains).
Et, naturellement, tout le discours du monothéisme sur l’âme suit chronologiquement la démarche du chamanisme, qui est quant à elle tournée vers l’esprit. L’âme, c’est une construction idéologique sur un esprit relativement stabilisé.
Un exemple particulièrement connu de la démarche « chamanique » est l’aventure d’Orphée. On a ici d’ailleurs la résolution d’une grande question, à savoir de ce qu’était l’orphisme, une religion dite à mystères, dont on n’a jamais pu entrevoir le sens. Ici, tout devient évident.
Dans la mythologie grecque, Orphée, est le fils du roi de Thrace Œagre et de Calliope, muse de la poésie épique. Œagre est lui-même de nature divine, dans la mesure où son père est Arès, le dieu de la guerre, mais ce qui compte surtout est qu’il fut initié aux secrets du dieu Dionysos, dieu du vin et de la fête, symbolisant la Nature « sauvage » c’est-à-dire pré-domestique telle qu’idéalisée par une Humanité tourmentée.
Selon le poète grec du cinquième siècle Nonnos de Panopolis (aujourd’hui en Égypte), Œagre aurait même accompagné Dionysos en Inde, forcément comme on s’en doute pour acquérir des « secrets », la connaissance de « mystères ».
Bref, on est dans un contexte mystique et Orphée manie la lyre de manière admirable, charmant les animaux, émouvant les êtres inanimés, arrivant à faire une contre-mélodie pour les sirènes lorsqu’il va avec les argonautes chercher la toison d’or, etc.
Il parvient même à charmer Hadès et Perséphone pour qu’ils laissent sa femme Eurydice quitter le monde des morts. La légende connue veut qu’il y avait comme condition qu’Orphée ne se retourne pas avant d’être sorti des Enfers : près de la sortie, inquiet de ne pas entendre Eurydice derrière lui, il se retourne et celle-ci est happée vers l’infra-monde.
La clef de cette histoire est à chercher dans la psychologie. Il ne faut pas considérer qu’on a ici une histoire matérielle où Orphée va vraiment aux enfers, soit sous terre. C’est une interprétation erronée.
En réalité, pour l’humanité alors, et la légende d’Orphée date d’au moins du 7e siècle avant notre ère, quand on est en dépression, on est happé par l’infra-monde, tout comme on est lié au ciel lorsque le bonheur est là.
On devine bien évidemment ici que le processus de déification de certains hommes vient de là : s’ils ont triomphé, c’est qu’ils étaient liés au divin, donc des dieux.
Pour le cas concret d’Eurydice, il faut considérer qu’Orphée a fait office de « psychonaute », de thérapeute psychologique. Il a réussi à guérir Eurydice, du moins presque, car elle n’est pas parvenue à sa pleine indépendance, au dernier moment elle a reculé, ayant été trop porté par Orphée, alors que cela lui aurait dû venir d’elle-même.
C’est pourquoi cette légende devait être la base de l’enseignement des « mystères » de la religion « orphique » dont on ne sait rien. Le thérapeute devait accompagner le patient, mais toujours avoir en tête qu’en définitive, c’est au patient de faire le geste fondamental pour sortir de sa dépression.
Un autre enseignement « voilé » derrière l’allégorie, c’est l’histoire de la caverne comptée par Platon, qui annonce déjà la question de « l’âme ».
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