Savoir bien se comporter exige, dialectiquement, de savoir comment ne pas se comporter.
François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère ont une approche allant véritablement vers la dialectique justement parce qu’ils dressent des miroirs, montrant des attitudes, des postures, des manières, qui ont comme dénominateur commun d’être mauvaises. François de La Rochefoucauld est ici relativement brutal de par la forme même de ses assertions, de ses Maximes. Il nous dit par exemple que :
« La simplicité affectée est une imposture délicate. »
Ou bien encore que :
« Un sot n’a pas assez d’étoffe pour être bon. »
Il ne faut pas être sot, il ne faut pas avoir une simplicité affectée, c’est-à-dire en fait qu’il ne faut pas surjouer mais toujours progresser, apprendre, être au niveau. De toutes manières, on ne peut pas être au niveau le plus haut, jamais, car c’est une bataille incessante dans la progression du niveau culturel. C’est là le paradoxe dialectique ; d’un côté on reconnaît qu’avec la monarchie absolue les choses progressent, de l’autre il y a une dimension surfaite qui ne va pas.
François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère tentent de dresser des formules pour compenser, mais ils sentent bien que cela ne suffit pas. Ils passent alors par le relativisme pour justifier que leurs indications ne permettent pas véritablement de triompher des mauvaises attitudes. François de La Rochefoucauld nous dit ainsi qu’il faut être fin, mais que cette qualité est elle-même relativement floue, qu’on ne peut pas se fonder là-dessus de manière élaborée :
« On peut être plus fin qu’un autre, mais non pas plus fin que tous les autres. »
Le problème qu’entrevoient François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère n’est pas que la société où ils vivent a des limites, mais bien que les êtres humains ont des limites.
Ne pouvant voir l’apparition de nouveaux rapports sociaux, ils tentent de compenser leur faiblesse en justifiant la qualité, l’attitude correcte, posée. Ce qui est posé s’oppose d’autant plus à l’opportunisme tout azimut de l’époque de Louis XIV, à ce curieux mélange aristocratie – bourgeoisie – administration centralisée.
Jean de La Bruyère fait pour cette raison le reproche suivant :
« C’est une grande misère que de n’avoir pas assez d’esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire. Voilà le principe de toute impertinence. »
Il faut savoir raison garder, tel est le principe. Il faut rester terre à terre, ne pas se laisser balader, faire bien attention au terrain social, dont François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère devinent la nature mais sans parvenir à la définir, et consistant en l’irruption de nouveaux rapports sociaux, la fin de la féodalité.
Voici le conseil que donne Jean de La Bruyère sur le maintien de l’esprit :
« Il ne faut pas qu’il y ait trop d’imagination dans nos conversations ni dans nos écrits ; elle ne produit souvent que des idées vaines et puériles, qui ne servent point à perfectionner le goût et à nous rendre meilleurs : nos pensées doivent être prises dans le bon sens et la droite raison, et doivent être un effet de notre jugement. »
En fait, on porte son esprit, on doit le présenter de manière adéquate et il s’agit de ne pas littéralement dérailler. Pour autant, il ne s’agit pas d’assécher l’esprit, mais bien de le maintenir vivant. C’est l’opportunisme qui assèche, c’est l’opportunisme qui impose un style affecté, une approche ampoulée de l’expression. Il s’agit de penser avant de parler, mais pas pour parler mieux, simplement pour parler bien. Jean de La Bruyère fait ici la distinction entre plusieurs manières de parler :
« Il y a parler bien, parler aisément, parler juste, parler à propos »
Le problème bien entendu, dans une société où parler rentre dans un jeu d’apparence, de gratifications, d’opportunisme, de manipulation, etc. est que le fait de parler est perverti. Quand on dit quelque chose, on le fait en fonction d’un calcul. François de La Rochefoucauld et Jean de La Bruyère trouvent cela terrible.
Il y a ici, de manière nette, une nostalgie de l’ancienne étape du féodalisme, qui est idéalisée : l’ordre social étant auparavant fixé, on ne peut pas parler pour tromper, tout au moins pas avec une dimension telle qu’au 17e siècle. On comprend que la monarchie soutiendra le romantisme, comme nostalgie d’une époque idéalisée : le moyen-âge.
En tout cas, au 17e siècle en tant quel, il y a une critique du style pompeux et ostentatoire, précisément comme critique des rapport sociaux capitalistes, au nom forcément de la féodalité puisqu’il n’y a pas encore les moyens de disposer d’une critique matérialiste dialectique. C’est le paradoxe : en apparence on a une critique des attitudes guindées de la cour, en pratique il s’agit aussi d’un rejet du capitalisme.
Voilà une clef très importante de l’histoire de France.
Les propos de Jean de La Bruyère à ce sujet sont lourds de signification :
« Il y a des gens qui parlent un moment avant que d’avoir pensé. Il y en a d’autres qui ont une fade attention à ce qu’ils disent, et avec qui l’on souffre dans la conversation de tout le travail de leur esprit ; ils sont comme pétris de phrases et de petits tours d’expression, concertés dans leur geste et dans tout leur maintien ; ils sont puristes, et ne hasardent pas le moindre mot, quand il devrait faire le plus bel effet du monde ; rien d’heureux ne leur échappe, rien ne coule de source et avec liberté : ils parlent proprement et ennuyeusement. »
François de La Rochefoucauld, avec sa brutalité, nous donne un exemple de cette ostentation, de cette tension intérieure qui ne débouche que sur le style personnel, l’égocentrisme, qui perd de vue ce qui compte vraiment :
« Il y a des gens si remplis d’eux-mêmes que, lorsqu’ils sont amoureux, ils trouvent moyen d’être occupés de leur passion sans l’être de la personne qu’ils aiment. »
Ou encore :
« Dans les premières passions les femmes aiment l’amant, et dans les autres elles aiment l’amour. »
Le naturel disparaît, au profit du calcul par rapport à soi-même. Les commentateurs bourgeois ont voulu faire du 17e siècle une période où l’on ne parle que des manières, comme si l’époque en question flottait au-dessus du mode de production, des classes sociales, de l’économie. Ce n’est absolument pas le cas, bien entendu.