Jean Jaurès n’est pas un intellectuel organique, un dirigeant révolutionnaire né sur le terrain de la lutte des classes, en se fondant sur les principes prolétariens scientifiques les plus avancés de son époque. Il le dit lui-même, ce qu’il veut c’est un « socialisme français ». Voici comment il l’exprime, dans ce qui est en quelque sorte le manifeste du jauressisme :
« Il y a à l’heure présente, après tous les congrès internationaux, un socialisme européen, un socialisme universel, qui repose sur les principes essentiels du collectivisme.
Il faut que ce socialisme universel soit adapté à notre état politique et économique, aux traditions, aux conceptions, au génie de notre pays.
Il faut que dans le socialisme universel il y ait un socialisme français, ayant sa physionomie propre et son autonomie, comme la France a, dans l’humanité, sa physionomie propre et son autonomie.
Le socialisme français est déjà constitué et il sera de plus en plus caractérisé par ces trois traits :
1) Il sera passionnément républicain ; jamais nous ne séparerons les questions économiques des questions politiques, la justice sociale de la liberté, le socialisme de la République ;
2) Il sera tout à la fois scientifique et idéaliste. Il ne se bornera pas, comme Marx l’a fait, à constater que l’abolition du régime capitaliste est inévitable, il démontrera en outre qu’elle est juste.
Certes, cette affirmation, cette démonstration de justice ne suffira point à désarmer les intérêts hostiles, les privilèges iniques. Il y faudra l’organisation puissante du prolétariat tout entier : prolétariat ouvrier, prolétariat paysan, prolétariat intellectuel.
Mais en démontrant que notre socialisme collectiviste répond non seulement aux nécessités historiques, mais à l’idée de justice, nous pourrons sans doute grouper autour du prolétariat quelques unes des consciences les plus nobles et les plus hardies de la bourgeoisie et ainsi adoucir l’évolution, ménager les transitions, amortir les chocs. En tout cas, nous jetterons au moins un doute dans la conscience de nos adversaires, et ce sera là, pour eux, une grande faiblesse ;
3) Enfin, et ceci est décisif, le socialisme français s’appliquera, avec une énergie particulière, à sauvegarder, dans l’organisation collectiviste, les énergies individuelles, les initiatives individuelles, l’épargne individuelle, le droit individuel, et, pour tout dire d’un mot, la propriété individuelle en ce qu’elle a de légitime et d’essentiel. »
(la Dépêche de Toulouse, septembre 1893)
Jean Jaurès est un défenseur de la petite propriété privée généralisée et un ennemi du marxisme : voilà les faits tout simples. Jean Jaurès est à la base un républicain, qui devient « socialiste » suite à la grève des mineurs de Carmaux en 1892. Cette grève visait à ce que soit réintégré Baptiste Calvignac, leur secrétaire syndical, suite à son élection en tant que maire.
Malgré l’envoi de la troupe et des emprisonnements pour être rentrés dans le bureau du directeur, la grève est un succès. Le soutien effectué par Jean Jaurès lui valut d’être élu député du Tarn en tant que socialiste indépendant, lors de l’élection partielle du 8 janvier 1893.
En 1894, Calvignac fut suspendu et finalement révoqué pour un an sur la base d’un prétendu impair dans la révision des listes électorales. Il sera réélu en 1896, alors qu’en 1895 une grande grève eut lieu dans le secteur de la verrerie cette fois. L’envoi de troupes et d’ouvriers en remplacement, ainsi qu’un simulacre d’attentat contre le patron organisé par ce dernier, fit que la grève fut un échec.
Un autre échec fut la grève de 1906, suite à la plus importante catastrophe minière d’Europe, entre Courrières et Lens, où 110 kilomètres de galeries furent soufflés, faisant plus de 1000 personnes tuées. La grève qui s’ensuivit fit face à 20 000 soldats envoyés par le ministre de l’intérieur Georges Clemenceau (1841-1929), qui déplaça également 40 000 soldats à Paris afin d’encadrer le premier mai.
Cette position permit à Georges Clemenceau un rapport de force suffisant et il devint chef du gouvernement la même année. La position de Jean Jaurès fut encore une fois d’être un soutien à la grève, mais encore et toujours sur une position « républicaine », tentant de convaincre Georges Clemenceau le radical (c’est-à-dire le centriste) de soutenir le mouvement.
Au parlement, on put ainsi assister à cette scène :
« – Jean Jaurès : Je dis que toutes les fois qu’avec cette admirable vigueur de dialecticien et de polémiste vous avez pris à partie le socialisme et les socialistes, quand vous avez été jusqu’à dire à cette tribune que vous vouliez être contre eux, contre nous, les défenseurs de la classe ouvrière, je dis qu’à ce moment, dans la manifestation qui visait droit et au cœur le socialisme même, vous avez été soutenu par la droite.
– Clemenceau : Vous n’êtes pas le socialisme à vous tout seul.
– Jean Jaurès : Ne jouez pas sur les mots. Il y a ici un parti socialiste.
– Clemenceau : Il y a des socialistes en dehors de ce parti. Vous n’êtes pas le bon Dieu. (On rit)
– Jean Jaurès : Vous, monsieur le ministre, vous n’êtes même pas le diable. (Rires)
– Clemenceau : Vous n’en savez rien. (…)
– Jean Jaurès : Personne ne peut échapper à sa part de responsabilité, et si nous faisions échouer, par un parti pris d’intransigeance ou par un formalisme quelconque, une réforme prête à aboutir, c’est sur nous que vous auriez le droit d’en faire porter la responsabilité.
Jusque-là, nous sommes juges de nos moyens d’action et de notre tactique, et je ne vous dis qu’une chose : c’est que, républicains aussi passionnément que socialistes réformateurs et réalistes aussi profondément par notre méthode que nous sommes révolutionnaires par notre objet, qui est la transformation totale de la société , nous nous associerons pleinement à tout effort de réforme, à condition qu’il soit sérieux, qu’il soit efficace, qu’il ne soit pas un trompe-l’œil, mais qu’il soit une réalité : c’est à vous à décider. »
(discours à la Chambre des députés, juin 1906)
Manuel Valls, avant de devenir ministre de l’intérieur puis premier ministre de François Hollande, avait participé en 2010 au document « La gauche et le pouvoir Juin 1906 : le débat Jean Jaurès-Georges Clémenceau ». Il y prenait le parti de Georges Clémenceau, dans un article intitulé « Sisyphe plutôt que Prométhée », en expliquant :
« Peut-on être de gauche et avoir pour modèle celui qui aimait se présenter comme le « premier flic de France » ? (…) Contre tous les champions de la grève générale, Clemenceau n’a-t-il pas eu raison sur un point essentiel, à savoir que l’Etat républicain reste, in fine, le seul cadre possible de toute réforme sociale ? (…)
Je récuse toute opposition entre l’ordre et la réforme sociale. Je crois, au contraire, en la célèbre formule d’Auguste Comte : « l’ordre pour base ; le progrès pour but ». Imaginer atteindre le second en faisant l’économie du premier est une illusion à laquelle toutes les gauches feraient bien de renoncer.
Certains objecteront sans doute qu’il faut distinguer entre différentes formes d’ordre ; qu’il y a celui que l’on subit (l’ordre bourgeois) et celui que l’on veut (l’ordre socialiste) ; que le premier doit être brisé pour permettre d’établir le second ; que seul ce dernier est le garant du progrès social… Je leur répliquerai qu’en France, du temps de Clemenceau comme du nôtre, je ne vois moi qu’une seule forme d’ordre, l’ordre républicain, construit sur les lois votées par un Parlement élu au suffrage universel direct.
Et je ne vois aucune raison pour qu’il ne s’applique pas toujours dans le cadre d’une démocratie libérale. (…)
Alors que tant de rêves se sont brisés au cours du siècle passé, la gauche est aujourd’hui contrainte de limiter son ambition à « l’optimisme du possible ». L’échec de toutes les tentatives prométhéennes a brouillé le sens de l’Histoire et abîmé l’idée même de Progrès. Nul n’attend plus qu’une avant-garde éclairée ne découvre le chemin du bonheur universel. La défiance envers l’action collective atteint une telle proportion qu’elle menace même les fondements de notre pacte social.
Pour surmonter ce désarroi et ranimer l’espérance, il n’est d’autre choix que celui d’une courageuse lucidité. La gauche doit désormais être inspirée, avant tout, par une « éthique de la responsabilité ».
Elle ne peut plus garder pour seuls viatiques des certitudes idéologiques qui sont, en réalité, autant d’œillères. C’est en se confrontant à la réalité et non en cultivant des illusions qu’elle retrouvera des marges pour l’action.
C’est cette vérité essentielle que Clemenceau voulait signifier lorsqu’il répondit à Jean Jaurès par cette formule superbe : « sans doute, vous me dominez de toute la hauteur de vos conceptions socialistes. Vous avez le pouvoir magique d’évoquer de votre baguette des palais de féerie.
Moi, je suis le modeste ouvrier des cathédrales, qui apporte obscurément sa pierre à l’édifice auguste qu’il ne verra jamais. Au premier souffle de la réalité, le palais de féerie s’envole, tandis qu’un jour, la cathédrale républicaine lancera sa flèche dans les cieux ».
Le « cas Georges Clemenceau » est finalement typique des inhibitions de la gauche à l’égard du pouvoir. »
Jean Jaurès fut ainsi quelqu’un à gauche de Georges Clemenceau : ce dernier voulait gérer au mieux, Jean Jaurès comptait lui pousser le mouvement vers un « idéal » socialiste – sans pour autant avoir jamais donné de base scientifique à sa conception.