Jean Jaurès croit donc en la « République » comme forme neutre, utilisable pour le socialisme. Mais comment voit-il les choses concrètement, à défaut d’en élaborer la théorie ? Tout simplement, il s’imagine que cela se réalisera par l’enseignement; dans la même démarche que Victor Hugo, il voit la solution en l’éducation.
Or, le problème est bien entendu que l’éducation dépend jusqu’à présent de couches sociales liées à la bourgeoisie et à l’aristocratie, à l’Eglise. D’où les campagnes de Jean Jaurès : d’abord celle, qui triomphera, en faveur de la laïcité à l’école.
Ensuite, mais la démarche échouera, en faveur de la liaison organique des écoles primaires avec les communes, afin de casser l’hégémonie de l’idéologie cléricale-réactionnaire.
C’est un point de vue ultra-démocratique, un municipalisme social. Voici comment Jean Jaurès présente cela :
« Je crois que nous devons nous préoccuper, lorsque l’heure sera venue, d’assurer et de régler, en matière d’enseignement primaire, le droit des communes (…).
Deux forces se disputent aujourd’hui les consciences : la tradition, qui maintient les croyances religieuses et philosophiques du passé ; la critique, aidée de la science, qui s’attaque non seulement aux dogmes religieux, mais aux dogmes philosophiques ; non seulement au christianisme, mais au spiritualisme.
Eh bien, en religion, vous pouviez résoudre la difficulté et vous l’avez résolue : l’enseignement public ne doit faire appel qu’à la raison ; et toute doctrine qui ne se réclame pas de la seule raison s’exclut elle-même de l’enseignement primaire. Vous nous dites tous les jours que c’est nous qui avons chassé Dieu de l’école, je vous réponds que c’est votre Dieu qui ne se plaît que dans l’ombre des cathédrales. (Très bien ! très bien ! et applaudissements à gauche. — Interruptions à droite.)
En religion, nous pouvons nous taire sans abdiquer ; nous n’avons qu’un devoir, c’est de ne pas introduire, dans l’école, nos agressions personnelles, qui peuvent être offensantes et qui sont inutiles, agressions constantes de la vérité scientifique contre vous (…).
Je dis qu’il y a des grandes villes où les travailleurs se sont approprié les résultats généraux de la critique et de la science et que, dans ces grandes villes, le spiritualisme ne peut être la règle exclusive des esprits et le dogme scolaire.
J’ajoute que, dans l’intérêt même de l’État qui ne peut pas aller au delà de l’opinion générale de la nation, vous devez permettre aux municipalités d’interroger, par certaines écoles communales, la conscience populaire, et de proportionner l’enseignement à cet état des esprits.
(Applaudissements sur plusieurs bancs à gauche.)
Que viens-je vous demander ? Une seule chose ; c’est qu’il y ait partout dans l’enseignement populaire une sincérité et une franchise absolues, que vous ne dissimuliez rien au peuple, que là où le doute est mêlé à la foi, vous produisiez le doute, et que, quand la négation domine, elle puisse se produire librement.
Voilà les simples idées que je viens apporter à la tribune. Je crois qu’elles sont conformes à la pure doctrine du parti républicain.
Je crois qu’il est impossible à l’État d’assumer à lui tout seul la charge de l’éducation populaire ; je crois qu’il ne peut pas traduire dans cet enseignement tout ce qui, dans la conscience humaine, peut surgir de neuf et de hardi, et que la loi doit laisser le soin de traduire ces sentiments nouveaux aux représentants élus des grandes villes, aux municipalités.
(Applaudissements sur les mêmes bancs à gauche.) »
Chambre des députés, octobre 1886
Ce point de vue de Jean Jaurès est systématique, complet, et il l’oppose par conséquent à la démarche révolutionnaire, à la violence révolutionnaire.
L’éducation est à ses yeux la seule voie naturelle, propre à la « république ». La violence est forcément, selon lui, liée au chaos social, et donc pas au « socialisme ».
Voici comment il exprime sa conception :
« Déjà, il n’est que trop aisé de le voir, des ferments de colère et d’impatience s’accumulent au cœur des travailleurs d’élite, qui ont rêvé l’émancipation de leur classe.
Et s’ils s’irritent ainsi et sont parfois tentés de déserter les voies légales, ce n’est pas seulement parce que les réformes promises ne sont pas réalisées, parce que la liberté des syndicats n’est pas protégée, et que même la liberté politique des travailleurs est violée par de malfaisantes tyrannies, parce que rien encore de décisif n’a été fait, ni pour la réglementation du travail épuisant, ni pour l’organisation des retraites.
Non, ce qui les irrite le plus, c’est que, parmi les travailleurs eux-mêmes, il en est d’inertes, d’accablés, qui ont parfois des sursauts de violence, mais qui n’ont pas la force de penser avec suite à l’avenir et de le préparer avec fermeté.
Et alors, ils sont tentés parfois par le désespoir, et ils songent tout bas à recourir à la force, suprême ressource des minorités résolues. Mais leur courage se raffermit et leur sagesse se réveille quand ils se disent : « Patience ! il y a au moins, dans notre société engourdie ou inique, une force qui travaille pour nous : c’est l’enseignement donné au peuple ; les esprits seront excités ; les consciences seront redressées ; nos enfants vaudront mieux que nous ; il n’y aura en eux ni indifférence, ni servilisme ; et ils travailleront tous, avec ensemble, à l’émancipation sociale qui se refuse aujourd’hui aux efforts isolés des meilleurs d’entre nous. »
Mais si la République, se trahissant elle-même, permettait à l’esprit clérical de pénétrer et de s’étendre à nouveau dans l’enseignement des travailleurs, si elle ne lui disputait pas et ne lui arrachait pas peu à peu tous les enfants du peuple ; si l’école, au lieu d’éveiller les esprits à la liberté et, par elle, à la justice, les façonnait à la routine, à la soumission irraisonnée, à l’acceptation passive des formules dictées par les puissants ; si, au lieu d’être le vestibule des temps nouveaux, elle redevenait l’antichambre des servitudes anciennes ; si l’instrument unique de libération était un instrument d’oppression, alors, certainement, dans les cœurs les plus ardents et les plus nobles, les grands espoirs trompés tourneraient en de déplorables violences.
Si donc nous ne voulons pas que la violence aveugle, abominable, d’autant plus abominable qu’elle jette parfois au crime des hommes bons, se mêle aux revendications sociales du peuple, il faut avant tout maintenir, ou plutôt développer l’enseignement laïque. Il est la seule voie ouverte au progrès pacifique et légal. »
La Dépêche de Toulouse, août 1892
Ainsi, au même moment où Jean Jaurès qui est le chef de file du « socialisme français » prône l’enseignement laïque comme « voie ouverte » au socialisme, les social-démocraties allemande, autrichienne et tchèque organisent les masses sur la base du marxisme et de la nécessité historique de la dictature du prolétariat.