Michel de Montaigne vit à une époque de guerre civile ; on ne peut pas comprendre les Essais si on ne comprend pas qu’il tente de formuler un style qui corresponde aux politiques, la faction qui prône la stabilité de l’État au-dessus de tout.
Voici comment il présente la situation politique de son époque :
« En temps ordinaire, quand tout est tranquille, on se prépare à des événements modérés et courants ; mais dans la confusion où nous nous trouvons depuis trente ans, tout Français est à chaque instant sur le point de voir basculer son destin en particulier comme celui de la société toute entière.
C’est pourquoi il faut tenir son cœur d’autant mieux nourri, et de provisions fortes et solides. Sachons gré à la providence de nous avoir fait vivre en un siècle qui n’est ni mou, ni languissant, ni oisif : qui n’aurait pu se rendre célèbre autrement le sera par son malheur. »
Les Essais
Le chaos prédomine, l’incertitude est complète. Les affrontements inter-religieux n’ont pas l’air cohérent, on ne sait pas si l’on va s’en sortir. Peut-être est-ce la fin d’une civilisation, comme avec Rome. Michel de Montaigne se montre ainsi soulagé de bientôt disparaître :
« C’est pour moi une chance que le délabrement de notre Etat ne survienne qu’au moment de mon déclin. »
Les Essais
Que faire alors ? Une seule chose semble envisageable : mettre l’accent sur la chose stable : l’État. Rappelons ici que Michel de Montaigne a bien connu Henri IV, qui a séjourné à Montaigne en 1584 et 1587, Michel de Montaigne notant même que la première fois Henri IV a dormi dans son propre lit.
Michel de Montaigne a également notamment servi d’intermédiaire entre Henri IV et le maréchal Jacques II de Goyon de Matignon, gouverneur de Guyenne, qui succéda d’ailleurs à Montaigne comme maire de Bordeaux.
La philosophie des Essais est une arme idéologique et culturelle, visant à façonner le personnel de l’administration, dans un esprit loyal en pratique, même si dans la théorie, en pensée, on a le droit d’avoir un regard critique.
Le fonctionnaire pense par lui-même, mais obéit systématiquement : voilà la logique des Essais. Michel de Montaigne synthétise cette ligne en affirmant que :
« On peut regretter des temps meilleurs, mais on ne peut échapper au temps présent. On peut désirer avoir d’autres chefs, mais il faut néanmoins obéir à ceux que l’on a, et il y a peut-être plus de mérite à obéir aux mauvais qu’aux bons.
Tant que brillera quelque peu l’image des lois anciennes et acceptées de cette monarchie, je m’y tiendrai.
Si par malheur elles viennent a se contredire et se gêner entre elles, à produire deux partis entre lesquels le choix sera difficile et douteux, mon attitude sera volontiers d’échapper à cette tourmente, de m’y dérober : peut- être que la Nature pourra m’y aider, ou les hasards de la guerre. »
Les Essais
Michel de Montaigne est à ce titre admiratif de la figure historique qu’est Henri IV, qui a su modifier régulièrement ses positions, s’adapter. Il considère même qu’il s’est rendu connaissable en présentant une figure méconnaissable. Ce qu’il y a ici de fascinant pour Michel de Montaigne, c’est la maîtrise de soi, même dans un contexte de guerre civile.
Il décrit ainsi notamment la chose suivante :
« Un gentilhomme de très grande qualité, et qui était mon ami, crut perdre la tête à force de s’occuper avec trop de passion et d’affection des affaires d’un prince, son maître.
Ce dernier s’est ainsi décrit lui-même à mon intention, en disant qu’il voit le poids des événements funestes tout comme un autre, mais qu’en ce qui concerne ceux qui n’ont point de remède, il se résigne aussitôt à les supporter, et que pour les autres, après avoir donné les ordres nécessaires pour leur faire face – ce qu’il peut faire en effet étant donné la vivacité de son esprit – il attend tranquillement ce qui va se passer.
Et de fait, je l’ai vu demeurer très calme, et conserver sa liberté d’action, au milieu d’affaires des plus épineuses.
Je le considère même comme plus grand et plus efficace quand le sort lui est contraire que quand il lui est favorable : ses pertes ajoutent plus à sa gloire que ses victoires et sa douleur que son triomphe. »
Les Essais
Les Essais sont une œuvre individuelle, justement parce que Michel de Montaigne exprime ce qui est censé être le point individuel des fonctionnaires dans leur activité générale, nationale.
Il se rabaisse en tant qu’individu faisant face à l’incompréhension des situations changeant tout le temps, justement pour montrer qu’il fait partie de ceux qui savent s’adapter, gérer, précisément comme tout fonctionaire.
L’État et son personnel administratif doivent traverser les crises, toutes les crises, et la guerre civile être toujours refusée. L’individu sait se soumettre, rester à sa juste place, agissant dans une juste mesure.
Voici ce que dit Michel de Montaigne dit de lui-même, pour généraliser en fait cette position, cette attitude psychologique et sociale :
« Ce que je dis là, je le dis comme quelqu’un qui n’est ni juge ni conseiller du roi, et qui estime qu’il est bien loin d’en être digne : je suis un homme du commun, né pour et voué à l’obéissance envers la raison publique, dans ce que je fais et ce que je dis.
Celui qui se servirait de mes rêveries pour porter préjudice a la loi la plus élémentaire, ou à une opinion, une coutume de son village se ferait grand tort, et m’en ferait tout autant.
Car dans ce que je dis, je ne garantis en effet rien d’autre que le fait de l’avoir pensé à ce moment-là, une pensée désordonnée, et vacillante. C’est pour le plaisir de causer que je parle de tout, et de rien, et que je donne mon avis. « Et je n’ai pas honte, moi, d’avouer que j’ignore ce que j’ignore. » [Cicéron] »
Les Essais
C’est là le secret des Essais.
D’un côté, Michel de Montaigne feint de ne pas avoir de point de vue fixe, pour éviter toute censure.
En même temps, le fait de ne pas avoir de point de vue fixe correspond à l’attente qu’a la monarchie absolue de son personnel administratif.