Ce qui caractérise l’idéologie de la monarchie absolue, c’est le néo-stoïcisme. Il faut savoir accepter son sort, lié à un ordre inné décidé par une puissance supérieure ; cette acceptation va de pair avec le fait de voir le bon côté des choses, tout en acceptant passivement un aspect négatif.
Cette idéologie bien spécifique traverse toutes les Fables et est propre à leur approche, ce qui fait d’ailleurs qu’elles ne parviennent pas à un enseignement d’ordre général, se contenant de faire passer un message par fable, avec la morale à la fin qui vise à atténuer les comportements du lecteur, en le menaçant d’une catastrophe s’il agit de manière démesurée.
C’est en ce sens que Jean de la Fontaine est un moraliste.
Le XVIIe siècle a, en effet, au cœur de son idéologie une intense réflexion sur les comportements.
Or, à partir du moment où les moralistes constatent qu’il y a une incohérence dans le développement du siècle, en raison d’un côté d’un plus haut degré de civilisation, de l’autre de l’irruption forcenée du capitalisme faisant la promotion de l’opportunisme, ils se retrouvent coincés entre l’éloge de l’honnête homme et la dénonciation des travers de la nature humaine.
C’est ce balancement entre deux pôles qui fait que Jean de La Fontaine, ainsi Jean de La Bruyère et François de La Rochefoucauld, ont été considérés comme n’ayant pas la même dimension que Jean Racine ou Molière.
Pour cette raison également, on retrouve chez Jean de La Fontaine toute une série d’oppositions dialectiques que l’on retrouve chez Jean de La Bruyère et François de La Rochefoucauld. Et ces oppositions reflètent, naturellement, la contradiction entre villes et campagnes qui se développe alors.
L’exemple tout à fait pertinent est ici Le rat de ville et le rat des champs. A la figure raffinée vivant dans le danger s’oppose la figure rustique vivant dans la sécurité.
On a ici une double opposition, permettant à la fable d’avoir une dynamique dialectique, dont la conclusion se veut la résolution qualitative. Mais, comme chez Jean de La Bruyère et François de La Rochefoucauld, cette résolution amène un saut au repli général.
IX. Le rat de ville et le rat des champs [des lignes sont sautées pour faciliter la lecture.]
Autrefois le Rat de ville
Invita le Rat des champs,
D’une façon fort civile,
À des reliefs d’Ortolans.Sur un Tapis de Turquie
Le couvert se trouva mis.
Je laisse à penser la vie
Que firent ces deux amis.Le régal fut fort honnête :
Rien ne manquait au festin ;
Mais quelqu’un troubla la fête
Pendant qu’ils étaient en train.À la porte de la salle
Ils entendirent du bruit.
Le Rat de ville détale,
Son camarade le suit.Le bruit cesse, on se retire,
Rat en campagne aussitôt :
Et le Citadin de dire,
Achevons tout notre rôt.C’est assez, dit le Rustique ;
Demain vous viendrez chez moi :
Ce n’est pas que je me pique
De tous vos festins de Roi.Mais rien ne me vient interrompre ;
Je mange tout à loisir.
Adieu donc, fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre.
Les moralistes ne voient pas de solution à part la méfiance pour le nouveau, qui modifie et met en danger. C’est l’une des grandes caractéristiques produisant le pessimisme des moralistes.
L’exemple également très parlant ici est La cigale et la fourmi. La première est sympathique mais imprévoyante, la seconde apparaît comme prévoyante mais désagréable.
On se doute que la sympathie de l’auteur va à la cigale, avec une dénonciation du capitalisme et de ses exigences en termes de travail… mais c’est tout de même la fourmi qui triomphe.
I.La cigale et la fourmi [des lignes sont sautées pour faciliter la lecture.]
La cigale ayant chanté
Tout l’été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la bise fut venue.Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau.Elle alla crier famine
Chez la Fourmi sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu’à la saison nouvelle.Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l’août, foi d’animal,
Intérêt et principal.La Fourmi n’est pas prêteuse,
C’est là son moindre défaut.
Que faisiez-vous au temps chaud ?Dit-elle à cette emprunteuse.
Nuit et jour à tout venant,
Je chantais, ne vous déplaise.Vous chantiez ? j’en suis fort aise,
Eh bien! dansez maintenant.
Les moralistes ont trouvé une méthode d’exposition permettant une critique de la société, mais ils n’ont pas de perspective historique sur quoi s’appuyer pour espérer. Il ne leur reste que leur morale.