FABLE
I
L’HOMME ET LA COULEUVRE
Un
Homme vit une Couleuvre.
Ah ! méchante, dit-il, je m’en vais
faire une oeuvre
Agréable à tout l’univers.
A ces mots,
l’animal pervers
(C’est le Serpent que je veux dire,
Et non
l’Homme, on pourrait aisément s’y tromper),
A ces mots, le
Serpent, se laissant attraper,
Est pris, mis en un sac, et, ce qui
fut le pire,
On résolut sa mort, fût-il coupable ou non.
Afin
de le payer toutefois de raison,
L’autre lui fit cette
harangue:
Symbole des ingrats, être bon aux méchants
C’est
être sot, meurs donc: ta colère et tes dents
Ne me nuiront
jamais. Le Serpent en sa langue
Reprit du mieux qu’il put: S’il
fallait condamner
Tous les ingrats qui sont au monde,
A qui
pourrait-on pardonner?
Toi-même tu te fais ton procès. Je me
fonde
Sur tes propres leçons; jette les yeux sur toi.
Mes
jours sont en tes mains, tranche-les: ta justice
C’est ton
utilité, ton plaisir, ton caprice;
Selon ces lois
condamne-moi;
Mais trouve bon qu’avec franchise
En mourant au
moins je te dise
Que le symbole des ingrats
Ce n’est point le
serpent, c’est l’homme. Ces paroles
Firent arrêter l’autre; il
recula d’un pas.
Enfin il repartit: Tes raisons sont frivoles:
Je
pourrais décider; car ce droit m’appartient;
Mais
rapportons-nous-en. Soit fait, dit le Reptile.
Une Vache était
là, l’on l’appelle, elle vient,
Le cas est proposé; c’était
chose facile:
Fallait-il pour cela, dit-elle, m’appeler?
La
Couleuvre a raison; pourquoi dissimuler?
Je nourris celui-ci
depuis longues années;
Il n’a sans mes bienfaits passé nulles
journées;
Tout n’est que pour lui seul; mon lait et mes
enfants
Le font à la maison revenir les mains pleines;
Même
j’ai rétabli sa santé, que les ans
Avaient altérée, et mes
peines
Ont pour but son plaisir ainsi que son besoin.
Enfin me
voilà vieille; il me laisse en un coin
Sans herbe; s’il voulait
encore me laisser paître!
Mais je suis attachée, et si j’eusse
eu pour maître
Un serpent, eût-il su jamais pousser si
loin
L’ingratitude? Adieu: j’ai dit ce que je pense.
L’Homme
tout étonné d’une telle sentence
Dit au Serpent: Faut-il croire
ce qu’elle dit?
C’est une radoteuse, elle a perdu
l’esprit.
Croyons ce Boeuf. Croyons, dit la rampante bête.
Ainsi
dit, ainsi fait. Le Boeuf vient à pas lents.
Quand il eut ruminé
tout le cas en sa tête,
Il dit que du labeur des ans
Pour nous
seuls il portait les soins les plus pesants,
Parcourant sans
cesser ce long cercle de peines
Qui revenant sur soi ramenait dans
nos plaines
Ce que Cérès nous donne, et vend aux animaux.
Que
cette suite de travaux
Pour récompense avait, de tous tant que
nous sommes,
Force coups, peu de gré; puis, quand il était
vieux,
On croyait l’honorer chaque fois que les hommes
Achetaient
de son sang l’indulgence des Dieux.
Ainsi parla le Boeuf. L’Homme
dit: Faisons taire
Cet ennuyeux déclamateur;
Il cherche de
grands mots, et vient ici se faire,
Au lieu d’arbitre,
accusateur.
Je le récuse aussi. L’arbre étant pris pour juge,
Ce
fut bien pis encore. Il servait de refuge
Contre le chaud, la
pluie, et la fureur des vents;
Pour nous seuls il ornait les
jardins et les champs.
L’ombrage n’était pas le seul bien qu’il
sût faire;
Il courbait sous les fruits; cependant pour salaire
Un
rustre l’abattait, c’était là son loyer;
Quoique pendant tout
l’an libéral il nous donne
Ou des fleurs au printemps; ou du
fruit en automne;
L’ombre, l’été; l’hiver, les plaisirs du
foyer.
Que ne l’émondait-on sans prendre la cognée?
De son
tempérament il eût encore vécu.
L’Homme trouvant mauvais que
l’on l’eût convaincu,
Voulut à toute force avoir cause
gagnée.
Je suis bien bon, dit-il, d’écouter ces gens-là.
Du
sac et du Serpent aussitôt il donna
Contre les murs, tant qu’il
tua la bête.
On en use ainsi chez les grands.
La raison les
offense: ils se mettent en tête
Que tout est né pour eux,
quadrupèdes, et gens,
Et serpents.
Si quelqu’un desserre les
dents,
C’est un sot. J’en conviens. Mais que faut-il donc
faire?
Parler de loin; ou bien se taire.
FABLE
II
LA TORTUE ET LES DEUX CANARDS
Une
Tortue était, à la tête légère,
Qui, lasse de son trou,
voulut voir le pays.
Volontiers on fait cas d’une terre
étrangère:
Volontiers gens boiteux haïssent le logis.
Deux
Canards à qui la Commère
Communiqua ce beau dessein,
Lui
dirent qu’ils avaient de quoi la satisfaire:
Voyez-vous ce large
chemin?
Nous vous voiturerons par l’air en Amérique.
Vous
verrez mainte république,
Maint royaume, maint peuple; et vous
profiterez
Des différentes moeurs que vous remarquerez.
Ulysse
en fit autant. On ne s’attendait guère
De voir Ulysse en cette
affaire.
La Tortue écouta la proposition.
Marché fait, les
Oiseaux forgent une machine
Pour transporter la pèlerine.
Dans
la gueule en travers on lui passe un bâton.
Serrez bien,
dirent-ils; gardez de lâcher prise.
Puis chaque Canard prend ce
bâton par un bout.
La Tortue enlevée on s’étonne partout
De
voir aller en cette guise
L’animal lent et sa maison,
Justement
au milieu de l’un et l’autre Oison.
Miracle, criait-on. Venez voir
dans les nues
Passer la Reine des Tortues.
La Reine: vraiment
oui; je la suis en effet;
Ne vous en moquez point. Elle eût
beaucoup mieux fait
De passer son chemin sans dire aucune
chose;
Car lâchant le bâton en desserrant les dents,
Elle
tombe, elle crève aux pieds des regardants.
Son indiscrétion de
sa perte fut cause.
Imprudence, babil, et sotte vanité,
Et
vaine curiosité
Ont ensemble étroit parentage.
Ce sont
enfants tous d’un lignage.
FABLE
III
LE POISSON ET LE CORMORAN
Il
n’était point d’étang dans tout le voisinage
Qu’un Cormoran
n’eût mis à contribution.
Viviers et réservoirs lui payaient
pension:
Sa cuisine allait bien; mais, lorsque le long âge
Eut
glacé le pauvre animal,
La même cuisine alla mal.
Tout
Cormoran se sert de pourvoyeur lui-même.
Le nôtre, un peu trop
vieux pour voir au fond des eaux,
N’ayant ni filets ni
réseaux,
Souffrait une disette extrême.
Que fit-il? Le
besoin, docteur en stratagème,
Lui fournit celui-ci. Sur le bord
d’un étang
Cormoran vit une Écrevisse.
Ma commère, dit-il,
allez tout à l’instant
Porter un avis important
A ce peuple.
Il faut qu’il périsse:
Le maître de ce lieu dans huit jours
pêchera.
L’Écrevisse en hâte s’en va
Conter le cas: grande
est l’émute.
On court, on s’assemble, on députe
A l’Oiseau:
Seigneur Cormoran,
D’où vous vient cet avis? Quel est votre
garant?
Êtes-vous sûr de cette affaire?
N’y savez-vous
remède? Et qu’est-il bon de faire?
Changer de lieu, dit-il.
Comment le ferons-nous?
N’en soyez point en soin: je vous porterai
tous,
L’un après l’autre, en ma retraite.
Nul que Dieu seul et
moi n’en connût les chemins:
Il n’est demeure plus secrète.
Un
vivier que nature y creusa de ses mains,
Inconnu des traîtres
humains,
Sauvera votre république.
On le crut. Le peuple
aquatique
L’un après l’autre fut porté
Sous ce rocher peu
fréquenté.
Là Cormoran le bon apôtre,
Les ayant mis en un
endroit
Transparent, peu creux, fort étroit,
Vous les prenait
sans peine, un jour l’un, un jour l’autre.
Il leur apprit à leurs
dépens
Que l’on ne doit jamais avoir de confiance
En ceux qui
sont mangeurs de gens.
Ils y perdirent peu, puisque l’humaine
engeance
En aurait aussi bien croqué sa bonne part;
Qu’importe
qui vous mange? homme ou loup, toute panse
Me paraît une à cet
égard;
Un jour plus tôt, un jour plus tard,
Ce n’est pas
grande différence.
FABLE
IV
L’ENFOUISSEUR ET SON COMPÈRE
Un
Pince-maille avait tant amassé
Qu’il ne savait où loger sa
finance.
L’avarice compagne et soeur de l’ignorance,
Le rendait
fort embarrassé
Dans le choix d’un dépositaire;
Car il en
voulait un. Et voici sa raison.
L’objet lente; il faudra que ce
monceau s’altère,
Si je le laisse à la maison:
Moi-même de
mon bien je serai le larron.
Le larron: quoi, jouir, c’est se
voler soi-même!
Mon ami, j’ai pitié de ton erreur
extrême;
Apprends de moi cette leçon:
Le bien n’est bien
qu’en tant que l’on s’en peut défaire.
Sans cela c’est un mal.
Veux-tu le réserver
Pour un âge et des temps qui n’en ont plus
que faire?
La peine d’acquérir, le soin de conserver
Ôtent le
prix à l’or, qu’on croit si nécessaire.
Pour se décharger d’un
tel soin,
Notre homme eût pu trouver des gens sûrs au besoin;
Il
aima mieux la terre, et prenant son Compère,
Celui-ci l’aide. Ils
vont enfouir le trésor.
Au bout de quelque temps, l’homme va voir
son or:
Il ne retrouva que le gîte.
Soupçonnant à bon droit
le Compère, il va vite
Lui dire: Apprêtez-vous; car il me reste
encore
Quelques deniers: je veux les joindre à l’autre masse.
Le
Compère aussitôt va remettre en sa place
L’argent volé,
prétendant bien
Tout reprendre à la fois sans qu’il y manquât
rien.
Mais pour ce coup l’autre fut sage:
Il retint tout chez
lui résolu de jouir,
Plus n’entasser, plus n’enfouir
Et le
pauvre voleur, ne trouvant plus son gage,
Pensa tomber de sa
hauteur.
Il n’est pas malaisé de tromper un trompeur.
FABLE
V
LE LOUP ET LES BERGERS
Un
Loup rempli d’humanité
(S’il en est de tels dans le monde)
Fit
un jour sur sa cruauté,
Quoiqu’il ne l’exerçât que par
nécessité,
Une réflexion profonde.
Je suis haï, dit-il, et
de qui? De chacun.
Le Loup est l’ennemi commun:
Chiens,
chasseurs, villageois, s’assemblent pour sa perte.
Jupiter est
là-haut étourdi de leurs cris;
C’est par là que de loups
l’Angleterre est déserte:
On y mit notre tête à prix.
Il
n’est hobereau qui ne fasse
Contre nous tels bans publier;
Il
n’est marmot osant crier
Que du Loup aussitôt sa mère ne
menace.
Le tout pour un Ane rogneux,
Pour un Mouton pourri,
pour quelque Chien hargneux,
Dont j’aurai passé mon envie.
Eh
bien, ne mangeons plus de chose ayant eu vie:
Paissons l’herbe,
broutons, mourons de faim plutôt.
Est-ce une chose si
cruelle?
Vaut-il mieux s’attirer la haine universelle?
Disant
ces mots il vit des Bergers pour leur rôt
Mangeants un agneau
cuit en broche.
Oh, oh, dit-il, je me reproche
Le sang de cette
gent. Voilà ses Gardiens
S’en repaissants eux et leurs Chiens;
Et
moi Loup j’en ferai scrupule?
Non, par tous les Dieux non; je
serais ridicule.
Thibaut l’Agnelet passera,
Sans qu’à la
broche je le mette;
Et non seulement lui, mais la mère qu’il
tette,
Et le père qui l’engendra.
Ce Loup avait raison. Est-il
dit qu’on nous voie
Faire festin de toute proie,
Manger les
animaux, et nous les réduirons
Aux mets de l’âge d’or autant que
nous pourrons?
Ils n’auront ni croc ni marmite?
Bergers,
bergers, le loup n’a tort
Que quand il n’est pas le plus
fort:
Voulez-vous qu’il vive en ermite?
FABLE
VI
L’ARAIGNÉE ET L’HIRONDELLE
Ô
Jupiter, qui sus de ton cerveau,
Par un secret d’accouchement
nouveau,
Tirer Pallas, jadis mon ennemie,
Entends ma plainte
une fois en ta vie.
Progné me vient enlever les
morceaux:
Caracolant, frisant l’air et les eaux,
Elle me prend
mes mouches à ma porte:
Miennes je puis les dire; et mon
réseau
En serait plein sans ce maudit Oiseau;
Je l’ai tissu de
matière assez forte.
Ainsi, d’un discours insolent,
Se
plaignait l’Araignée autrefois tapissière,
Et qui, lors étant
filandière,
Prétendait enlacer tout insecte volant.
La soeur
de Philomèle, attentive à sa proie,
Malgré le bestion happait
mouches dans l’air,
Pour ses petits, pour elle, impitoyable
joie,
Que ses enfants gloutons, d’un bec toujours ouvert,
D’un
ton demi-formé, bégayante couvée,
Demandaient par des cris
encore mal entendus.
La pauvre Aragne n’ayant plus
Que la tête
et les pieds, artisans superflus,
Se vit elle-même
enlevée.
L’Hirondelle en passant emporta toile, et tout,
Et
l’animal pendant au bout.
Jupin pour chaque état mit deux tables
au monde.
L’adroit, le vigilant, et le fort sont assis
A la
première; et les petits
Mangent leur reste à la seconde.
FABLE
VII
LA PERDRIX ET LES COQS
Parmi
de certains Coqs incivils, peu galants,
Toujours en noise et
turbulents,
Une Perdrix était nourrie.
Son sexe et
l’hospitalité,
De la part de ces Coqs peuple à l’amour porté
Lui
faisaient espérer beaucoup d’honnêteté:
Ils feraient les
honneurs de la ménagerie.
Ce peuple cependant, fort souvent en
furie,
Pour la Dame étrangère ayant peu de respect,
Lui
donnait fort souvent d’horribles coups de bec.
D’abord elle en fut
affligée;
Mais sitôt qu’elle eut vu cette troupe
enragée
S’entre-battre elle-même, et se percer les flancs,
Elle
se consola. Ce sont leurs moeurs, dit-elle,
Ne les accusons point;
plaignons plutôt ces gens.
Jupiter sur un seul modèle
N’a pas
formé tous les esprits:
Il est des naturels de Coqs et de
Perdrix.
S’il dépendait de moi, je passerais ma vie
En plus
honnête compagnie.
Le maître de ces lieux en ordonne
autrement.
Il nous prend avec des tonnelles,
Nous loge avec des
Coqs, et nous coupe les ailes:
C’est de l’homme qu’il faut se
plaindre seulement.
FABLE
VIII
LE CHIEN À QUI ON A COUPÉ LES OREILLES
Qu’ai-je
fait pour me voir ainsi
Mutilé par mon propre maître?
Le bel
état où me voici!
Devant les autres Chiens oserai-je paraître?
Ô
rois des animaux, ou plutôt leurs tyrans,
Qui vous ferait choses
pareilles?
Ainsi criait Mouflar, jeune Dogue; et les gens,
Peu
touchés de ses cris douloureux et perçants,
Venaient de lui
couper sans pitié les oreilles.
Mouflar y croyait perdre: il vit
avec le temps
Qu’il y gagnait beaucoup; car étant de nature
A
piller ses pareils, mainte mésaventure
L’aurait fait retourner
chez lui
Avec cette partie en cent lieux altérée;
Chien
hargneux a toujours l’oreille déchirée.
Le moins qu’on peut
laisser de prise aux dents d’autrui
C’est le mieux. Quand on n’a
qu’un endroit à défendre,
On le munit de peur
d’esclandre:
Témoin maître Mouflar armé d’un gorgerin,
Du
reste ayant d’oreille autant que sur ma main;
Un Loup n’eût su
par où le prendre.
FABLE
IX
LE BERGER ET LE ROI
Deux
démons à leur gré partagent notre vie,
Et de son patrimoine ont
chassé la raison.
Je ne vois point de coeur qui ne leur
sacrifie.
Si vous me demandez leur état et leur nom,
J’appelle
l’un Amour, et l’autre Ambition.
Cette dernière étend le plus
loin son empire;
Car même elle entre dans l’amour.
Je le
ferais bien voir; mais mon but est de dire
Comme un Roi fit venir
un Berger à sa Cour.
Le conte est du bon temps, non du siècle où
nous sommes.
Ce Roi vit un troupeau qui couvrait tous les
champs,
Bien broutant, en bon corps, rapportant tous les
ans,
Grâce aux soins du Berger, de très notables sommes.
Le
Berger plut au Roi par ces soins diligents.
Tu mérites, dit-il,
d’être Pasteur de gens;
Laisse là tes moutons, viens conduire
des hommes.
Je te fais Juge souverain.
Voilà notre Berger la
balance à la main.
Quoiqu’il n’eût guère vu d’autres gens qu’un
Ermite,
Son troupeau, ses mâtins, le loup, et puis c’est tout,
Il
avait du bon sens; le reste vient ensuite.
Bref il en vint fort
bien à bout.
L’Ermite son voisin accourut pour lui
dire:
Veillé-je, et n’est-ce point un songe que je vois?
Vous
favori! vous grand! Défiez-vous des Rois:
Leur faveur est
glissante, on s’y trompe; et le pire,
C’est qu’il en coûte cher;
de pareilles erreurs
Ne produisent jamais que d’illustres
malheurs.
Vous ne connaissez pas l’attrait qui vous engage.
Je
vous parle en ami. Craignez tout. L’autre rit,
Et notre Ermite
poursuivit:
Voyez combien déjà la Cour vous rend peu sage.
Je
crois voir cet aveugle à qui dans un voyage
Un Serpent engourdi
de froid
Vint s’offrir sous la main; il le prit pour un fouet.
Le
sien s’était perdu, tombant de sa ceinture.
Il rendait grâce au
Ciel de l’heureuse aventure,
Quand un passant cria: Que
tenez-vous, à Dieux!
Jetez cet animal traître et pernicieux,
Ce
Serpent. C’est un fouet. C’est un Serpent, vous dis-je.
A me tant
tourmenter quel intérêt m’oblige?
Prétendez-vous garder ce
trésor? Pourquoi non?
Mon fouet était usé; j’en retrouve un
fort bon;
Vous n’en parlez que par envie.
L’aveugle enfin ne le
crut pas;
Il en perdit bientôt la vie:
L’animal dégourdi
piqua son homme au bras.
Quant à vous, j’ose vous prédire
Qu’il
vous arrivera quelque chose de pire.
Eh, que me saurait-il arriver
que la mort?
Mille dégoûts viendront, dit le Prophète
Ermite.
Il en vint en effet; l’Ermite n’eut pas tort.
Mainte
peste de Cour fit tant, par maint ressort,
Que la candeur du Juge,
ainsi que son mérite,
Furent suspects au Prince. On cabale, on
suscite
Accusateurs et gens grevés par ses arrêts.
De nos
biens, dirent-ils, il s’est fait un palais.
Le Prince voulut voir
ces richesses immenses;
Il ne trouva partout que
médiocrité,
Louanges du désert et de la pauvreté;
C’étaient
là ses magnificences.
Son fait, dit-on, consiste en des pierres
de prix.
Un grand coffre en est plein, fermé de dix
serrures.
Lui-même ouvrit ce coffre, et rendit bien surpris
Tous
les machineurs d’impostures.
Le coffre étant ouvert, on y vit des
lambeaux,
L’habit d’un Gardeur de troupeaux,
Petit chapeau,
jupon, panetière, houlette,
Et je pense aussi sa musette.
Doux
trésors, ce dit-il, chers gages qui jamais
N’attirâtes sur vous
l’envie et le mensonge,
Je vous reprends: sortons de ces riches
palais
Comme l’on sortirait d’un songe.
Sire, pardonnez-moi
cette exclamation.
J’avais prévu ma chute en montant sur le
faîte.
Je m’y suis trop complu; mais qui n’a dans la tête
Un
petit grain d’ambition?
FABLE
X
LES POISSONS
ET LE BERGER QUI JOUE DE LA FLÛTE
Tircis,
qui pour la seule Annette
Faisait résonner les accords
D’une
voix et d’une musette
Capables de toucher les morts,
Chantait
un jour le long des bords
D’une onde arrosant des prairies,
Dont
Zéphire habitait les campagnes fleuries.
Annette cependant à la
ligne pêchait;
Mais nul poisson ne s’approchait.
La Bergère
perdait ses peines.
Le Berger qui par ses chansons,
Eût attiré
des inhumaines,
Crut, et crut mal, attirer des poissons.
Il
leur chanta ceci: Citoyens de cette onde,
Laissez votre Naïade en
sa grotte profonde.
Venez voir un objet mille fois plus
charmant.
Ne craignez point d’entrer aux prisons de la Belle:
Ce
n’est qu’à nous qu’elle est cruelle:
Vous serez traités
doucement,
On n’en veut point à votre vie:
Un vivier vous
attend plus clair que fin cristal.
Et quand à quelques-uns
l’appât serait fatal,
Mourir des mains d’Annette est un sort que
j’envie.
Ce discours éloquent ne fit pas grand effet:
L’auditoire
était sourd aussi bien que muet.
fircis eut beau prêcher: ses
paroles miellées
S’en étant aux vents envolées,
Il tendit un
long rets. Voilà les poissons pris,
Voilà les poissons mis aux
pieds de la Bergère.
Ô vous Pasteurs d’humains et non pas de
brebis,
Rois qui croyez gagner par raisons les esprits
D’une
multitude étrangère,
Ce n’est jamais par là que l’on en vient à
bout;
Il y faut une autre manière:
Servez-vous de vos rets, la
puissance fait tout.
FABLE
Xl
LES DEUX PERROQUETS, LE ROI
ET SON FILS
Deux
Perroquets, l’un père et l’autre fils,
Du rôt d’un Roi faisaient
leur ordinaire.
Deux demi-dieux, l’un fils et l’autre père,
De
ces Oiseaux faisaient leurs favoris.
L’âge liait une amitié
sincère
Entre ces gens: les deux pères s’aimaient;
Les deux
enfants, malgré leur coeur frivole,
L’un avec l’autre aussi
s’accoutumaient,
Nourris ensemble, et compagnons d’école.
C’était
beaucoup d’honneur au jeune Perroquet;
Car l’enfant était Prince
et son père Monarque.
Par le tempérament que lui donna la
parque,
Il aimait les oiseaux. Un Moineau fort coquet,
Et le
plus amoureux de toute la Province,
Faisait aussi sa part des
délices du Prince.
Ces deux rivaux un jour ensemble se
jouants,
Comme il arrive aux jeunes gens,
Le jeu devint une
querelle.
Le Passereau, peu circonspect,
S’attira de tels coups
de bec,
Que demi-mort et traînant l’aile,
On crut qu’il n’en
pourrait guérir.
Le Prince indigné fit mourir
Son Perroquet.
Le bruit en vint au père.
L’infortuné vieillard crie et se
désespère.
Le tout en vain; ses cris sont superflus:
L’Oiseau
parleur est déjà dans la barque;
Pour dire mieux, l’Oiseau ne
parlant plus
Fait qu’en fureur sur le fils du Monarque
Son père
s’en va fondre, et lui crève les yeux.
Il se sauve aussitôt, et
choisit pour asile
Le haut d’un pin. Là dans le sein des Dieux
Il
goûte sa vengeance en lieu sûr et tranquille.
Le Roi lui-même y
court, et dit pour l’attirer:
Ami, reviens chez moi: que nous sert
de pleurer?
Haine, vengeance et deuil, laissons tout à la
porte.
Je suis contraint de déclarer,
encore que ma douleur
soit forte,
Que le tort vient de nous: mon fils fut
l’agresseur.
Mon fils ! non. C’est le sort qui du coup est
l’auteur.
La Parque avait écrit de tout temps en son livre
Que
l’un de nos enfants devait cesser de vivre,
L’autre de voir, par
ce malheur.
Consolons-nous tous deux, et reviens dans ta cage.
Le
Perroquet dit: Sire Roi,
Crois-tu qu’après un tel outrage
Je
me doive fier à toi?
Tu m’allègues le sort; prétends-tu par ta
foi
Me leurrer de l’appât d’un profane langage?
Mais que la
Providence ou bien que le Destin
Règle les affaires du monde,
Il
est écrit là-haut qu’au faîte de ce pin
Ou dans quelque forêt
profonde
J’achèterai mes jours loin du fatal objet
Qui doit
t’être un juste sujet
De haine et de fureur. Je sais que la
vengeance
Est un morceau de Roi, car vous vivez en Dieux.
Tu
veux oublier cette offense:
Je le crois: cependant il me faut pour
le mieux
Éviter ta main et tes yeux.
Sire Roi mon ami,
Va-t’en, tu perds ta peine;
Ne me parle point de retour:
L’absence
est aussi bien un remède à la haine
Qu’un appareil contre
l’amour.
FABLE
XII
LA LIONNE ET L’OURSE
Mère
Lionne avait perdu son faon.
Un chasseur l’avait pris. La pauvre
infortunée
Poussait un tel rugissement
Que toute la forêt
était importunée.
La nuit ni son obscurité,
Son silence et
ses autres charmes,
De la Reine des bois n’arrêtait les
vacarmes.
Nul animal n’était du sommeil visité.
L’Ourse enfin
lui dit: Ma commère,
Un mot sans plus; tous les enfants
Qui
sont passés entre vos dents
N’avaient-ils ni père ni mère?
Ils
en avaient. S’il est ainsi,
Et qu’aucun de leur mort n’ait nos
têtes rompues,
Si tant de mères se sont tues,
Que ne vous
taisez-vous aussi?
Moi me taire? moi malheureuse!
Ah j’ai perdu
mon fils! Il me faudra traîner
Une vieillesse
douloureuse.
Dites-moi, qui vous force à vous y condamner?
Hélas!
c’est le destin qui me hait. Ces paroles
Ont été de tout temps
en la bouche de tous.
Misérables humains, ceci s’adresse à
vous:
Je n’entends résonner que des plaintes frivoles.
Quiconque
en pareil cas se croit haï des Cieux,
Qu’il considère Hécube,
il rendra grâce aux dieux.
FABLE
XIII
LES DEUX AVENTURIERS
ET LE TALISMAN
Aucun
chemin de fleurs ne conduit à la gloire.
Je n’en veux pour témoin
qu’Hercule et ses travaux.
Ce dieu n’a guère de rivaux:
J’en
vois peu dans la fable, encore moins dans l’histoire.
En voici
pourtant un que de vieux talismans
Firent chercher fortune au pays
des romans.
Il voyageait de compagnie.
Son camarade et lui
trouvèrent un poteau
Ayant au haut cet écriteau:
Seigneur
Aventurier, s’il te prend quelque envie
De voir ce que n’a vu nul
Chevalier errant,
Tu n’as qu’à passer ce torrent
Puis, prenant
dans tes bras un Éléphant de pierre
Que tu verras couché par
terre,
Le porter d’une haleine au sommet de ce mont
Qui menace
les cieux de son superbe front.
L’un des deux Chevaliers saigna du
nez. Si l’onde
Est rapide autant que profonde,
Dit-il, et
supposé qu’on la puisse passer,
Pourquoi de l’Éléphant s’aller
embarrasser?
Quelle ridicule entreprise!
Le sage l’aura fait
par tel art et de guise
Qu’on le pourra porter peut-être quatre
pas;
Mais jusqu’au haut du mont, d’une haleine, il n’est pas
Au
pouvoir d’un mortel, à moins que la figure
Ne soit d’un Éléphant
nain, pygmée, avorton,
Propre à mettre au bout d’un
bâton:
Auquel cas, où l’honneur d’une telle aventure?
On nous
veut attraper dedans cette écriture:
Ce sera quelque énigme à
tromper un enfant.
C’est pourquoi je vous laisse avec votre
Éléphant.
Le raisonneur parti, l’aventureux se lance,
Les
yeux clos, à travers cette eau.
Ni profondeur ni violence
Ne
purent l’arrêter et selon l’écriteau
Il vit son Éléphant
couché sur l’autre rive.
Il le prend, il l’emporte, au haut du
mont arrive,
Rencontre une esplanade, et puis une cité.
Un cri
par l’Éléphant est aussitôt jeté:
Le peuple aussitôt sort en
armes.
Tout autre aventurier au bruit de ces alarmes
Aurait
fui. Celui-ci loin de tourner le dos
Veut vendre au moins sa vie,
et mourir en héros.
Il fut tout étonné d’ouïr cette cohorte
Le
proclamer Monarque au lieu de son Roi mort.
Il ne se fit prier que
de la bonne sorte,
encore que le fardeau fût, dit-il, un peu
fort.
Sixte en disait autant quand on le fit
Saint-Père.
(Serait-ce bien une misère
Que d’être Pape ou
d’être Roi?)
On reconnut bientôt son peu de bonne foi.
Fortune
aveugle suit aveugle hardiesse.
Le sage quelquefois fait bien
d’exécuter,
Avant que de donner le temps à la
sagesse
D’envisager le fait, et sans la consulter.
FABLE
XIV
DISCOURS
À M. LE DUC DE LA ROCHEFOUCAULD
Je
me suis souvent dit, voyant de quelle sorte
L’homme agit et qu’il
se comporte
En mille occasions comme les animaux:
Le Roi de ces
gens-là n’a pas moins de défauts
Que ses sujets, et la nature
A
mis dans chaque créature
Quelque grain d’une masse où puisent
les esprits:
J’entends les esprits corps, et pétris de
matière.
Je vais prouver ce que je dis.
A l’heure de l’affût,
soit lorsque la lumière
Précipite ses traits dans l’humide
séjour,
Soit lorsque le soleil rentre dans sa carrière,
Et
que n’étant plus nuit il n’est pas encore jour,
Au bord de
quelque bois sur un arbre je grimpe;
Et nouveau Jupiter du haut de
cet Olympe,
Je foudroie à discrétion
Un lapin qui n’y pensait
guère.
Je vois fuir aussitôt toute la nation
Des lapins qui
sur la bruyère,
L’oeil éveillé, l’oreille au guet,
S’égayaient
et de thym parfumaient leur banquet.
Le bruit du coup fait que la
bande
S’en va chercher sa sûreté
Dans la souterraine
cité;
Mais le danger s’oublie, et cette peur si grande
S’évanouit
bientôt. Je revois les lapins
Plus gais qu’auparavant revenir
sous mes mains.
Ne reconnaît-on pas en cela les
humains?
Dispersés par quelque orage,
A peine ils touchent le
port
Qu’ils vont hasarder encore
Même vent, même
naufrage.
Vrais lapins, on les revoit
Sous les mains de la
fortune.
Joignons à cet exemple une chose commune.
Quand les
chiens étrangers passent par quelque endroit,
Qui n’est pas de
leur détroit,
Je laisse à penser quelle fête.
Les chiens du
lieu n’ayants en tête
Qu’un intérêt de gueule, à cris, à
coups de dents,
Vous accompagnent ces passants
Jusqu’aux
confins du territoire.
Un intérêt de biens, de grandeur, et de
gloire,
Aux gouverneurs d’États, à certains courtisans,
A
gens de tous métiers en fait tout autant faire.
On nous voit
tous, pour l’ordinaire,
Piller le survenant, nous jeter sur sa
peau.
La coquette et l’auteur sont de ce caractère;
Malheur à
l’écrivain nouveau.
Le moins de gens qu’on peut à l’entour du
gâteau,
C’est le droit du jeu, c’est l’affaire.
Cent exemples
pourraient appuyer mon discours;
Mais les ouvrages les plus
courts
Sont toujours les meilleurs. En cela j’ai pour guides
Tous
les maîtres de l’art, et tiens qu’il faut laisser
Dans les plus
beaux sujets quelque chose à penser:
Ainsi ce discours doit
cesser.
Vous qui m’avez donné ce qu’il a de solide,
Et dont la
modestie égale la grandeur,
Qui ne pûtes jamais écouter sans
pudeur
La louange la plus permise,
La plus juste et la mieux
acquise,
Vous enfin dont à peine ai-je encore obtenu
Que votre
nom reçût ici quelques hommages,
Du temps et des censeurs
défendant mes ouvrages,
Comme un nom qui des ans et des peuples
connu
Fait honneur à la France, en grands noms plus
féconde
Qu’aucun climat de l’univers,
Permettez-moi du moins
d’apprendre à tout le monde
Que vous m’avez donné le sujet de
ces vers.
FABLE
XV
LE MARCHAND, LE GENTILHOMME,
LE PÂTRE ET LE FILS DE ROI
Quatre chercheurs de nouveaux mondes,
Presque nus échappés à la fureur des ondes,
Un Trafiquant, un Noble, un Pâtre, un Fils de Roi,
Réduits au sort de Bélisaire,
Demandaient aux passants de quoi
Pouvoir soulager leur misère.
De raconter quel sort les avait assemblés,
Quoique sous divers points tous quatre ils fussent nés,
C’est un récit de longue haleine.
Ils s’assirent enfin au bord d’une fontaine.
Là le conseil se tint entre les pauvres gens.
Le Prince s’étendit sur le malheur des Grands.
Le Pâtre fut d’avis qu’éloignant la pensée
De leur aventure passée
Chacun fît de son mieux et s’appliquât au soin
De pourvoir au commun besoin.
La plainte, ajouta-t-il, guérit-elle son homme?
Travaillons; c’est de quoi nous mener jusqu’à Rome.
Un Pâtre ainsi parler! ainsi parler; croit-on
Que le Ciel n’ait donné qu’aux têtes couronnées
De l’esprit et de la raison,
Et que de tout berger, comme de tout mouton,
Les connaissances soient bornées?
L’avis de celui-ci fut d’abord trouvé bon
Par les trois échoués au bord de l’Amérique.
L’un, c’était le Marchand, savait l’arithmétique:
A tant par mois, dit-il, j’en donnerai leçon.
J’enseignerai la politique,
Reprit le Fils de Roi. Le Noble poursuivit:
Moi, je sais le blason; j’en veux tenir école:
Comme si devers l’Inde on eût eu dans l’esprit
La sotte vanité de ce jargon frivole.
Le Pâtre dit: Amis, vous parlez bien; mais quoi,
Le mois a trente jours; jusqu’à cette échéance
Jeûnerons-nous, par votre foi?
Vous me donnez une espérance
Belle, mais éloignée; et cependant j’ai faim.
Qui pourvoira de nous au dîner de demain?
Ou plutôt sur quelle assurance
Fondez-vous, dites-moi, le souper d’aujourd’hui?
Avant tout autre, c’est celui
Dont il s’agit: votre science
Est courte là-dessus; ma main y suppléera.
A ces mots, le Pâtre s’en va
Dans un bois: il y fit des fagots dont la vente,
Pendant cette journée et pendant la suivante,
Empêcha qu’un long jeûne à la fin ne fit tant
Qu’ils allassent là-bas exercer leur talent.
Je conclus de cette aventure
Qu’il ne faut pas tant d’art pour conserver ses jours
Et grâce aux dons de la nature,
La main est le plus sûr et le plus prompt secours.