Que signifie le collectivisme mis en avant par Jules Guesde, à la toute fin des années 1870 ? Voici comment il le définit, dans Collectivisme et Révolution, datant de 1879 :
« C’est la socialisation , ou encore, dans l’état actuel de l’Europe, la nationalisation du capital immobilier et mobilier, depuis le sol jusqu’à la machine, mis désormais directement à la disposition des groupes producteurs.
Plus de capitalistes, plus de patrons achetant et trouvant à acheter pour un morceau de pain la force de travail de millions d’hommes réduits au rôle de machines, produisant tout et manquant de tout : ou mieux, un seul patron, un seul capitaliste : Tout le monde ! mais tout le monde travaillant, obligé de travailler et maître de la totalité des valeurs sorties de ses mains.
Alors, et seulement alors, le bien-être, la richesse seront réellement le fruit du travail, puisque ceux-là seuls qui auront produit pourront consommer ou jouir ; proportionnés au travail, puisque tout le produit restera aux travailleurs qui pourront consommer d’autant plus qu’ils auront travaillé ou produit davantage ;
Alors disparaîtra l’oisiveté, mère et fille de l’exploitation de l’homme par l’homme ; et, avec l’oisiveté, qui n’est pas mortelle seulement à la société qu’elle appauvrit mais encore à l’oisif qu’elle corrompt et dégrade, disparaîtra le principal, sinon unique excitant au vol, à la prostitution, etc., c’est-à-dire le spectacle de la richesse en dehors du travail, du bien-être, de la consommation sans production équivalente ;
Alors, la production ou la richesse générale s’accroîtra de toutes les forces productives aujourd’hui immobilisées dans la classe exclusivement consommatrice et oisive, mise en demeure de travailler pour vivre ;
Alors, la surproduction ou l’encombrement des marchandises qui entraîne aujourd’hui les chômages mortels que l’on sait, c’est-à-dire de véritables famines, d’origine sociale, sévissant sur telle ou telle branche des travailleurs, n’aurait d’autre effet que de satisfaire plus largement, plus abondamment à la consommation d’un chacun ou d’augmenter les loisirs de tous ;
Alors, de fléaux qu’elles sont aujourd’hui pour l’ouvrier dont elles prennent la place avec la vie , les machines multipliées, perfectionnées, automatisées , se transformeront en autant de bienfaits, de « dieux » pour le travailleur dont elles ne feraient, suivant les besoins, que diminuer le travail ou qu’augmenter le bien-être en augmentant les produits devenus sa propriété exclusive ;
Alors, ce qui est impossible à l’ordre social actuel, malgré que la justice et l’intérêt général l’exigent, c’est-à-dire la mise à la charge de la société des frais d’entretien et de développement intégral de tous les enfants sans distinction, se fera pour ainsi dire de soi-même, etc., etc. »
On voit ici que Jules Guesde défend le principe du socialisme. Il reconnaît que la grande production est plus efficace : il n’est pas un proudhonien, désireux d’en revenir à la petite propriété. Il rejette celle-ci, ce qui l’amène dans le camp du collectivisme, et donc alors des marxistes.
Mais de l’autre, et c’est là ce qui posera un souci, une limite historique, Jules Guesde voit la solution révolutionnaire comme une unification des contraires ; tout comme Pierre-Joseph Proudhon, il ne connaît pas la dialectique et espère davantage la fusion des classes que leur dépassement.
Tout le problème tient donc à la notion de collectivisme, à la fois évidemment proche du marxisme, mais également très éloigné si se situant dans l’interprétation du socialisme telle qu’elle pouvait exister alors chez les courants justement non marxistes.
On sait, en effet, que le matérialisme dialectique raisonne en termes de mode de production, avec le dépassement de celui-ci par le saut dialectique amené par une contradiction fondamentale.
Ainsi, le prolétariat et la bourgeoisie s’opposent dans une seule contradiction propre à un mode de production donné, le capitalisme. Cette étape était nécessaire historiquement pour développer les forces productives.
On ne trouve pas cela chez Jules Guesde, qui possède une certaine une lecture romantique au sujet de la dépossession que connaîtraient les travailleurs, à quoi il faudrait mettre un terme par l’appropriation : les travailleurs devraient devenir « leurs propres capitalistes ».
Voici en effet comment Jules Guesde explique, dès le départ du document mentionné plus haut, en quoi consiste l’objectif socialiste :
« Le salariat, dont l’économie politique bourgeoise a donné elle-même la loi et qui n’est pas à améliorer – parce qu’inaméliorable – mais à détruire, résulte de la possession, par les uns, du capital mis en valeur par les autres.
C’est parce que les travailleurs ne possèdent pas l’instrument et la matière de leur travail, qu’au lieu d’être rémunérés par leur produit ou l’équivalent de leur produit, ils sont réduits à ne recevoir en échange de leur production, quelle qu’elle soit, que ce qui leur est indispensable pour vivre et se reproduire.
C’est parce qu’ils ne possèdent pas leur outillage que, devenus outils eux-mêmes, ils ne sauraient être « payés » au delà de ce qui leur est strictement nécessaire pour se conserver et se continuer dans leurs enfants à l’état d’outils, de machines en activité – le prix des outils, comme le prix de toute chose échangeable ou vénale, tendant à ne pas dépasser le coût de production et de reproduction.
Dès lors, le problème de l’abolition du salariat se trouve énormément simplifié, pour ne pas dire résolu.
Puisque le salariat – cette misère à perpétuité de la masse ouvrière – est un effet de la division du capital, approprié par quelques-uns, et du travail, accompli par le plus grand nombre ; puisqu’il tient à la séparation de la société en deux classes : la classe oisive ou improductive des capitalistes et la classe non capitaliste ou prolétarienne des travailleurs, il ne disparaîtra et ne pourra disparaître que par la réunion dans les mêmes mains du travail et du capital, en d’autres termes lorsque les travailleurs seront devenus leurs propres capitalistes, possédant à la fois tout l’instrument et toute la matière de la production. »
Voici également comment Eugène Faillet, dans Le parti ouvrier français : bourgeoisie et prolétariat, doctrine, origine et progrès du parti, les élus du parti à l’Hôtel-de-Ville, fournit en 1894 une vision du monde éminemment romantique, avec un cadre historique marqué par ce qui aurait été la trahison par la bourgeoisie :
« Au lendemain du premier Empire sous l’impérieuse impulsion des intérêts bourgeois, commencent les vastes entreprises.
Les capitaux jusqu’alors disséminés, s’associèrent, brisant le cercle étroit des affaires individuelles pour entrer dans le cercle illimité des affaires collectives, mais au profit d’un petit nombre.
Proudhon a tracé de main de maître l’histoire de cette période. De ce fait une féodalité économiquement, sinon moralement, plus solidaire que la terrienne, assujettit la plèbe ; en même temps, l’Administration publique assujettit au personnel de plus en plus nombreux.
Ainsi, par millions, les travailleurs enrégimentés, hiérarchisés, dans les beaux, chemins de fer, banques, assurances, magasins, usines, mines, sont devenus les damnés du salariat.
Chacun sait la cruelle exactitude de notre expression.
Les petits patrons, force vive de l’industrie et du commerce, disparaissent, épuisés dans une lutte réciproque, écrasés par les gros, saignés à blanc par les petits Schylock de la banque, eux-même vassaux de la haute finance.
Tous, victimes surtout de leur orgueilleuse obstination à repousser la solidarité. »
Le collectivisme proposé par Jules Guesde se veut donc une réponse historique à ce qui apparaît comme un manque historique, comme si la bourgeoisie n’avait pas terminé pas son travail. Le concept de révolution qui en découle devient alors nécessairement pragmatique.