Le Parti Ouvrier Français possédait une vraie dynamique historique. Aline Valette fut la première femme à parvenir à la direction d’une organisation socialiste, en l’occurrence le Parti Ouvrier Français. Elle fonda par la suite un journal qui ne dura pas, L’Harmonie sociale et fut l’organisatrice d’une Fédération nationale des sociétés féministes.
Jules Guesde lui-même prit position en faveur des femmes, alors que le mouvement ouvrier français de l’époque considérait que sa nature consistait à être ménagère. Dans La femme et son droit au travail, publié dans Le Socialiste du 9 octobre 1898, il se positionna clairement :
« Assurer à la femme comme à l’homme le développement intégral et la libre application de ses facultés. Assurer d’autre part aux travailleurs sans distinction de sexe, le produit intégral de leur travail. Là est toute la solution – et elle n’est que là. »
En fait, malgré ses limites, le Parti Ouvrier Français représentait un véritable pôle révolutionnaire. C’est qu’à l’époque, non seulement plus de la moitié de la population est composée de paysans cultivant des parcelles, mais qui plus est la production industrielle des petites entreprises est plus importante que celle des grandes entreprises.
Les conditions étaient donc particulièrement difficiles. Le Parti Ouvrier Français ne put pareillement jamais vraiment s’implanter à Paris, où le proudhonisme était particulièrement développé, tout comme par ailleurs dans des centres de la vallée de la Loire et les Ardennes, alors que les blanquistes étaient également forts à Paris, mais aussi dans le Cher, la Nièvre, l’Indre.
Le boulangisme, le mouvement du général populiste et putschiste Georges Boulanger, eut également un écho dévastateur. Friedrich Engels, dans une lettre du 4 février 1889 à Laura Lafargue, la femme de Paul Lafargue, critique de manière particulièrement agressive la trahison historique des masses parisiennes :
« Dans l’élection de Boulanger je ne vois rien d’autre qu’une nette résurgence de l’élément bonapartiste dans le caractère parisien.
Dans les années 1799, 1848 et 1889, cette résurgence jaillit à chaque fois de l’insatisfaction que procurait la république bourgeoise, mais elle n’acquiert cette orientation spécifique qu’à la suite d’un courant chauvin.
Mais il y a pire encore : en 1799, Napoléon dut faire un coup d’État pour conquérir ces Parisiens qu’il avait fait mitrailler en Vendémiaire, alors qu’en 1889 ce sont les Parisiens eux-mêmes qui élisent l’un des bouchers de la Commune.
Soit dit sans brutalité, Paris – du moins pour l’heure – a démissionné comme ville révolutionnaire, démissionné non pas après un coup d’État victorieux et au milieu d’une guerre comme en 1799 ; non pas après six mois d’une lutte d’anéantissement comme en décembre 1848, mais en pleine paix, dix-huit ans après la Commune et à la veille d’une possible révolution.
Et nul ne peut donner tort à Bebel, lorsqu’il écrit dans la Gleichheit : « Les ouvriers parisiens, dans leur majorité, se sont comportés d’une façon tout simplement lamentable et on peut être très attristé pour leur conscience de classe socialiste lorsqu’on observe que 17 000 voix seulement vont à un candidat socialiste, tandis qu’un guignol et un démagogue comme Boulanger obtient 240 000 voix (…).
Quoi qu’il en soit, je veux espérer que le nouveau journal va sortir : nous devons prendre la situation telle qu’elle est – et en tirer le meilleur parti.
Si Paul [Lafargue] se remettait à travailler à un journal, il se préparerait et s’armerait pour la lutte, et cesserait de dire sur un ton désespéré : il n’y a pas à aller contre le courant. Nul ne lui demande d’arrêter le courant ; cependant si nous ne nous opposons pas au courant général de folie momentanée, je me demande que diable peut bien être notre tâche ?
Les habitants de la Ville lumière ont apporté la preuve qu’ils sont deux millions dont « la plupart sont des têtes creuses » selon l’expression de Carlyle ; cependant ce n’est pas encore une raison pour que nous-mêmes nous soyons des têtes creuses.
Laissez les Parisiens devenir réactionnaires, s’ils y trouvent leur bonheur, la révolution sociale continuera sa marche en avant en dépit d’eux, et, quand elle sera effectuée, ils pourront s’écrier : Ah tiens ! c’est fait – et sans nous – qui l’aurait imaginé »
Karl Marx était tout à fait conscient des limites historiques, comme en témoigne sa lettre à Friedrich Sorge du 5 novembre 1880 :
« Peu de temps après, Guesde est venu à Londres afin d’élaborer avec nous (Engels, Lafargue et moi- même) un programme électoral à l’adresse des ouvriers pour les prochaines élections. Certes, il a fallu y incorporer quelques incongruités auxquelles Guesde tenait absolument malgré nos protestations, par exemple le minimum de salaire fixé par la loi (je lui dis : si le prolétariat français est assez puéril pour avoir besoin de telles carottes, alors il ne vaut plus la peine d’établir de programme quelconque).
Cependant, ce très bref document – exception faite du préambule qui définit en quelques lignes le but communiste – ne renferme dans sa partie économique que des revendications qui surgissent spontanément et réellement du mouvement ouvrier.
C’est un pas énorme que de ramener les ouvriers français de leur brouillard phraséologique sur le terrain de la réalité, et c’est ce qui explique qu’il suscita une vive répulsion parmi tous ceux qui en France vivent de leurs escroqueries en « faisant du brouillard ».
Après une violente opposition des anarchistes, le programme fut d’abord adopté dans la région centrale, c’est-à-dire Paris et tout ce qui dépend de près et de loin de cette ville, puis dans tous les autres centres ouvriers.
La formation simultanée de groupes ouvriers mutuellistes qui cependant (sauf les anarchistes qui ne sont pas composés de véritables ouvriers, mais de déclassés, ainsi que de quelques ouvriers dupés qui forment la troupe ordinaire) ont adopté la plus grande partie des revendications « pratiques » du programme, de même que le fait qu’on y trouve les points de vue les plus différenciés, cela prouve à mes yeux qu’il s’agit là du premier mouvement ouvrier réel en France.
Jusqu’à présent on n’y trouvait que des sectes, qui ne recevaient naturellement leurs mots d’ordre que de fondateurs de sectes, cependant que la masse du prolétariat suivait les bourgeois radicaux ou ceux qui faisaient mine d’être radicaux, et elle se battait pour eux le jour de la décision, pour être, le lendemain, massacrée, déportée, etc., par les gaillards qu’elle avait hissés au pouvoir.
L’Émancipation, publiée il y a quelques jours à Lyon, sera l’organe du parti ouvrier, surgi sur la base du socialisme allemand (…).
Il serait temps, si l’on ne veut pas volontairement ruiner le journal [l’Égalité], si l’on n’a pas l’intention – ce qui est impensable – qu’il soit enterré à la suite de tout un processus de la part du gouvernement, alors il est temps que Lafargue mette fin à ses rodomontades sur les violences épouvantables de la révolution à venir. »
Friedrich Engels saluait d’ailleurs la valeur du programme du Parti Ouvrier Français, tout au moins pour sa base marxiste, comme ici dans une lettre à Eduard Bernstein, 25 octobre 1881 :
« Au demeurant, les brochures et les articles de Guesde sont les meilleurs qui aient paru en langue française ; c’est, en outre, l’un des meilleurs orateurs, qu’il y ait à Paris. Nous l’avons toujours trouvé franc et loyal. À nous, maintenant. Nous, c’est-à-dire Marx et moi, n’entretenons même pas de correspondance avec Guesde.
Nous ne lui avons écrit qu’à l’occasion d’affaires déterminées. Ce que Lafargue écrit à Guesde, nous ne le savons que d’une manière générale, et nous sommes loin d’avoir lu tout ce que Guesde écrit à Lafargue.
Dieu sait quels projets ont été échangés entre eux, sans que nous n’en sachions absolument rien.
Marx, comme moi, a donné de temps en temps un conseil à Guesde par l’intermédiaire de Lafargue, mais c’est à peine s’il a jamais été suivi.
Certes, Guesde est venu ici quand il s’est agi d’élaborer le projet de programme pour le Parti ouvrier français.
En présence de Lafargue et de moi-même, Marx lui a dicté les considérants de ce programme, Guesde tenant la plume : le travailleur n’est libre que s’il est en possession de ses moyens de travail, sous forme soit individuelle, soit collective ; la forme de propriété individuelle étant chaque jour davantage dépassée par le développement économique – il ne reste donc que la forme de possession collective, etc.
Bref, c’est un chef-d’œuvre de démonstration frappante, susceptible d’être exposée aux masses en quelques mots clairs, comme je n’en connais que peu, moi-même ayant été étonné par sa concision.
Le contenu suivant de ce programme fut ensuite discuté : certains points nous les avons introduits ou écartés, mais combien peu Guesde était le porte-parole de Marx ressort du fait qu’il y a introduit sa théorie insensée du « minimum de salaire ».
Comme nous n’en n’avions pas la responsabilité, mais les Français, nous avons fini par le laisser faire, quoique Guesde lui-même en concédât l’absurdité théorique. Au même moment Brousse était à Londres, et il aurait volontiers assisté à la réunion.
Cependant Guesde n’avait que peu de temps et s’attendait de la part de Brousse à d’interminables discussions sur des formules anarchistes mal assimilées, si bien qu’il tint à ce que Brousse n’assistât pas à cette séance. C’était son affaire. Mais Brousse ne le lui a jamais pardonné, d’où ses chamailleries avec Guesde. »
L’identité du Parti Ouvrier Français se situait de manière assumée dans la perspective communiste de Karl Marx. Voici, pour saisir l’esprit du Parti, quelques mots d’ordre inscrits sur les murs de la salle, aux côtés des drapeaux rouges et de guirlandes de la même couleur :
« Vive l’Internationale ! » « Travailleurs de tous les pays, unissons-nous » « Vive la Commune ! Souvenons-nous » « Hommage aux 35 000 fusillés de 1871 » « L’émancipation des travailleurs ne peut être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » « Les adversaires du socialisme sont de deux sortes : ceux qui ne le comprennent pas et ceux qui le comprennent trop » « Huit heures de travail, huit heures de sommeil, huit heures de loisirs »
En ce sens, le Parti Ouvrier Français portait quelque chose de nouveau et semblait bien être en mesure de porter, malgré ses limites, la genèse du marxisme en France.