Prenons une mélodie, écoutons là. Faisons de même, avec une seconde. Puis, de même avec une troisième, et même une quatrième. Si l’on regarde formellement, on aura alors quatre mélodies, ce qui aboutirait, en bonne logique, à plusieurs chansons, plusieurs compositions.
Or, en réalité, il peut exister un assemblage de ces plusieurs mélodies, qui en forment alors dialectiquement à la fois une seule, et plusieurs, l’aspect principal étant qu’elles n’en forment qu’une seule.
C’est là évidemment une démarche extrêmement difficile, exigeant une capacité à combiner non seulement la rencontre des mélodies à chaque moment, mais également les orientations d’ensemble de chaque mélodie, le tout devant disposer de sa propre cohérence.
Le principe musical d’assembler plusieurs mélodies, de les superposer, telle une forme générale avec des rapports dialectiques entre ses éléments, pour gagner en profondeur, en amplitude, en sensibilité, s’appelle le contrepoint.
La recherche de leur force mélodique forme une partie de ce qu’on appelle l’harmonie (à moins qu’on ne l’oppose, comme le feront justement les décadents, au contrepoint lui-même).
Le contrepoint et l’harmonie forment les deux pôles dialectiques du mouvement historique de la musique. La musique s’est développée à travers le développement tant de chacun des deux pôles que dans leur interaction.
Il faut ici saisir l’émergence de leur contradiction.
La base de la musique était ce qu’on appelle le plain-chant, c’est-à-dire le chant effectué de manière seule, avec comme seule base sa propre respiration pour parvenir à exprimer le texte de la manière la plus représentative possible.
La mélodie est ici définie par la réalité physique de la respiration. Cela accorde d’un côté une grande force de conviction, ce qui va d’ailleurs avec des formes lyriques comme les psaumes du judaïsme ou le chant grégorien.
De l’autre côté, les limites de l’expression mélodique, des capacités à rendre les choses plus complexes, plus denses, sont évidentes. Or, avec le développement des forces productives, l’approfondissement de la culture, le souci de complexité s’est révélé toujours plus grand.
Ce que les musiciens cherchant à avancer ont alors fait est relativement simple : ils ont ajouté une voix à une voix préexistante, c’est-à-dire qu’ils ont cherché un moyen quantitatif pour avancer. On n’a donc pas un saut qualitatif dans la voix de base, mais un ajout relevant de la quantité pour y parvenir.
Cela semble contourner le problème. Toutefois, ce faisant, les musiciens ont permis l’affirmation d’un mouvement et cela impliquait en soi un moment qualitatif, de par un développement toujours plus complexe dans le cadre d’une société faisant de la musique une valeur culturelle essentielle au développement des facultés humaines.
C’est là où le luthéranisme va jouer un rôle historique.
Le fait d’utiliser plusieurs voix s’appelle la polyphonie. On considère du point de vue des recherches historiques que c’est au tour du IXe siècle de notre ère que la démarche polyphonique commence à véritablement émerger.
Deux formes s’affirment alors comme voix secondaires :
– ce qu’on appelle le bourdon, c’est-à-dire une voix se focalisant sur une seule note basse, telle une sorte d’arrière-plan appuyant le chant principal ;
– ce qu’on appelle la voix organale, appuyant la voix principale en des points précis (pour les musiciens : à la quarte, la quinte ou l’octave seulement).
Puis, vers le XIe siècle la voix organale prit son autonomie, sous le nom de « déchant ».
Le déchant est toujours subordonné à la voix principale, mais il y a de plus en plus d’expérimentations dans sa manière d’appuyer celle-ci. Forcément le mouvement entraîne un effet d’entrain et une seconde voix d’appui se forme, puis une autre encore, etc.
Il faut également noter tout cela, ce qui apporte un saut dans la conscience de la théorie musicale.
Qui plus est, il y a un saut qualitatif de par l’existence de plusieurs lignes de chant. Au lieu de s’orienter exclusivement sur la respiration, car seul le chant principal comptait, il faut désormais avoir un rythme neutre pour mesurer les différents chants et les cadrer ensemble.
Avec le fait de battre la mesure apparaît le contrepoint comme principe théorique de l’écriture de la musique, c’est-à-dire le fait de mettre un point symbolisant une note contre un autre point symbolisant une note.