La victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie doit avant tout à l’Armée Rouge, qui a battu l’écrasante majorité de l’armée allemande, libérant toute une série de pays, pavant la voie aux démocraties populaires.
Cependant, après 1945, une intense lutte de classes se déroula en URSS. Celle-ci ne sera cependant pas réellement apparente, mais c’est elle qui va aboutir à un coup d’État suite à la mort de Staline, en 1953.
Cette lutte de classes n’est pas liée tant à la période d’avant 1941 qu’aux conditions provoquées par la seconde guerre mondiale impérialiste. Celle-ci a posé un problème terrible, en plus des innombrables destructions : 34,4 millions de personnes y ont participé, dans l’Armée Rouge ; 9,1 millions de personnes y ont laissé la vie, alors que dans la population civile, 15 millions de personnes ont également été tuées.
De ce fait, la guerre a coûté la vie à 2 millions de communistes. Cela signifie que toute une génération, qui a profité des expériences de lutte idéologique, a été saignée à blanc. C’est un problème pratique gigantesque pour le Parti bolchevik.
En pratique, parmi les vétérans, seulement 17 % sont membres du Parti. Les ministères, durant les urgences de la guerre, ont acquis une indépendance nette par rapport au Parti. D’une certaine manière, on est dans la situation inverse de 1923, date où le congrès du Parti bolchevik décide de former un organisme – supervisé par Viatcheslav Molotov et Lazare Kaganovitch de sélection des cadres de l’État.
Rien que pour l’année 1923, après la victoire dans la guerre civile, cela donne un choix de personnes pour à peu près 18 000 postes, à chaque fois validé (ou non) par le Comité Central.
Il est significatif que ce nombre passe, en 1946 juste après la victoire sur l’Allemagne nazie, à 46 000. C’est tout l’appareil d’État qui, en pratique, est renouvelé.
Qui dit renouvellement, dit changement générationnel. En 1946, 50 % de la population masculine est née après 1914. Elle a grandi sous le nouveau régime, mais il se pose le problème de la transmission idéologique, cassée par la guerre.
En pratique, donc, les soldats et officiers vont former rapidement la moitié des postes de responsabilité dans l’industrie, pour un pourcentage inversement faible dans le Parti et dans l’État. Il y a ainsi déjà une contradiction entre l’industrie d’un côté, le Parti et l’État de l’autre. L’urgence matérielle tend à produire une nécessité pratique mettant en danger l’idéologie.
Citons ici le principal document d’après-guerre, de février 1946, où Staline dresse le panorama de la production économique en 1940 (par rapport à 1913), mais également militaire pour les années 1943-1945. On voit bien exprimer les urgences techniques et productives provoquées par l’invasion nazie.
« En ce qui concerne 1940, notre pays a produit an cours de cette année 15 millions de tonnes de fonte, soit presque quatre fois plus qu’en 1913 ; 18 millions 300 000 tonnes d’acier, soit quatre fois et demie plus qu’en 1913 ; 166 millions de tonnes de houille, soit cinq fois et demie plus qu’en 1913 ; 31 millions de tonnes de pétrole, soit trois fois et demie plus qu’en 1913 ; 38 millions 300 000 tonnes de céréales marchandes, soit 17 millions de tonnes de plus qu’en 1913 ; 2 millions 700 000 tonnes de coton brut, soit trois fois et demie plus qu’en 1913.
Telles furent les ressources matérielles de notre pays, au seuil de la seconde guerre mondiale (…).
On sait que pendant les trois dernières années de guerre, notre industrie des chars a produit chaque année une moyenne de plus de 30 000 tanks, canons autopropulsés et autos blindées
(Vifs applaudissements).
On sait ensuite que notre industrie aéronautique a produit, pendant la même période, près de 40 000 avions par an.
(Vifs applaudissements.)
On sait de même que notre industrie de l’artillerie a produit, annuellement, pendant la même période, près de 120000 canons de tout calibre (vifs applaudissements) , près de 450 000 fusils-mitrailleurs et mitrailleuses lourdes (vifs applaudissements) , plus de 3 millions de fusils (applaudissements) et environ 2 millions de mitraillettes (applaudissements) .
On sait enfin que durant la période 1942-1944, notre industrie des mortiers a produit une moyenne de près de 100 000 mortiers par an (vifs applaudissements).
Il va de soi que, dans le même temps, on a fabriqué une quantité correspondante d’obus, de mines de tout genre, de bombes d’aviation, de cartouches à fusils et à mitrailleuses.
On sait, par exemple, que dans la seule année 1944, il a été fabriqué plus de 240 millions d’obus, de bombes et de mines (applaudissements) et 7 milliards 400 millions de cartouches (vifs applaudissements).
Tel est dans ses grandes lignes le tableau du ravitaillement de l’Armée rouge en matériel de guerre et en munitions. »
Discours prononcé à l’assemblée des électeurs de la circonscription Staline de Moscou
Très concrètement, cela signifie qu’au milieu de l’année 1946, 6000 cadres de l’appareil d’État agissent depuis une année, en étant pourtant toujours en attente d’une confirmation de leur nomination par le Comité Central. De la même manière, les ministères, pour parer à l’urgence et surtout lorsqu’ils étaient importants, avaient une marge de manœuvre par rapport à l’organisme de nomination.
Le Parti bolchevik prit alors des résolutions en faveur d’une résolution positive de ces problèmes. Tout d’abord, il procéda à la dissolution des commissions internes au Parti comme celles pour l’économie, les transports, l’agriculture. Désormais, ces commissions consisteront en pratique, en quelque sorte, directement en les cadres nommés dans les ministères concernés.
Il s’agissait de casser l’influence autonome des ministères, qui parfois firent la conquête de l’hégémonie sur le Parti, y compris par la corruption. En pratique, il existait différentes mafias en URSS, effectivement. La principale structure reposait sur des « guildes », qui utilisaient les failles de la planification.
Les guildes s’appuyaient sur des soutiens qui, dans les entreprises, trafiquaient les mesures, volant au passage différentes denrées (soit en augmentant la taille des cuves, ou bien en prétextant des dégradations, voire en modifiant les données chiffrées).
Les membres des guildes organisaient alors la répartition des biens volés dans différents commerces, s’appropriant les bénéfices. Les chefs d’entreprise, lors de la crise économique de l’URSS redevenue capitaliste des années 1960-1990, s’appuieront fondamentalement sur les guildes comme intermédiaires permettant de pallier les problèmes d’approvisionnement.
Ici, on en revient au troc, avec les responsables des guildes nommés à des postes de managers afin de toucher un salaire légal.
Les guildes ne fonctionnaient pas toutefois qu’avec les responsables d’entreprises. Elles étaient également liées à des gangs, commandés par des « frères ». Tel dans un ordre religieux strict, un frère ne devait pas se marier ni avoir de famille ; il ne devait avoir aucune éducation ni aucun emploi. Il devait ne pas servir dans l’armée, ni n’avoir aucune propriété privée.
Il y avait une trentaine de « Frères » environ dans les années 1950, chacun s’appuyant jusque sur 300 personnes, les sous-chefs étant des « frères » (au sens familial) et les éléments de base des « numéros six ». Il existe ici une gigantesque culture du tatouage propre à ces gangs, élaborée dans les camps de travail, utilisant de manière récurrente des éléments propres à l’idéologie nazie.
Bien entendu, les gangs procédaient également à des extorsions, du trafic sur le marché noir, des « protections » de commerce, la prostitution, le jeu etc. Dans les années 1980, l’autonomisation des entreprises ayant été très largement avancée, les guildes fusionneront de fait avec les gangs, annonçant la fameuse « mafia russe » des années 1990.
Dans les années 1950 cependant, les gangs ne sont qu’embryonnaires même si structurées par les « Frères » ; ce sont les « boucaniers rouges » qui priment dans la mafia, utilisant des méthodes de pirate pour arraisonner des marchandises et en tirer du bénéfice.
On put voir une même généralisation des « confréries » dans les années 1960 avec l’émergence de groupes de pression s’appuyant sur les vétérans. Après 1945, les vétérans n’auront que très peu d’avantages sociaux, consistant en des réductions, des voyages, etc., mais sans que cela aille très loin. Ces avantages furent même supprimés en 1947, même le jour de la victoire étant supprimé comme jour férié.
La conception du Parti bolchevik était que les soldats ont servi l’URSS toute entière et ne doivent pas former une caste à part. On pourra voir de fait que le régime nouveau, fondé dès la mort de Staline et la prise du pouvoir par la clique révisionniste, instaurera des associations d’anciens combattants dès 1956, faisant monter ceux-ci en puissance progressivement, le pic étant atteint sous Leonid Brejnev.
Tout cela témoigne d’une intense lutte de classes après 1945, car l’idéologie bourgeoise avait des pions dans les mafias et certains dirigeants, et la possibilité de corrompre des responsables du Parti. A cela s’ajoute un lieu central de contradiction : la commission réorganisée, juste après la guerre, de nomination des cadres.
A partir du moment où avec cette commission réorganisée et la fin de l’époque d’exception propre à la guerre, les ministères ne pouvaient plus nommer leurs cadres en dehors de l’aval du Comité Central, alors cela signifie que tous les efforts bourgeois allaient porter sur la commission elle-même.
D’intenses campagnes de rectification furent menées dans le personnel des ministères et dans le Parti lui-même. C’est Andreï Jdanov qui fut au cœur de cette bataille, menant de fait la reconquête idéologique de l’appareil d’État, dans une véritable révolution culturelle visant ceux qu’on doit considérer comme une sorte de déviation « pragmatique-machiavélique ».
La répression fut menée pour cette raison contre un nouveau « centre », basé à Léningrad et prônant des réformes où les entreprises posséderaient un grand degré d’autonomie. 2000 personnes furent pour cette raison exclues du Parti ou bien exilé de Leningrad, 213 furent condamnées dont 23 à mort. 300 professeurs furent exclus de l’université de Leningrad, ainsi que 18 recteurs d’université et 29 responsables de départements économiques.
Cela ne pouvait cependant pas suffire, en raison de l’approche même de la lutte contre la contre-révolution.