Dans une tragédie, il s’agit d’inspirer au spectateur la pitié et la terreur. Cependant, ce principe de la tragédie grecque allait de paire avec une mise en scène sous forme de rituel, avec un amphithéâtre, des chœurs, un jeu marqué, une fonction sociale affirmée de manière unilatérale.
Il faut s’imaginer tout un cadre à la fois sombre et glaçant, des scènes horribles étant montrés, les chœurs en soulignant la portée, etc., et cela il y a bien entendu à l’époque de l’antiquité.
On n’a rien de tout cela dans la tragédie française. Celle-ci est une entreprise culturelle où on peut faire le choix de ne pas aller, le jeu est particulièrement restreint au profit d’une attention extrême au langage.
Il y a des pauses, car il faut rallumer les chandelles ; les acteurs sont habillés en partie comme on s’imagine le passé, mais à moitié de manière contemporaine. Les acteurs sont connus, il a été parlé de la pièce, c’est une actualité de débat à la Cour, pour la vie parisienne, etc.
A cela s’ajoute la dimension de la lecture, alors que l’imprimerie s’est développée, qu’il y a un public éduqué qui existe désormais. Dans la préface de Phèdre, Racine dit que ce sont, non pas les spectateurs, mais les lecteurs qui vont le juger :
« Au reste, je n’ose encore assurer que cette pièce soit en effet la meilleure de mes tragédies. Je laisse aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix. »
Et effectivement, dans ses préfaces, Racine parle parfois des spectateurs, parfois des lecteurs ; son œuvre s’adresse en fait inévitablement aux deux.
On est donc dans une configuration totalement différente d’en Grèce antique.
Pourtant, Racine prétend rester dans son cadre conceptuel. Il faut par conséquent lire à travers sa propre conception. Lui-même s’imagine être un écrivain puisant dans les sources antiques, en quelque sorte dans le prolongement de l’humanisme du siècle précédent. Il n’a pas du tout de vision de la vie intérieure qu’il expose.
Voici par exemple ce que Racine note, dans la préface d’Iphigénie :
« Euripide était extrêmement tragique, c’est−à−dire qu’il avait merveilleusement excité la compassion et la terreur, qui sont les véritables effets de la tragédie. »
On est là dans une approche formelle ; Racine ne ferait que reprendre les codes de la tragédie classique.
Dans la préface de Phèdre, il y souligne dans le même esprit qu’il a choisi cette figure littéraire parce qu’elle correspond à ce qu’Aristote exige pour une tragédie. Et pourtant, de la manière dont il en parle, on voit bien que ce qu’il vise, comme aspect principal, n’est pas du tout la catharsis, mais bien le dérèglement.
« Je ne suis point étonné que ce caractère ait eu un succès si heureux du temps d’Euripide, et qu’il ait encore si bien réussi dans notre siècle, puisqu’il a toutes les qualités qu’Aristote demande dans le héros de la tragédie, et qui sont propres à exciter la compassion et la terreur. En effet, Phèdre n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente.
Elle est engagée, par sa destinée et par la colère des dieux, dans une passion illégitime, dont elle a horreur toute la première. Elle fait tous ses efforts pour la surmonter. Elle aime mieux se laisser mourir que de la déclarer à personne, et lorsqu’elle est forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion qui fait bien voir que son crime est plutôt une punition des dieux qu’un mouvement de sa volonté. »
C’est là une lecture pleine de raccourcis par rapport à la question de la vie intérieure et du véritable panorama qu’en propose Racine. Emile Faguet, dans La tragédie française au XVIIe siècle, constate avec justesse que :
« Dans cette journée de vingt-quatre heures, de dix peut-être, l’auteur a si bien pris ses mesures que tout Néron passe devant nos yeux, depuis l’enfant vicieux et lâche qui tremble devant sa mère en s’excitant à la braver, depuis l’amoureux sensuel mêlé de despote méchant qui adore les pleurs qu’il fait couler, depuis le comédien fat qu’on décide au crime en humiliant son amour-propre d’artiste, jusqu’à l’assassin hypocrite et froid qui tue en souriant, jusqu’au parricide tranquille qui rêve le meurtre de sa mère en laissant tomber sur elle, nonchalamment, quelques mots d’ironie glacée. »
Il y a ici un profond décalage entre ce que Racine croit faire et ce qu’il réalise vraiment, en raison de la période historique. Le théâtre de Racine est avant tout rationalisé, mais lui-même s’imagine réaliser une tragédie dans l’esprit grec, qui est tourné vers le bouleversement émotionnel, et non la rationalisation.
Il faut se rappeler des exigences de la période classique ; La Bruyère, cette immense figure du 17e siècle, a bien résumé la conception de l’époque en disant
« Un esprit médiocre croit écrire divinement ; un bon esprit croit écrire raisonnablement. »
La tragédie de Racine s’inspire de la démarche grecque, mais la renverse dans le sens de la rationalisation ; il y a de l’émotion, mais l’ensemble n’est pas une sorte d’aventure métaphysique mystico-poétique.
Sainte-Beuve parle d’ailleurs de « l’écueil poétique racinien », qui est banc de sable ou rocher, selon comment on l’aborde en fonction de sa propre orientation, et qui a comme source des vers « polis et travaillés », mais qui manqueraient de charge poétique. C’est avant tout la forme concise, la concentration qui l’emporte ; il n’y a pas d’emportement poétique.
Cela est exact, mais c’est également justement ce qui est correct, nécessaire. Chez Racine, tout est formellement concentré, bien plus que compassé, tout à fait dans l’esprit français naissant alors, et il n’y a pas de place pour de l’exubérance relevant du subjectivisme.
En liaison avec cette approche, et rien que cela suffirait d’ailleurs à montrer qu’on est nullement dans l’orientation grecque, il y a l’orientation néo-stoïcienne, qui est typique de l’esprit romain.
Chez Racine, savoir prendre sur soi est l’ultime épreuve qu’exige la société : il faut savoir être à la hauteur. Le néo-stoïcisme est content de la satisfaction de son exigence d’ordre, l’affirmation de la vie intérieure est satisfaite de son exigence de richesse, présentée par le désordre.
Racine synthétise cela admirablement bien dans la préface de Bérénice :
« Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie ; il suffit que l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie. »
Avec Racine, on a la rencontre de la sensibilité intérieure avec la société encadrée culturellement ; c’est un très grand moment historique.