Jean Racine : Bérénice

ACTE I

SCÈNE PREMIÈRE

Antiochus, Arsace.

ANTIOCHUS

Arrêtons un moment. La pompe de ces lieux,

Je le vois bien, Arsace, est nouvelle à tes yeux.

Souvent ce cabinet superbe et solitaire,

Des secrets de Titus est le dépositaire.

C’est ici quelquefois qu’il se cache à sa cour,

Lorsqu’il vient à la reine expliquer son amour.

De son appartement cette porte est prochaine,

Et cette autre conduit dans celui de la reine.

Va chez elle. Dis-lui qu’importun à regret,

J’ose lui demander un entretien secret.

ARSACE

Vous, Seigneur, importun ? Vous cet ami fidèle,

Qu’un soin si généreux intéresse pour elle ?

Vous, cet Antiochus, son amant autrefois ;

Vous, que l’Orient compte entre ses plus grands rois :

Quoi ! Déjà de Titus épouse en espérance,

Ce rang entre elle et vous met-il tant de distance ?

ANTIOCHUS

Va, dis-je, et sans vouloir te charger d’autres soins,

Vois si je puis bientôt lui parler sans témoins.

SCÈNE II

ANTIOCHUS, seul.

Hé bien, Antiochus, es-tu toujours le même ?

Pourrai je sans trembler lui dire : je vous aime ?

Mais quoi ! Déjà je tremble, et mon coeur agité

Craint autant ce moment que je l’ai souhaité.

Bérénice autrefois m’ôta toute espérance.

Elle m’imposa même un éternel silence.

Je me suis tu cinq ans. Et jusques à ce jour

D’un voile d’amitié j’ai couvert mon amour.

Dois-je croire qu’au rang où Titus la destine,

Elle m’écoute mieux que dans la Palestine ?

Il l’épouse. Ai-je donc attendu ce moment

Pour me venir encor déclarer son amant ?

Quel fruit me reviendra d’un aveu téméraire ?

Ah ! Puisqu’il faut partir, partons sans lui déplaire.

Retirons-nous, sortons, et sans nous découvrir,

Allons loin de ses yeux l’oublier, ou mourir.

Hé quoi ! Souffrir toujours un tourment qu’elle ignore ?

Toujours verser des pleurs qu’il faut que je dévore ?

Quoi ? Même en la perdant redouter son courroux ?

Belle reine : et pourquoi vous offenseriez-vous ?

Viens-je vous demander que vous quittiez l’Empire ?

Que vous m’aimiez ? Hélas ! je ne viens que vous dire

Qu’après m’être longtemps flatté que mon rival

Trouverait à ses voeux quelque obstacle fatal ;

Aujourd’hui qu’il peut tout, que votre hymen s’avance,

Exemple infortuné d’une longue constance,

Après cinq ans d’amour, et d’espoir superflus,

Je pars, fidèle encor quand je n’espère plus.

Au lieu de s’offenser, elle pourra me plaindre.

Quoi qu’il en soit, parlons, c’est assez nous contraindre.

Et que peut craindre, hélas ! un amant sans espoir

Qui peut bien se résoudre à ne la jamais voir ?

SCÈNE III

Antiochus, Arsace.

ANTIOCHUS

Arsace, entrerons-nous ?

ARSACE

Seigneur, j’ai vu la reine.

Mais pour me faire voir, je n’ai percé qu’à peine

Les flots toujours nouveaux d’un peuple adorateur

Qu’attire sur ses pas sa prochaine grandeur.

Titus après huit jours d’une retraite austère

Cesse enfin de pleurer Vespasien son père.

Cet amant se redonne aux soins de son amour.

Et si j’en crois, Seigneur, l’entretien de la cour,

Peut-être avant la nuit l’heureuse Bérénice

Change le nom de reine au nom d’impératrice.

ANTIOCHUS

Hélas !

ARSACE

Quoi ! Ce discours pourrait-il vous troubler ?

ANTIOCHUS

Ainsi donc sans témoins je ne lui puis parler ?

ARSACE

Vous la verrez, Seigneur. Bérénice est instruite

Que vous voulez ici la voir seule, et sans suite.

La reine d’un regard a daigné m’avertir

Qu’à votre empressement elle allait consentir.

Et sans doute elle attend le moment favorable

Pour disparaître aux yeux d’une cour qui l’accable.

ANTIOCHUS

Il suffit. Cependant n’as-tu rien négligé

Des ordres importants dont je t’avais chargé ?

ARSACE

Seigneur, vous connaissez ma prompte obéissance.

Des vaisseaux dans Ostie armés en diligence,

Prêts à quitter le port de moments en moments,

N’attendent pour partir que vos commandements.

Mais qui renvoyez-vous dans votre Comagène ?

ANTIOCHUS

Arsace, il faut partir quand j’aurai vu la reine.

ARSACE

Qui doit partir ?

ANTIOCHUS

Moi.

ARSACE

Vous ?

ANTIOCHUS

En sortant du palais,

Je sors de Rome, Arsace, et j’en sors pour jamais.

ARSACE

Je suis surpris sans doute, et c’est avec justice.

Quoi ! Depuis si longtemps la reine Bérénice

Vous arrache, Seigneur, du sein de vos États,

Depuis trois ans dans Rome elle arrête vos pas,

Et lorsque cette reine assurant sa conquête

Vous attend pour témoin de cette illustre fête,

Quand l’amoureux Titus devenant son époux,

Lui prépare un éclat qui rejaillit sur vous…

ANTIOCHUS

Arsace, laisse-la jouir de sa fortune,

Et quitte un entretien dont le cours m’importune.

ARSACE

Je vous entends, Seigneur. Ces mêmes dignités

Ont rendu Bérénice ingrate à vos bontés.

L’inimitié succède à l’amitié trahie.

ANTIOCHUS

Non, Arsace, jamais je ne l’ai moins haïe.

ARSACE

Quoi donc ! De sa grandeur déjà trop prévenu,

Le nouvel empereur vous a-t-il méconnu ?

Quelque pressentiment de son indifférence

Vous fait-il loin de Rome éviter sa présence ?

ANTIOCHUS

Titus n’a point pour moi paru se démentir,

J’aurais tort de me plaindre.

ARSACE

Et pourquoi donc partir ?

Quel caprice vous rend ennemi de vous-même ?

Le ciel met sur le trône un prince qui vous aime,

Un prince qui jadis témoin de vos combats

Vous vit chercher la gloire et la mort sur ses pas,

Et de qui la valeur par vos soins secondée

Mit enfin sous le joug la rebelle Judée.

Il se souvient du jour illustre et douloureux

Qui décida du sort d’un long siège douteux :

Sur leur triple rempart les ennemis tranquilles

Contemplaient sans péril nos assauts inutiles,

Le bélier impuissant les menaçait en vain.

Vous seul, Seigneur, vous seul, une échelle à la main,

Vous portâtes la mort jusque sur leurs murailles.

Ce jour presque éclaira vos propres funérailles,

Titus vous embrassa mourant entre mes bras,

Et tout le camp vainqueur pleura votre trépas.

Voici le temps, Seigneur, où vous devez attendre

Le fruit de tant de sang qu’ils vous ont vu répandre.

Si, pressé du désir de revoir vos États,

Vous vous lassez de vivre où vous ne régnez pas,

Faut-il que sans honneur l’Euphrate vous revoie ?

Attendez pour partir que César vous renvoie

Triomphant, et chargé des titres souverains

Qu’ajoute encore aux rois l’amitié des Romains.

Rien ne peut-il, Seigneur, changer votre entreprise ?

Vous ne répondez point.

ANTIOCHUS

Que veux-tu que je dise ?

J’attends de Bérénice un moment d’entretien.

ARSACE

Hé bien, Seigneur ?

ANTIOCHUS

Son sort décidera du mien.

ARSACE

Comment ?

ANTIOCHUS

Sur son hymen j’attends qu’elle s’explique.

Si sa bouche s’accorde avec la voix publique,

S’il est vrai qu’on l’élève au trône des Césars,

Si Titus a parlé, s’il l’épouse, je pars.

ARSACE

Mais qui rend à vos yeux cet hymen si funeste ?

ANTIOCHUS

Quand nous serons partis, je te dirai le reste.

ARSACE

Dans quel trouble, Seigneur, jetez-vous mon esprit !

ANTIOCHUS

La reine vient. Adieu, fais tout ce que j’ai dit.

SCÈNE IV

Bérénice, Antiochus, Phénice.

BÉRÉNICE

Enfin je me dérobe à la joie importune

De tant d’amis nouveaux, que me fait la fortune.

Je fuis de leurs respects l’inutile longueur,

Pour chercher un ami, qui me parle du coeur.

Il ne faut point mentir, ma juste impatience

Vous accusait déjà de quelque négligence.

Quoi ! Cet Antiochus, disais-je, dont les soins

Ont eu tout l’Orient et Rome pour témoins,

Lui que j’ai vu toujours constant dans mes traverses

Suivre d’un pas égal mes fortunes diverses;

Aujourd’hui que le ciel semble me présager

Un honneur, qu’avec vous je prétends partager,

Ce même Antiochus se cachant à ma vue,

Me laisse à la merci d’une foule inconnue ?

ANTIOCHUS

Il est donc vrai, Madame ? Et selon ce discours

L’hymen va succéder à vos longues amours ?

BÉRÉNICE

Seigneur, je vous veux bien confier mes alarmes.

Ces jours ont vu mes yeux baignés de quelques larmes.

Ce long deuil que Titus imposait à sa cour,

Avait même en secret suspendu son amour.

Il n’avait plus pour moi cette ardeur assidue

Lorsqu’il passait les jours, attaché sur ma vue.

Muet, chargé de soins, et les larmes aux yeux,

Il ne me laissait plus que de tristes adieux.

Jugez de ma douleur, moi dont l’ardeur extrême,

Je vous l’ai dit cent fois, n’aime en lui que lui-même,

Moi, qui loin des grandeurs, dont il est revêtu,

Aurais choisi son coeur, et cherché sa vertu.

ANTIOCHUS

Il a repris pour vous sa tendresse première ?

BÉRÉNICE

Vous fûtes spectateur de cette nuit dernière,

Lorsque, pour seconder ses soins religieux,

Le Sénat a placé son père entre les dieux.

De ce juste devoir sa piété contente

A fait place, Seigneur, au soin de son amante.

Et même en ce moment, sans qu’il m’en ait parlé,

Il est dans le Sénat par son ordre assemblé.

Là, de la Palestine il étend la frontière,

Il y joint l’Arabie, et la Syrie entière.

Et si de ses amis j’en dois croire la voix,

Si j’en crois ses serments redoublés mille fois

Il va sur tant d’États couronner Bérénice,

Pour joindre à plus de noms le nom d’impératrice ;

Il m’en viendra lui-même assurer en ce lieu.

ANTIOCHUS

Et je viens donc vous dire un éternel adieu.

BÉRÉNICE

Que dites-vous ? Ah ciel ! Quel adieu ? Quel langage ?

Prince, vous vous troublez, et changez de visage ?

ANTIOCHUS

Madame, il faut partir.

BÉRÉNICE

Quoi ? ne puis-je savoir

Quel sujet…

ANTIOCHUS

Il fallait partir sans la revoir.

BÉRÉNICE

Que craignez-vous ? Parlez, c’est trop longtemps se taire.

Seigneur, de ce départ quel est donc le mystère ?

ANTIOCHUS

Au moins, souvenez-vous que je cède à vos lois,

Et que vous m’écoutez pour la dernière fois.

Si dans ce haut degré de gloire et de puissance,

Il vous souvient des lieux où vous prîtes naissance,

Madame, il vous souvient que mon coeur en ces lieux

Reçut le premier trait qui partit de vos yeux.

J’aimai, j’obtins l’aveu d’Agrippa votre frère.

Il vous parla pour moi. Peut-être sans colère

Alliez-vous de mon coeur recevoir le tribut,

Titus, pour mon malheur, vint, vous vit, et vous plut.

Il parut devant vous dans tout l’éclat d’un homme

Qui porte entre ses mains la vengeance de Rome.

La Judée en pâlit. Le triste Antiochus

Se compta le premier au nombre des vaincus.

Bientôt de mon malheur interprète sévère,

Votre bouche à la mienne ordonna de se taire.

Je disputai longtemps, je fis parler mes yeux.

Mes pleurs et mes soupirs vous suivaient en tous lieux.

Enfin votre rigueur emporta la balance,

Vous sûtes m’imposer l’exil, ou le silence :

Il fallut le promettre, et même le jurer.

Mais, puisqu’en ce moment j’ose me déclarer,

Lorsque vous m’arrachiez cette injuste promesse,

Mon coeur faisait serment de vous aimer sans cesse.

BÉRÉNICE

Ah ! que me dites-vous ?

ANTIOCHUS

Je me suis tu cinq ans,

Madame, et vais encor me taire plus longtemps.

De mon heureux rival j’accompagnai les armes.

J’espérai de verser mon sang après mes larmes,

Ou qu’au moins jusqu’à vous porté par mille exploits,

Mon nom pourrait parler, au défaut de ma voix.

Le ciel sembla promettre une fin à ma peine.

Vous pleurâtes ma mort, hélas ! trop peu certaine.

Inutiles périls ! Quelle était mon erreur !

La valeur de Titus surpassait ma fureur.

Il faut qu’à sa vertu mon estime réponde.

Quoique attendu, Madame, à l’empire du monde,

Chéri de l’univers, enfin aimé de vous,

Il semblait à lui seul appeler tous les coups,

Tandis que sans espoir, haï, lassé de vivre,

Son malheureux rival ne semblait que le suivre.

Je vois que votre coeur m’applaudit en secret,

Je vois que l’on m’écoute avec moins de regret,

Et que trop attentive à ce récit funeste,

En faveur de Titus vous pardonnez le reste.

Enfin après un siège aussi cruel que lent,

Il dompta les mutins, reste pâle et sanglant

Des flammes, de la faim, des fureurs intestines,

Et laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines.

Rome vous vit, Madame, arriver avec lui.

Dans l’Orient désert quel devint mon ennui !

Je demeurai longtemps errant dans Césarée,

Lieux charmants, où mon coeur vous avait adorée.

Je vous redemandais à vos tristes États,

Je cherchais en pleurant les traces de vos pas.

Mais enfin succombant à ma mélancolie,

Mon désespoir tourna mes pas vers l’Italie.

Le sort m’y réservait le dernier de ses coups.

Titus en m’embrassant m’amena devant vous.

Un voile d’amitié vous trompa l’un et l’autre ;

Et mon amour devint le confident du vôtre.

Mais toujours quelque espoir flattait mes déplaisirs,

Rome, Vespasien, traversaient vos soupirs.

Après tant de combats Titus cédait peut-être.

Vespasien est mort, et Titus est le maître.

Que ne fuyais-je alors ! J’ai voulu quelques jours

De son nouvel empire examiner le cours.

Mon sort est accompli. Votre gloire s’apprête,

Assez d’autres sans moi, témoins de cette fête,

À vos heureux transports viendront joindre les leurs.

Pour moi, qui ne pourrais y mêler que des pleurs,

D’un inutile amour trop constante victime,

Heureux dans mes malheurs, d’en avoir pu sans crime

Conter toute l’histoire aux yeux qui les ont faits,

Je pars plus amoureux que je ne fus jamais.

BÉRÉNICE

Seigneur, je n’ai pas cru que dans une journée

Qui doit avec César unir ma destinée,

Il fût quelque mortel qui pût impunément

Se venir à mes yeux déclarer mon amant.

Mais de mon amitié mon silence est un gage,

J’oublie en sa faveur un discours qui m’outrage.

Je n’en ai point troublé le cours injurieux.

Je fais plus. À regret je reçois vos adieux.

Le ciel sait qu’au milieu des honneurs qu’il m’envoie,

Je n’attendais que vous pour témoin de ma joie.

Avec tout l’univers j’honorais vos vertus,

Titus vous chérissait, vous admiriez Titus.

Cent fois je me suis fait une douceur extrême

D’entretenir Titus dans un autre lui-même.

ANTIOCHUS

Et c’est ce que je fuis. J’évite, mais trop tard,

Ces cruels entretiens où je n’ai point de part.

Je fuis Titus. Je fuis ce nom qui m’inquiète,

Ce nom qu’à tous moments votre bouche répète.

Que vous dirai-je enfin ? Je fuis des yeux distraits

Qui me voyant toujours ne me voyaient jamais.

Adieu, je vais le coeur trop plein de votre image,

Attendre en vous aimant la mort pour mon partage.

Surtout ne craignez point qu’une aveugle douleur

Remplisse l’univers du bruit de mon malheur,

Madame, le seul bruit d’une mort que j’implore,

Vous fera souvenir que je vivais encore.

Adieu.

SCÈNE V

Bérénice, Phénice.

PHÉNICE

Que je le plains ! Tant de fidélité,

Madame, méritait plus de prospérité.

Ne le plaignez-vous pas ?

BÉRÉNICE

Cette prompte retraite

Me laisse, je l’avoue, une douleur secrète.

PHÉNICE

Je l’aurais retenu.

BÉRÉNICE

Qui moi ? Le retenir ?

J’en dois perdre plutôt jusques au souvenir.

Tu veux donc que je flatte une ardeur insensée ?

PHÉNICE

Titus n’a point encore expliqué sa pensée.

Rome vous voit, Madame, avec des yeux jaloux,

La rigueur de ses lois m’épouvante pour vous.

L’hymen chez les Romains n’admet qu’une Romaine.

Rome hait tous les rois, et Bérénice est reine.

BÉRÉNICE

Le temps n’est plus, Phénice, où je pouvais trembler.

Titus m’aime, il peut tout, il n’a plus qu’à parler.

Il verra le Sénat m’apporter ses hommages,

Et le peuple de fleurs couronner ses images.

De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur ?

Tes yeux ne sont-ils pas tous pleins de sa grandeur ?

Ces flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,

Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,

Cette foule de rois, ces consuls, ce Sénat,

Qui tous de mon amant empruntaient leur éclat ;

Cette pourpre, cet or que rehaussait sa gloire,

Et ces lauriers encor témoins de sa victoire.

Tous ces yeux, qu’on voyait venir de toutes parts

Confondre sur lui seul leurs avides regards ;

Ce port majestueux, cette douce présence.

Ciel ! avec quel respect, et quelle complaisance,

Tous les coeurs en secret l’assuraient de leur foi !

Parle. Peut-on le voir sans penser comme moi,

Qu’en quelque obscurité que le sort l’eût fait naître,

Le monde, en le voyant, eût reconnu son maître ?

Mais, Phénice, où m’emporte un souvenir charmant ?

Cependant Rome entière, en ce même moment,

Fait des voeux pour Titus, et par des sacrifices

De son règne naissant célèbre les prémices.

Que tardons-nous ? Allons pour son empire heureux

Au ciel qui le protège offrir aussi nos voeux.

Aussitôt sans l’attendre, et sans être attendue,

Je reviens le chercher, et dans cette entrevue

Dire tout ce qu’aux coeurs l’un de l’autre contents

Inspirent des transports retenus si longtemps.

ACTE II

SCÈNE PREMIÈRE

Titus, Paulin, Suite.

TITUS

A-t-on vu de ma part le roi de Comagène ?

Sait-il que je l’attends ?

PAULIN

J’ai couru chez la reine,

Dans son appartement ce prince avait paru,

Il en était sorti lorsque j’y suis couru.

De vos ordres, Seigneur, j’ai dit qu’on l’avertisse.

TITUS

Il suffit. Et que fait la reine Bérénice ?

PAULIN

La reine, en ce moment, sensible à vos bontés,

Charge le ciel de voeux pour vos prospérités.

Elle sortait, Seigneur.

TITUS

Trop aimable princesse !

Hélas !

PAULIN

En sa faveur d’où naît cette tristesse ?

L’Orient presque entier va fléchir sous sa loi.

Vous la plaignez ?

TITUS

Paulin, qu’on vous laisse avec moi.

SCÈNE II

Titus, Paulin.

TITUS

Hé bien, de mes desseins Rome encore incertaine

Attend que deviendra le destin de la reine,

Paulin, et les secrets de son coeur et du mien

Sont de tout l’univers devenus l’entretien.

Voici le temps enfin qu’il faut que je m’explique.

De la reine et de moi que dit la voix publique ?

Parlez. Qu’entendez-vous ?

PAULIN

J’entends de tous côtés

Publier vos vertus, Seigneur, et ses beautés.

TITUS

Que dit-on des soupirs que je pousse pour elle ?

Quel succès attend-on d’un amour si fidèle ?

PAULIN

Vous pouvez tout. Aimez, cessez d’être amoureux.

La cour sera toujours du parti de vos voeux.

TITUS

Et je l’ai vue aussi cette cour peu sincère,

À ses maîtres toujours trop soigneuse de plaire,

Des crimes de Néron approuver les horreurs,

Je l’ai vue à genoux consacrer ses fureurs.

Je ne prends point pour juge une cour idolâtre,

Paulin. Je me propose un plus noble théâtre ;

Et sans prêter l’oreille à la voix des flatteurs,

Je veux par votre bouche entendre tous les coeurs.

Vous me l’avez promis. Le respect et la crainte

Ferment autour de moi le passage à la plainte.

Pour mieux voir, cher Paulin, et pour entendre mieux,

Je vous ai demandé des oreilles, des yeux.

J’ai mis même à ce prix mon amitié secrète,

J’ai voulu que des coeurs vous fussiez l’interprète,

Qu’au travers des flatteurs votre sincérité

Fît toujours jusqu’à moi passer la vérité.

Parlez donc. Que faut-il que Bérénice espère ?

Rome lui sera-t-elle indulgente, ou sévère ?

Dois-je croire qu’assise au trône des Césars

Une si belle reine offensât ses regards ?

PAULIN

N’en doutez point, Seigneur. Soit raison, soit caprice,

Rome ne l’attend point pour son impératrice.

On sait qu’elle est charmante. Et de si belles mains

Semblent vous demander l’empire des humains.

Elle a même, dit-on, le coeur d’une Romaine.

Elle a mille vertus. Mais, Seigneur, elle est reine.

Rome, par une loi, qui ne se peut changer,

N’admet avec son sang aucun sang étranger,

Et ne reconnaît point les fruits illégitimes,

Qui naissent d’un hymen contraire à ses maximes.

D’ailleurs, vous le savez, en bannissant ses rois,

Rome à ce nom si noble, et si saint autrefois,

Attacha pour jamais une haine puissante ;

Et quoique à ses Césars fidèle, obéissante,

Cette haine, Seigneur, reste de sa fierté,

Survit dans tous les coeurs après la liberté.

Jules, qui le premier la soumit à ses armes,

Qui fit taire les lois dans le bruit des alarmes,

Brûla pour Cléopâtre, et sans se déclarer,

Seule dans l’Orient la laissa soupirer.

Antoine qui l’aima jusqu’à l’idolâtrie,

Oublia dans son sein sa gloire et sa patrie,

Sans oser toutefois se nommer son époux.

Rome l’alla chercher jusques à ses genoux,

Et ne désarma point sa fureur vengeresse,

Qu’elle n’eût accablé l’amant et la maîtresse.

Depuis ce temps, Seigneur, Caligula, Néron,

Monstres, dont à regret je cite ici le nom,

Et qui ne conservant que la figure d’homme,

Foulèrent à leurs pieds toutes les lois de Rome,

Ont craint cette loi seule, et n’ont point à nos yeux

Allumé le flambeau d’un hymen odieux.

Vous m’avez commandé surtout d’être sincère.

De l’affranchi Pallas nous avons vu le frère,

Des fers de Claudius Félix encor flétri,

De deux reines, Seigneur, devenir le mari ;

Et s’il faut jusqu’au bout que je vous obéisse,

Ces deux reines étaient du sang de Bérénice.

Et vous croiriez pouvoir, sans blesser nos regards,

Faire entrer une reine au lit de nos Césars,

Tandis que l’Orient dans le lit de ses reines

Voit passer un esclave au sortir de nos chaînes ?

C’est ce que les Romains pensent de votre amour.

Et je ne réponds pas avant la fin du jour

Que le Sénat chargé des voeux de tout l’empire,

Ne vous redise ici ce que je viens de dire :

Et que Rome avec lui tombant à vos genoux,

Ne vous demande un choix digne d’elle et de vous.

Vous pouvez préparer, Seigneur, votre réponse.

TITUS

Hélas ! À quel amour on veut que je renonce !

PAULIN

Cet amour est ardent, il le faut confesser.

TITUS

Plus ardent mille fois que tu ne peux penser,

Paulin. Je me suis fait un plaisir nécessaire

De la voir chaque jour, de l’aimer, de lui plaire.

J’ai fait plus. Je n’ai rien de secret à tes yeux.

J’ai pour elle cent fois rendu grâces aux dieux,

D’avoir choisi mon père au fond de l’Idumée,

D’avoir rangé sous lui l’Orient et l’armée,

Et soulevant encor le reste des humains,

Remis Rome sanglante en ses paisibles mains.

J’ai même souhaité la place de mon père,

Moi, Paulin, qui cent fois, si le sort moins sévère

Eût voulu de sa vie étendre les liens,

Aurais donné mes jours pour prolonger les siens.

Tout cela (qu’un amant sait mal ce qu’il désire !)

Dans l’espoir d’élever Bérénice à l’empire,

De reconnaître un jour son amour et sa foi,

Et de voir à ses pieds tout le monde avec moi.

Malgré tout mon amour Paulin, et tous ses charmes,

Après mille serments appuyés de mes larmes,

Maintenant que je puis couronner tant d’attraits,

Maintenant que je l’aime encor plus que jamais,

Lorsqu’un heureux hymen joignant nos destinées

Peut payer en un jour les voeux de cinq années ;

Je vais, Paulin… Ô ciel ? puis-je le déclarer ?

PAULIN

Quoi, Seigneur ?

TITUS

Pour jamais je vais m’en séparer.

Mon coeur en ce moment ne vient pas de se rendre,

Si je t’ai fait parler, si j’ai voulu t’entendre,

Je voulais que ton zèle achevât en secret

De confondre un amour qui se tait à regret.

Bérénice a longtemps balancé la victoire.

Et si je penche enfin du côté de ma gloire,

Crois qu’il m’en a coûté, pour vaincre tant d’amour,

Des combats dont mon coeur saignera plus d’un jour.

J’aimais, je soupirais dans une paix profonde,

Un autre était chargé de l’empire du monde ;

Maître de mon destin, libre dans mes soupirs,

Je ne rendais qu’à moi compte de mes désirs.

Mais à peine le ciel eut rappelé mon père,

Dès que ma triste main eut fermé sa paupière,

De mon aimable erreur je fus désabusé,

Je sentis le fardeau qui m’était imposé.

Je connus que bientôt loin d’être à ce que j’aime,

Il fallait, cher Paulin, renoncer à moi-même,

Et que le choix des dieux, contraire à mes amours,

Livrait à l’univers le reste de mes jours.

Rome observe aujourd’hui ma conduite nouvelle.

Quelle honte pour moi ? Quel présage pour elle,

Si dès le premier pas renversant tous ses droits,

Je fondais mon bonheur sur le débris des lois ?

Résolu d’accomplir ce cruel sacrifice,

J’y voulus préparer la triste Bérénice.

Mais par où commencer ? Vingt fois depuis huit jours,

J’ai voulu devant elle en ouvrir le discours,

Et dès le premier mot ma langue embarrassée

Dans ma bouche vingt fois a demeuré glacée.

J’espérais que du moins mon trouble et ma douleur

Lui ferait pressentir notre commun malheur.

Mais sans me soupçonner, sensible à mes alarmes,

Elle m’offre sa main pour essuyer mes larmes,

Et ne prévoit rien moins dans cette obscurité

Que la fin d’un amour, qu’elle a trop mérité.

Enfin j’ai ce matin rappelé ma constance.

Il faut la voir, Paulin, et rompre le silence.

J’attends Antiochus, pour lui recommander

Ce dépôt précieux que je ne puis garder.

Jusque dans l’Orient je veux qu’il la remène.

Demain Rome avec lui verra partir la reine.

Elle en sera bientôt instruite par ma voix,

Et je vais lui parler pour la dernière fois.

PAULIN

Je n’attendais pas moins de cet amour de gloire

Qui partout après vous attacha la victoire.

La Judée asservie, et ses remparts fumants,

De cette noble ardeur éternels monuments,

Me répondaient assez que votre grand courage

Ne voudrait pas, Seigneur, détruire son ouvrage,

Et qu’un héros vainqueur de tant de nations

Saurait bien, tôt ou tard, vaincre ses passions.

TITUS

Ah ! Que sous de beaux noms cette gloire est cruelle !

Combien mes tristes yeux la trouveraient plus belle,

S’il ne fallait encor qu’affronter le trépas !

Que dis-je ? Cette ardeur que j’ai pour ses appas,

Bérénice en mon sein l’a jadis allumée.

Tu ne l’ignores pas, toujours la Renommée

Avec le même éclat n’a pas semé mon nom,

Ma jeunesse nourrie à la cour de Néron

S’égarait, cher Paulin, par l’exemple abusée,

Et suivait du plaisir la pente trop aisée.

Bérénice me plut. Que ne fait point un coeur

Pour plaire à ce qu’il aime, et gagner son vainqueur ?

Je prodiguai mon sang. Tout fit place à mes armes.

Je revins triomphant. Mais le sang et les larmes

Ne me suffisaient pas pour mériter ses voeux.

J’entrepris le bonheur de mille malheureux.

On vit de toutes parts mes bontés se répandre ;

Heureux ! Et plus heureux que tu ne peux comprendre

Quand je pouvais paraître à ses yeux satisfaits

Chargé de mille coeurs conquis par mes bienfaits.

Je lui dois tout, Paulin. Récompense cruelle !

Tout ce que je lui dois va retomber sur elle.

Pour prix de tant de gloire et de tant de vertus,

Je lui dirai, partez, et ne me voyez plus.

PAULIN

Hé quoi, Seigneur ! Hé quoi ! Cette magnificence

Qui va jusqu’à l’Euphrate étendre sa puissance,

Tant d’honneurs, dont l’excès a surpris le Sénat,

Vous laissent-ils encor craindre le nom d’ingrat ?

Sur cent peuples nouveaux Bérénice commande.

TITUS

Faibles amusements d’une douleur si grande !

Je connais Bérénice, et ne sais que trop bien

Que son coeur n’a jamais demandé que le mien.

Je l’aimai, je lui plus. Depuis cette journée,

(Dois-je dire funeste, hélas ! Ou fortunée ?)

Sans avoir en aimant d’objet que son amour,

Étrangère dans Rome, inconnue à la cour,

Elle passe ses jours, Paulin, sans rien prétendre

Que quelque heure à me voir, et le reste à m’attendre.

Encor si quelquefois un peu moins assidu

Je passe le moment où je suis attendu,

Je la revois bientôt de pleurs toute trempée.

Ma main à les sécher est longtemps occupée.

Enfin tout ce qu’Amour a de noeuds plus puissants,

Doux reproches, transports sans cesse renaissants,

Soin de plaire sans art, crainte toujours nouvelle,

Beauté, gloire, vertu, je trouve tout en elle.

Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois,

Et crois toujours la voir pour la première fois.

N’y songeons plus. Allons, cher Paulin, plus j’y pense,

Plus je sens chanceler ma cruelle constance.

Quelle nouvelle, ô ciel ! Je lui vais annoncer !

Encore un coup, allons, il n’y faut plus penser.

Je connais mon devoir, c’est à moi de le suivre.

Je n’examine point si j’y pourrai survivre.

SCÈNE III

Titus, Paulin, Rutile.

RUTILE

Bérénice, Seigneur, demande à vous parler.

TITUS

Ah Paulin !

PAULIN

Quoi ! Déjà vous semblez reculer !

De vos nobles projets, Seigneur, qu’il vous souvienne,

Voici le temps.

TITUS

Hé bien, voyons-la. Qu’elle vienne.

SCÈNE IV

Bérénice, Titus, Paulin, Phénice.

BÉRÉNICE

Ne vous offensez pas, si mon zèle indiscret

De votre solitude interrompt le secret.

Tandis qu’autour de moi votre cour assemblée

Retentit des bienfaits dont vous m’avez comblée,

Est-il juste, Seigneur, que seule en ce moment

Je demeure sans voix et sans ressentiment ?

Mais, Seigneur, (car je sais que cet ami sincère

Du secret de nos coeurs connaît tout le mystère)

Votre deuil est fini, rien n’arrête vos pas,

Vous êtes seul enfin, et ne me cherchez pas.

J’entends que vous m’offrez un nouveau diadème,

Et ne puis cependant vous entendre vous-même.

Hélas ! Plus de repos, Seigneur, et moins d’éclat.

Votre amour ne peut-il paraître qu’au Sénat ?

Ah Titus ! Car enfin l’amour fuit la contrainte

De tous ces noms, que suit le respect et la crainte,

De quel soin votre amour va-t-il s’importuner ?

N’a-t-il que des États qu’il me puisse donner ?

Depuis quand croyez-vous que ma grandeur me touche ?

Un soupir, un regard, un mot de votre bouche,

Voilà l’ambition d’un coeur comme le mien.

Voyez-moi plus souvent et ne me donnez rien.

Tous vos moments sont-ils dévoués à l’empire ?

Ce coeur après huit jours n’a-t-il rien à me dire ?

Qu’un mot va rassurer mes timides esprits !

Mais parliez-vous de moi, quand je vous ai surpris ?

Dans vos secrets discours étais-je intéressée,

Seigneur ? Étais-je au moins présente à la pensée ?

TITUS

N’en doutez point, Madame, et j’atteste les dieux

Que toujours Bérénice est présente à mes yeux.

L’absence, ni le temps, je vous le jure encore,

Ne vous peuvent ravir ce coeur qui vous adore.

BÉRÉNICE

Hé quoi ! Vous me jurez une éternelle ardeur,

Et vous me la jurez avec cette froideur ?

Pourquoi même du ciel attester la puissance ?

Faut-il par des serments vaincre ma défiance ?

Mon coeur ne prétend point, Seigneur, vous démentir,

Et je vous en croirai sur un simple soupir.

TITUS

Madame…

BÉRÉNICE

Hé bien, Seigneur ? Mais quoi, sans me répondre

Vous détournez les yeux, et semblez vous confondre !

Ne m’offrirez-vous plus qu’un visage interdit ?

Toujours la mort d’un père occupe votre esprit ?

Rien ne peut-il charmer l’ennui qui vous dévore ?

TITUS

Plût au ciel que mon père, hélas, vécût encore !

Que je vivais heureux !

BÉRÉNICE

Seigneur, tous ces regrets

De votre piété sont de justes effets :

Mais vos pleurs ont assez honoré sa mémoire,

Vous devez d’autres soins à Rome, à votre gloire :

De mon propre intérêt je n’ose vous parler.

Bérénice autrefois pouvait vous consoler.

Avec plus de plaisir vous m’avez écoutée.

De combien de malheurs pour vous persécutée

Vous ai-je pour un mot sacrifié mes pleurs ?

Vous regrettez un père. Hélas, faibles douleurs !

Et moi (ce souvenir me fait frémir encore)

On voulait m’arracher de tout ce que j’adore,

Moi, dont vous connaissez le trouble et le tourment,

Quand vous ne me quittez que pour quelque moment,

Moi, qui mourrais le jour qu’on voudrait m’interdire

De vous…

TITUS

Madame, hélas ! Que me venez-vous dire ?

Quel temps choisissez-vous ? Ah de grâce ! Arrêtez.

C’est trop pour un ingrat prodiguer vos bontés.

BÉRÉNICE

Pour un ingrat, Seigneur ! Et le pouvez-vous être ?

Ainsi donc mes bontés vous fatiguent peut-être ?

TITUS

Non, Madame. Jamais, puisqu’il faut vous parler,

Mon coeur de plus de feux ne se sentit brûler.

Mais…

BÉRÉNICE

Achevez.

TITUS

Hélas !

BÉRÉNICE

Parlez.

TITUS

Rome… L’empire.

BÉRÉNICE

Hé bien ?

TITUS

Sortons, Paulin, je ne lui puis rien dire.

SCÈNE V

Bérénice, Phénice.

BÉRÉNICE

Quoi me quitter sitôt, et ne me dire rien ?

Chère Phénice, hélas ! Quel funeste entretien !

Qu’ai-je fait ? Que veut-il ? Et que dit ce silence ?

PHÉNICE

Comme vous je me perds d’autant plus que j’y pense.

Mais ne s’offre-t-il rien à votre souvenir

Qui contre vous, Madame, ait pu le prévenir ?

Voyez, examinez.

BÉRÉNICE

Hélas, tu peux m’en croire,

Plus je veux du passé rappeler la mémoire,

Du jour que je le vis, jusqu’à ce triste jour,

Plus je vois qu’on me peut reprocher trop d’amour.

Mais tu nous entendais. Il ne faut rien me taire.

Parle. N’ai-je rien dit qui lui puisse déplaire ?

Que sais-je ? J’ai peut-être avec trop de chaleur

Rabaissé ses présents, ou blâmé sa douleur.

N’est-ce point que de Rome il redoute la haine ?

Il craint peut-être, il craint d’épouser une reine.

Hélas ! S’il était vrai… Mais non, il a cent fois

Rassuré mon amour contre leurs dures lois.

Cent fois… Ah ! Qu’il m’explique un silence si rude.

Je ne respire pas dans cette incertitude.

Moi, je vivrais, Phénice, et je pourrais penser

Qu’il me néglige, ou bien que j’ai pu l’offenser ?

Retournons sur ses pas. Mais quand je m’examine,

Je crois de ce désordre entrevoir l’origine,

Phénice, il aura su tout ce qui s’est passé.

L’amour d’Antiochus l’a peut-être offensé.

Il attend, m’a-t-on dit, le roi de Comagène.

Ne cherchons point ailleurs le sujet de ma peine.

Sans doute ce chagrin qui vient de m’alarmer,

N’est qu’un léger soupçon facile à désarmer.

Je ne te vante point cette faible victoire,

Titus. Ah, plût au ciel, que sans blesser ta gloire,

Un rival plus puissant voulût tenter ma foi,

Et pût mettre à mes pieds plus d’empires que toi,

Que de sceptres sans nombre il pût payer ma flamme,

Que ton amour n’eût rien à donner que ton âme ;

C’est alors, cher Titus, qu’aimé, victorieux,

Tu verrais de quel prix ton coeur est à mes yeux.

Allons, Phénice, un mot pourra le satisfaire.

Rassurons-nous, mon coeur, je puis encor lui plaire.

Je me comptais trop tôt au rang des malheureux.

Si Titus est jaloux, Titus est amoureux.

ACTE III

SCÈNE PREMIÈRE

Titus, Antiochus, Arsace.

TITUS

Quoi, prince ! Vous partiez ? Quelle raison subite

Presse votre départ, ou plutôt votre fuite ?

Vouliez-vous me cacher jusques à vos adieux ?

Est-ce comme ennemi que vous quittez ces lieux ?

Que diront avec moi, la cour, Rome, l’empire ?

Mais comme votre ami que ne puis-je point dire ?

De quoi m’accusez-vous ? Vous avais-je sans choix

Confondu jusqu’ici dans la foule des rois ?

Mon coeur vous fut ouvert tant qu’a vécu mon père.

C’était le seul présent que je pouvais vous faire.

Et lorsqu’avec mon coeur ma main peut s’épancher,

Vous fuyez mes bienfaits tout prêts à vous chercher ?

Pensez-vous qu’oubliant ma fortune passée

Sur ma seule grandeur j’arrête ma pensée ?

Et que tous mes amis s’y présentent de loin

Comme autant d’inconnus, dont je n’ai plus besoin ?

Vous-même, à mes regards qui vouliez vous soustraire,

Prince, plus que jamais vous m’êtes nécessaire.

ANTIOCHUS

Moi, Seigneur ?

TITUS

Vous.

ANTIOCHUS

Hélas ! D’un prince malheureux,

Que pouvez-vous, Seigneur, attendre que des voeux ?

TITUS

Je n’ai pas oublié, Prince, que ma victoire

Devait à vos exploits la moitié de sa gloire,

Que Rome vit passer au nombre des vaincus

Plus d’un captif, chargé des fers d’Antiochus,

Que dans le Capitole elle voit attachées

Les dépouilles des Juifs par vos mains arrachées,

Je n’attends pas de vous de ces sanglants exploits,

Et je veux seulement emprunter votre voix.

Je sais que Bérénice à vos soins redevable

Croit posséder en vous un ami véritable.

Elle ne voit dans Rome et n’écoute que vous.

Vous ne faites qu’un coeur et qu’une âme avec nous,

Au nom d’une amitié si constante, et si belle,

Employez le pouvoir que vous avez sur elle.

Voyez-la de ma part.

ANTIOCHUS

Moi, paraître à ses yeux ?

La reine pour jamais a reçu mes adieux.

TITUS

Prince, il faut que pour moi vous lui parliez encore.

ANTIOCHUS

Ah ! Parlez-lui, Seigneur, la reine vous adore.

Pourquoi vous dérober vous-même en ce moment

Le plaisir de lui faire un aveu si charmant ?

Elle l’attend, Seigneur, avec impatience.

Je réponds en partant de son obéissance,

Et même elle m’a dit que prêt à l’épouser,

Vous ne la verrez plus que pour l’y disposer.

TITUS

Ah ! Qu’un aveu si doux aurait lieu de me plaire !

Que je serais heureux, si j’avais à le faire !

Mes transports aujourd’hui s’attendaient d’éclater.

Cependant aujourd’hui, Prince il faut la quitter.

ANTIOCHUS

La quitter ! Vous, Seigneur ?

TITUS

Telle est ma destinée,

Pour elle, et pour Titus, il n’est plus d’hyménée.

D’un espoir si charmant je me flattais en vain.

Prince, il faut avec vous qu’elle parte demain.

ANTIOCHUS

Qu’entends-je ? Ô ciel !

TITUS

Plaignez ma grandeur importune.

Maître de l’univers je règle sa fortune.

Je puis faire les rois, je puis les déposer.

Cependant de mon coeur je ne puis disposer.

Rome contre les rois de tout temps soulevée,

Dédaigne une beauté dans la pourpre élevée,

L’éclat du diadème, et cent rois pour aïeux

Déshonorent ma flamme, et blessent tous les yeux.

Mon coeur libre d’ailleurs sans craindre les murmures,

Peut brûler à son choix dans des flammes obscures,

Et Rome avec plaisir recevrait de ma main,

La moins digne beauté, qu’elle cache en son sein.

Jules céda lui-même au torrent qui m’entraîne.

Si le peuple demain ne voit partir la reine,

Demain elle entendra ce peuple furieux

Me venir demander son départ à ses yeux.

Sauvons de cet affront mon nom, et sa mémoire.

Et puisqu’il faut céder, cédons à notre gloire.

Ma bouche, et mes regards muets depuis huit jours,

L’auront pu préparer à ce triste discours.

Et même en ce moment, inquiète, empressée,

Elle veut qu’à ses yeux j’explique ma pensée.

D’un amant interdit soulagez le tourment.

Épargnez à mon coeur cet éclaircissement.

Allez, expliquez-lui mon trouble et mon silence,

Surtout qu’elle me laisse éviter sa présence.

Soyez le seul témoin de ses pleurs et des miens

Portez-lui mes adieux, et recevez les siens.

Fuyons tous deux, fuyons un spectacle funeste

Qui de notre constance accablerait le reste.

Si l’espoir de régner et de vivre en mon coeur,

Peut de son infortune adoucir la rigueur,

Ah Prince ! Jurez-lui que toujours trop fidèle,

Gémissant dans ma cour, et plus exilé qu’elle,

Portant jusqu’au tombeau le nom de son amant,

Mon règne ne sera qu’un long bannissement,

Si le ciel non content de me l’avoir ravie

Veut encor m’affliger par une longue vie.

Vous, que l’amitié seule attache sur ses pas,

Prince, dans son malheur ne l’abandonnez pas.

Que l’Orient vous voie arriver à sa suite ;

Que ce soit un triomphe, et non pas une fuite ;

Qu’une amitié si belle ait d’éternels liens ;

Que mon nom soit toujours dans tous vos entretiens.

Pour rendre vos États plus voisins l’un de l’autre,

L’Euphrate bornera son empire et le vôtre.

Je sais que le Sénat tout plein de votre nom,

D’une commune voix confirmera ce don.

Je joins la Cilicie à votre Comagène.

Adieu ne quittez point ma princesse, ma reine !

Tout ce qui de mon coeur fut l’unique désir,

Tout ce que j’aimerai jusqu’au dernier soupir.

SCÈNE II

Antiochus, Arsace.

ARSACE

Ainsi le ciel s’apprête à vous rendre justice.

Vous partirez Seigneur, mais avec Bérénice.

Loin de vous la ravir on va vous la livrer.

ANTIOCHUS

Arsace, laisse-moi le temps de respirer.

Ce changement est grand, ma surprise est extrême !

Titus entre mes mains remet tout ce qu’il aime !

Dois-je croire, grands dieux ! Ce que je viens d’ouïr ?

Et quand je le croirais, dois-je m’en réjouir ?

ARSACE

Mais moi-même, Seigneur, que faut-il que je croie ?

Quel obstacle nouveau s’oppose à votre joie ?

Me trompiez-vous tantôt au sortir de ces lieux,

Lorsque encor tout ému de vos derniers adieux,

Tremblant d’avoir osé s’expliquer devant elle,

Votre coeur me contait son audace nouvelle ?

Vous fuyez un hymen qui vous faisait trembler.

Cet hymen est rompu. Quel soin peut vous troubler ?

Suivez les doux transports où l’amour vous invite.

ANTIOCHUS

Arsace, je me vois chargé de sa conduite.

Je jouirai longtemps de ses chers entretiens,

Ses yeux même pourront s’accoutumer aux miens.

Et peut-être son coeur fera la différence

Des froideurs de Titus à ma persévérance.

Titus m’accable ici du poids de sa grandeur.

Tout disparaît dans Rome auprès de sa splendeur.

Mais quoique l’Orient soit plein de sa mémoire,

Bérénice y verra des traces de ma gloire.

ARSACE

N’en doutez point, Seigneur, tout succède à vos voeux.

ANTIOCHUS

Ah ! Que nous nous plaisons à nous tromper tous deux !

ARSACE

Et pourquoi nous tromper ?

ANTIOCHUS

Quoi ! Je lui pourrais plaire !

Bérénice à mes voeux ne serait plus contraire ?

Bérénice d’un mot flatterait mes douleurs ?

Penses-tu seulement que parmi ses malheurs,

Quand l’univers entier négligerait ses charmes,

L’ingrate me permît de lui donner des larmes.

Ou qu’elle s’abaissât jusques à recevoir

Des soins, qu’à mon amour elle croirait devoir ?

ARSACE

Et qui peut mieux que vous consoler sa disgrâce ?

Sa fortune, Seigneur, va prendre une autre face.

Titus la quitte.

ANTIOCHUS

Hélas ! De ce grand changement

Il ne me reviendra que le nouveau tourment

D’apprendre par ses pleurs à quel point elle l’aime.

Je la verrai gémir, je la plaindrai moi-même.

Pour fruit de tant d’amour j’aurai le triste emploi

De recueillir des pleurs qui ne sont pas pour moi.

ARSACE

Quoi ! Ne vous plairez-vous qu’à vous gêner sans cesse ?

Jamais dans un grand coeur vit-on plus de faiblesse ?

Ouvrez les yeux, Seigneur, et songeons entre nous

Par combien de raisons Bérénice est à vous.

Puisque aujourd’hui Titus ne prétend plus lui plaire,

Songez que votre hymen lui devient nécessaire.

ANTIOCHUS

Nécessaire !

ARSACE

À ses pleurs accordez quelques jours,

De ses premiers sanglots laissez passer le cours.

Tout parlera pour vous, le dépit, la vengeance,

L’absence de Titus, le temps, votre présence,

Trois sceptres, que son bras ne peut seul soutenir,

Vos deux États voisins, qui cherchent à s’unir.

L’intérêt, la raison, l’amitié, tout vous lie.

ANTIOCHUS

Oui, je respire, Arsace, et tu me rends la vie.

J’accepte avec plaisir un présage si doux.

Que tardons-nous ? Faisons ce qu’on attend de nous,

Entrons chez Bérénice ; et puisqu’on nous l’ordonne,

Allons lui déclarer que Titus l’abandonne.

Mais plutôt demeurons. Que faisais-je ? Est-ce à moi,

Arsace, à me charger de ce cruel emploi ?

Soit vertu, soit amour, mon coeur s’en effarouche.

L’aimable Bérénice entendrait de ma bouche,

Qu’on l’abandonne ! Ah Reine ! Et qui l’aurait pensé,

Que ce mot dût jamais vous être prononcé ?

ARSACE

La haine sur Titus tombera toute entière.

Seigneur, si vous parlez, ce n’est qu’à sa prière.

ANTIOCHUS

Non, ne la voyons point. Respectons sa douleur.

Assez d’autres viendront lui conter son malheur.

Et ne la crois-tu pas assez infortunée

D’apprendre à quel mépris Titus l’a condamnée,

Sans lui donner encor le déplaisir fatal

D’apprendre ce mépris par son propre rival ?

Encore un coup fuyons. Et par cette nouvelle

N’allons point nous charger d’une haine immortelle.

ARSACE

Ah ! La voici, Seigneur, prenez votre parti.

ANTIOCHUS

Ô ciel !

SCÈNE III

Bérénice, Antiochus, Arsace, Phénice.

BÉRÉNICE

Hé quoi, Seigneur vous n’êtes point parti ?

ANTIOCHUS

Madame, je vois bien que vous êtes déçue,

Et que c’était César que cherchait votre vue.

Mais n’accusez que lui, si malgré mes adieux.

De ma présence encor j’importune vos yeux.

Peut-être en ce moment je serais dans Ostie,

S’il ne m’eût de sa cour défendu la sortie.

BÉRÉNICE

Il vous cherche vous seul. Il nous évite tous.

ANTIOCHUS

Il ne m’a retenu que pour parler de vous.

BÉRÉNICE

De moi, Prince!

ANTIOCHUS

Oui, Madame.

BÉRÉNICE

Et qu’a-t-il pu vous dire ?

ANTIOCHUS

Mille autres, mieux que moi, pourront vous en instruire.

BÉRÉNICE

Quoi, Seigneur…

ANTIOCHUS

Suspendez votre ressentiment.

D’autres loin de se taire en ce même moment,

Triompheraient peut-être, et pleins de confiance

Céderaient avec joie à votre impatience.

Mais moi, toujours tremblant, moi, vous le savez bien,

À qui votre repos est plus cher que le mien,

Pour ne le point troubler, j’aime mieux vous déplaire,

Et crains votre douleur plus que votre colère.

Avant la fin du jour vous me justifierez.

Adieu, Madame.

BÉRÉNICE

Ô ciel ! Quel discours ! Demeurez.

Prince, c’est trop cacher mon trouble à votre vue.

Vous voyez devant vous une reine éperdue,

Qui la mort dans le sein, vous demande deux mots.

Vous craignez, dites-vous, de troubler mon repos.

Et vos refus cruels, loin d’épargner ma peine,

Excitent ma douleur, ma colère, ma haine.

Seigneur, si mon repos vous est si précieux,

Si moi-même jamais je fus chère à vos yeux,

Éclaircissez le trouble où vous voyez mon âme.

Que vous a dit Titus ?

ANTIOCHUS

Au nom des dieux, Madame…

BÉRÉNICE

Quoi ! Vous craignez si peu de me désobéir ?

ANTIOCHUS

Je n’ai qu’à vous parler, pour me faire haïr.

BÉRÉNICE

Je veux que vous parliez.

ANTIOCHUS

Dieux ! Quelle violence !

Madame, encore un coup, vous louerez mon silence.

BÉRÉNICE

Prince, dès ce moment contentez mes souhaits,

Ou soyez de ma haine assuré pour jamais.

ANTIOCHUS

Madame, après cela je ne puis plus me taire.

Hé bien, vous le voulez, il faut vous satisfaire.

Mais ne vous flattez point. Je vais vous annoncer

Peut-être des malheurs, où vous n’osez penser.

Je connais votre coeur. Vous devez vous attendre

Que je le vais frapper par l’endroit le plus tendre.

Titus m’a commandé…

BÉRÉNICE

Quoi ?

ANTIOCHUS

De vous déclarer

Qu’à jamais l’un de l’autre il faut vous séparer.

BÉRÉNICE

Nous séparer ? Qui ? Moi ? Titus de Bérénice !

ANTIOCHUS

Il faut que devant vous je lui rende justice.

Tout ce que dans un coeur sensible et généreux

L’amour au désespoir peut rassembler d’affreux,

Je l’ai vu dans le sien. Il pleure ; il vous adore.

Mais enfin que lui sert de vous aimer encore ?

Une reine est suspecte à l’empire romain.

Il faut vous séparer, et vous partez demain.

BÉRÉNICE

Nous séparer ! Hélas, Phénice !

PHÉNICE

Hé bien, Madame ?

Il faut ici montrer la grandeur de votre âme.

Ce coup sans doute est rude, il doit vous étonner.

BÉRÉNICE

Après tant de serments Titus m’abandonner !

Titus qui me jurait… Non, je ne le puis croire,

Il ne me quitte point, il y va de sa gloire.

Contre son innocence on veut me prévenir.

Ce piège n’est tendu que pour nous désunir.

Titus m’aime. Titus ne veut point que je meure.

Allons le voir. Je veux lui parler tout à l’heure.

Allons.

ANTIOCHUS

Quoi ? Vous pourriez ici me regarder…

BÉRÉNICE

Vous le souhaitez trop pour me persuader.

Non, je ne vous crois point. Mais quoi qu’il en puisse être,

Pour jamais à mes yeux gardez-vous de paraître.

À Phénice.

Ne m’abandonne pas dans l’état où je suis,

Hélas ! Pour me tromper je fais ce que je puis.

SCÈNE IV

Antiochus, Arsace.

ANTIOCHUS

Ne me trompé-je point ? L’ai-je bien entendue ?

Que je me garde, moi, de paraître à sa vue ?

Je m’en garderai bien. Et ne partais-je pas,

Si Titus malgré moi n’eût arrêté mes pas ?

Sans doute, il faut partir. Continuons, Arsace.

Elle croit m’affliger. Sa haine me fait grâce.

Tu me voyais tantôt inquiet, égaré.

Je partais amoureux, jaloux, désespéré.

Et maintenant, Arsace, après cette défense

Je partirai peut-être avec indifférence.

ARSACE

Moins que jamais, Seigneur, il faut vous éloigner.

ANTIOCHUS

Moi, je demeurerai pour me voir dédaigner ?

Des froideurs de Titus je serai responsable ?

Je me verrai puni parce qu’il est coupable ?

Avec quelle injustice, et quelle indignité

Elle doute à mes yeux de ma sincérité ?

Titus l’aime, dit-elle, et moi je l’ai trahie.

L’ingrate ! M’accuser de cette perfidie ?

Et dans quel temps encor ! Dans le moment fatal

Que j’étale à ses yeux les pleurs de mon rival,

Que pour la consoler je le faisais paraître

Amoureux et constant, plus qu’il ne l’est peut-être.

ARSACE

Et de quel soin, Seigneur, vous allez-vous troubler ?

Laissez à ce torrent le temps de s’écouler.

Dans huit jours, dans un mois, n’importe, il faut qu’il passe.

Demeurez seulement.

ANTIOCHUS

Non, je la quitte, Arsace.

Je sens qu’à sa douleur je pourrais compatir,

Ma gloire, mon repos, tout m’excite à partir.

Allons. Et de si loin évitons la cruelle,

Que de longtemps, Arsace, on ne nous parle d’elle.

Toutefois il nous reste encore assez de jour.

Je vais dans mon palais attendre ton retour.

Va voir si la douleur ne l’a point trop saisie.

Cours. Et partons du moins assurés de sa vie.

ACTE IV

SCÈNE PREMIÈRE

BÉRÉNICE, seule.

Phénice ne vient point ? Moments trop rigoureux,

Que vous paraissez lents à mes rapides voeux !

Je m’agite, je cours, languissante, abattue,

La force m’abandonne, et le repos me tue.

Phénice ne vient point ? Ah que cette longueur

D’un présage funeste épouvante mon coeur !

Phénice n’aura point de réponse à me rendre.

Titus, l’ingrat Titus n’a point voulu l’entendre.

Il fuit, il se dérobe à ma juste fureur.

SCÈNE II

Bérénice, Phénice.

BÉRÉNICE

Chère Phénice, hé bien ! As-tu vu l’empereur ?

Qu’a-t-il dit ? Viendra-t-il ?

PHÉNICE

Oui, je l’ai vu, Madame,

Et j’ai peint à ses yeux le trouble de votre âme.

J’ai vu couler des pleurs qu’il voulait retenir.

BÉRÉNICE

Vient-il ?

PHÉNICE

N’en doutez point, Madame, il va venir.

Mais voulez-vous paraître en ce désordre extrême ?

Remettez-vous, Madame, et rentrez en vous-même.

Laissez-moi relever ces voiles détachés,

Et ces cheveux épars dont vos yeux sont cachés.

Souffrez que de vos pleurs je répare l’outrage.

BÉRÉNICE

Laisse, laisse, Phénice, il verra son ouvrage.

Et que m’importe, hélas ! De ces vains ornements ?

Si ma foi, si mes pleurs, si mes gémissements ;

Mais que dis-je, mes pleurs ? si ma perte certaine,

Si ma mort toute prête enfin ne le ramène,

Dis-moi, que produiront tes secours superflus,

Et tout ce faible éclat qui ne le touche plus ?

PHÉNICE

Pourquoi lui faites-vous cet injuste reproche ?

J’entends du bruit, Madame, et l’empereur s’approche,

Venez, fuyez la foule, et rentrons promptement.

Vous l’entretiendrez seul dans votre appartement.

SCÈNE III

Titus, Paulin, Suite.

TITUS

De la reine, Paulin, flattez l’inquiétude.

Je vais la voir. Je veux un peu de solitude.

Que l’on me laisse.

PAULIN

Ô ciel ! Que je crains ce combat !

Grands dieux, sauvez sa gloire, et l’honneur de l’État.

Voyons la reine.

SCÈNE IV

TITUS, seul.

Hé bien, Titus, que viens-tu faire ?

Bérénice t’attend. Où viens-tu, téméraire ?

Tes adieux sont-ils prêts ? T’es-tu bien consulté ?

Ton coeur te promet-il assez de cruauté ?

Car enfin au combat, qui pour toi se prépare,

C’est peu d’être constant, il faut être barbare.

Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur,

Sait si bien découvrir les chemins de mon coeur ?

Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,

Attachés sur les miens, m’accabler de leurs larmes,

Me souviendrai-je alors de mon triste devoir ?

Pourrai-je dire enfin : je ne veux plus vous voir ?

Je viens percer un coeur que j’adore, qui m’aime.

Et pourquoi le percer ? Qui l’ordonne ? Moi-même.

Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits ?

L’entendons-nous crier autour de ce palais ?

Vois-je l’État penchant au bord du précipice ?

Ne le puis-je sauver que par ce sacrifice ?

Tout se tait, et moi seul trop prompt à me troubler,

J’avance des malheurs que je puis reculer.

Et qui sait si sensible aux vertus de la reine,

Rome ne voudra point l’avouer pour Romaine ?

Rome peut par son choix justifier le mien.

Non, non, encore un coup ne précipitons rien.

Que Rome avec ses lois mette dans la balance

Tant de pleurs, tant d’amour, tant de persévérance,

Rome sera pour nous. Titus, ouvre les yeux.

Quel air respires-tu ? N’es-tu pas dans ces lieux

Où la haine des rois avec le lait sucée,

Par crainte, ou par amour, ne peut être effacée ?

Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.

N’as-tu pas en naissant entendu cette voix ?

Et n’as-tu pas encore ouï la renommée

T’annoncer ton devoir jusque dans ton armée ?

Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,

Ce que Rome en jugeait, ne l’entendis-tu pas !

Faut-il donc tant de fois te le faire redire ?

Ah lâche ! Fais l’amour, et renonce à l’empire.

Au bout de l’univers va, cours te confiner,

Et fais place à des coeurs plus dignes de régner.

Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire

Qui devaient dans les coeurs consacrer ma mémoire ?

Depuis huit jours je règne. Et jusques à ce jour

Qu’ai-je fait pour l’honneur ? J’ai tout fait pour l’amour.

D’un temps si précieux quel compte puis-je rendre ?

Où sont ces heureux jours que je faisais attendre ?

Quels pleurs ai-je séchés ? Dans quels yeux satisfaits

Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits ?

L’univers a-t-il vu changer ses destinées ?

Sais-je combien le ciel m’a compté de journées ?

Et de ce peu de jours si longtemps attendus,

Ah malheureux ! Combien j’en ai déjà perdus !

Ne tardons plus. Faisons ce que l’honneur exige.

Rompons le seul lien…

SCÈNE V

Bérénice, Titus.

BÉRÉNICE, en sortant.

Non, laissez-moi, vous dis-je.

En vain tous vos conseils me retiennent ici.

Il faut que je le voie. Ah Seigneur ! Vous voici.

Hé bien, il est donc vrai que Titus m’abandonne ?

Il faut nous séparer. Et c’est lui qui l’ordonne.

TITUS

N’accablez point, Madame, un prince malheureux ;

Il ne faut point ici nous attendrir tous deux.

Un trouble assez cruel m’agite et me dévore,

Sans que des pleurs si chers me déchirent encore.

Rappelez bien plutôt ce coeur, qui tant de fois

M’a fait de mon devoir reconnaître la voix.

Il en est temps. Forcez votre amour à se taire,

Et d’un oeil que la gloire et la raison éclaire,

Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur.

Vous-même contre vous fortifiez mon coeur.

Aidez-moi, s’il se peut, à vaincre sa faiblesse,

À retenir des pleurs qui m’échappent sans cesse.

Ou si nous ne pouvons commander à nos pleurs,

Que la gloire du moins soutienne nos douleurs,

Et que tout l’univers reconnaisse sans peine

Les pleurs d’un empereur, et les pleurs d’une reine.

Car enfin, ma Princesse, il faut nous séparer.

BÉRÉNICE

Ah cruel ! Est-il temps de me le déclarer ?

Qu’avez-vous fait ? Hélas ! Je me suis crue aimée.

Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée

Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois,

Quand je vous l’avouai pour la première fois ?

À quel excès d’amour m’avez-vous amenée ?

Que ne me disiez-vous : Princesse infortunée,

Où vas-tu t’engager, et quel est ton espoir ?

Ne donne point un coeur, qu’on ne peut recevoir.

Ne l’avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre

Quand de vos seules mains ce coeur voudrait dépendre ?

Tout l’empire a vingt fois conspiré contre nous.

Il était temps encor. Que ne me quittiez-vous ?

Mille raisons alors consolaient ma misère.

Je pouvais de ma mort accuser votre père,

Le peuple, le Sénat, tout l’empire romain,

Tout l’univers plutôt qu’une si chère main.

Leur haine dès longtemps contre moi déclarée,

M’avait à mon malheur dès longtemps préparée.

Je n’aurais pas, Seigneur, reçu ce coup cruel

Dans le temps que j’espère un bonheur immortel,

Quand votre heureux amour peut tout ce qu’il désire,

Lorsque Rome se tait, quand votre père expire,

Lorsque tout l’univers fléchit à vos genoux,

Enfin quand je n’ai plus à redouter que vous.

TITUS

Et c’est moi seul aussi qui pouvais me détruire.

Je pouvais vivre alors, et me laisser séduire.

Mon coeur se gardait bien d’aller dans l’avenir

Chercher ce qui pouvait un jour nous désunir.

Je voulais qu’à mes voeux rien ne fût invincible,

Je n’examinais rien, j’espérais l’impossible.

Que sais-je ? J’espérais de mourir à vos yeux

Avant que d’en venir à ces cruels adieux.

Les obstacles semblaient renouveler ma flamme.

Tout l’empire parlait. Mais la gloire, Madame,

Ne s’était point encor fait entendre à mon coeur

Du ton dont elle parle au coeur d’un empereur.

Je sais tous les tourments où ce dessein me livre.

Je sens bien que sans vous je ne saurais plus vivre,

Que mon coeur de moi-même est prêt à s’éloigner.

Mais il ne s’agit plus de vivre, il faut régner.

BÉRÉNICE

Hé bien régnez, cruel, contentez votre gloire.

Je ne dispute plus. J’attendais, pour vous croire,

Que cette même bouche, après mille serments

D’un amour, qui devait unir tous nos moments,

Cette bouche à mes yeux s’avouant infidèle,

M’ordonnât elle-même une absence éternelle.

Moi-même j’ai voulu vous entendre en ce lieu.

Je n’écoute plus rien, et pour jamais adieu.

Pour jamais ! Ah Seigneur, songez-vous en vous-même

Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?

Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,

Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?

Que le jour recommence et que le jour finisse,

Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,

Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?

Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus !

L’ingrat de mon départ consolé par avance,

Daignera-t-il compter les jours de mon absence ?

Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.

TITUS

Je n’aurai pas Madame, à compter tant de jours.

J’espère que bientôt la triste Renommée

Vous fera confesser que vous étiez aimée.

Vous verrez que Titus n’a pu sans expirer…

BÉRÉNICE

Ah Seigneur ! S’il est vrai, pourquoi nous séparer ?

Je ne vous parle point d’un heureux hyménée :

Rome à ne vous plus voir m’a-t-elle condamnée ?

Pourquoi m’enviez-vous l’air que vous respirez ?

TITUS

Hélas ! Vous pouvez tout, Madame. Demeurez,

Je n’y résiste point. Mais je sens ma faiblesse.

Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse,

Et sans cesse veiller à retenir mes pas,

Que vers vous à toute heure entraînent vos appas.

Que dis-je ? En ce moment mon coeur hors de lui-même

S’oublie, et se souvient seulement qu’il vous aime.

BÉRÉNICE

Hé bien, Seigneur, hé bien, qu’en peut-il arriver ?

Voyez-vous les Romains prêts à se soulever ?

TITUS

Et qui sait de quel oeil ils prendront cette injure ?

S’ils parlent, si les cris succèdent au murmure,

Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ?

S’ils se taisent, Madame, et me vendent leurs lois,

À quoi m’exposez-vous ? Par quelle complaisance

Faudra-t-il quelque jour payer leur patience !

Que n’oseront-ils point alors me demander ?

Maintiendrai-je des lois, que je ne puis garder ?

BÉRÉNICE

Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice.

TITUS

Je les compte pour rien ! Ah ciel, quelle injustice !

BÉRÉNICE

Quoi, pour d’injustes lois que vous pouvez changer,

En d’éternels chagrins vous-même vous plonger ?

Rome a ses droits, Seigneur. N’avez-vous pas les vôtres ?

Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres ?

Dites, parlez.

TITUS

Hélas ! Que vous me déchirez !

BÉRÉNICE

Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez ?

TITUS

Oui, Madame, il est vrai, je pleure, je soupire,

Je frémis. Mais enfin quand j’acceptai l’empire,

Rome me fit jurer de maintenir ses droits ;

Il les faut maintenir. Déjà plus d’une fois

Rome a de mes pareils exercé la constance.

Ah ! Si vous remontiez jusques à sa naissance,

Vous les verriez toujours à ses ordres soumis.

L’un jaloux de sa foi va chez les ennemis

Chercher avec la mort la peine toute prête.

D’un fils victorieux l’autre proscrit la tête.

L’autre avec des yeux secs, et presque indifférents,

Voit mourir ses deux fils par son ordre expirants.

Malheureux ! Mais toujours la patrie et la gloire

Ont parmi les Romains remporté la victoire.

Je sais qu’en vous quittant le malheureux Titus

Passe l’austérité de toutes leurs vertus ;

Qu’elle n’approche point de cet effort insigne.

Mais, Madame, après tout, me croyez-vous indigne

De laisser un exemple à la postérité,

Qui sans de grands efforts ne puisse être imité ?

BÉRÉNICE

Non, je crois tout facile à votre barbarie.

Je vous crois digne, ingrat, de m’arracher la vie.

De tous vos sentiments mon coeur est éclairci.

Je ne vous parle plus de me laisser ici.

Qui moi ? J’aurais voulu honteuse, et méprisée,

D’un peuple qui me hait soutenir la risée ?

J’ai voulu vous pousser jusques à ce refus

C’en est fait, et bientôt vous ne me craindrez plus.

N’attendez pas ici que j’éclate en injures,

Que j’atteste le ciel ennemi des parjures.

Non, si le ciel encore est touché de mes pleurs,

Je le prie en mourant d’oublier mes douleurs.

Si je forme des voeux contre votre injustice,

Si devant que mourir la triste Bérénice

Vous veut de son trépas laisser quelque vengeur,

Je ne le cherche, ingrat, qu’au fond de votre coeur.

Je sais que tant d’amour n’en peut être effacée,

Que ma douleur présente, et ma bonté passée,

Mon sang, qu’en ce palais je veux même verser,

Sont autant d’ennemis que je vais vous laisser.

Et sans me repentir de ma persévérance,

Je me remets sur eux de toute ma vengeance.

Adieu.

SCÈNE VI

Titus, Paulin.

PAULIN

Dans quel dessein vient-elle de sortir,

Seigneur ? Est-elle enfin disposée à partir ?

TITUS

Paulin, je suis perdu, je n’y pourrai survivre.

La reine veut mourir. Allons, il faut la suivre.

Courons à son secours.

PAULIN

Hé quoi ? N’avez-vous pas

Ordonné dès tantôt qu’on observe ses pas ?

Ses femmes à toute heure autour d’elle empressées

Sauront la détourner de ces tristes pensées.

Non, non, ne craignez rien. Voilà les plus grands coups,

Seigneur, continuez, la victoire est à vous.

Je sais que sans pitié vous n’avez pu l’entendre ;

Moi-même en la voyant je n’ai pu m’en défendre.

Mais regardez plus loin. Songez en ce malheur

Quelle gloire va suivre un moment de douleur,

Quels applaudissements l’univers vous prépare,

Quel rang dans l’avenir.

TITUS

Non, je suis un barbare.

Moi-même je me hais. Néron tant détesté

N’a point à cet excès poussé sa cruauté.

Je ne souffrirai point que Bérénice expire.

Allons, Rome en dira ce qu’elle en voudra dire.

PAULIN

Quoi ! Seigneur ?

TITUS

Je ne sais, Paulin, ce que je dis.

L’excès de la douleur accable mes esprits.

PAULIN

Ne troublez point le cours de votre renommée.

Déjà de vos adieux la nouvelle est semée.

Rome qui gémissait, triomphe avec raison.

Tous les temples ouverts fument en votre nom.

Et le peuple élevant vos vertus jusqu’aux nues,

Va partout de lauriers couronner vos statues.

TITUS

Ah Rome ! Ah Bérénice ! Ah prince malheureux !

Pourquoi suis-je empereur ? Pourquoi suis-je amoureux ?

SCÈNE VII

Titus, Antiochus, Paulin, Arsace.

ANTIOCHUS

Qu’avez-vous fait, Seigneur ? L’aimable Bérénice

Va peut-être expirer dans les bras de Phénice.

Elle n’entend ni pleurs, ni conseil, ni raison.

Elle implore à grands cris le fer et le poison.

Vous seul vous lui pouvez arracher cette envie.

On vous nomme, et ce nom la rappelle à la vie.

Ses yeux toujours tournés vers votre appartement

Semblent vous demander de moment en moment,

Je n’y puis résister, ce spectacle me tue.

Que tardez-vous ? Allez vous montrer à sa vue.

Sauvez tant de vertus, de grâces, de beauté,

Ou renoncez, Seigneur, à toute humanité.

Dites un mot.

TITUS

Hélas ! Quel mot puis-je lui dire ?

Moi-même en ce moment sais-je si je respire ?

SCÈNE VIII

Titus, Antiochus, Paulin, Arsace, Rutile.

RUTILE

Seigneur, tous les tribuns, les consuls, le Sénat,

Viennent vous demander au nom de tout l’État.

Un grand peuple les suit qui plein d’impatience

Dans votre appartement attend votre présence.

TITUS

Je vous entends, grands dieux. Vous voulez rassurer

Ce coeur que vous croyez tout prêt à s’égarer.

PAULIN

Venez, Seigneur, passons dans la chambre prochaine,

Allons voir le Sénat.

ANTIOCHUS

Ah ! Courez chez la reine.

PAULIN

Quoi vous pourriez, Seigneur, par cette indignité,

De l’empire à vos pieds fouler la majesté ?

Rome…

TITUS

Il suffit, Paulin, nous allons les entendre,

Prince de ce devoir je ne puis me défendre.

Voyez la reine. Allez. J’espère à mon retour

Qu’elle ne pourra plus douter de mon amour.

ACTE V

SCÈNE PREMIÈRE

ARSACE, seul.

Où pourrai-je trouver ce prince trop fidèle ?

Ciel, conduisez mes pas, et secondez mon zèle,

Faites qu’en ce moment je lui puisse annoncer

Un bonheur où peut-être il n’ose plus penser.

SCÈNE II

Antiochus, Arsace.

ARSACE

Ah quel heureux destin en ces lieux vous renvoie,

Seigneur ?

ANTIOCHUS

Si mon retour t’apporte quelque joie,

Arsace, rends-en grâce à mon seul désespoir.

ARSACE

La reine part, Seigneur.

ANTIOCHUS

Elle part ?

ARSACE

Dès ce soir.

Ses ordres sont donnés. Elle s’est offensée

Que Titus à ses pleurs l’ait si longtemps laissée.

Un généreux dépit succède à sa fureur.

Bérénice renonce à Rome, à l’empereur,

Et même veut partir, avant que Rome instruite

Puisse voir son désordre, et jouir de sa fuite.

Elle écrit à César.

ANTIOCHUS

Ô ciel ! Qui l’aurait cru ?

Et Titus ?

ARSACE

À ses yeux Titus n’a point paru.

Le peuple avec transport l’arrête, et l’environne,

Applaudissant aux noms que le Sénat lui donne.

Et ces noms, ces respects, ces applaudissements,

Deviennent pour Titus autant d’engagements,

Qui le liant, Seigneur, d’une honorable chaîne,

Malgré tous ses soupirs, et les pleurs de la reine,

Fixent dans son devoir ses voeux irrésolus.

C’en est fait. Et peut-être il ne la verra plus.

ANTIOCHUS

Que de sujets d’espoir, Arsace, je l’avoue !

Mais d’un soin si cruel la Fortune me joue :

J’ai vu tous mes projets tant de fois démentis,

Que j’écoute en tremblant tout ce que tu me dis ;

Et mon coeur prévenu d’une crainte importune,

Croit même, en espérant, irriter la Fortune.

Mais que vois-je ? Titus porte vers nous ses pas.

Que veut-il ?

SCÈNE III

Titus, Antiochus, Arsace.

TITUS, en entrant.

Demeurez, qu’on ne me suive pas.

Enfin, Prince, je viens dégager ma promesse.

Bérénice m’occupe, et m’afflige sans cesse.

Je viens le coeur percé de vos pleurs, et des siens,

Calmer des déplaisirs moins cruels que les miens.

Venez, Prince, venez. Je veux bien que vous-même,

Pour la dernière fois vous voyiez si je l’aime.

SCÈNE IV

Antiochus, Arsace.

ANTIOCHUS

Hé bien ! Voilà l’espoir que tu m’avais rendu.

Et tu vois le triomphe où j’étais attendu.

Bérénice partait justement irritée ?

Pour ne la plus revoir Titus l’avait quittée ?

Qu’ai-je donc fait, grands dieux ! Quel cours infortuné

À ma funeste vie aviez-vous destiné ?

Tous mes moments ne sont qu’un éternel passage

De la crainte à l’espoir, de l’espoir à la rage.

Et je respire encor ? Bérénice ! Titus !

Dieux cruels ! De mes pleurs vous ne vous rirez plus.

SCÈNE V

Titus, Bérénice, Phénice.

Bérénice se laisse tomber sur un siège.

BÉRÉNICE

Non, je n’écoute rien. Me voilà résolue.

Je veux partir. Pourquoi vous montrer à ma vue ?

Pourquoi venir encore aigrir mon désespoir ?

N’êtes-vous pas content ? Je ne veux plus vous voir.

TITUS

Mais de grâce, écoutez.

BÉRÉNICE

Il n’est plus temps.

TITUS

Madame,

Un mot.

BÉRÉNICE

Non.

TITUS

Dans quel trouble elle jette mon âme !

Ma Princesse, d’où vient ce changement soudain ?

BÉRÉNICE

C’en est fait. Vous voulez que je parte demain.

Et moi, j’ai résolu de partir tout à l’heure.

Et je pars.

TITUS

Demeurez.

BÉRÉNICE

Ingrat, que je demeure !

Et pourquoi ? Pour entendre un peuple injurieux,

Qui fait de mon malheur retentir tous ces lieux ?

Ne l’entendez-vous pas cette cruelle joie,

Tandis que dans les pleurs moi seule je me noie ?

Quel crime, quelle offense a pu les animer ?

Hélas ! Et qu’ai-je fait que de vous trop aimer ?

TITUS

Écoutez-vous, Madame, une foule insensée ?

BÉRÉNICE

Je ne vois rien ici dont je ne sois blessée.

Tout cet appartement préparé par vos soins,

Ces lieux, de mon amour si longtemps les témoins,

Qui semblaient pour jamais me répondre du vôtre,

Ces festons, où nos noms enlacés l’un dans l’autre

À mes tristes regards viennent partout s’offrir,

Sont autant d’imposteurs que je ne puis souffrir.

Allons, Phénice.

TITUS

Ô ciel ! Que vous êtes injuste !

BÉRÉNICE

Retournez, retournez vers ce Sénat auguste

Qui vient vous applaudir de votre cruauté.

Hé bien, avec plaisir l’avez-vous écouté ?

Êtes-vous pleinement content de votre gloire ?

Avez-vous bien promis d’oublier ma mémoire ?

Mais ce n’est pas assez expier vos amours.

Avez-vous bien promis de me haïr toujours ?

TITUS

Non, je n’ai rien promis. Moi, que je vous haïsse !

Que je puisse jamais oublier Bérénice !

Ah dieux ! Dans quel moment son injuste rigueur

De ce cruel soupçon vient affliger mon coeur !

Connaissez-moi, Madame, et depuis cinq années

Comptez tous les moments, et toutes les journées

Où par plus de transports, et par plus de soupirs,

Je vous ai de mon coeur exprimé les désirs ;

Ce jour surpasse tout. Jamais, je le confesse,

Vous ne fûtes aimée avec tant de tendresse.

Et jamais…

BÉRÉNICE

Vous m’aimez, vous me le soutenez.

Et cependant je pars, et vous me l’ordonnez ?

Quoi ! Dans mon désespoir trouvez-vous tant de charmes ?

Craignez-vous que mes yeux versent trop peu de larmes ?

Que me sert de ce coeur l’inutile retour ?

Ah cruel ! Par pitié montrez-moi moins d’amour.

Ne me rappelez point une trop chère idée.

Et laissez-moi du moins partir persuadée

Que déjà de votre âme exilée en secret,

J’abandonne un ingrat qui me perd sans regret.

Il lit une lettre.

Vous m’avez arraché ce que je viens d’écrire.

Voilà de votre amour tout ce que je désire.

Lisez, ingrat, lisez, et me laissez sortir.

TITUS

Vous ne sortirez point, je n’y puis consentir.

Quoi ? ce départ n’est donc qu’un cruel stratagème ?

Vous cherchez à mourir ? Et de tout ce que j’aime

Il ne restera plus qu’un triste souvenir ?

Qu’on cherche Antiochus, qu’on le fasse venir.

SCÈNE VI

Titus, Bérénice.

TITUS

Madame, il faut vous faire un aveu véritable.

Lorsque j’envisageai le moment redoutable

Où pressé par les lois d’un austère devoir

Il fallait pour jamais renoncer à vous voir ;

Quand de ce triste adieu je prévis les approches,

Mes craintes, mes combats, vos larmes, vos reproches,

Je préparai mon âme à toutes les douleurs

Que peut faire sentir le plus grand des malheurs.

Mais quoi que je craignisse, il faut que je le die,

Je n’en avais prévu que la moindre partie.

Je croyais ma vertu moins prête à succomber,

Et j’ai honte du trouble où je la vois tomber.

J’ai vu devant mes yeux Rome entière assemblée.

Le Sénat m’a parlé. Mais mon âme accablée

Écoutait sans entendre, et ne leur a laissé,

Pour prix de leurs transports, qu’un silence glacé.

Rome de votre sort est encore incertaine.

Moi-même à tous moments je me souviens à peine

Si je suis empereur, ou si je suis Romain.

Je suis venu vers vous sans savoir mon dessein.

Mon amour m’entraînait, et je venais peut-être

Pour me chercher moi-même, et pour me reconnaître.

Qu’ai-je trouvé ? Je vois la mort peinte en vos yeux.

Je vois pour la chercher que vous quittez ces lieux.

C’en est trop. Ma douleur à cette triste vue

À son dernier excès est enfin parvenue.

Je ressens tous les maux que je puis ressentir.

Mais je vois le chemin par où j’en puis sortir.

Ne vous attendez point, que las de tant d’alarmes,

Par un heureux hymen je tarisse vos larmes.

En quelque extrémité que vous m’ayez réduit,

Ma gloire inexorable à toute heure me suit.

Sans cesse elle présente à mon âme étonnée

L’empire incompatible avec votre hyménée ;

Me dit, qu’après l’éclat et les pas que j’ai faits,

Je dois vous épouser encor moins que jamais.

Oui, Madame. Et je dois moins encore vous dire

Que je suis prêt pour vous d’abandonner l’empire,

De vous suivre, et d’aller trop content de mes fers

Soupirer avec vous au bout de l’univers.

Vous-même rougiriez de ma lâche conduite.

Vous verriez à regret marcher à votre suite

Un indigne empereur sans empire, sans cour,

Vil spectacle aux humains des faiblesses d’amour.

Pour sortir des tourments, dont mon âme est la proie,

Il est, vous le savez, une plus noble voie ;

Je me suis vu, Madame, enseigner ce chemin

Et par plus d’un héros, et par plus d’un Romain :

Lorsque trop de malheurs ont lassé leur constance,

Ils ont tous expliqué cette persévérance

Dont le sort s’attachait à les persécuter,

Comme un ordre secret de n’y plus résister.

Si vos pleurs plus longtemps viennent frapper ma vue,

Si toujours à mourir je vous vois résolue,

S’il faut qu’à tous moments je tremble pour vos jours,

Si vous ne me jurez d’en respecter le cours ;

Madame, à d’autres pleurs vous devez vous attendre.

En l’état où je suis je puis tout entreprendre,

Et je ne réponds pas que ma main à vos yeux

N’ensanglante à la fin nos funestes adieux.

BÉRÉNICE

Hélas !

TITUS

Non, il n’est rien dont je ne sois capable.

Vous voilà de mes jours maintenant responsable.

Songez-y bien, Madame. Et si je vous suis cher…

SCÈNE DERNIÈRE

Titus, Bérénice, Antiochus.

TITUS

Venez, Prince, venez, je vous ai fait chercher.

Soyez ici témoin de toute ma faiblesse.

Voyez si c’est aimer avec peu de tendresse.

Jugez nous.

ANTIOCHUS

Je crois tout. Je vous connais tous deux.

Mais connaissez vous-même un prince malheureux.

Vous m’avez honoré, Seigneur, de votre estime,

Et moi, je puis ici vous le jurer sans crime,

À vos plus chers amis j’ai disputé ce rang.

Je l’ai disputé même aux dépens de mon sang.

Vous m’avez, malgré moi, confié l’un et l’autre,

La reine son amour, et vous, Seigneur, le vôtre.

La reine, qui m’entend, peut me désavouer,

Elle m’a vu toujours ardent à vous louer,

Répondre par mes soins à votre confidence.

Vous croyez m’en devoir quelque reconnaissance.

Mais le pourriez-vous croire en ce moment fatal,

Qu’un ami si fidèle était votre rival ?

TITUS

Mon rival !

ANTIOCHUS

Il est temps que je vous éclaircisse.

Oui, Seigneur, j’ai toujours adoré Bérénice.

Pour ne la plus aimer, j’ai cent fois combattu.

Je n’ai pu l’oublier, au moins je me suis tu.

De votre changement la flatteuse apparence

M’avait rendu tantôt quelque faible espérance.

Les larmes de la reine ont éteint cet espoir.

Ses yeux baignés de pleurs demandaient à vous voir.

Je suis venu, Seigneur, vous appeler moi-même.

Vous êtes revenu. Vous aimez, on vous aime ;

Vous vous êtes rendu, je n’en ai point douté.

Pour la dernière fois je me suis consulté.

J’ai fait de mon courage une épreuve dernière,

Je viens de rappeler ma raison toute entière.

Jamais je ne me suis senti plus amoureux.

Il faut d’autres efforts pour rompre tant de noeuds.

Ce n’est qu’en expirant que je puis le détruire.

J’y cours. Voilà de quoi j’ai voulu vous instruire.

Oui, Madame, vers vous j’ai rappelé ses pas.

Mes soins ont réussi, je ne m’en repens pas.

Puisse le ciel verser sur toutes vos années

Mille prospérités l’une à l’autre enchaînées.

Ou s’il vous garde encore un reste de courroux,

Je conjure les dieux d’épuiser tous les coups,

Qui pourraient menacer une si belle vie,

Sur ces jours malheureux que je vous sacrifie.

BÉRÉNICE, se levant.

Arrêtez. Arrêtez. Princes trop généreux,

En quelle extrémité me jetez-vous tous deux !

Soit que je vous regarde, ou que je l’envisage,

Partout du désespoir je rencontre l’image.

Je ne vois que des pleurs. Et je n’entends parler

Que de trouble, d’horreurs, de sang prêt à couler.

À Titus.

Mon coeur vous est connu, Seigneur, et je puis dire

Qu’on ne l’a jamais vu soupirer pour l’empire.

La grandeur des Romains, la pourpre des Césars

N’a point, vous le savez, attiré mes regards.

J’aimais, Seigneur, j’aimais, je voulais être aimée.

Ce jour, je l’avouerai, je me suis alarmée.

J’ai cru que votre amour allait finir son cours.

Je connais mon erreur, et vous m’aimez toujours.

Votre coeur s’est troublé, j’ai vu couler vos larmes.

Bérénice, Seigneur, ne vaut point tant d’alarmes,

Ni que par votre amour l’univers malheureux,

Dans le temps que Titus attire tous ses voeux,

Et que de vos vertus il goûte les prémices,

Se voie en un moment enlever ses délices.

Je crois depuis cinq ans jusqu’à ce dernier jour

Vous avoir assuré d’un véritable amour.

Ce n’est pas tout, je veux en ce moment funeste

Par un dernier effort couronner tout le reste.

Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus.

Adieu, Seigneur, régnez, je ne vous verrai plus.

À Antiochus.

Prince, après cet adieu, vous jugez bien vous-même

Que je ne consens pas de quitter ce que j’aime,

Pour aller loin de Rome écouter d’autres voeux.

Vivez, et faites-vous un effort généreux.

Sur Titus, et sur moi, réglez votre conduite.

Je l’aime, je le fuis. Titus m’aime, il me quitte.

Portez loin de mes yeux vos soupirs, et vos fers.

Adieu, servons tous trois d’exemple à l’univers

De l’amour la plus tendre, et la plus malheureuse,

Dont il puisse garder l’histoire douloureuse.

Tout est prêt. On m’attend. Ne suivez point mes pas.

À Titus.

Pour la dernière fois, adieu, Seigneur.

ANTIOCHUS

Hélas !

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