Avec Les Fâcheux en 1661, on a le grand tournant dans l’oeuvre de Molière. Non seulement on retrouve de développé le thème du portrait, mais on a cette fois bien plus : l’appui de Louis XIV, qui va donner une dimension historique à l’ensemble.
Comédie-ballet, Les Fâcheux décrit justement des personnes ennuyeuses, empêchant un homme d’aller voir la femme qu’il aime, parce qu’elles leur racontent une partie de cartes fameuse, ou bien parce qu’elles viennent chanter un air, etc.
On devine que ces fâcheux sont le genre d’importuns que connaît, en quelque sorte Louis XIV, qui va même, alors que l’oeuvre était encore à l’écriture mais que la liste était établie, en mentionner un qui manque : le fâcheux ne pensant qu’à la chasse à courre.
Molière s’empressera de l’ajouter, ce qui donnera :
« Dorante.
Ha ! Marquis, que l’on voit de fâcheux, tous les jours,
Venir de nos plaisirs interrompre le cours !
Tu me vois enragé d’une assez belle chasse,
Qu’un fat… C’est un récit qu’il faut que je te fasse.Éraste.
Je cherche ici quelqu’un, et ne puis m’arrêter.
Dorante, le retenant.
Parbleu, chemin faisant, je te le veux conter.
Nous étions une troupe assez bien assortie »
Et le Dorante de ne plus s’arrêter.
La comédie – qui a toute une partie musicale et dansée – est un immense succès, avec 106 représentations. Ce n’est pas tout : la première eut lieu au château de Vaux-le-Vicomte, lors d’une immense fête donnée par le surintendant Nicolas Fouquet, dont le faste choquera Louis XIV au point que Fouquet sera par la suite mis en prison pour avoir accumulé tant de richesses aux dépens du pays.
Cela signifie que, symboliquement, on a le choix de Molière, de la culture nationale, contre le parasitage par des esprits qui, aussi brillants qu’ils soient, ne servent pas la cause publique. On est là très précisément dans l’esprit de Richelieu, de l’affirmation nationale, de la monarchie absolue comme forme permettant au pays de dépasser la féodalité (et, également, la bureaucratie liée au développement de l’État).
On a ici un moment clef historiquement, expliquant l’apparition du classicisme. Alors que le baroque était la forme idéologique apparue en réaction à l’humanisme, l’existence de la monarchie absolue renverse la forme pour lui donner un contenu progressiste de dépassement de la féodalité.
Cela se voit dans Les Fâcheux, dont le prologue commence avec une naïade (une nymphe d’eau douce) sortant d’une grotte, avec des dryades (des nymphes), des faunes et des satyres sortant des forêts ou des statues qui se mettent à bouger, à l’appel suivant :
« Hôtesses de leurs troncs, moindres divinités,
C’est Louis qui le veut, sortez, Nymphes, sortez »
La forme baroque des grottes, des personnages liés à l’antiquité dans l’esprit de la Renaissance qui s’est intégré au baroque, tout cela est assimilé, intégré à l’affirmation de l’idéologie de la monarchie absolue qui, dans son besoin d’ordre et de régularité étatique, affirme le classicisme.
Voici comment cela est résumé par André Félibien, dans sa « Relation des magnificences faites par M. Fouquet à Vaux-le-Vicomte lorsque le roi y alla, le 17 août 1661, et de la somptuosité de ce lieu » :
« Le théâtre était dressé dans le bois de haute futaie, avec quantité de jets d’eau, plusieurs niches et autres enjolivements : et l’ouverture en fut faite par Molière, qui dit au roi qu’il ne pouvait divertir Sa Majesté, ses camarades étant malades, si quelque secours étranger ne lui arrivait.
A l’instant un rocher s’ouvrit et la Béjart en sortit en équipage de Déesse. Elle récita un prologue au roi sur toutes ses vérités, c’est-à-dire sur toutes les grandes choses qu’il a faites, et en son nom elle commanda aux termes de marcher et aux arbres de parler, et aussitôt Louis donna le mouvement aux termes et fit parler les arbres.
Il en sortit des divinités qui dansèrent la première entrée du ballet au son des violons et des hautbois qui s’unissaient avec tant de justesse qu’il n’y a rien de si doux ni de si agréable. »
Par la suite, la comédie-ballet se poursuivra avec une incroyable magnificence :
« De cet amphithéâtre sortit une quantité innombrable de fusées qu’on perdait de vue et qui semblaient vouloir porter le feu dans la voûte des cieux, dont quelques-unes retombant faisaient mille figures, formaient des fleurs de lys, marquaient des noms et représentaient des étoiles, pendant qu’une baleine s’avançait sur le canal du corps de laquelle on entendit sortir d’épouvantables coups de pétards, et d’où l’on vit s’élancer en l’air toutes sortes de figures, de sorte qu’on s’imaginait que le feu et l’eau s’étant unis n’étaient qu’une même chose : les cascades des deux côtés, le canal au milieu, le feu de l’amphithéâtre, celui de la baleine et des fusées serpentant sur l’eau, faisaient assurément un fort beau mélange.
Les fusées, après avoir serpenté longtemps sur l’eau, s’élançant d’elles-mêmes en produisaient d’autres qui faisaient le même effet des premières.
La prodigieuse quantité de boîtes, de pétards et de fusées rendaient l’air aussi clair que le jour, et le bruit des uns et des autres mêlé à celui des tambours et des trompettes représentait fort bien une grande et furieuse bataille : et je vous avoue que mon âme pacifique sentait enfler son courage et que je serais devenu guerrier, si l’occasion en eût été aussi véritable qu’elle était bien représentée. »