Alexandre d’Aphrodise est porté par l’effondrement du système romain ; il exprime la réaffirmation d’une lecture scientifique du monde. Comme il doit le faire contre d’autres courants (le platonisme, le scepticisme, l’épicurisme, le stoïcisme), il cherche un axe central. C’est « l’intellect agent » qui est alors érigé comme clef de voûte de l’aristotélisme.
Ce moment va être grandement salué par les philosophes de la civilisation islamique ; de fait, il portera toute leur approche. Toute la philosophie arabo-persane, tout en discutant des modalités de l’intellect agent, ne cessera de le placer au centre de sa propre activité et considérera toujours Alexandre d’Aphrodise comme un titan.
Le principe est simple : l’être humain ne pense pas. Lorsqu’on « pense », on s’appuie sur le réel et par conséquent on pense le réel, c’est-à-dire que le réel pense en nous. Le réel se reflète dans notre pensée, pour employer ce concept matérialiste dialectique.
Du point de vue d’Aristote et d’Alexandre d’Aphrodise, cela donne la chose dite de la manière suivante : chaque phénomène consiste en de la matière première et une « forme ». Par exemple une table a le bois comme matière mais une forme de table.
Le phénomène connaît un processus passant par la matière première, mais dont les modalités passent par la forme. C’est pourquoi la table est employée comme table, même si elle était par ailleurs dans une autre matière première.
Quand on pense, on ne fait que refléter des concepts de forme existant. On ne pense pas le concept de table, on retrouve un concept de table préexistant. Ce concept n’existe pas tout seul, dans un « monde des idées » comme le croit Platon. S’il est immatériel, il n’existe dans la réalité que comme abstraction de choses concrètes. Le concept de table est immatériel, mais est l’abstraction des tables qui existent réellement.
Voici comment Alexandre d’Aphrodise présente la chose dans ses remarques sur le traité de l’âme d’Aristote :
« Mais si, d’autre part, il y a des formes, telles celles par soi, séparées de la matière et de tout sujet, alors celles-là sont intelligibles au plus haut point, puisqu’elles ont dans leur nature propre le fait d’être telles et non pas en recevant le secours de ce qui les pense.
Et les intelligibles qui sont intelligibles par leur nature propre le sont en acte, car ceux donnés dans une matière sont intelligibles en puissance. Or l’intelligible en acte est identique à l’intellect en acte, s’il est vrai que ce qui est pensé est identique à ce qui pense. Par conséquent, la forme immatérielle est souverainement intellect en acte (…).
Ces formes adviennent, dans celui qui les pense, telles qu’elles sont par leur propre nature, c’est-à-dire indépendamment du fait d’être pensées. »
On a ainsi un concept abstrait, qui généralise quelque chose, qui est donc immatériel, mais qui n’existe que parce que ce quelque chose existe. On ne peut pas « inventer », « imaginer » des concepts ne reflétant pas le réel. On ne peut pas « créer » un concept. Dans la démarche d’Aristote, la pensée est reflet et imaginer par exemple une voiture avec des ailes et une queue de dragon, c’est simplement mélanger les concepts de voiture, d’oiseau et de dragon.
Une fois qu’on est lancé dans sa pensée (comme reflet), on acquière d’autant plus de concepts. Bien penser, c’est alors retrouver par la pensée l’ordre du monde. On a un monde conceptualisé qui se reflète dans notre pensée consistant en une accumulation de concepts.
Cependant, nous mourrons et notre esprit meurt donc aussi. Aristote est matérialiste : il n’y a pas de vie après la mort, d’âme éternelle, etc. Faut-il alors considérer que les concepts pensés, reflétés, disparaissent avec notre mort ?
C’est là qu’intervient le concept d’intellect agent. L’intellect agent est comme un gigantesque pack de tous les concepts de la réalité et ce pack flotte dans le monde, comme un stock attendant d’être re-pensé.
C’est bien entendu ici un contournement du principe de reflet, qu’Aristote ne connaissait pas, même s’il se fondait sur les sens, qu’il était matérialiste. Il ne pouvait pas atteindre ce concept, car il vivait dans une société esclavagiste, avec des décideurs et des décidés.
Au-delà de l’impact des sens, il avait besoin d’une mise en action de la « pensée » humaine. Alexandre d’Aphrodise va ici éclaircir davantage le concept d’intellect agent.
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