Aristote et la conceptualisation comme qualité de la quantité

Il est une question de traduction tout à fait pertinente, indiquant un problème de fond pour saisir la démarche d’Aristote. Le problème est le suivant. Aristote dit : l’être humain ne pense pas, il raisonne. Quand il raisonne, il profite des sens et il conceptualise. Mais en fait les concepts existent déjà, car la réalité les porte.

Par conséquent, quand on pense, notre esprit passif (dit intellect pathétique) ne fait que retrouver les concepts par la pensée universelle les portant par définition comme reflet du réel (c’est l’intellect agent).

On a ainsi les sens (Aristote disant qu’il y en a cinq), l’imagination qui évolue plus ou moins correctement les informations (correctes quant à elles) fournies par les sens et qui aboutit à ce qu’on appelle l’opinion, et l’intellect.

Or, Aristote pose que dans le syllogisme, on s’appuie sur des vérités premières, non démontrables, car étant des vérités les plus directes. Seulement voilà, on retombe alors sur la même opposition entre une démonstration liée au réel et façonnant un esprit passif (l’intellect pathétique) et des vérités premières, non démontrables, liés à l’intellect agent.

Comprenons le problème avec un passage précis. Dans une traduction, on lit la chose suivante :

« Une science est plus exacte et antérieure, quand elle connaît à la fois le fait et le pourquoi, et non le fait lui-même séparé du pourquoi.

— De plus, la science qui ne s’occupe pas du substrat est plus exacte que celle qui s’occupe du substrat : par exemple, l’Arithmétique est plus exacte que l’Harmonique.

De même, une science qui est constituée à partir de principes moins nombreux est plus exacte que celle qui repose sur des principes résultant de l’addition : c’est le cas de l’Arithmétique, qui est plus exacte que la Géométrie. »

Il est ici indiqué qu’une science non tournée vers le substrat est supérieur. C’est toutefois incohérent, car Aristote a une démarche matérialiste empiriste. Il faudrait, d’un coup, valoriser ce qui serait au-delà du substrat ?

Quittons cette traduction des seconds analytiques effectuée en 1939 par Jules Tricot, pour regarder celle de Jules Barthélemy-SaintHilaire, datant la seconde partie du XIXe siècle (c’est alors la première traduction en français. On y lit :

« Une science est plus exacte et plus élevée qu’une autre science, quand elle sait à la fois et l’existence de la chose et la cause de la chose, c’est-à-dire, quand la science qui démontre que la chose est, n’est pas séparée de celle qui connaît pourquoi elle est.

De plus, la science qui n’a pas de sujet sensible est au-dessus de celle qui en a un, comme par exemple l’arithmétique, qui est au-dessus de la musique.

La science qui vient d’un moindre nombre d’éléments est supérieure à celle qui a besoin d’adjonctions, et c’est ainsi que l’arithmétique vaut mieux que la géométrie. »

Comparons les deux traductions :

La science qui ne s’occupe pas du substrat est plus exacte que celle qui s’occupe du substrat

La science qui n’a pas de sujet sensible est au-dessus de celle qui en a un

On a d’un côté le substrat, de l’autre le sujet sensible. Le souci est que le substrat est le fondement du sujet sensible, pas simplement le sujet sensible. C’est là différent.

Mais il y a pire : Jules Barthélemy-Saint-Hilaire nous indique en note la chose suivante :

« De sujet sensible, j’ai ajouté sensible afin d’être clair : le texte dit seulement de sujet. »

Cela est bien entendu une définition tout à fait différente. Avoir un sujet ou un sujet sensible n’est pas la même chose. D’un côté on a le sujet qui est en pratique conceptualisé, de l’autre il est directement matériel.

Regardons maintenant une version anglaise, de 1863, traduite par Octavius Freire Owen. On y trouve grosso modo la même traduction que Jules Barthélemy-Saint-Hilaire, mais sans le terme « sensible ». Une note est toutefois ajoutée ; elle dit :

« Non pas conversant avec un sujet matériel, comme l’arithmétique, qui est [quant à elle] conversant avec le nombre. »

Or, cela n’a strictement aucun sens, puisque justement Aristote réfute la démarche de Pythagore et de Platon d’avoir une conception du monde de type mathématique-numérique !

De plus, si on prend le passage entier, ici dans la traduction de 1939 par Jules Tricot, on voit qu’Aristote donne un exemple, avec l’unité et le point.

« Une science est plus exacte et antérieure, quand elle connaît à la fois le fait et le pourquoi, et non le fait lui-même séparé du pourquoi.

— De plus, la science qui ne s’occupe pas du substrat est plus exacte que celle qui s’occupe du substrat : par exemple, l’Arithmétique est plus exacte que l’Harmonique.

De même, une science qui est constituée à partir de principes moins nombreux est plus exacte que celle qui repose sur des principes résultant de l’addition : c’est le cas de l’Arithmétique, qui est plus exacte que la Géométrie.

Par résultat de l’addition, je veux dire que, par exemple, l’unité est une substance sans position, tandis que le point est une substance ayant position : cette dernière, je l’appelle un résultat de l’addition. »

Au-delà des ambiguïtés de traduction, il faut comprendre qu’Aristote dit que la connaissance de l’objet conceptualisé est plus développée que celle de l’objet concret, non pas car elle serait sur un autre plan, mais parce qu’elle en dit moins. On peut résumer cela par la formule :

connaissance de l’objet concret
=
connaissance de l’objet conceptualisé + position dans l’espace-temps

Aristote pose en fait la différence entre quantité et qualité et la transformation de la quantité en qualité. Les informations accumulées permettent d’établir une règle, cette règle (qui est induite et non pas déduite d’un raisonnement construit au préalable) s’arrache à la quantité, en se posant elle est qualité.

Aristote nous dit :

« Il n’est pas possible non plus d’acquérir par la sensation une connaissance scientifique. En effet, même si la sensation a pour objet une chose de telle qualité, et non seulement une chose individuelle, on doit du moins nécessairement percevoir telle chose déterminée dans un lieu et à un moment déterminés.

Mais l’universel, ce qui s’applique à tous les cas, est impossible à percevoir, car ce n’est ni une chose déterminée, ni un moment déterminé, sinon ce ne serait pas un universel, puisque nous appelons universel ce qui est toujours et partout (…).

Si nous étions sur la Lune, et que nous voyions la Terre s’interposer sur le trajet de la lumière solaire, nous ne saurions pas la cause de l’éclipse : nous percevrions qu’en ce moment il y a éclipse, mais nullement le pourquoi, puisque la sensation, avons-nous dit, ne porte pas sur l’universel.

Ce qui ne veut pas dire que par l’observation répétée de cet événement, nous ne puissions, en poursuivant l’universel, arriver à une démonstration, car c’est d’une pluralité de cas particuliers que se dégage l’universel.

Mais le grand mérite de l’universel, c’est qu’il fait connaître la cause ; de sorte que, pour ces faits qui ont une cause autre qu’eux-mêmes, la connaissance universelle est fort au-dessus des sensations et de l’intuition (en ce qui concerne les principes premiers, la raison est toute différente). »

Il ne faut donc pas considérer qu’Aristote dise qu’il y aurait une science au-delà de la réalité ; les vérités premières sont établies à partir de la réalité elle-même, comme qualité issue de la quantité. Aristote est un titan du matérialisme.

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